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Écrire le réel - Écrire le monde






Le réel impersonnel



C'est au tout début des années 1980 que la littérature renoue avec le réel. L'année 1982 voit la parution simultanée de deux livres aux titres étonnants pour l'époque : Sortie d'usine de François Bon et L'Excès l'usine de Leslie Kaplan. Que le terme « usine » revienne ainsi souligne la reprise en compte du monde réel et, particulièrement, du monde du travail, par les écrivains. Cela n'était plus guère le cas depuis Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli (1967), marqué par la guerre d'Algérie, ou L'Établi de Robert Linhart (1978) associé aux engagements idéologiques de l'après-68. Seul Gérard Mordillât avait, un an auparavant, publié Vive la Sociale! en hommage à l'utopie d'une république ouvrière. La réticence envers une littérature qui s'écrirait à la première personne, dans une période où « sujet » et « récit » sont objets de suspicion, est encore particulièrement perceptible. Aussi dans L'Excès l'usine, Leslie Kaplan tente de faire advenir une écriture du réel qui évite ces deux écueils. Son livre, constitué de fragments, de notations isolées, la plupart livrées de façon impersonnelle ou collective, réussit la performance de donner à lire l'usine et les aliénations dont elle est le lieu sans jamais rien «raconter». Le récit est comme «neutralisé» par le recours à une syntaxe nominale et impersonnelle.

L'usine, la grande usine univers, celle qui respire pour vous. Il n'y a pas d'autre air que ce qu'elle pompe, rejette. On est dedans.

Tout l'espace esc occupé : tout est devenu déchet. La peau, les dents, le regard.

On circule entre des parois informes. On croise des gens, des sandwichs, des bouteilles de coca, des instruments, du papier, des caisses, des vis. On bouge indéfiniment, sans temps. Ni début, ni fin. Les choses existent ensemble, simultanées.

À l'intérieur de l'usine, on fait sans arrêt.

On est dedans, dans la grande usine univers, celle qui respire pour vous.

L'usine, on y va. Tout est là. On y va. L'excès - l'usine.

Un mur au soleil. Tension extrême. Mur, mur, le petit grain, brique sur brique, ou le béton ou souvent blanc, blanc malade ou la fissure, un peu de terre, le gris. La masse mur. En même temps, ce soleil. La vie est, haine et lumière. La vie-four, d'avant le commencement, totale.

On est prise, on est tournée, on est à l'intérieur.

Le mur, le soleil. On oublie tout.

La plupart des femmes ont un merveilleux sourire édenté.

On boir un café à la machine à café.

La cour, la traverser.

Etre assise sur une caisse.

Tension, oubli.

On fait des câbles près de la fenêtre. Les câbles ont beaucoup de couleurs, on les enroule en circuits. Il y a de la lumière, l'espace est mou. On va, on vient. Couloirs, oubli.

On fait des câbles près de la fenêtre. Tension extrême. Le ciel, et les câbles, cette merde. On est saisie, tirée par les câbles, le ciel. Il n'y a rien d'autre.

Tout l'espace est occupé : tout est devenu déchet. La peau est morte. Les dents mordent une pomme, un sandwich. On absorbe, le regard se colle à tout comme une mouche.

On travaille neuf heures, on fait des nous dans des pièces avec une machine. On met la pièce, on descend le levier, on sort la pièce, on remonte le levier. Il y a du papier partout.

Le temps est dehors, dans les choses.

Leslie KAPLAN, L'Excès l'usine, © éd. P.O.L, 1982.



Leslie Kaplan ne récuse pas l'interdit formel qui pèse sur le récit «réaliste» et sur l'expression du sujet, mais elle le retourne à son profit. L'absence de récit et la syntaxe impersonnelle expriment brutalement la réalité de l'usine, lieu du morcellement existentiel et de la perte d'identité: un lieu impersonnel et répétitif, sans récits ni sujets. Ce texte, salué par Marguerite Duras («Je crois qu'on n'a jamais parlé de l'usine comme vous le faites. Elle est complètement autre chose [...] On la reconnaît. C'est très impressionnant»), est suivi du Livre des ciels (1983), qui élargit l'horizon à la vie autour de l'usine, et introduit un «je», mais toujours aussi peu identifié. Le réel ne se dit que par touches, par morceaux, comme délité même avant de parvenir à s'organiser dans un récit, un discours. Sans doute est-ce la vie même qui manque d'unité, de continuité signifiante et se dissout ainsi dans les seules sensations que les phrases isolées captent parfois. Aptes un passage par des romans de facture plus traditionnelle, qui s'autorisent récit et personnages, l'écrivain revient au monde de l'usine dans Depuis maintenant (1996) pour traiter d'une grève liée aux événements de mai 1968. C'est alors l'occasion de brosser de brefs portraits d'ouvriers et d'immigrés, pour esquisser en deux-trois pages l'âpre résumé de leur maigre vie, comme s'il avait fallu à la littérature une quinzaine d'années pour échapper à la double impersonnalisation qu'imposaient à la fois l'aliénation sociale et la théorie littéraire.



Dans Sortie d'usine de François Bon, la reconquête de soi passe par des souvenirs de lecture de Kafka : « Combien d'années avant l'usine, et par quel hasard, avait-il lu Le Château sans rien y reconnaître d'une vérité de l'expérience à venir? Comme si cela seulement l'avait plus tard sauvé de l'enfermement dans cette réalité close, tout en se réservant de ne dévoiler ce sauvetage que si longtemps après, obscur venant au jour dans son obscurité préservée, dans l'usine devenue métaphore. » Mais il y faut du temps et le « je » est encore mal assuré: il n'advient qu'en fin de texte, et pour un court instant. Le roman est écrit à la troisième personne, un «il» mécanique qui ne parvient pas à s'énoncer lui-même. Ainsi, dès le début, lorsqu'il se rend au travail : « Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures un peu plus, c'est nuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui, venant du métro, les gens dans le même sens tous ou presque, qui arrivent sur Paris. Lui contre la foule, remontant. » Comme chez Kaplan, mais avec une autre syntaxe, le réel ne se donne que par fragments et par images instantanées : dans ses entretiens, François Bon réduit même son livre à l'image qui l'a suscité : « Sortie d'usine, je me rappelle, c'était un type blessé au poignet, une main serrée sur sa blessure et cette nuque d'ouvrier, une sensation courbée, vue de dos, juste une nuque.» Mais cette image n'est jamais développée en matière « romanesque» : là est la radical isation. Elle demeure, dans son état brut et fondamental : «Au départ non pas de personnages, mais seulement des images, que je n'arrive pas à rejoindre. Liées seulement par une hantise, une peur. [...] Le seul passage possible pour moi, au bout d'années sans déboucher, aurait été justement de m'imposer la plus stricte obéissance à ces éclats de réalité, ne plus travailler qu'avec ces images qu'on trouve comme ça, ces bouts de phrase qu'on entend dans la rue, la stricte obéissance à la pauvreté même de tout cela. Et puis dans le livre les inscrire à travers leur manque même, leur impuissance », confie François Bon à la revue L'Infini.



Le réel disloqué

Comme l'esthétique de l'arte povera dans le domaine plastique,

François Bon propose une littérature faite de ces riens tourmentés que les artistes vont chercher dans les rebuts du réel. Art pauvre, mais aussi art du pauvre, dans la visée qui est la sienne : cité des périphéries ouvrières, usine, monde du « foot corpo » ou du chômage dans Limite (1985), lieux sans rémission où de sourdes fatigues s'emparent de chacun dans Décor ciment (1988). L'écrivain s'impose «d'aller jusqu'au bout de cette soumission à la réalité, jusque dans les formes bêtes, abruptes, qu'elle prend». Mais ces rebuts-là sont des images humaines. François Bon force à regarder ce que l'on préfère ne pas voir, et sa charge d'angoisse. La galerie de ses personnages privés d'une part d'eux-mêmes dessine une vaste cour sans miracles. Un ouvrier de Sortie d'usine est rendu sourd par le bruit quotidien, un autre a le bras coupé, un ouvrier de Limite a la « gueule brûlée » ; Louis Lambert est aveugle dans Décor ciment... Ils sont les figures de la mutilation sociale. Enfermement spatial et crispation du temps (chaque roman se joue dans l'espace de quelques jours, voire, avec Y Enterrement, quelques heureS) sont les métonymies d'une réclusion plus profonde, d'une prison devenue intérieure : « La prison [...] on l'avait déjà en soi », s'exclame un personnage du Crime de Buzon. Et la langue, elle-même mutilée, construit la plus infranchissable des barrières.



Pour donner forme littéraire à cette réclusion, les romans postérieurs à Sortie d'usine se structurent en suites de monologues. Le réel que François Bon, comme Leslie Kaplan dans ses premiers livres, ou, plus tard, Régis Jauffret dans Fragments de la vie des gens (2000), donnent à lire est ainsi celui de la dislocation du sujet et du lien social. Ce réel « disloqué », on pourrait, au prix d'un jeu de mots étymologique, l'entendre comme ne pouvant être présenté que « dis-loquendo » : par un discours lui-même pulvérisé. De Limite à Fait divers ou à Prison, la polyphonie des voix s'impose. Chaque locuteur dit ce qu'il en est de lui, de sa vie, de ses désirs, de ses frustrations et de ses misères, mais selon une forme d'écriture qui résiste à passer pour un monologue intérieur traditionnel. Dès Limite, il y va d'abord d'une division de l'adresse: le grand usage de la seconde personne du singulier, que cette personne renvoie au sujet lui-même, qui se parle ou s'apostrophe, ou qu'elle soit une véritable adresse, interpelle le lecteur, un peu à la façon d'un accoudé de comptoir qui écouterait son voisin débiter son propos. Le monologue s'ouvre ainsi sur l'extériorité d'un interlocuteur virtuel ou potentiel. Mais l'adresse demeure vaine : pas de retour, pas de dialogue: «On ressasse et nul interlocuteur, nulle réponse, on marche dans une pièce close», écrira François Bon dans Impatience (1998). Une autre altération du monologue relève du principe d'évocation. Dans Décor ciment par exemple, chaque personnage, comme empêché de se dire lui-même, reçoit charge de dire ce qu'il en est d'autrui et creuse ainsi une intimité qui n'est pas la sienne. La figure d'Isa Waertens, concierge, semblable à elle seule au chour du théâtre antique, énonce les vies désorientées des autres, de même que dans Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, les tirades respectives du Dealer et du Client sont à objet renversé, chacun entreprenant de dire ce qu'il en est de l'autre.

Introduisant dans son propre espace verbal des paroles rapportées, des modes d'être divers, le monologue narratif devient ainsi comme une caisse de résonance qui fait entendre la voix d'autrui et installe du pluriel dans le singulier. L'ouvre de François Bon, qui compte désormais une vingtaine d'ouvrages, s'est attachée à cette entreprise selon diverses voies, depuis le recours au roman, mais un roman revisité de l'intérieur, informé des renouvellements les plus exigeants de la littérature, jusqu'à des formes d'écriture nouvelles empruntant à la pure description, à l'atelier d'écriture voire au théâtre. Ce trajet conduit l'écrivain à combiner plusieurs approches du réel. Les unes, paradoxales, vont chercher du côté de la littérature l'équivalent des violences subies dans le réel plutôt que de vouloir les présenter telles quelles, dans l'illusion d'une mimesis parfaite. Les autres glissent nettement du réel tel qu'il se voit au réel tel qu'il se vit, puis au réel tel qu'il se dit, dans ces monologues chahutés qu'écrivent avec souffrance les déracinés de ce monde et que des acteurs viennent crier sur la scène théâtrale. Aucun « réalisme poétique» dans cette parole hybride qui défigure le réel pour le rendre habitable, mais une poétique de la langue qui sans vouloir l'imiter dit le réel dans son intensité même.



Intensités de la langue et de la littérature



La recherche d'une langue non mimétique permet de toucher au plus intime du réel. Non pas en reproduisant quelque parole spontanée, surgie des flux de conscience ou de l'inconscient, mais en allant jusqu'au bout de la déraison et de son lyrisme brisé. Les brisures d'une langue défaillante s'aggravent des fulgurances de la littérature. Cette hybridation de deux univers linguistiques aussi radicalement étrangers l'un à l'autre peut étonner: il s'agit à la fois d'échapper à l'illusion mimétique et de donner plus de puissance à la parole qui énonce la violence des fractures sociales et individuelles. Les violences de la littérature viennent ainsi s'inscrire dans celles d'un monde désocialisé et leur donner voix. On ne connaît le réel qui se vit qu'en écoutant comment le réel se dit. C'est ce qu'ont bien compris Pierre Bourdieu et son équipe en restituant presque tels quels les entretiens rassemblés en 1993 dans La Misère du monde (dont on sait qu'ils ont été plusieurs fois portés au théâtre malgré les réticences du sociologuE). Mais il ne suffit pas de recueillir des paroles, encore faut-il es faire entendre. Or, en littérature, faire parler un exclu comme un exclu, c'est risquer de ne pas le faire entendre : il ressemble à sa caricature, son discours ne produit que de l'attendu, son dire est toujours ramené à du déjà-dit : il est enfermé dans son accent, sa parlure, ses lieux communs. L'écriture de François Bon produit au contraire un effet à!inouï et dispose à l'écoute d'une parole inédite. Cette stratégie de déplacement instaure un dialogue entre le dire et le dit, au point de corrompre la syntaxe et d'ouvrir d'autres espaces de signification ; le monologue s'ouvre ainsi à une dialogie du fond et de la forme, un entre-deux de la langue : ni mimétique, qui enfermerait le locuteur dans sa représentation figée, ni littéraire, qui l'abstrairait de sa réalité tangible au profit d'une esthétisation sans autre finalité qu'elle-même.

La parole que François Bon distribue à ses figures résonne de rythmes bibliques, d'élans prophétiques, de visions apocalyptiques, toujours tronquées, toujours reprises, dans une sorte de flot torrentueux. Elle charrie les images fortes de Rimbaud et la phrase de Rabelais, les hallucinations de Cervantes et les violences de Céline.



Si factice qu'elle puisse apparaître au lecteur, cette phrase n'est pas pure fabrication sans racine. Les brisures du monde contemporain, les rugosités régionales et les déformations patoisantes n'y sont pas les scories d'un mélange hétérogène mais portent une mémoire de la parole. Car la plus littéraire des langues n'est jamais que l'état plus ancien, plus enfoui, d'un parler plus juste: «Découvrir que cette phrase ancienne qui paraît si loin de nous n'était autre que le parler familial, le patois que j'entendais quotidiennement», dit François Bon de sa rencontre avec l'ouvre rabelaisienne. Aussi n'y a-t-il pas de fossé entre deux états de la langue si éloignés l'un de l'autre : comme l'oil soudain confronté à une autre lumière ou à une distance nouvelle, le lecteur doit «accommoder» son oreille intérieure. Ce détour nécessaire par la langue qui a dit la désespérance dans les livres rend à la langue blessée des gens de peu sa force véritable. Loin du pittoresque qui tue le sens, elle conquiert un sens renouvelé d'être entendue au plus juste. De fait, cette matière particulière de la langue déplace le regard. Le monde ne se présente plus de la même façon. Ce ne sont plus les mêmes mots ni les mêmes rydimes qui recouvrent les mêmes choses, et celles-ci en paraissent tout soudain plus nues et plus étranges d'être autrement vêtues. L'uniforme du langage «populaire» convenu qui finit par les voiler à nos yeux ne les masque plus si aisément. Et l'on se met à voir la vie devant laquelle on passe sans regard.



Le refus des discours

L'une des grandes caractéristiques du « réalisme » était de porter un regard informé sur le réel et d'inscrire celui-ci dans une réflexion sous-jacente. Il y a chez Balzac, chez Zola, comme dans le « réalisme social », une « idéologie » du réel. C'est ce dont la littérature contemporaine entend se dépouiller. Les romans de François Bon font place à des êtres en déshérence. Loin de tenir des discours cohérents, les personnages auxquels il délègue la parole se trouvent confrontés à la difficulté de parler en même temps qu'à la nécessité impérieuse de le faire. Ce défaut de parole, ce défaut de la parole qui les habite, désigne sans relâche un envers de tous les discours, la part absente de leur ambition totalisante, l'exclusion d'un monde où, du reste, le langage est devenu plus souvent masque que révélation. Une posture politique y apparaît: celle d'une parole qui met en crise les versions autorisées du discours. C'est que François Bon écrit alors que les discours défaillent. Un passage de Décor ciment dit avec humour noir une telle déréliction à propos d'un simple d'esprit, surnommé «Karl Marx»: «On l'appelle comme ça parce que, "Karl Marx", c'est tout ce qu'il sait dire. La cité Karl-Marx, jumelle de la nôtre, l'autoroute et la voie ferrée nous en séparent et chacune a son tabac, son libre-service, son coiffeur et sa pharmacie: on n'a donc rien à faire avec, sauf quand ils viennent dans nos parkings incendier nos voitures. Lui, le fou, n'importe quoi qu'on lui demande, montre quelque chose loin dans son dos et ça peut bien tomber n'importe où, comme si cela lui était une identité suffisante et assez de raison: "Karle-masque, karlemasque !"» Dégradée en Karl-masque, la pensée de Karl Marx, dont le nom « tient lieu d'identité suffisante » à un idiot seul à trouver encore dans cette formule la panacée des réponses, est rejetée loin derrière le dos et devient le masque délité des espérances idéologiques.



La caducité d'un monde



C'était pourtant au nom de l'idéologie que quelques intellectuels s'étaient «établis» dans les usines au début des années 1970. À l'opposé de cet élan, dont plusieurs témoignent (Robett Linhart, Jean-Pierre Martin, Jean Rolin, Jean-Pierre Le Dantec; cf. injra, p. 253), les livres qui paraissent aujourd'hui insistent sur l'impuissance, l'inégalité de la lutte et sa vanité face à la globalisation de l'économie libérale, car le monde a changé et la culture ouvrière disparaît. Jean-Paul Goux rend hommage à cette culture dans Mémoire de l'enclave (1986) en récoltant sur six cents pages les récits et souvenirs des ouvriers des usines Peugeot de Mont-béliard. Attentif à la voix des uns et aux blessures des autres, l'écrivain se fait ethnologue du présent, retient les traces d'un patrimoine en voie de disparition. En disciple de Julien Gracq, il mêle les notations géographiques à ses rêveries, l'enquête historique à l'entretien. L'enclave recèle comme nulle autre ce mélange d'attachement à l'usine, de paternalisme patronal, de luttes sociales qui ont façonné un siècle et demi d'histoire ouvrière. De l'aveu de François Bon, il s'agit du « livre le plus total, le plus fouillé, sur l'usine, au moment où l'histoire bascule, renvoie les gars au passé». Dans la même veine, Aurélie Filippetti intitule un roman Les Derniers Jours de la classe ouvrière (2003) et le termine par un encart, sur deux pages blanches : « La mine Montrouge d'Audun-le-Triche a été fermée le 31 juillet 1997. Ce fut la dernière mine de fer exploitée en Lorraine ». Dans Sortie d'usine, il fallait encore dire la violence du quotidien et l'aliénation au travail, chercher comment y échapper. Vingt ans plus tard, ce sont les usines qui ferment et c'est un monde qui meurt, que François Bon évoque aussi dans Daewoo (2004) et Gérard Mordillât dans Les Vivants et les Morts (2005).

Daewoo superpose une sorte d'enquête descriptive menée sur un lieu sinistré, ces petites villes de l'est de la France dont le tissu social s'est défait avec la fermeture des usines Daewoo, et la mise en dialogue théâtral de la parole ouvrière qui en témoigne à l'intérieur du roman.



L'écrivain parcourt les lieux comme autant d'espaces sinistrés et tente, à l'aide de la littérature, de leur arracher la mémoire du travail et des existences qui s'y consacrèrent.



J'avais connu il y a longtemps les grandes aciéries de Longwy, quand le ciel dans la nuit se colorait de rouge, et qu'on admirait sans se lasser les pains gigantesques d'acier bleuir sous le blooming. Aujourd'hui, quand vous passez en voiture, il y a des champs revenus à la verdure, sauf qu'un peu trop d'étendue, et les limites d'ordinaire floues des haies ou des bouffées d'herbe là un peu trop dessinées. Et hier, tout près d'ici, à Uckange, en franchissant les rails de la ligne de train mi-désaffectée elle aussi, j'avais pu marcher jusqu'aux hauts fourneaux gigantesques et rouilles, dont on vous disait qu'ils coûteraient trop cher à démonter : terribles formes, chargées d'escaliers, échelles et passerelles, hissant dans le ciel leurs ébauches torturées comme un rêve. Mais, dessous, on n'avait pas détruit non plus les bureaux du maître de forges : la famille de Wendel passait ces marches, sous un prétentieux fronton à colonnes, pour monter l'escalier de vrai marbre qui leur semblait convenir pour présider aux affaires des milliers de silhouettes aux mains brûlées, faisant aller leurs laminoirs.

Le monde ici, avec l'autoroute d'un côté et les immeubles de l'autre, ne prête pas à poème, ni à la création de mondes fantastiques. Sur des charpentes portiques on avait boulonné et riveté des parois d'acier gaufré, mis par-dessus un toit, et suspendu les néons pour éclairer, les canalisations d'air soufflé pour chauffer, enfin dessiné des marques sur le ciment imperméabilisé du sol pour y goujonner les machines. Autour, le bitume pour les camions et voitures, des pelouses qu'on avait entretenues même pendant ia passation d'une enseigne à une autre (tout comme à l'entrée le bureau des vigiles était resté occupé), et le grillage blanc.

Pourtant, c'est cela qu'il y avait ici aussi à extorquer : ce mystère qui soude un lieu à l'énigme des hommes se passe parfois de traces. Et la tension poétique d'une prose est ce mouvement, par quoi on extorque au réel ce sentiment de présence. Ainsi de Julien Gracq, ainsi de Rainer Maria Rilke : « On a peint des mers désertes, des maisons blanches par des saisons pluvieuses, des routes où personne ne chemine et des étendues d'eau d'une indicible solitude [-..]. Toute communauté s'est retirée des choses et des hommes, dans la profondeur commune où puisent les racines de tout ce qui croît. » Etait-ce vain, cette profondeur, de la chercher ici encore, ici pourtant, dans l'usine vide et la ville qui l'entourait, malgré la désaffection des signes ? C'était aussi le début des Cahiers de Malte Laurids Brigge (datés 11 septembre, sans précision d'annéE) : Dos war nun mal so. Die Hauptsache war, dafi man lebte. «C'était ainsi, voilà tout. L'important était que l'on vécût.»

François Bon, Daewoo, © éd. Fayard, 2004, p. 118-119.



Gérard Mordillât élargit le tableau dans une fresque de plus de six cents pages : Les Vivants et les Morts. Une cinquantaine de personnages défdent et dressent le constat des faillites, les conséquences qu'elles ont sur leur vie. Loin de rassembler les exclus, la lutte pour la survie les oppose les uns aux autres, détruit les familles. La raison financière qui méprise les règles sociales et politiques atteint le plus intime des vies et condamne parfois à la mort par la désocialisation ou le suicide. Ce roman tente de téactiver par des moyens contempotains la tradition populaire du roman français, des Misérables de Victor Hugo à Germinal d'Emile Zola.



Il emprunte aussi bien au roman social américain, celui de Steinbeck ou de Dos Passos pour restituer, en des temps qui ne lui sont plus favorables, quelque chose comme une épopée, mais une épopée défaite, nourrie par la nostalgie de combats plus nets, classe contre classe: «ceux qui ne disent pas non sont morts». Il faut tenir: le roman emprunte sa closule à Faulkner, qui écrivait dans l'Appendice Compson à propos des Noirs «They endured» : ils ont supporté, ils ont tenu. C'est aussi la conclusion de Les Vivants et les Morts : ils endurent.

Ces livres nous alertent sur la mutation du monde dont notre présent est le produit. François Bon, Aurélie Filippetti et Cérard Mordillât mettent en évidence la ruine sociale que marque le passage vers ce que Daniel Bell a nommé l'ère «postindustrielle». «J'habite pour toujours un bâtiment qui va crouler,/un bâtiment travaillé par une maladie secrète» : François Bon cite Baudelaire en exergue de L'Enterrement. Ce pourrait tout aussi bien être l'exergue de son ouvre, attentive à la « maladie secrète » qui travaille le corps social. Un autre récit, Temps machine, évoque les ouvriers d'autrefois entraînés par le mouvement d'une mutation historique profonde qui voit s'achever une époque : l'âge de l'usine triomphante, du métal à produire et domestiquer, l'âge de la machine et de son temps. Aussi s'agit-il de rappeler la forme et l'usage de «chaque outil du monde disparu des machines », de dire les usines dont les bâtiments sont ou seront rasés, abandonnés aux friches industrielles et «la vexation que c'est pour qui a assisté déjà dans son propre pays à la mise à mort de tout cela».

La valorisation du travail ouvrier restait latente dans Limite. Temps machine au contraire n'hésite pas à faire sa part à la beauté plastique du travail industriel et à la grandeur du geste de l'ouvrier : « Il y a de la beauté à ces situations étranges, que l'effort physique poussé jusqu'à la fatigue extrême rend plus intimement proches, là-haut à quinze mètres dans le tunnel de tôle étanche et surchauffé, où nos disques à air comprimé détachaient des étincelles violentes, des gerbes d'éclats ». La conscience de ce dont l'homme est capable produit ainsi plusieurs développements qui lui rendent justice. Car ce n'est pas seulement la fin d'une forme d'exploitation que signe l'ouverture de l'ère postindustrielle, mais aussi la caducité d'un savoir-faire, la disparition des formes d'excellence ouvrière, et la fin de toute légitime fierté. Le dépassement de l'homme par l'homme que postule la maîtrise des éléments naturels et leur transformation industrielle, en quoi se fonde un certain humanisme, est en passe de se perdre jusque dans la mémoire des hommes eux-mêmes: « Qui saura donc la richesse que c'était là, conceptions, calculs, une incroyable performance d'hommes, puisque eux-mêmes y tournaient le dos? Qui saura que c'était là une fin de monde?» La transmission des savoirs d'une génération à l'autre, avec l'admiration que cela suppose, en est violemment affectée. Chaque époque doit constituer son propre savoir elle-même, l'accélération des innovations rend caduc le savoir de la génération précédente qui fait ipso facto figure d'inadaptée, de dépassée et devient elle-même caduque, sans reconnaissance possible. L'ancien n'est plus le sage ni le modèle, il n'est plus l'aune de la référence mais son envers, et perd tout statut. Privé de cette transmission des compétences, le lien se fait plus ténu d'une génération à l'autre. L'école même diffuse des savoirs périmés : « tout était donc trop tard, ils ne le savaient pas ».



Le monde rural n'est pas moins affecté par cette mutation : «J'appartiens par toute mon enfance à la dernière génération de cette humanité qu'on pourrait globalement qualifier d'indigène en ce qu'elle fut à la fois d'une heure et d'un lieu», déclare Pierre Ber-gounioux dans un entretien avec François Bon, pour la revue Quai Voltaire: « Les expériences fondatrices, je les ai faites dans un coin perdu de la Gaule chevelue, parmi les vestiges de la société agraire. » Cette société installée depuis l'Antiquité a connu ses derniers feux dans les années 1960, lors de la mécanisation de l'activité agricole: «Je daterai assez volontiers la fin du monde de 1962», explique Bergounioux dans Le Chevron (1996), «du mois de janvier, du 16 de ce mois, parce que c'est le centenaire du dépôt de brevet dans lequel l'ingénieur Alphonse Rochas a décrit la transformation en énergie mécanique de l'énergie thermique libérée par l'inflammation en vase clos d'un mélange carburé. Il a suffi d'un trou borgne, de quelques accessoires et d'une goutte de pétrole pour abolir la vie précaire dont les hauteurs corréziennes étaient le siège ». Boutade mise à part, Bergounioux énonce ici le grand mouvement d'industrialisation des campagnes qui suit et radicalise celui de l'exode rural. Là encore repères et références sont bouleversés. Les existences, leurs mours, leurs rythmes en sont changés ; les valeurs se perdent ou se modifient. Plusieurs de ses textes, comme ceux de Richard Millet et de Jean-Loup Trassard {Conversations avec le taupier, 2007), montrent combien cette mutation constitue une silencieuse mais véritable crise de civilisation : « Ce fut décidément pour ces hommes et ces femmes - ou cet homme de trente siècles qui eut nom Baptiste et cette femme de trois mille ans que l'on appela Miette [...] un rude baptême, un passage mouvementé que celui qui les conduisit de l'éternité au temps. Ils n'eurent pas le temps de se retourner, de considérer tout ce qui, à cet instant, se passait à grand bruit, en ce lieu où ils vivaient et mouraient et renaissaient depuis le fond des âges, identiques à eux mêmes, inchangés, tels que la terre, les choses, sans interruptions, les avaient requis» {Miette, 1995).



L'inventaire des lieux



C'est aux «paysages», justement, urbains ou ruraux, industriels ou commerciaux, que s'attache le travail des écrivains, ils y cherchent les traces de cette mutation. Pierre Bergounioux consacre des pages à décrire la ville de Brive dont il est originaire, ses environs, et l'évolution qu'ils ont connue. François Bon décrit longuement dans Paysage fer les friches industrielles aperçues chaque semaine depuis la vitre du train Paris-Nancy. Son livre fait le relevé minutieux de ces vues fugitives, et bientôt perdues: « [...] il y a le bord droit de la rivière dans son berceau de pierre, il y a la toge de fonte abandonnée dans l'herbe. Les usines mortes qu'on a vues plus tôt avaient pour fonction de les forger, elles et ses pareilles, les tiges, les treuils, rambardes et manivelles. L'eau demeure, et le linge. Quelque chose s'est séparé. On en est encore, chaque jeudi, le témoin. La nouvelle ligne de train, enfin plus rapide, bientôt passera droit, il n'y aura plus que deux gares et quelques parkings. On sera nous-mêmes dispensés de constater l'abandon. On ne regardera même plus, peut-être, aux vitres du train ». Sans récit ni discours : ce texte offre sur une centaine de pages la simple énu-mération quasi perecquienne du visible. Et cette matérialité même en dit long sur les âges morts. Il lui suffit pour cela de noter ce qui «apparemment n'intéresse pas la mémoire collective. On ne fait pas un livre avec des images d'écluses, d'aiguillages fortifiés, de tré-fileries au roi de l'acier, et encore moins des livres avec cet arrière des villes ».



Lieux de mémoire, lieux sans mémoire

Contrairement aux « lieux de mémoire» sur lesquels les historiens travaillent autour de Pierre Nora (« lieux » constitués pour faire mémoirE), ceux de la littératute sont des lieux dont la mémoire s'est défaite ou menace de se perdre : « Sur la place des villes en tous cas, au lieu de leurs sculptures idiotes, ils auraient mieux fait d'ériger à mémoire le double du train automatique de fraisage, haut de huit mètres et long de quinze au moins, avec les entraînements, les rongements et sur l'outil les jets de laitance blanche à l'épaisse odeur comme de suif», lit-on dans Temps machine. Même travail chez Jean Rolin dans Terminal frigo (2005 - on aura noté la similitude des titreS). Le narrateur parcourt le littoral français, les villes industrielles et les ports maritimes entre Dunkerque, Saint-Nazaire et Marseille, en laissant le passé dont ces lieux sont porteurs remonter à la surface du livre. Contrairement à François Bon qui ne peut s'arrêter - le train continue sa course - Rolin prend le temps d'écouter les gens qu'il croise. Aurélie Filippetti déploie de même, en de brefs chapitres, le souvenir de la mémoire ouvrière métissée et toute tissée au travail, à sa survie dans des conditions précaires, à ses engagements dans l'histoire sociale et dans les conflits mondiaux. Dans En marge (1994), Didier Dae-ninckx entremêle en de brefs récits le souvenir des luttes ouvrières et des artisans de la banlieue nord à la description de ces lieux autrefois bruissants d'une vie populaire intense et désormais en friche, abandonnés aux entrepôts.



Écrire le réel, ce n'est donc plus installer une « histoire » dans un cadre réaliste, mais aller directement vers cette matérialité même du monde qui témoigne de ce qu'il fut et devient. Enjeu poussé à l'extrême dans Paysage fer ou dans Terminal frigo. Nombreux sont les textes - on ne peut plus guère les appeler des romans - qui se consacrent ainsi à simplement dire les lieux et les façons possibles de les habiter. C'est le cas pour la campagne désertée dans Paysage et portrait en pied-de-poule (2004), de Thierry Beinstingel qui s'attache aussi à la déformation linguistique qu'impose l'univers du travail, où s'anéantit toute possibilité de préserver sa personnalité {Central, 2000; CVroman, 2007 : « CV, comme Courber les Verbes »). Le projet de Zones (1995) de Jean Rolin était de parcourir en quelques mois la couronne de proche banlieue qui ceinture Paris. D'hôtel anodin en chambre minable, le narrateur fait la recension de ces lieux interchangeables, vagues bistrots, échangeurs, périphérique, métro... qui entourent la capitale. La neutralité descriptive du ton n'empêche pas de laisser sourdre la misère des vies qui sont ici croisées ni, parfois, la critique de se manifester : « Comment des gens habitant dans un tel merdier, des jeunes en particulier, peuvent envisager la vie autrement que comme une foire d'empoigne et l'existence elle-même comme une véritable purge dont tout est bon pour faire passer le goût ? » La Clôture (2002) revient dans les quartiers nord de Paris. À l'évocation de Zone s'ajoute une part d'Histoire : celle dont les patronymes qui nomment les rues sont porteurs. Derrière le boulevard du maréchal Ney se profile la silhouette du maréchal d'Empire. L'écriture du réel se contamine ainsi d'une fiction biographique. Comme dans Décor ciment de François Bon, un crime sert de prétexte à révéler l'insalubre précarité des vies qui persévèrent en ces lieux: le meurtre d'une prostituée immigrée dramatise un territoire dont la pesanteur déjà apparaissait dans le livre précédent.



Vers 21 heures 30, alors que Wellington et Bliichcr viennent de se rejoindre et se congratulent près de la ferme de la Belle Alliance, candis que la cavalerie prussienne embroche les fuyards de la Grande Armée, le thermomètre à cristaux liquides installé au coin de l'avenue Corentin-Cariou et du quai de la Charente affichait 30 degrés. Dînant à la terrasse du Grill Buffalo, je vis défiler sur le pont de chemin de fer un train allemand - l'histoire a de ces ironies -, allant au pas, comme accablé par la chaleur, les portes de ses wagons rouge et blanc grandes ouvertes afin de ménager un courant d'air.

Une heure plus tard, il faisait encore jour, et j'attendais le PC en direction de la porre de Saint-Ouen à l'arrêt Macdonald-Canal Saint-Denis. Sous l'abribus se trouvaient en même temps que moi deux Albanaises plutôt jolies l'une et l'autre, et un type jeune apparemment privé de la parole, mais non du gesre ni même du couinement. I.c type aidait une des deux Albanaises, joyeuse, à enfiler un jean sous sa minijupe, puis à ôter celle-ci avant de la fourrer dans son sac. L'autre fille portait une jupe longue et n'éprouvait donc pas le besoin de se changer au terme de sa journée de travail. Un PC se présentant en sens inverse, dans la direction de la porte des Lilas, le muet prit brusquement congé d'elles, toujours avec force gesres, traversa le boulevard en trombe er se jeta dans le bus. De leur côté, les deux filles se mirent à faire, du stop, bras dessus bras dessous, en papotant dans un sabir méditerranéen qu'elles me dirent erre de l'italien, mais qui n'était pas de l'italien. Mes tentatives pour lier conversation ayant une fois de plus tourné court, lorsqu'une voiture s'arrêta pour les embarquer, la dernière à monter m'adressa tour de même un petit salut - « ciao, bye ! » - dans lequel l'intention amicale se doublait d'une forte dose d'ironie.

Jean ROUN, La Cliture, © éd. P.O.L, 2002, p. 119-120.



Le réel inhabitable

Toute une population s'installe ainsi dans ce que l'ethnologue du contemporain Marc Auge appelle des «non-lieux», ces espaces modernes d'échange et de commetee, gares, stations de métro, galeries commerciales, zones de transit... Des livres, comme ceux de François Bon, suggèrent alots ce que peut être une vie de squat et de vagabondage. On observe à les lire un glissement depuis la figure du clochard beckettien, quelque peu abstraite, vers des indigents plus tangibles, plus incarnés, même s'ils demeurent parfois, comme les personnages de Jacques Serena (Basse ville, 1992), inspirés de Beckett. Emmanuel Darley, dans Indigents (2001), préfère mettre en scène ceux que la vie réelle place au bord des rues, et dont le regard se détourne. Didier Daeninckx évoque leur précarité existentielle dans Hors limites (1992). Jean Echenoz, semblant rompre pour une fois avec sa manière habituelle (cf. infra p. 411), donne à lire dans Un an (1997) le trajet d'une jeune femme, Victoire, qui quitte sa situation sociale et glisse peu à peu - en un an à peine - vers la mendicité, et évoque au passage les arrêtés antimendicité pris en 1995 par quelques municipalités méridionales: «On entreprit d'inciter les gueux à courir se faire pendre ou simplement se pendre ailleurs ». Sans sacrifier à l'esthétique réaliste, dont il s'amuse parfois, l'écrivain s'attarde néanmoins aux conditions de vie de ces gens « sans toit ni loi » dont Agnès Varda a proposé sa vision cinématographique. Les autres romans de Jean Echenoz, plus volontiers tournés vers l'exploration ludique des formes du romanesque, prêtent aussi une attention soutenue aux espaces urbains, à leur visible misère, à leur inhabitable chaos et à leurs zones incertaines : quand bien même il s'agirait de revenir à la simple pulsion narrative, il semble bien que le réel soit devenu si âpre que l'on n'en puisse aisément faire l'économie.



Le réel malade

Le profond mal-être qui traverse le corps social peut être traité par certains écrivains, Michel Houellebecq entre autres, avec cynisme (cf. infra, p. 357). D'autres en revanche tentent une écoute plus généreuse. L'univers médical est propice à l'observation des défaillances individuelles et des symptômes collectifs. En 1998, La Maladie de Sachs de Martin Winckler, offre à entendre la rumeur intime des gens dans des bribes de dialogues, récits morcelés, esquissés, parfois prolongés. Sous le pseudonyme emprunté à Perec {La Vie mode d'emploI), ce médecin véritable, déjà auteur de La Vacation, n'hésite pas devant la répétitivité des situations et des actes, comme pour souligner que de cela aussi, la vie est faite. Ces voix que La Maladie de Sachs fait entendre, le psychanalyste est là pour les écouter. Le roman de Leslie Kaplan qui porte ce titre {Le Psychanalyste, 1999) est un creuset où se déversent aussi des bribes d'histoires personnelles, des malaises entrevus, d'autres plus intenses. Le psychanalyste lui-même, d'ailleurs, n'échappe pas à ces perturbations, manière de montrer qu'il n'est pas de surplomb possible d'où rendre compte de la vie des autres. Le principe du morcellement et du montage, celui de la variété (des tons, des figures, des voix, des modalités narrativeS) à l'ouvre dans les livres de Winckler et de Kaplan, affiche combien la saisie kaléidoscopique est désormais la seule possible d'un monde privé de tout système d'intellec-tion. Cela n'est pas forcément le signe d'un pessimisme ou d'une désillusion: il y a de la tendresse dans l'approche d'autrui chez Winckler, et un humour généreux chez Kaplan. Le narrateur de J'abandonne (2000) de Philippe Claudel est allé au bout de cette générosité. Sa tâche est de solliciter auprès des familles l'abandon du corps d'un mort à la médecine, pour sauver des vies, situation qui offre un efficace observatoire du réel, entre les espoirs des uns, le déchirement des autres et la vie qui va, dehors, son chemin de publicités et de spectacles dont les images deviennent obscènes d'être confrontées à de telles réalités.



De même que les récits de filiation pouvaient se donner l'objectif de repenser le lien générationnel, des récits consacrés à la vieillesse et au vieillissement tentent de préserver l'attention à autrui et de compenser la désagrégation du tissu social. Quatre exemples de ce souci : dans Adieu (1988), de Danièle Sallenave, le narrateur vient photographier au fil des jours un oncle que « l'accumulation de petites infirmités, la réduction progressive de ses forces, la solitude, ont fait entrer [...] dans une zone indécise, une zone d'attente ». Chaque chapitre est une visite, chaque visite une page ou deux, à peine, emplies de banalités: quelques souvenirs tout juste égrenés, mentionnés plus que racontés, l'image de l'enterrement qui se préfigure dans un avenir pas si lointain désormais, les problèmes de santé... Le texte demeure dans cette simplicité-là, usuelle, d'un langage qui ne fait pas littérature, mais que la vie, elle, connaît si bien. Pense à parler de nous chez les vivants, de Jean Delabroy (1997), avec son titre extrait de L'Enfer de Dante, part du même principe : le narrateur, « mon petit Jean », visite une grand-mère par alliance, plus réservée que mutique, qui livre avec difficulté des parcelles de mémoire, depuis la Grande Guerre, et de son quotidien qui s'avance inexorablement vers la fin : dépérissement du corps, dénuement du décor, dépossession de tout. Mais cette dépossession s'entoure de cette décence - une tenue, une dignité- qui font la grandeur des petits. La langue ne s'y autorise aucune complaisance, aucun pathos. Elle est à l'écoute, de l'autre, qui s'en va, et de soi, qui reste. C'est, en version narrative, une sorte d'équivalent de l'épure poétique à laquelle parvient un Antoine Emaz, à ceci près que le texte de Delabroy exprime ce que les mots si ténus du poète ne laissent qu'entrevoir dans le silence de ses poèmes. Belinda Cannone choisit dans Lent Delta (1998) la formule du roman dialogué, pour présenter une vieille femme de 104 ans bien moins avare de mots: elle se répand, son imagination foisonne : en elle, la vie ne résiste pas, elle prolifère.

Danièle Bassez est beaucoup plus caustique sur le vieillissement. Vieilles (1995) le décrit sans ambage: «Elles ont des yeux de mer, des yeux glauques de fond de mare, de feuillée d'automne, des mains à la peau fine, glissante, tachée, et des ongles taillés, dont on se demande pour qui et dans quel but elle les ont limés». L'Égarée (1998) se partage entre l'attention portée à une vieille femme qui perd ses esprits et se désagrège peu à peu, et la lucidité acerbe devant un tel effondrement. Chez Bassez, la vie toujours menace de s'abandonner, de se défaire : l'auteur entreprend de la contenir dans des mots qui disent la précision des choses, leur acuité, la façon dont les restes de vie s'attachent à des objets, s'angoissent à des gestes. Elle y débusque aussi les petits sadismes quotidiens dont l'existence parfois s'entretient. Du reste, cette attention de la littérature contemporaine au quotidien social et familial n'est pas forcément tendre avec les figures qu'elle suscite. Retrouvant la veine d'une véritable thématique de la désagrégation des familles, les livres de Gisèle Fournier (Non-dits, 2000 ; Mentir vrai, 2003, Perturbations, 2004; Ruptures, 2007), d'Hélène Lenoir (Elle va partir, 1996 - encore une vieille femme dont la mort est attendue par les uns, redoutée par les autres pour des raisons chaque fois strictement matérielle; Son nom d'avant, 1998), certains de ceux de Marie N'Diaye (Rosie Carpe, 2001), voire de Catherine Cusset (La Haine de la famille, 2001) sont parfois très cruels à cet égard, et aiment à mettre en évidence les nouds de perversités qui animent les relations familiales. 11 advient que ces textes frôlent la limite du supportable, tant la violence qu'ils recèlent est aiguë. Tous les hommes (2002) de Jacques Lindecker est de ceux-là. D'une enfance dévastée, la vie ne semble jamais pouvoir vraiment s'émanciper. Le texte heurté, entre universelle détesta-tion et quête pathétique d'amour inaccessible, donne idée du saccage que l'existence traverse.



La forme de la nouvelle est très propice à ces aperçus de réel. Il en est, bien sûr, de traditionnelles qui continuent la vague des « nouvelles réalistes » depuis Maupassant. Mais d'autres sont plus critiques dans leur démarche, plus attentives aussi aux dysfonctionnements sociaux, aux illusions dont se paie notre « monde du spectacle », saturé de miroirs aux alouettes : c'est le cas, par exemple, de Didier Daeninckx et de ses recueils Zapping (1992), parodie critique des émissions télévisuelles, ou Main courante (1994): ce registre des petits « faits divers » notés au commissariat devenu prétexte à dire en quelques pages les drames de la banalité à démasquer, derrière l'habitude que nous en avons, un envers du discours social bien consensuel et toutes ces zones d'ombre qu'il dissimule mal. Régis Jauffret excelle à ces instantanés sans commentaires, livrés, comme dans les 56 « romans brefs » de Fragments de la vie des gens (2000) dans une brutale nudité, lorsqu'une incompréhension, un malaise banal confine parfois au geste suicidaire. Le monde est noir, les générations et les individus s'affrontent, s'insupportent, s'ennuient ensemble, s'ennuient tout seuls, se perdent de toute façon: «la mort [paraît] un futur acceptable». La limite est étroite entre l'insupportable banalité du quotidien et la folie ou la violence qui guettent et tentent de s'en affranchir.

Conviction que partagent aussi les romans : Lydie Salvayre, dont La Vie commune (1999) est le monologue d'une femme que sa médiocrité dévore et La Méthode Mila (2005) celui d'un fils harcelé par sa vieille mère malade. Philippe Raulet suit, dans Pitié (2003), l'aléatoire périple d'une famille en mal de vacances, mais qui, trop modeste pour se les offrir, doit tricher avec ses rêves et finalement avec les règles sociales. L'Ordre des choses (2006) de Dominique Kopp tresse, dans une langue de grande poésie, les fils opposés de plusieurs désespérances qui confinent à l'ostracisme.



En quelques scènes muettes et allusives, apparaissent un paysan sans épouse que sa mère harcèle, une femme pliée sous la guerre des Balkans, qui cherche un asile pour elle-même et son enfant, et que ce paysan a achetée sur catalogue afin de pourvoir à la lignée et au travail de la ferme. Le rejet et la mort hantent sans insister ce bref récit d'une intense beauté. Hors du roman policier où il a ses attaches habituelles, Thierry Jonquet sonde les banlieues livrées aux irrépressibles dynamiques des brutalités quotidiennes et autres xénophobies dans un livre au titre sans appel : Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte (2006). Le narrateur de Marc Weitzman dans Fraternité (2006) n'est pas tendre avec ces mêmes banlieues : il stigmatise avec virulence les rêves politiques qui s'y sont échoués, de l'utopie urbaniste d'un confort pour chacun à l'engagement communiste en faveur de tous, au contraire de François Valabrègues qui suit avec amusement la manière très décalée que des adolescents, lettrés malgré eux, peuvent avoir d'y inventer leur vie (Les Mauvestis, 2005). Dans Loin d'eux (1999), Laurent Mauvignier enchaîne les monologues alternés d'une famille brisée par le suicide d'un de ses membres: chacun creuse sa culpabilité et son chagrin dans la langue abrupte d'un quotidien qui se défait. Silences, doutes et faux-semblants assaillent de même les personnages d'Apprendre à finir (2000) quand la possessivité conjugale se conjugue au handicap, ou Ceux d'à côté (2002), aux prises avec le souvenir d'un viol. Les réalités sociales minent ainsi de leurs pesanteurs chaque parole intime, qui dissimule à elle-même ses propres fêlures, et les désirs dont tous sont à la fois pétris et privés {Seuls, 2004). La langue de Mauvignier fait éprouver à ses personnages la faiblesse des mots. La maladresse de leurs voix tente de circonscrire le vide de leurs existences résignées, d'étouffer leurs angoisses, et ces rumeurs intimes sont souvent si justes qu'on en oublie le travail au cordeau de l'écrivain qui seul peut leur donner heu. Car il parvient, par le battement d'une hésitation, l'insistance répétée d'un mot, l'enroulement d'une phtase, à faire entrevoir des vertiges de souffrance banale sans jamais sacrifier à la complaisance pathétique. Son écriture a la précision d'une écoute.

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