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DE VERLAINE A VAN LERBERGHE






Parlant d'un phénomène fort connu des psychologues et appelé par eux paramnésie ou sentiment du déjà, vu, le critique Jules Lemaître s'exprimait en ces termes, il y a maintenant bien des années : « Le poète (il s'agit dans le cas particulier de Paul VerlainE) veut rendre ici un phénomène mental très bizarre et très pénible, celui qui consiste à reconnaître ce qu'on n'a jamais vu... On croit se souvenir, on veut poursuivre et préciser une réminiscence; elle fuit et se dissout à mesure, et cela devient atroce. »



Il y a là de la part du critique une certaine exagération. Le phénomène décrit par lui n'a le plus souvent rien d'atroce. Dans le cas de Verlaine, il est souvent assez anodin. Pourtant Lemaître renforce encore l'impression qu'il veut donner en ajoutant : « Le demi-jour soudainement ouvert sur ce que nous portons en nous d'inconnu nous fait peur. » Or c'est là encore trop dire. Contrairement à ce que prétend le critique, l'expérience dont il est question ici, et qu'on peut trouver d'ailleurs réitérée sous la même forme un peu partout dans l'ouvre du poète, n'apparaît jamais poussée par ce dernier jusqu'à « l'atroce ». Elle se présente le plus souvent chez lui comme un léger trouble mental qui aurait pour particularité de n'être nulle part associé par celui qui y est sujet à une peur définie. Le poète simplement constate son impuissance à déterminer la source et la nature de l'émotion qui l'affecte. Au fond, ce qui l'embarrasse, c'est le caractère vague, incertain, énigma-tique même, de ce qu'il ressent. Rien de tout cela ne se présente à son esprit comme contenant une menace précise. En fait, rien ne lui semble bien précis dans son expérience. Tout se ramène à une certaine confusion liée à l'impossibilité de définir nettement ce qui lui arrive. S'agit-il d'un sentiment actuel entièrement immotivé, ou, à l'inverse, serait-ce l'obscure réminiscence de quelque fugitif état d'esprit oublié depuis longtemps ?



Tel est en substance le phénomène qui apparaît si souvent dans l'ouvre de Verlaine. Il nous découvre, grâce à l'emploi de tournures interrogatives, l'ignorance où se trouve plongé le poète relativement à ce qu'il est en train d'éprouver.

En voici quelques exemples, choisis parmi les plus connus :



Qu'est-ce que ce berceau soudain

Qui lentement dorlote mon pauvre être ?

Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain

Qui va tantôt mourir par la fenêtre ?

On sent donc quoi ?

Des gares tonnent

Les yeux s'étonnent

Qu'est-ce que c'est ?



Parfois dans la pensée du poète apparaît quelque grand vers abstrait qui résume l'état d'esprit où il se trouve :



Ce sera comme quand on ignore des causes.



Il arrive aussi que cette ignorance s'exprime sous la forme d'une plainte où l'inconnu et le familier se trouvent mêlés :



C'est bien la pire peine

De ne savoir pourquoi

Sans amour et sans haine

Mon cour a tant de peine.



Tant de peine, oui, sans doute, mais de quelle sorte, qui vient d'où, causée, par quoi ? Est-ce une douleur récente, ou très ancienne, ou peut-être les deux à la fois ? D'autre part, puisque apparemment elle semble dépourvue de tout motif, peut-elle être tenue pour une douleur véritable ? Et si ce n'est pas une vraie douleur, alors qu'est-ce ? A mesure qu'on s'interroge sur ce qu'on éprouve, il semble qu'on est de moins en moins assuré. Toute caractéristique distincte s'efface, et il ne reste plus dans la conscience que la présence d'un sentiment dont on ne saurait préciser ni la nature, ni l'origine, ni l'époque où il s'est manifesté pour la première fois. Mais si on ne sait plus ce qui a lieu en nous, si on se découvre impuissant à en découvrir la signification véritable, il n'est nullement question pour nous d'en nier la réalité. Seulement - et c'est là le point important - cette réalité ne se présente pas à nous qui en sommes le sujet comme déterminée. Est-ce par suite de l'oubli, ou d'une distraction, ou d'une impuissance temporaire de notre esprit à « fixer » ce qu'il pense ? Ou n'est-ce pas quelque chose d'autre encore, quelque chose de lié au fait que, derrière le rideau des déterminations occupant de façon presque ininterrompue notre pensée, nous avons soudain l'impression de trouver une faille, une ouverture, et de prendre ainsi contact avec une réalité d'un type différent ?

Il advient ainsi qu'on se demande où l'on est, quand l'on est. C'est là, comme le poète nous le laisse entendre, éprouver plus qu'un embarras, c'est ressentir une anxiété qui peut devenir douloureuse : une peine confuse, liée à l'étonnement de ne pas savoir pourquoi on l'éprouve. Grâce cependant à la conscience de cette ignorance, c'est percevoir quelquefois aussi, sous une espèce de voile ou de brume, l'inexplicable plénitude d'être qui nous est révélée par la carence de toutes les déterminadons particulières. Au moment où je constate en moi l'étrange lacune causée par l'absence ou l'insignifiance de mes expériences ordinaires, voici qu'elles font place à une expérience d'un autre ordre qui a cela de singulier qu'elle ne se limite à rien de véritablement précis. Quand elle se manifeste, elle a plutôt tendance à faire le vide autour d'elle, éliminant toutes les autres formes ou les refoulant dans la distance. Peut-être est-ce à une expérience de ce genre que nous assistons quand nous voyons le poète tourner court, promener le regard autour de lui, prêter l'oreille, constater qu'à l'objet fixé par lui l'instant d'avant s'est substituée quelque autre forme, ou quelque chose qui littéralement n'a pas de forme ?

N'y a-t-il pas allusion à quelque aventure de ce genre dans les vers suivants de Verlaine :



J'ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre...



Peu importe le fait que le poète s'avère incapable d'immobiliser l'image qui le hante, en sorte qu'elle se transforme en une procession de figures à la fois ressemblantes et cependant distinctes les unes des autres. C'est là un phénomène plus fréquent qu'on ne pense. Mais l'essentiel n'est pas là. Ce qui est réellement important, c'est qu'en cédant ainsi la place de façon réitérée à d'autres formes similaires à la sienne, la figure en question laisse entrevoir qu'à travers le mouvement incessant de ces métamorphoses survit un principe de permanence. Il survit mais de façon presque occulte, comme si sa présence restait indistincte et anonyme au fond des choses, ne se confondant jamais avec les formes transitoires se succédant à la surface. Ainsi le poète prend conscience du fait que les formes déterminées n'ont jamais d'existence que temporaire, partielle et limitée. Elles passent et se remplacent à la surface, tandis que se servant d'elles pour rappeler sa présence propre, existe sous-jacente une autre réalité, celle-ci peut-être sans détermination aucune.

Au fond, ce qui se trouve ici révélé par le poète, c'est le peu d'importance relative qu'il faut accorder à ces habitantes de la pensée superficielle. Si elles apparaissent tour à tour, c'est pour disparaître aussitôt, sans qu'il y ait nécessité de les retenir. Mieux vaut les laisser s'évanouir dans une espèce de brume. La seule importance qu'elles ont, c'est que chaque fois leur disparition temporaire nous aide à mieux percevoir une réalité, elle, non temporaire, non formelle, qui transparaît plus ou moins confusément dans la profondeur. Ce double caractère de la réalité, l'un positif, l'autre négatif, se retrouve, comme nous l'avons vu, de façon constante dans toute la poésie ver-lainienne et, au-delà, chez un certain nombre des poètes de l'époque. Ainsi, chez la plupart des symbolistes, il n'est pas difficile de percevoir fréquemment ce qu'on peut appeler le thème de la beauté double, composée par un certain côté d'une multiplicité instable de figures plus ou moins distinctes, et, par un autre, d'un principe d'unité mystérieux qui s'affirme en restant invisible. Parmi ces poètes, dont certains, non des moindres, forment, comme l'on sait, le groupe de la Jeune Belgique, il faut citer Maeterlinck, Rodenbach et surtout Van Lerberghe. C'est de ce dernier que nous voudrions parler tout spécialement. Néanmoins, auparavant, il nous semble nécessaire, pour des raisons qui deviendront évidentes par la suite, de nous arrêter brièvement sur l'ouvre d'un autre poète, mais cette fois en prose, Pierre Loti.



VERLAINE : TEXTES



On sent donc quoi ?

Des gares tonnent,

Les yeux s'étonnent

Qu'est-ce que c'est ?

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain

Qui lentement dorlote mon pauvre être ?

Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?

Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain

Qui va tantôt mourir vers la fenêtre... ?



C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi

Sans amour et sans haine Mon cour a tant de peine !

Est-elle brune, blonde ou rousse ?

Je l'ignore.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même,

Ni tout à fait une autre...

Des peupliers profilent aux lointains.

Droits et serrés, leurs spectres incertains.

Est-ce un espoir vain que mon cour caresse,

Un vain espoir, faux et doux compagnon ?

Oh 1 Non ! N'est-ce pas ? N'est-ce pas que non ?

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

Un instant à la fois très vague et très aigu...



II



Pierre Loti est un grand voyageur. Ce qui se manifeste avant tout chez lui avec une persistance infinie, c'est une sorte d'interrogation plaintive, éternellement réitérée, ayant pour objet moins la nature de son être propre que la situation de cet être dans l'espace et le temps.



Donc ce qui échappe sans cesse de ses lèvres, ce n'est pas, au moins directement un Qui suis-je ? comme chez tant d'autres ; c'est un Ou suis-je ? En quel lieu, en quel temps ? Comme si celui qui, ici, prend conscience de lui-même, désirait avant tout, comme un bon marin qu'il n'a cessé d'être, faire le point, c'est-à-dire localiser avec la plus grande précision le lieu et le temps dans lesquels il se trouve. Il lui faut à toute force, pour apaiser son angoisse ou son scrupule, se rattacher fermement à des certitudes déterminées : un heu, un temps, qui lui donneraient fermeté, assurance, netteté, décision, alors qu'il se sent perdu dans l'existence comme sur une île flottante, c'est-à-dire le navire sur lequel il est en train de naviguer.

Or, cette tentative de fixation s'avère toujours vouée à un échec. Elle échouetiès qu'elle est amorcée. Le voyageur se perd dans son passé comme dans son avenir, dans les temps qui précèdent ou qui suivent, dans les profondeurs prénatales comme dans les déserts ou les anonymités de l'avenir. D'où la présence continue chez ce marin en perdition dans le vague, d'une étendue, aussi bien temporelle que spatiale, qui, sans être dénuée de réalité, se trouve insondable, indéfinissable, affectée en elle-même, comme celui qui en fait l'expérience, par une désagrégation lente, universelle, infinie, usure de l'être, embaumement de la pensée, obscurcissement, mise au lointain de toutes choses, de tout espoir, de tout souvenir, diminution graduelle de la puissance vitale, en même temps que l'étrange et incompréhensible survivance de certains atavismes. Bref, incapacité totale pour celui qui est le sujet d'une telle expérience de jamais donner une forme stable à ces états tout près d'être nuls. La pensée, toujours ondoyante, est cependant toujours au même niveau d'imprécision, presque paralysée, dans l'impossibilité à la fois de se maintenir ou de se déplacer, condamnée à ne faire que du « surplace » ; indétermination peut-être pire que toutes les autres, puisqu'elle est à la fois subjective et objective, qu'elle affecte à la fois le moi et le monde, l'intériorité et l'extériorité.

Loti se rapproche donc par tous ces côtés de Verlaine et, en particulier, par le caractère constamment trouble de ses écrits. Un sentiment mixte, fait à la fois d'ondoyance, mais en même temps aussi de la fidélité à certaines façons de sentir, se dégage comme une constante de l'ensemble de son ouvre : ouvre écrite par un marin sillonnant presque sans arrêts les mers du globe, et présentant ainsi l'image d'un être qui, comme le Juif errant de la légende, semble être condamné à se mouvoir sans fin dans un monde où il lui est interdit de jeter l'ancre. Or, cette « errance » ne diffère pas grandement au figuré de celle d'un Verlaine somnambule, voué à poursuivre une route incertaine dans les brumes de sa vie mentale. Ne sont-elles pas en effet très semblables à des paroles verlainiennes, ces phrases de Loti, tirées un peu au hasard, de l'ensemble de son ouvre :



Il y a de si petites choses, à peine saisissables, à peine existantes. A quoi sont-elles liées dans les tréfonds inconnus de l'âme humaine ? A quoi d'antérieur vont-elles se rattacher ?



C'étaient comme des images réveillées, des rappels d'existences antérieures. Je m'en irai sans avoir compris le pourquoi mystérieux de tous ces mirages.



Où suis-je ? J'ai si souvent dans ma vie changé de place qu'il m'arrive plus d'une fois de ne pas savoir où je suis.



De telles phrases, avec les différences qu'elles comportent, font songer à des phrases très analogues de Verlaine. Elles trahissent le même besoin anxieux de connaître, besoin sans bornes mais aussi sans espérance, qui concerne ce que Loti appelle « le pourquoi mystérieux de tous les mirages de l'existence », ou bien « les profondeurs insondables et infinies ». Comme Verlaine encore, il confesse ressentir « l'immense étonnement douloureux que l'ensemble de la Création nous cause ». Sans doute, cet étonnement chez Loti se relie moins, comme chez Verlaine, à une conscience du mystère personnel de sa vie intérieure, qu'à une autre immensité, celles des espaces terrestres ou cosmiques. Mais chez l'un comme chez l'autre, ce qui apparaît comme la note dominante, c'est derrière la perception des événements journaliers de l'existence, l'appréhension d'un vide, ou plutôt d'un espace étrangement vacant, masqué d'abord par la présence d'un certain nombre de choses très nettes. Tout se passe comme si les questions que nous nous posons n'avaient pas d'autre effet que de nous faire prendre connaissance de l'inanité des réponses qu'elles provoquent. A la place des précisions, des certitudes, des vérités indubitables, soudain l'on ne relève plus que des formes douteuses et incertaines. Tel est le pouvoir démoralisant de certaines questions. Quelque déterminé que paraisse d'abord l'objet qu'elles visent, voici que le fait de se les poser fait subir à l'objet visé une étrange métamorphose. Tout objet « questionné » cesse d'être déterminé. Le questionneur se demande : cet objet, à quoi se rattache-t-il ? A quel temps, à quel lieu, à quel moi ? Pourquoi en est-il ainsi ? Quel sens puis-je encore donner à ce qui tombe sous mon regard ? Toutes questions qui semblaient d'abord avoir une portée limitée, mais qui bientôt prennent une ampleur bizarre. Elles deviennent indéfinies. Elles se mettent à déboucher sur le vide. De quelque façon qu'on les tourne, elles ne peuvent plus mener qu'au même constat. Par-delà toutes les questions qu'on se pose, on n'aperçoit plus de réponse nette, précise, certaine. On n'aperçoit plus qu'une réalité dont il nous est impossible de rien dire.



Il va de soi que cette découverte n'est pas neuve. On en perçoit l'ombre, le plus souvent fugitive, dans bien des pensées. Le plus souvent pour celles-ci elle est un constat d'échec. Il est généralement admis qu'il faut pratiquer sa pensée comme si celle-ci ne nous présentait jamais que des idées claires, lumineuses, indubitables. Or, chez les penseurs du type de Verlaine ou de Loti (on leur refuse généralement le titre de penseurS) la pensée se perd dans le flou, dans le vague, donc dans l'indétermination pure. Pourtant, l'indétermination pure n'est pas nécessairement pour eux une entité verbale négative dont on peut se permettre de ne pas tenir compte. C'est une réalité de fait qu'il convient d'accepter comme telle. Bien plus, c'est peut-être le fond même de la réalité. Celle-ci serait peut-être essentiellement, fondamentalement, une chose indéterminée. Elle ne saurait être pensée que comme telle. Il serait faux de vouloir la penser autrement. Ce serait tenter de substituer à ce qui existe quelque chose qui n'existe pas et qui serait l'affirmation mensongère d'une détermination factice. Telle serait l'erreur d'un Rimbaud, d'un Breton, et, au fond, de presque tous les surréalistes. Au lieu d'accepter de vivre d'une vie où il y aurait, comme il en va dans la plupart des cas, un minimum d'indétermination, il faut qu'ils instaurent dès l'abord, en eux comme autour d'eux, une re-détermination de l'espèce la plus rigoureuse. Ils imposent durement des formes très nettes à ce qui, naturellement, n'en a pas. Leur univers se trouve entièrement recréé à coups de décrets, un peu comme cela a lieu dans les républiques révolutionnaires. Mais il ne reste plus alors de place pour aucune indétermination. Toute compromission devient impossible. Le surréaliste s'enferme hermétiquement dans le monde neuf qu'il s'est créé.

Tout autre est l'attitude de ceux que nous pouvons appeler des indéterministes. Les façons de penser des surréalistes ne pourraient leur paraître que détestables. A leurs yeux, elles ne pourraient jamais aboutir qu'à des différenciations et à des exclusions. A l'inverse, d'instinct, un Verlaine, un Loti évitent toute action discriminatoire. Ils aiment non ce qui sépare mais ce qui lie; mieux encore, tout ce qui se fond naturellement dans un même ensemble, surtout quand par lui-même il est dénué de formes. Pour eux, le seul mouvement satisfaisant de la pensée est celui par lequel doucement, précautionneusement, presque tendrement, l'on arrive à faire disparaître les différences. Rien ne leur plaît tant que les unions.

Avec des nuances diverses nous trouvons un peu tout cela chez un Verlaine, chez un Loti, chez certains poètes plus récents, parmi lesquels, en premier lieu, il faudrait citer le plus grand de tous, Rainer Maria Rilke. Malheureusement, en raison de son importance, il serait impossible de lui accorder ici la très large place qu'il mérite. Il vaut donc mieux, finalement, nous borner à parler d'un autre poète, moins grand, mais si nous osons dire, tout aussi parfait dans ses meilleurs vers, Charles Van Ler-berghe.



LOTI : TEXTES



Où suis-je ? J'ai si souvent dans ma vie changé de place qu'il m'arrive plus d'une fois de ne pas savoir comme ça, tout de suite, au sortir du sommeil.



Je sens que tous les fils continuent de m'échapper, que les traces se perdent toujours davantage ; c'est comme dans ces rêves de fatigue, où l'on s'obstine à vouloir saisir des choses qui se désagrègent dès qu'on les touche, s'émiettent irrémédiablement et, tout à coup, n'existent plus.



Pour nous qui n'avons pas de durée et qui ne devineront jamais le pourquoi de rien, la presque éternité des plantes frêles ajoute encore à l'immense étonnement douloureux que l'ensemble de la création nous cause.



Les moindres choses que je voyais ou que j'entendais avaient alors des dessous d'une profondeur insondable et infinie ; c'étaient comme des images réveillées, des rappels d'existences antérieures, ou bien c'étaient comme des pressentiments d'existences à venir.



Hélas 1 avec quel recueillement triste je les passe en revue, ces figures aimées ou vénérées, qui m'entouraient ainsi les dimanches soirs ; la plupart ont disparu, et leurs images, que je voudrais retenir, malgré moi se ternissent, s'embrument, vont s'en aller aussi.



Ils me réapparaissent, ces insondables dessous de ma vie... mystères de préexistences ou de je ne sais quoi d'autre ne pouvant même pas être vaguement formulé.



III



Dans l'admirable recueil de Van Lerberghe intitulé La Chanson d'Eve, on peut voir d'emblée que pour lui, plus encore que pour Verlaine ou Loti, tout doit dépendre d'une lente approche ayant pour but la fusion désirée. Or, cette approche n'est autre que l'étonnement. C'est par la conscience étonnée du rapport inattendu qui se découvre à nous avec ce que nous aimerions connaître, que nous arrivons à nous rapprocher, plus tard à nous identifier. Mais chez Verlaine ou Loti, l'étonnement est souvent troublé par d'autres sentiments, la peur, la douleur, l'oubli, le sentiment de la distance, ou, contradictoirement, celui d'être enfoui dans un milieu impénétrable. Chez Van Lerberghe, au contraire, le sentiment essentiel serait plutôt celui de se trouver à l'orée de l'existence, au seuil d'un monde inédit, aussi nouveau que celui de l'être qui se dispose à y entrer. Tout ce qui apparaît donc ici se révèle être miraculeusement vierge, au-dehors comme au-dedans; et par conséquent aussi sans relation avec quelque monde antérieur, ayant précédé cette double apparition. Comme dans les grands textes de la Genèse, dont d'ailleurs il n'est pas fait mention ici, même implicitement, nous assistons donc à une naissance simultanée de l'être qui pense et de ce qu'il pense. Aucune possibilité ni aucun désir de se rattacher en arrière à quoi que ce soit. Par là l'univers et la créature décrits par Van Lerberghe s'avèrent aussi différents qu'on peut imaginer de leurs contreparties chez un Verlaine ou un Loti. Ces derniers sont avant tout des poètes du déjà vu, Van Lerberghe au jamais vu, ou, en tout cas, du jamais encore vécu, du vécu pour la première fois. Il en résulte qu'il n'y a rien chez lui qui ressemble à une vraie durée. Tout ce qui a lieu, a lieu dans une sorte de milieu temporel proprement indéfinissable, qui ne comporte évidemment aucun passé, mais non plus aucun futur, puisqu'il est inconcevable, ou en tout cas imprévisible, qu'il puisse jamais y en avoir un. Bref, on pourrait l'appeler un présent pur, mais ce serait un présent d'une espèce très particulière, puisqu'il apparaît tel qu'à la différence du présent normal il ne se relie à rien ni en avant, ni en arrière, et qu'il existe ainsi en quelque sorte éternellement. Van Lerberghe réussit le miracle de nous faire croire à l'existence d'un moment sans attache à aucune durée, sorte d'île suspendue au sein même de l'éternité. On pourrait rapprocher cette merveilleuse réussite poétique de certaines conceptions littéraires ou philosophiques, comme celles, par exemple, où l'on conçoit l'apparition d'un être adulte ouvrant les yeux pour la première fois sur le monde, comme on peut le trouver dans les écrits du XVIIIe siècle. Mais ce serait rester très loin de ce qui se trouve imaginé ici, car il ne s'agit nullement dans l'ouvre de Van Lerberghe, de la découverte par son héroïne d'un monde déjà existant. Ainsi, par exemple, chez un Marivaux, un Condil-lac, un Buffon, -4es découvertes qu'ils nous présentent, manquent considérablement de fraîcheur. Elles renvoient une pensée vierge à un monde non vierge. Seul Van Lerberghe, grâce à l'extraordinaire délicatesse de son toucher, a su nous faire croire à la conjugaison de ces deux harmonies. On s'en aperçoit dès les premières lignes du poème, où se trouve dépeinte une pure confusion. Confusion qui est en premier lieu celle que révèlent dans leurs rapports enchevêtrés les multiples éléments composant ensemble le monde ; mais qui bientôt devient celle aussi de la pensée dans les rapports qu'elle se découvre avoir avec ces éléments. La pensée qui perçoit et le monde perçu tendent à ne plus se distinguer, à ne plus se traiter comme des entités séparées. Ils se confondent, se prenant littéralement l'un pour l'autre :



Comme une fleur confuse exhalée de la nuit,

Au souffle nouveau qui se lève des ondes,

Un jardin bleu s'épanouit.

Tout s'y confond encore et tout s'y mêle...

Ne suis-je vous, n'êtes-vous moi ?

O choses que de mes doigts je touche

Qui peut me dire où je finis, Où je commence ?



L'étrange événement qui se trouve ici narré ne saurait être interprété comme une simple prise de possession de la réalité externe par la pensée. Les fleurs, habitantes du jardin, répondant à la dénomination d'objets, ne sauraient être considérées ici comme des réalités objectives se différenciant entre elles et d'avec celui qui les observe, par la netteté de leur apparence et l'individualité de leurs aspects. La pensée aussi, dans le cas exceptionnel dont il s'agit ici, ne se présente pas non plus à part dans le rapport qu'elle établit avec ce qu'elle considère. Elle est au contraire entièrement fondue dans ses objets. Ceux-ci ne lui apparaissent plus comme des entités indépendantes les unes des autres.

Elles sont unies et la pensée, elle-même, participe à leur unification. En se fondant avec ce qu'il faut se garder maintenant d'appeler de simples objets de la pensée, celle-ci prend du même coup un caractère que jusqu'alors elle n'avait pas. La lucidité de son action ne l'oblige plus à se démarquer de ce qu'elle examine. Devenue elle-même en quelque sorte indéterminée, elle ne diffère plus de son objet en le comprenant. De l'un à l'autre quelque chose comme un libre passage s'établit.

Dès lors elle n'apparaît plus comme séparée de ce sur quoi elle porte le regard. L'indétermination est une non-séparation. C'est ce dont, à maintes reprises, un Verlaine, un Loti avaient eu l'intuition. Souvent le caractère troublé, imparfait, obscurément insuffisant de leur vision, nous déçoit comme il les déçoit eux-mêmes. Parfois pourtant ils réussissent dans leur recherche. Alors un changement s'opère dans leur vision, soit par un effet du hasard ou en raison de la persistance avec laquelle ils recommencent leur quête. Bizarrement dans leur façon de voir, il y a alors perte et gain. Perte parce que leur vision devient moins nette ; gain parce qu'elle devient plus une. Par un paradoxe singulier, elle réussit mieux à s'unifier avec ses objets dans la mesure où elle devient moins déterminée. Une certaine distance cependant subsiste. Mais dans le cas de Van Ler-berghe il semble qu'un pas de plus a été franchi. L'union serait-elle parfaite ? Comment répondre ? Comment atteindre, sinon dans une sorte de mythe, à cette union parfaite qui ne peut s'obtenir, obscurément, que dans la conscience de l'indéterminé ?



Relisons pour finir les dernières lignes de La Chanson d'Eve :



En de vagues accords où se mêlent

Des battements d'ailes,

Des sons d'étoiles,

Des chutes de fleurs,

En l'universelle rumeur

Elle se fond, doucement, et s'achève

La chanson d'Eve.






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