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En marge des lettres françaises : les formes du savoir et la parole de Dieu






Décrire l'apparition des premiers textes littéraires en langue romane, puis le développement de la littérature française dont ils sont le prélude. Montrer que ces premiers textes doivent presque tout aux modèles latins et cléricaux, puis que la littérature française prend son véritable essor en s'affranchissant dans une large mesure de ces modèles. Cet ordre d'exposition s'impose, et en même temps il risque de donner, en la simplifiant, une fausse image de la réalité.



Il pourrait en effet laisser croire que la littérature française va supplanter les lettres latines, alors qu'il n'en est rien, que la masse des écrits et le nombre des manuscrits latins l'emportent de beaucoup jusqu'à la fin du Moyen Age sur ceux en langue vulgaire, que le latin reste, et bien au-delà du Moyen Age, la langue de l'enseignement, des échanges intellectuels, de la pensée spéculative, de la science. Il pourrait laisser croire aussi à une sorte de laïcisation progressive de la littérature française, alors qu'elle est habitée presque tout entière par les préoccupations religieuses et par le sentiment du sacré, et que ses parties purement profanes, si elles sont à bien des égards les plus dignes d'attention et les plus séduisantes, paraissent parfois presque minces face à une énorme production morale et religieuse qui, sous des formes variées, cherche avant toute chose à édifier et à instruire.





Le présent chapitre entend corriger par avance cette erreur de perspective en attirant l'attention sur ces deux facteurs. Restant d'une certaine façon constants à travers les époques successives du Moyen Age, ils peuvent être présentés de manière synthétique et préliminaire avant que tel ou tel de leurs aspects ne surgissent à nouveau au détour de l'exposé chronologique. On trouvera donc d'abord ici une évocation très rapide de la vie littéraire et intellectuelle dans le domaine latin. Ce ne sera pas même un tableau sommaire, à peine une esquisse, d'un domaine à bien des égards beaucoup plus vaste que celui des lettres françaises, qui est l'objet de ce livre. On y trouvera ensuite une présentation, également schématique, des formes littéraires vernaculaires qui, alors même que la littérature française a conquis son autonomie, reflètent le plus directement les préoccupations religieuses, morales ou spéculatives, qui trouvent habituellement leur expression en latin.



La place de la latinité dans la vie intellectuelle et littéraire



Ni les invasions germaniques, ni la chute de l'Empire romain, ni la réserve de l'Eglise à l'égard des belles-lettres, ni la régression du savoir au VIe et au VIIe siècle : rien de tout cela, on l'a vu dans le premier chapitre, n'a pu couper le Moyen Age de ses racines antiques. Les poètes latins, Virgile, Horace, Ovide, Stace, Haute, Martial, n'ont jamais cessé d'être lus, copiés, admirés, imités, avec, bien entendu, pour chacun des variations selon les périodes. Sans le Moyen Age ils ne seraient pas parvenus jusqu'à nous, puisque, à de rares exceptions près, les manuscrits qui nous ont conservé leurs ouvres datent de cette époque. A travers des citations ou des réminiscences ils sont présents chez tous les auteurs, religieux et profanes. Ni leur influence ni la production poétique latine qu'ils inspirent ne sont affectées par le développement d'une littérature vernaculaire.



Bien plus, ce développement va de pair avec un nouvel essor de la latinité. De même qu'il y a eu une « renaissance carolingienne », il y a eu une « renaissance du Xir siècle », qui, à la différence de la première, a moins pris la forme d'une restauration que celle d'un nouvel élan de la vie de l'esprit et des lettres. Cet élan coïncide avec le grand épanouissement de la littérature française et occitane auquel sera consacrée notre seconde partie. Mais il marque tout autant la littérature latine sous toutes ses formes, la philosophie, la théologie. Dans ces domaines, il a pour cadre privilégié le monde des écoles, puis des universités, dont on parlera plus loin. Mais il n'est nullement étranger aux milieux qui favorisent les formes nouvelles de la littérature française.



L'exemple d'un milieu littéraire: les lettres latines à la cour des Plantagenêts



Un exemple illustre en est fourni par la cour anglo-normande des rois d'Angleterre Henri I", Etienne et surtout Henri II Plan-tagenêt (1133-1189), lieu capital de l'épanouissement des lettres romanes qui voit naître les premiers romans français et où la reine Aliénor d'Aquitaine et ses fils sont si accueillants à la poésie des troubadours. Cette cour est aussi - est plus encore, peut-être - un centre brillant de la latinité, autour duquel évoluent un grand nombre d'écrivains latins, poètes, historiens, moralistes et conteurs.



Parmi les historiens, l'évêquc gallois Geoffroy de Monmouth (ca 1100-ca 1155), l'auteur de l'Historia regum Britanniae (Histoire des rois de BretagnE) et de la Vita Merlini (Vie de MerliN) en vers, retiendra particulièrement notre attention parce qu'il est à l'origine du succès de la légende arthurienne. Mais il n'est qu'un nom parmi beaucoup d'autres, comme Guillaume de Malmes-bury, Guillaume de Newburgh, Aclrcd de Rievaux, également théologien et moraliste, ou, à la génération précédente, le grand Orderic Vital (1075-ca 1142). Giraud de Barri (1147-après 1220), qui revendique ses origines galloises en se nommant lui-même Giraud le Cambrien (Giraldus CambrensiS), est un polygraphe à l'instinct d'ethnologue. A côté d'une autobiographie et de traités visant à la réforme du clergé gallois, il a consacré d'intéressants ouvrages à l'Irlande (Topographia Hibemica, Expugnatio HibernicA) et au pays de Galles (Itinerarium Cambriae, Descriptio CambriaE). Mais historiens et « géographes » ne sont pas seuls. Jean de Salisbury (ca 1120-1180), formé dans les écoles de Chartres, dont il sera évêque, décrit les vanités de la cour dans le Polkraticus et trace un tableau de la vie intellectuelle de son temps dans le Metalogicon, en même temps qu'il joue un rôle politique important comme conseiller du pape Adrien IV et secrétaire de deux archevêques de Canterbury, dont le second est Thomas Becket. Son ami, le grand poète Gautier de Châtillon, consacre entre 1178 et 1182 une épopée à Alexandre le Grand, YAkxandreis : on verra que le premier roman français, bientôt remanié dans les mêmes milieux et vers la même époque, est un Roman d'Alexandre. De même, et bien que son poème ne puisse se comparer à celui de Gautier, Joseph d'Exetcr compose vers 1191, quelques vingt ans après le Roman de Troie français, un De bello Trojano. Le conteur Gautier Map, né vers 1135, reflète dans son De nugis curialium (Contes de courtisanS) la vie et les curiosités de cette cour.



La cour des Plantagcncts n'est certes pas le seul heu où fleurissent au XIIe siècle les lettres latines. Mais cet exemple fameux nous rapproche de notre sujet, puiqu'il montre la rencontre des littératures latine et française. Encore une fois, il ne peut être question de donner ici une idée, même sommaire, de la production latine médiévale. A elle seule la littérature liistorique et hagiographique est un monde. Et même un milieu aussi rebelle aux belles-lettres que la cour capétienne pouvait voir naître une épopée en hexamètres, comme la Philippide de Guillaume le Breton écrite à la gloire de Philippe-Auguste. Nous aurons au moins l'occasion, à propos de chacun des genres littéraires français, d'eflleurer souvent le domaine latin en nous interrogeant sur les modèles, les sources et les correspondances.

Il est toutefois nécessaire d'évoquer ici dans ses grandes lignes un autre type de milieu intellectuel, parce qu'il est le lieu même où vit la latinité, le Heu où ont été formes et que fréquentent les clercs de cour même dont on vient de parler : celui des écoles et plus tard des universités.



Ecoles monastiques, écoles urbaines. La redécouverte de la philosophie et la réaction cistercienne



Un clerc, on l'a vu dans notre premier chapitre, est à la fois un homme d'Eglise et un homme de savoir. Le savoir lui est donc inculqué par l'Eglise. Les écoles, dont l'époque carolingienne a vu le renouveau, sont des écoles monastiques ou des écoles cathédrales. Des écoles monastiques, car l'usage de l'époque est de faire entrer les enfants tout jeunes dans le monastère où ils sont destinés à être moines ; lorsque, au début du XIIIe siècle, les nouveaux ordres mendiants recruteront des adultes, l'innovation paraîtra dangereuse et l'on se demandera si de jeunes hommes qui ont eu l'expérience du monde peuvent changer aussi radicalement de vie. Ces petits enfants, futurs et jeunes moines, il faut bien faire leur éducation. Des écoles cathédrales, d'autre part, car il est de la responsabilité de l'évêque de former le clergé séculier de son diocèse.



Comme exemple d'école monastique, on peut citer celle de l'abbaye du Bec, en Normandie, illustrée au XIe siècle par l'enseignement du théologien Lanfranc, et plus encore par celui de son élève saint Anselme, plus tard archevêque de Canterbury (1033-1109), l'inventeur de l'argument ontologique destiné à prouver l'existence de Dieu qui devait être repris par Descartes. Les écoles cathédrales, quant à elles, prennent un peu plus tard leur véritable essor. Ce sont par définition des écoles urbaines. Elles bénéficient de l'essor et de l'enrichissement des villes à la faveur de la paix relative et du développement du commerce à partir de la seconde moitié du XIe siècle. Dans les dernières années de ce siècle et au début du suivant, on voit briller, par exemple, l'école de Laon où enseigne un autre Anselme, dont de futurs maîtres chartrains, comme Gilbert de la Porrée, et parisiens comme Guillaume de Champeaux et Abélard, qui ne l'appréciait guère, ont suivi l'enseignement.



Ces écoles renouent avec la philosophie, oubliée du haut Moyen Age à cause de l'ignorance de plus en plus généralisée du grec. Seul grand philosophe de l'époque carolingienne, Jean Scot Erigène est aussi le seul bon, ou assez bon, helléniste de son temps, le seul à avoir de Platon une connaissance réelle, mais son influence ne s'exercera que deux siècles plus tard. A son époque, les compilations philologico-scicntifiqucs, qui avaient atteint leur sommet avec l'ouvre d'Isidore de Séville, semblent encore le nec plus ultra de la spéculation intellectuelle. longtemps on ne lira de Platon que la traduction latine du Timée due à Chalcidius. Mais au XII siècle, les auteurs grecs, en particulier Aristote, sont réintroduits en Occident grâce aux rapports plus étroits qu'entretient avec celui-ci le monde islamique qui les avait connus par l'intermédiaire des communautés chrétiennes orientales et qui n'avait cessé de les étudier. Traduits en latin à partir du grec ou à partir de leurs traductions arabes, ils donnent une impulsion nouvelle à la philosophie - par exemple à la fameuse querelle des universaux, qui portait sur la réalité des idées - et, à travers la philosophie, à la théologie.

Les écoles urbaines susciteront bientôt la méfiance, voire l'hostilité des milieux monastiques, en particulier cisterciens. Pour les moines dont l'idéal est de vivre en Dieu dans la solitude, la ville est le lieu du péché et Paris la nouvelle Babylonc. A une pensée fondée sur la méditation de l'Ecriture sainte, l'examen critique auquel invite la philosophie, l'application de l'appareil logique et dialectique à la connaissance de Dieu paraissent vite dangereux. Saint Bernard de Clairvaux (1090-1153), la plus grande autorité morale de son temps, et son disciple Guillaume de Saint-Thierry jugent excessif l'intérêt que les auteurs chartrains portent à la connaissance du monde - à ce que nous appelons les sciences -et craignent qu'une pensée trop centrée sur l'homme éloigne de Dieu. Ils s'acharnent contre Abélard qui, dans le Sic et Non (Oui et NoN), montrait que les divergences d'opinion entre les Pères de l'Eglise rendent insuffisant l'argument d'autorité et imposent d'appliquer les lois de la raison à l'exégèse scripturaire.

Or la personnalité de saint Bernard, la vigueur de sa foi, l'élévation de sa mystique, ses remarquables qualités d'écrivain à l'éloquence brillante et aux effusions touchantes, la puissance de l'ordre cistercien, son influence sur la dévotion des laïcs : tout cela a pour conséquence que, jusqu'à la seconde moitié du Xlir siècle, l'influence de saint Bernard et de ses fils sera beaucoup plus profonde sur la littérature en langue vulgaire que celle du monde des écoles. Beaucoup d'ouvrages de saint Bernard - sermons ou traités - seront très vite traduits en français et la marque de la spiritualité cistercienne se fera sentir, on le verra, jusque dans les romans arthuriens.



L'école chartraine



Mais revenons aux écoles. Le XIIe siècle voit le rayonnement de celles de Chartres et de celles de Paris. L'école chartraine est marquée par un esprit que l'on a pu qualifier d'humaniste.

Humaniste, parce qu'il fait confiance à la raison pour interpréter le monde et les ouvres de Dieu. Humaniste, parce qu'il place l'homme au centre du monde et suppose un réseau de correspondances rigoureuses entre le macrocosme (l'univerS) et le microcosme (l'hommE). Humaniste, enfin, dans les principes et les convictions qui l'animent : sentiment de la continuité de la pensée, voire d'une sorte de progrès de l'esprit humain, depuis l'Antiquité païenne jusqu'à l'époque moderne ; respect et admiration pour les auteurs antiques ; attention à la correction et à l'élégance de la langue ; coloration néo-platonicienne de la pensée ; intérêt porté à tous les ordres du savoir humain. Ce souci de la synthèse intellectuelle, mais aussi morale et spirituelle, correspond à la conception que l'on a à l'époque de la philosophie, terme sous lequel on regroupe précisément l'exploitation de la philosophie antique, le savoir sur le monde - ce que nous appelons le savoir scientifique -, la morale, la connaissance de Dieu et de la vie en Dieu.

L'union des différentes formes de la pensée et du savoir est rendue possible par le recours aux notions de correspondances, d'analogies, de sens second ou caché derrière le voile - integu-mentum, involucrum - des apparences sensibles ou du sens littéral : correspondances entre le macrocosme et le microcosme ; vérité cachée sous les fictions et les fables de la littérature antique. On verra plus loin l'influence considérable de cette forme de pensée sur la littérature française.



A l'origine de l'école chartraine semble se trouver Bernard de Chartres, mort vers 1130, professeur au rayonnement considérable, mais dont peu d'écrits nous sont conservés, à moins que le grand commentaire sur l'Enéide traditionnellement attribué à Bernard Silvestrc soit en réalité de lui, comme certains tendent à le penser aujourd'hui. Ses élèves et ses successeurs sont Jean de Salisbury, qui lui voue une immense admiration et que nous avons rencontré à la cour de Henri II Plantagenêt, Gilbert de la Porrée, qui a aussi étudié à Laon, Guillaume de Couches, qui commente le Tïmée de Platon, Boèce, Macrobe, et s'intéresse à la médecine, Bernard Silvestre. Ce dernier célèbre dans un vaste prosimètre (ouvrage en prose et en vers alternéS), le De mundi uni-versitate ou Cosmograpkia, l'harmonie du macrocosme et du microcosme et évoque, en s'inspirant de la cosmogonie du Tïmée, la création du monde et celle de l'homme par des entités allégoriques dont les principales sont Noys (la pensée divinE) et Natura. C'est lui qui proclame la dette de ses contemporains à l'égard des Anciens en une formule fameuse : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage et plus loin qu'eux, non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu'ils nous portent en l'air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque. »

Nous retrouverons plus loin dans ce livre un disciple de Bernard Silvestre et de Gilbert de la Porrée, marqué par le platonisme chartrain, Alain de Lille, à travers l'influence qu'il exercera sur la poésie allégorique française, et surtout sur le Roman de la Rose de Jean de Meun. Alain enseigne à Paris dans les années 1180 avant d'être envoyé dans le Midi pour prêcher contre les cathares. Il se retire à Cîteaux où il meurt en 1203. Il a laissé une ouvre théologique et oratoire importante, mais il nous intéresse surtout ici comme auteur de deux prosimètres, le De planctu Naturae (Lamentation de NaturE), où Nature se plaint que l'homme se révolte contre ses lois dans le domaine de l'amour, et YAntwlaudianus (ca 1180), récit de la création de l'homme idéal en réponse au portrait de l'homme diabolique brossé jadis par Clau-dien, où reparaissent, parmi d'autres, les personnages allégoriques du De mundi universitate.



Les écoles parisiennes



D'abord installées dans l'île de la Cité, sous le regard et l'autorité de l'évéque et du chapitre de Notre-Dame qui leur fournit beaucoup de leurs maîtres, les écoles parisiennes essaiment au début du XIIe siècle sur la rive gauche. Elles escaladent la Montagne Sainte-Geneviève à l'est de laquelle le célèbre théologien Guillaume de Champeaux (ca 1070- ca 1121) fonde en 1108 la prestigieuse abbaye de Saint-Victor. C'est parmi ses membres, qui ne sont pas des moines, mais des chanoines réguliers soumis à la règle de saint Augustin, que se recrutent pendant tout le Xir siècle une grande partie des maîtres parisiens. On peut citer parmi eux le grand exégète André de Saint-Victor ; Hugues de Saint-Victor, dont le nombre même des ouvres qui lui sont attribuées à tort montre le renom et qui propose dans le Didascalicon une méthode du savoir et une classification des sciences ; le prédicateur Achard de Saint-Victor ; Richard de Saint-Victor, dont le Liber exceptionum est une sorte de polycopié {les manuscrits en sont très nombreuX) à partir de notes prises à son cours, un commentaire de la Bible qui en expliquait, selon la méthode traditionnelle, d'abord le sens littéral, puis le sens allégorique, enfin le sens moral. Théologien profond, Guillaume de Champeaux lui-même ne méritait pas les sarcasmes dont Abélard, son élève rebelle, l'a accablé après avoir triomphé de lui dans le domaine de la logique.



D'autres maîtres sont des clercs séculiers : certes, ils appartiennent à l'Eglise, mais ils n'ont reçu le plus souvent que les ordres mineurs et sont très rarement prêtres. Ceux-là font réellement de l'enseignement leur seul métier. C'est le cas d'Abélard, qui put librement épouser son élève Héloïse, mais tint son mariage secret par respect humain, trouvant cet état ridicule pour l'illustre professeur qu'il était, et s'attira ainsi de la part du chanoine Fulbert, l'oncle d'Héloïse, les terribles représailles que l'on sait.



Pierre Abélard est sans doute l'esprit le plus original et le plus controversé de cette première moitié du XIIe siècle. Né en 1079 près de-Nantes, de famille noble, élève de Roscelin, de Thierry de Chartres, dont l'enseignement scientifique lui reste hermétique, et, on l'a dit. de Guillaume de Champeaux, il enseigne avec un succès considérable à Melun et à Corbeil, puis à Paris sur la Montagne Sainte-Geneviève. Après sa castration, il est moine à Saint-Denis, où il est en butte à l'hostilité des autres religieux, fondateur de l'oratoire du Paraclet, qu'il laissera à Héloïse, devenue après leur séparation nonne à Argenteuil, abbé du monastère de Saint-Gildas-de-Rhuys, près de Vannes, dont les moines tentent de l'empoisonner. Il reprend périodiquement son enseignement, toujours avec le même succès. En 1121, son traité sur la Trinité a été condamné au concile de Soissons ; en 1140, à l'instigation de saint Bernard, son Introduction à la Théologie l'est à son tour au concile de Sens. Malade et isolé, il trouve à Cluny l'hospitalité de l'abbé Pierre le Vénérable et meurt dans un prieuré clunisien près de Chalon-sur-Saône en 1142.



Esprit vigoureux et volontiers arrogant, Abélard est à la fois un logicien, un dialecticien et un théologien. Il propose des solutions originales à plusieurs des grands problèmes de son temps : celui des universaux, celui de l'appréhension de la Trinité. Il Abélard a également écrit une autobiographie, l'Historia cala-mitatum (Histoire de mes malheurS), suivie d'une correspondance avec Héloïse dont l'authenticité a été discutée. Cet ensemble sera traduit en français par Jean de Meun à la fin du XIIIe siècle. Si les chansons d'amour qu'il a composées pour Héloïse et que l'on entendait chanter, dit-il, à tous les carrefours, sont perdues, on a conservé en revanche un long poème moral adressé à son fils Astralabe et plusieurs pièces religieuses.



Naissance des universités



La seconde moitié du XIIe siècle voit s'apaiser le bouillonnement intellectuel du début du siècle, dont Abélard est le représentant le plus flamboyant. Mais cette période voit les écoles se doter d'une organisation qui annonce la naissance prochaine de l'université. Elles sont placées sous l'autorité d'un chancelier. Les maîtres ont obtenu la licentia docendi (licence d'enseignemenT). Les titulaires de la licence es arts enseignent les arts du trivium (grammaire, rhétorique, dialectiquE) et du quadrivium (géométrie, arithmétique, musique, astronomiE), autrement dit les sept arts libéraux tels qu'ils apparaissent au V siècle dans l'ouvre de Martianus Capella. S'ils poursuivent leurs études, ils pourront un jour enseigner le droit, la médecine, la théologie, après avoir obtenu la licence correspondante ; le droit et la médecine s'enseignent peu à Paris, qui est surtout célèbre pour la théologie. Venus de l'Europe entière, les étudiants sont logés par « nations » dans des collèges. A leur usage, on rédige les manuels qui seront à la base de l'enseignement des universités : le Livre des sentences de Pierre Lombard, l'Historia scolastica de Pierre le Mangeur. Quant à l'enseignement élémentaire de la grammaire, il se fonde toujours sur le vieux traité de Donat.



Dès les premières années du XIIIe siècle, les écoles parisiennes se réunissent pour former la première université. Leur exemple est bientôt suivi par celles de Bologne, de Montpellier, d'Oxford, destinée aux étudiants anglais empêchés par la guerre franco-anglaise d'aller étudier à Paris. D'autres universités se créent presque de toutes pièces, filles des troubles des temps, comme à Orléans, dans les circonstances évoquées plus bas, et à Toulouse, où le traité de Paris de 1229, épilogue politique de la croisade albigeoise, décide de sa fondation en même temps qu'il prévoit le rattachement du comté au domaine royal. Chaque université, sous l'autorité du chancelier, regroupe les quatre Facultés, celle des Arts, où les étudiants débutants suivent le cursus déjà classique du trivium et du quadrivium, et celles de Droit, de Médecine et de Théologie. Particulièrement réputée, la Faculté de Théologie de l'université de Paris recevra bientôt le nom de Sorbonne, après qu'un de ses maîtres, Robert de Sorbon, chapelain de saint Louis, aura fondé un collège pour les étudiants pauvres de cette discipline.

Très vite, ces jeunes universités, et plus que toutes les autres celle de Paris, sont secouées par les heurts de passions et d'intérêts divers. Elles ne constituent pas seulement en effet une puissance intellectuelle et spirituelle, mais aussi une puissance économique, grâce aux maîtres et aux étudiants qu'elles attirent dans les villes qui les accueillent, et tout à la fois une puissance et un enjeu politiques. L'université est forte des privilèges et des libertés que lui accorde un pouvoir civil qui voit en elle une source de prestige et de richesse. Institution ecclésiastique, dont les membres jouissent tous du statut clérical, elle n'en échappe pas moins largement à l'autorité de l'évêque. Elle a les moyens d'influer sur l'opinion : à Paris, les maîtres en théologie ont le privilège de pouvoir prêcher quand ils le veulent dans toutes les paroisses de la ville.



Au début du XIII siècle, cette autonomie et cette prospérité sont, aux yeux des maîtres séculiers, menacées par le succès dans les milieux universitaires des jeunes ordres mendiants, particulièrement des prêcheurs, et par la création de chaires de théologie à eux réservées. Dominicains et franciscains sont en effet étroitement liés à la fois au pouvoir pontifical et au pouvoir royal qui, dans la France de saint Louis, leur est très favorable. Les séculiers considèrent donc que la présence de maîtres appartenant à ces ordres compromet l'indépendance de l'université, et peut-être aussi leurs propres finances : l'entretien des maîtres mendiants est assuré par leur ordre, qui vit lui-même d'aumônes. Les séculiers voient là une sorte de concurrence déloyale. Pendant près de trente ans l'université de Paris est déchirée par cette querelle, depuis son prologue à l'occasion de la longue grève de 1229-1230 et du départ momentané de la Faculté des arts pour Orléans, où une université sera créée à cette occasion, jusqu'à la défaite des clercs séculiers et l'exil en 1257 de leur chef de file, Guillaume de Saint-Amour, qui ne met d'ailleurs pas immédiatement un terme aux hostilités.

Cette agitation ne nuit nullement à l'activité intellectuelle, et ce sont précisément les ordres mendiants qui donnent à cette époque à l'université de Paris ses professeurs les plus prestigieux, saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin pour les dominicains, saint Bonaventurc pour les franciscains, qui y enseignent successivement ou simultanément de 1245 à 1272. Le succès prodigieux, un moment combattu, mais en vain, par les autorités ecclésiastiques, de la pensée d'Aristote, dont l'ouvre, d'abord connue à travers Avcrroès, commence, on l'a dit, à être traduite en latin, le triomphe de la philosophie dans tous les domaines de l'activité intellectuelle cette philosophie des écoles, dite pour cela scolastique -, la substitution de la dialectique à la logique grammaticale comme fondement de la pensée spéculative, le goût de la synthèse et des « sommes » caractérisent cette période et trouvent, bien entendu, leur expression la plus remarquable dans la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin (1274). Hors du domaine de la spéculation théologique, d'autres sommes prennent la forme de compilations encyclopédiques, comme le triple Miroir (naturel, doctrinal et historiquE) du dominicain Vincent de Beauvais.

A la différence de celle du siècle précédent, la littérature française du XIIIe siècle, comme il apparaîtra plus loin, se fait largement l'écho, avec Rutebcuf ou Jean de Meun, de la double activité polémique et spéculative qui enfièvre l'université.



La poésie



Abélard, on l'a vu, n'est pas seulement un philosophe et un théologien, un universitaire avant la lettre, mais aussi un poète. Son cas est loin d'être unique. De la fin du XIe à la fin du XIIe siècle et au-delà, au moment même où la littérature romane connaît son grand essor, la poésie latine brille d'un éclat particufièrement vif. Elle bénéficie de la floraison des écoles, car c'est le milieu des écoles qui produit les poètes.

Les dernières aimées du XIe siècle voient ainsi toute une génération de poètes formés dans les écoles, puis eux-mêmes « écolâtres », c'esl-à-dire professeurs, avant qu'un siège épiscopal vienne couronner leur carrière, cultiver une poésie légère, teintée d'un humanisme aimable, nourrie de réminiscences antiques : le délicat Baudri (1046-1130), abbé de Bourgueuil, puis archevêque de Dol ; Marbodc {ca 1035-1123), son condisciple à l'école cathédrale d'Angers, écolâtre de cette même école, puis éveque de Rennes, surtout connu comme auteur d'un lapidaire très lu pendant tout le Moyen Age, qui regrettait sur ses vieux jours d'avoir laissé les jeunes filles d'une abbaye d'Angers, dont il dirigeait les études, se complaire au charme équivoque de ses poèmes ; le fécond Hildebert de Lavardin (1055-1133), écolâtre, puis évêque du Mans avant d'être archevêque de Tours, à l'élégance presque classique mais capable de cultiver aussi la poésie rythmique religieuse.



Vers le milieu du XIIe siècle, la multiplication, l'extension, l'organisation des écoles entraînent, avec l'apparition d'un type social nouveau, celle d'une production poétique particulière. Ce type nouveau est celui de l'universitaire. Maîtres et étudiants appartiennent juridiquement à l'Eglise, sans cependant y exercer le plus souvent de fonction pastorale ou religieuse, sans non plus qu'il y ait de rapport entre le rang de leur insertion théorique dans la hiérarchie de l'Eglise et la place qu'ils occupent effectivement, puisque le plus prestigieux des maîtres peut n'avoir reçu, comme le plus humble des étudiants, que les ordres mineurs. Ils se définissent donc tous essentiellement comme des intellectuels, et c'est bien cela que signifie avant tout le mot clerc. Comme tous les intellectuels, et comme le montrent les liens distendus qui les relient à l'Eglise en tant qu'institution, leur insertion sociale est précaire, au moins tant qu'ils n'ont pas atteint le faîte des honneurs universitaires. Les étudiants sont souvent pauvres, souvent déracinés dans les villes où ils étudient, souvent itinérants, car ils courent l'Europe pour aller écouter les professeurs réputés, qui eux-mêmes se déplacent. Les études sont longues, l'avenir incertain. Ils ne sont pas assurés, quand ils n'ont ni fortune ni relation, d'obtenir un jour dans l'Eglise la charge ou le bénéfice qui les fera vivre, ni de devenir à leur tour maître dans les écoles, ni de trouver un emploi d'homme de plume auprès d'un puissant.

C'est dans leurs rangs que se recrutent ceux que l'on appelle les clercs vagants ou encore les goliards, du nom de Golias, personnage mythique dans lequel s'incarne l'esprit qui les anime et dont ils font leur porte-parole. Ils dénoncent la cupidité et la vénalité des princes de l'Eglise, ils chantent l'amour, parfois en termes osés, le vin, la saveur de l'instant, mais abordent tout aussi bien des thèmes religieux, dans des poèmes mêlés parfois de français ou, plus souvent, d'allemand, poèmes rythmiques, dont la métrique est celle de la langue vulgaire, fondée sur le compte des syllabes et sur la rime, et non sur la scansion des longues et des brèves. Certains des thèmes qu'ils traitent, comme celui de la rencontre amoureuse dans un lieu idyllique (locus amoenuS) connaissent à la même époque ou un peu plus tard un vif succès dans la poésie vernaculaire. Plusieurs manuscrits ont conservé leurs poèmes. Le plus célèbre provient de l'abbaye de Benediktbeuern et ses chansons sont connues pour cette raison sous le nom de Car-mina burana.

La poésie goliardique est loin d'être cultivée seulement par de pauvres hères, bien qu'un Hugues d'Orléans, dit le Primat, pose au poète maudit et au gueux. On ne sait qui était le personnage connu sous le nom d'Archipoeta, auteur de la Confession de Golias, mais il était protégé, vers 1160, par l'archevêque élu de Cologne, archichancclier de l'empereur Frédéric Barberoussc. Les chansons perdues d'Abélard relevaient probablement du courant goliardique. Et le plus remarquable de ces poètes n'est autre que Gautier de Châtillon. l'auteur de YAlexandréide, qui appartient, on l'a vu, à la cour et à la chancellerie de Henri II Plantagenêt : on lui doit des pièces célèbres comme le Discours de Golias aux prélats ou l'Apocalypse de Golias, certaines d'entre elles satiriques et mordantes (Propter Sion non tacebo/ sed ruinas Romae JlebO), d'autres d'un ton personnel très émouvant (Dum Gualterus egrotaret ou Versa est in luctum/ cylhara WaltherI).

L'esprit universitaire et la satire sont également présents dans des productions bien différentes, relevant de la poésie métrique, comme les ouvres d'Alain de Lille, citées plus haut, ou YArchitre-nius de Jean de Hanville (1184) qui, dans un registre plus léger, n'en est pas très éloigné et qui évoque avec amertume la triste condition des étudiants pauvres dans les écoles de Paris.



Un dernier mot pour signaler l'apparition, de la fin du xir au milieu du XIIIe siècle, de plusieurs Arts poétiques (Artes dicandI) : la même époque voit fleurir des Arts de la prédication (Artes praedi-candI) et des Arts épistolaires (Artes dictaminiS). Ces Arts poétiques, édités autrefois par Edmond Faral, sont celui de Mathieu de Vendôme vers 1175, celui de Geoffroy de Vinsauf et celui de Gcrvais de Melkley au début du XIII1 siècle, celui d'Evrard l'Allemand et celui de Jean de Garlande vers le milieu du siècle. Il ne faut pas y chercher la moindre réflexion théorique. Ce sont des recueils de recettes et de modèles. Il est intéressant de les comparer à la pratique de la littérature française de leur temps, bien que le résultat ne soit pas toujours aussi éclairant qu'on le souhaiterait.

Ce parcours beaucoup trop rapide ne cherchait qu'à faire mesurer la richesse de la latinité médiévale ainsi qu'à attirer l'attention sur les domaines qui sont le plus étroitement en rapport avec celui de la littérature française et au regard desquels il est nécessaire de la situer. On aura chemin faisant l'occasion d'en évoquer quelques autres, tandis que la situation propre à la fin du Moyen Age nous obligera à revenir brièvement sur les relations nouvelles du monde latin et du monde vernaculaire à cette époque.






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