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1. L'ère du soupçon



Le lecteur de nos jours peut-il demander encore au roman de l'instruire sur la société de son temps ? Et, s'il lit Bal/.ac ou Zola, cherche-t-il dans leurs livres des informations et des renseignements ? L'évolution des mours et les transformations de la vie sociale risquent de lui faire apparaître le monde qu'ils ont peint comme historique et lointain. Certes beaucoup de romanciers ont gardé, depuis Zola, l'ambition de présenter dans leurs ouvrages le reflet de leur époque : et le roman de mours a même acquis, entre Zola et les années 1920, plus de souplesse dans la narration, bénéficiant bientôt de l'apport du cinéma et du roman étranger, sachant recourir élégamment aux techniques modernes : diversité des points de vue. monologue intérieur, maîtrise de la durée narrative. Pourtant, si riche et si vivace que soit sa tradition, ce n'est plus de ce côté-là que se sont imposés, après Zola, les plus grands romanciers, l-a nouveauté fut du côté de Proust, de Céline, du Sartre de La Nausée. Le lecteur de nos jours n'est-il pas plus sensible, dans la fiction, à la voix du romancier qu'aux tableaux qu'il peint ? N'est-il pas plus attentif à la qualité d'une présence qu'aux performances de la description ou aux habiletés de la narration ? Ne préfère-t-il pas au tableau objectif du monde de son temps (sur lequel tant d'ouvrages spécialisés peuvent le renseigneR) la sincérité d'un témoignage personnel ? Ne se défie-t-il pas. dans notre « ère du soupçon », de l'art d'inventer des histoires et de construire un monde en lrompe-1'oil qui fasse naïvement concurrence à l'étal civil ? Beaucoup de lecteurs, en tout cas. me paraissent apprécier maintenant des auteurs qui trouvent dans la fiction l'occasion de rendre compte de leur expérience singulière, de « vider leur sac », de régler leurs comptes - et de le faire d'autant mieux qu'ils ne se sentent dans le roman astreints à aucune des obligations du « pacte autobiographique » et qu'ils ont les coudées franches pour donner consistance à leurs rêveries et à leurs fantasmes.



Il y a beau temps que le roman traditionnel a été battu en brèche : dès la fin du XIXe siècle, on est entré dans ce que Nathalie Sarraute a appelé « l'ère du soupçon ». La belle confiance dans les destinées d'un genre qui prétendait à la vérité paraît s'étioler après 1890. Le renouveau du spiritualisme, l'attrait pour les cas pathologiques de la vie mentale, l'apparition des valeurs du symbolisme conduisaient à remettre en question une conception qui avait prévalu de Balzac à Zola. Dans les minces ouvrages du culte du Moi, « petits romans idéologiques », « mémoires spirituels », « livrets métaphysiques », Barrés faisait le procès du roman traditionnel et annonçait les mépris futurs de Valéry et de Breton. Comment continuer à écrire des romans quand on affirme avoir plus de goût pour l'absolu que pour le contingent et quand on rejette dans des « concordances », réduites à peu de choses, les données de la vie commune ? Il s'agissait pour le héros barrésien de fuir « cet appétit d'intrigue parisienne et de domination que communique le "fiévreux Balzac" ». Mais, fuir Balzac, c'est s'écarter des voies royales du roman, c'est-à-dire de l'affrontement qui naît du heurt des passions ennemies. Le Philippe d'Un liomme libre s'écriait: «D'ailleurs, mon moi du dehors, que me fait ? Les actes ne comptent pas ! Ce qui importe uniquement, c 'est mon moi du dedans ! Le Dieu que je construis ! Mon royaume n 'est pas de ce monde ! » On ne saurait s'écarter plus délibérément de l'exposé des circonstances contingentes que requiert le roman. La Soirée avec M. Teste n'était que le premier chapitre d'un roman jugé aussitôt impossible, le Paludes de Gide était déjà un antiroman, il contenait en lui-même sa propre réfutation. Dans le même temps, la multiplicité des petites revues favorisait l'abondance des « proses », « minutes », - deux ou trois pages parfaites qui frôlent le poème en prose. Une esthétique de l'illumination brève, du moment privilégié, de ce que Mallarmé appelait « l'instant saisi à la gorge » vient se substituer au culte du long récit circonstancié. Crise de l'idéologie ? On ne croit plus qu'à ce qu'on perçoit, qu'à ce qui est ressenti dans l'immédiateté de la conscience. Balzac paraissait à Barrés avoir tout dit des hommes qui agissent, les rapaces. Mais il restait à ses yeux à parler de « ceux qui sentent, les seuls qui nous intéressent ». Les sources d'inspiration se sont déplacées : non plus le monde, mais son reflet dans une conscience, non plus les agissements des hommes, mais les images qui naissent dans l'esprit au contact du réel. « L'essence de notre maîtresse, de notre ami, nous échappe aussi bien que le secret d'un chien ou d'un pommier. » Les rapports d'action paraissent dès lors moins importants que les exigences de l'élu-cidation. Le monde - selon l'idéologie symboliste - n'apparaît plus comme un champ où faire s'affronter les passions, mais comme une apparence à élucider. Barrés était situé à un point crucial où le roman basculait de Balzac à Proust quand il observait dans Le Jardin de Bérénice que « seuls les esprits qu'absorbent de médiocres préoccupations cessent de chercher le sens de ce vaste spectacle ». l,e héros de Proust se donne en effet pour mission, non de transformer le monde dans le grand embrasement que prophétisait Germinal et que Claudel mettait en ouvre dans La Ville, mais de le comprendre, de déchiffrer les signes qu'il proposait.



2. Avec À la recherche du temps perdu, l'expérience de l'espace et du temps devient l'objet du récit



C'est d'abord dans À la recherche du temps perdu que s'est opérée la métamorphose du genre romanesque. Proust avait une vive conscience de la singularité de son entreprise : dans une de ses lettres, il déclarait rechercher un éditeur susceptible de faire accepter de ses lecteurs « un livre qui, à vrai dire, ne ressemblait pas au classique roman ». Certes la Recherche comporte une part de chronique mondaine : elle est aussi un roman d'initiation, puisque le narrateur passe par la double expérience de la mondanité et de la passion avant d'avoir accès à la lumière de la révélation finale : c'est l'histoire d'une vocation. Proust raconte comment Marcel devient écrivain. Il avait sans doute dans l'esprit à la fois le modèle des Mémoires de Saint-Simon et celui du roman d'apprentissage. C'est à l'intérieur de ce cadre qu'il a fait tenir la radicale nouveauté de son entreprise : délaissant la sacro-sainte intrigue, il rendait compte de la totalité d'une expérience, il faisait un sort à tout ce que les romanciers jusque-là étaient tentés de négliger, occupés qu'ils étaient de développer les circonstances fictives d'un conflit et d'acheminer le lecteur vers le dénouement. Une phrase de Gaétan Picon, dans Lecture de Proust est très intéressante : « Chez Proust, écril-il, Se manifeste comme l'objet même du roman ce qui n'en fut auparavant que l'horizon, le contexte - le monde même dans son tissu de sensations et d'images ». La phrase laisse entendre qu'il ne s'agit pas d'une totale révolution romanesque, d'un bouleversement complet, mais plutôt d'un déplacement d'accent et d'un glissement d'intérêt : le lecteur de Proust est conduit à porter moins d'attention à une intrigue qu'au « monde même » ; et celui-ci n'est plus un décor posé par le romancier pour servir de cadre à l'histoire qu'il raconte, il vient au premier plan et c'est l'action qui est, pour ainsi parler, rejelée à la périphérie. L'homme n'est rien qu'un rapport entre la conscience et les choses : dans ce bref contact brillent la richesse et la beauté de la vie. L'univers sensible de l'espace et du temps (« le monde même ») devient l'objet même du récit, et l'auteur s'attache à utiliser toute la palette sensorielle par laquelle il peut restituer au lecteur le monde tel qu'il apparaît à la conscience du protagoniste. Le critique, avec juste raison, ne va pas jusqu'à prétendre que Proust renonce au récit et au personnage - il suggère seulement de façon plus nuancée qu'il s'agit moins pour l'auteur de narrer des conflits d'intérêt ou des intrigues amoureuses que de restituer les expériences senso- rielles du narrateur. Le mot de « tissu » indique bien que, dans le même moment, peuvent se mêler des sensations de plusieurs ordres. Tout l'art de Proust, pour rendre compte de la totalité d'une expérience perceptive, consiste à passer de l'impres- sion à Y expression, à représenter au lecteur « le monde même », tel que le perçoit le héros, par le truchement d'un riche réseau métaphorique. L'action passe au second plan. Y en-a-t-il une ? Jean-François Revel observait que Proust avait subs- titué aux rapports d'intrigue des rapports de voisinage ; et que. dans cette ouvre, les personnages sont importants parce qu'on les voit souvent, au lieu d'apparaître souvent parce qu'ils sont importants (voir Proust, Hachette. 1965). A Balbcc, par exemple, le narrateur observe ses voisins de villégiature, mais aussi il contemple la mer, le ciel, des paysages, les tableaux d'Elstir ; ce sont ces spectacles divers qui deviennent « l'objet même » du roman. Cette découverte du monde par le truchement des sens a, dans les Jeunes filles en fleur, d'autant plus de charme qu'elle est le fait d'un adolescent aux antennes ultra-sensibles : tous les sens, vue. odorat, ouïe, toucher, saveur, sont concernés. On trouve une primauté du sensible jusque dans les analyses prousiiennes de la déception, puisque celle-ci ne naît point d'un échec, mais du contraste entre ce qu'on avait espéré et ce qu'on a finalement sous les yeux.

L'ouvre d'art est conçue comme l'aboutissement dernier et le couronnement de ce que l'expérience du narrateur a d'essentiel. La Recherche c'est cette expérience mise en mots, traduite en phrases : rencontre du sensible, expérience du monde et de la passion, itinéraire intellectuel qui conduit des choses aux mots, des signes au sens, de l'envie d'écrire à l'ouvre littéraire, de la déréliction dans l'éparpillement du sensible à l'unité ressaisie par l'organisation du texte. L'expérience fondamentale de Proust est sans doute là : dans le vertige de la variété, de la diversité, de la multiplicité des aspects. Tout en étant soumis à l'optique du narrateur, le monde proustien est divisé en côtés, cassé en morceaux, constitué d'images séparées. Au fond de ce vertige de la multiplicité, il y a une nostalgie de l'unité qui se manifeste, au niveau de l'écriture, par une volonté d'unification qui réunit en un réseau serré les éléments d'un réel dispersé.

Le statut littéraire d',4 la recherche du temps perdu est ambigu : c'est un roman-aulobiographie. pour adopter la terminologie d'Henri Godard (voir Poétique de Céline. Gallimard. 1986). Après l'essai de Jean SanteuiL Proust a eu l'idée d'écrire son livre à la première personne : décision géniale puisque ce n'est plus un tableau qu'il peint, mais un témoignage qu'il apporte. Il rend compte de sa propre vie, et du sens qu'il lui donne. La voix de l'auteur manifeste plus facilement son timbre par l'emploi du je. Celui-ci atteste une présence, non seulement celle du jeune homme dont il évoque les découvertes et les émois, mais celle d'un auteur qui, longtemps après, les traduit par des mots. 1-e narrateur proustien ne relate pas seulement son expérience du sensible : il a vite compris que toute sa vie passée était la matière de son roman. Quand le narrateur évoque de vieux souvenirs, et qu'il mesure soudain l'immense espace de temps qui le sépare de tel moment passé qu'il revit soudain avec intensité, il trouve des accents auxquels le lecteur ne saurait être insensible.



3. De Proust à Céline : le roman-autobiographie



Les récits de Céline se situent aux confins du roman, de l'autobiographie et de la chronique. Jules Vallès, dans sa trilogie. Proust, dans la Recherche, laissaient planer l'ambiguïté sur le statut de leurs récits. Le je célinien, comme cje proustien, recourt au registre de la fiction, mais sa présence dans le récit est plus affirmée que ce n'est le cas pour Proust. Celui-ci propose le compte rendu d'une expérience et retrace un itinéraire spirituel, mais les événements historiques rencontrés par le narrateur, la guerre de 1914 et l'Affaire Dreyfus sont vus, sentis, appréciés par divers personnages et selon le prisme déformant de chacun. L'engagement en faveur de Dreyfus qui fut celui de l'auteur n'apparaît pas dans la fiction. Quant aux bombes qui sont tombées sur Paris en 1917. Proust a recours à toute sa culture pour en faire l'image du feu du ciel qui tombe sur Sodome et Gomorrhe, procédant à l'exploitation littéraire d'un incident de guerre : on n'a pas le témoignage brûlant de quelqu'un qui sérail véritablement impliqué dans l'événement. Par sa génération et sa formation, Proust bénéficie d'une sorte de disponibilité, il éprouve une vive curiosité des choses et des êtres, tandis que Céline, qui a vingt ans en 1914 et 45 ans en 1939, fait dès son entrée dans la vie l'expérience des horreurs de la guerre : il en restera meurtri : il se définirait plutôt par un dégoût violent des choses et des êtres qui n'est peut-être que la déception d'une ardeur à vivre et à connaître qui a été trompée. L'époque à laquelle il appartient est marquée par deux guerres mondiales : d'une guerre l'autre. 11 a été tout entier impliqué dans ces deux conflits. Ses parents, petits commerçants, appartiennent, au tournant du siècle, à une classe menacée par le développement du gTand commerce. Proust restait un spectateur curieux ; Céline est d'entrée de jeu requis par l'Histoire : et même, lors de la dernière guerre, il va au-devant, il se précipite lui-même dans des situations sans issue. Il ne saurait être question pour lui de décrire son temps en observateur impassible. La seule chose qui reste à faire après l'abomination de la Première Guerre mondiale, c'est de porter témoignage. La parole et l'écriture restent un salut possible, mais l'accent est nouveau : « Quand on sera au bord du trou, dit Bardamu, faudra pas faire les malins, nous autres ; mais faudra pas oublier non plus .faudra raconter tout sans changer un mot de ce qu 'on a vu de plus vicieux chez les hommes, et puis poser sa chique, et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie entière. »



Chacun des huit récits de Céline tient à la fois du roman et de l'autobiographie, et les derniers sont orientés vers le genre de la chronique : ils apportent un témoignage sur la catastrophe finale de la Deuxième Guerre mondiale. « J'ai cessé d'être écrivain, disait Céline en 1959, pour devenir un Chroniqueur. » On a pu dire que le Voyage au bout de la nuit était l'ouvrage qui se rapprochait le plus du genre romanesque ; que Mort à crédit s'orientait vers l'autobiographie ; et que Nord ou D'un château l'autre étaient délibérément des chroniques. Mais quand dans Mort à crédit. Céline évoque l'Exposition universelle de 1900, il se fait chroniqueur ; et, de toute façon, d'un bout à l'autre de son ouvre, c'est sa propre vie qu'il raconte : et les événements de sa vie comme ceux de l'Histoire sont pour lui des tremplins pour sauter dans l'imaginaire, déverser ses colères et ses rancunes. Si Jules Vallès et Marcel Proust ont conféré à leurs récits un statut ambigu, entre le roman et l'autobiographie, l'originalité de Céline est d'aller jusqu'au bout de cette voie (voir H. Godard, Poétique de CélinE) : l'ambiguïté, il la revendique, il en accuse les contradictions au lieu de les atténuer, il entend bénéficier à la fois de la « garantie du réel » et des droits de l'imagination. À propos du Voyage au bout de la nuit, on le voit déclarer que ce n'est pas un roman, parce qu'il n'y a ni histoire ni personnages, et que ce n'est pas non plus une autobiographie, sa vie étant, assure- t-11, bien plus simple et bien plus compliquée. Ce qui le distingue de Proust, c'est que le narrateur s'applique à se mettre en scène et à affirmer tout au long du récit sa constante présence.

Céline a trouvé dans sa vie même la matière de son ouvre : il a prêté à Ferdinand Bardamu beaucoup des expériences qui ont été les siennes.

Le Voyage évoque la guerre de 1914. le séjour en Afrique, le voyage aux États-Unis, la médecine en banlieue. Mort à crédit peint les années d'enfance et d'ado- lescencc et finit par où le Voyage avait commencé : l'engagement à la veille de la guerre. Dans Guignol's Band comme dans Le Pont de Londres, Céline évoque les mois qu'il a passes en Angleterre en 1915 : et les derniers livres relatent le séjour en Allemagne et au Danemark à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Les personnages et les faits sont transposés. On sait que le docteur Destouches a connu les usines Ford à Détroit, il en a ramené une étude d'hygiène sociale, mais précisément, il les a fréquentées en tant que médecin pour enquêter sur des problèmes sanitaires, il n'a pas connu le sort de Bardamu, contraint de s'engager comme manouvre. On sait aussi que beaucoup de personnages ont eu des modèles dans la réalité, mais que Céline leur a donné une stature qu'ils ne possédaient pas par eux-mêmes. Il a déclaré qu'il n'écrivait que pour « transposer », que la vérité ne lui suffisait pas, et qu'il lui fallait une « transposition de tout ». « Mon dieu, répondait-il à Millon Hindus. c'est simple, la vie objective, réelle, m'est insupportable (...). Elle me semble atroce, alors je la transpose tout en rêvant, tout en marchant. » À un ami qui lui demandait : « Est-ce ainsi que vous voyez la place Clichy ? », il répondait : « Il faut noircir, et se noircir. »

H a certes noirci son enfance et son adolescence dans Mort à crédit. 11 les a stylisées, il leur a donné une signification en les débarrassant d'anecdotes contingentes. Céline a inventé pour Ferdinand l'enfance qui pouvait contribuer à expliquer sa révolte. Prélude à l'atrocité. Le malheur de Ferdinand n'est pas, comme c'est le cas dans Poil de Carotte ou dans Vipère au poing, d'être en proie à la haine de la mère. C'est plutôt d'être entraîné par la faute des autres, par les pièges qu'on lui tend, par la simple suite des événements, dans une interminable débine. Il est naturel qu'il en vienne, pour se protéger, à refuser toute communication avec autrui. Déjà pour lui. d'une certaine façon, l'enfer, ce sont les autres. À cette méfiance s'ajoute un sentiment de culpabilité, il a conscience de ne pouvoir ressembler à l'image du bon fils que ses parents n'ont cessé de lui proposer. Son père ne cesse de l'accabler dans des crises de colère terribles et ridicules. Le fils maudit intègre la réprobation paternelle. Au père grotesque répond le fils damné. Il suffit d'un soir d'ivresse pour que la révolte de l'adolescent explose et soit sur le point d'aboutir au meurtre du père.

Le témoignage de Céline met aussi en cause toute l'époque. Il écrivait en 1933 à Evelyne Pollet : « Toute la vie que nous menons est fausse et viciée, et abominablement contraire à nos instincts, dès l'origine. Tout est raté : Tout est à recommencer. » Et encore, en 1939 : « La vie civilisée est devenue fort triste. C'est un accablement funèbre, de tout et de tous. » Une enfance ratée : un siècle de fer. Le monde moderne fait figure d'accusé. Céline est certes tenté de célébrer l'éclairage au gaz, puis à l'électricité, ou les merveilleux « Madeleine-Bastille », autobus à impériale. Mais il discerne les dangers que récèle le culte frénétique du progrès : un bouleversement ininterrompu de la vie, une folle fuite en avant. Le décor de la vie va changer trop vite. Plutôt que d'essayer de comprendre les causes et les mécanismes des mutations en cours, Céline les refuse en bloc. À l'aube des temps nouveaux, il trouve des accents prenants pour dénoncer la folie de ces bouleversements. « Je veux plus changer, écrit-il (...) Celui qui changera le réverbère crochu au coin du Numéro 12, il me fera bien du chagrin. On est temporaire, c'est un fait. Mais on a déjà assez temporé pour son grade. » Il a le sentiment de la fin d'un temps : le siècle dernier, il nous le dit. il l'a vu finir. Chez la tante Armide, « dans le noir, derrière la tante, derrière son fauteuil, il y avait tout ce qui est fini, y avait mon grand-père Léopold qui n'est jamais revenu des Indes, y avait la Vierge-Marie, y avait M. de Bergerac, Félix Faure et Lustucru, l'imparfait du subjonctif Voilà. »

« Le fait est, écrit Henri Godard, que [Céline] donne de notre époque quelques-unes de ses images les plus fortes, et rares sont parmi nous ceux à qui elles sont totalement étrangères. » Le monde moderne, pour Céline, c'était d'abord la guerre moderne, et rien n'était plus atroce. C'était aussi la grande ville moderne, New York ou Paris. Dès qu'on sort, à New York, c'est « la plaie triste de la rue qui n 'en finit plus, avec nous au fond ». Dans la banlieue de Paris, près de l'hôpital de Bicêtre, « là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture », « la ville montre à qui veut le voir son grand derrière de boîte à ordures ».

La condition ouvrière, assumée par Ferdinand à Détroit, est une des formes modernes de l'aliénation. Céline dénonçait l'écart entre les aspirations individuelles et la mécanisation des gestes. « On en devenait machine soi-même », note Ferdinand ; «elle est en catastrophe, cette infinie boîte aux aciers. (...) On est devenu salement vieux d'un seul coup. » Misère du travail, menace du chômage, pollution des banlieues industrielles. Céline a dénoncé ces aspects de l'horreur moderne. Il a senti aussi que cette crise de civilisation allait de pair avec une crise morale et intellectuelle, qu'elle était liée à une faillite de l'esprit moderne qui, au lieu d'être promesse de sagesse et d'équilibre, s'adonne avec délectation aux outrances et aux surenchères.

Le témoignage célinien est l'expression d'un refus, d'une répulsion. La voix de Céline doit la qualité de son timbre à la qualité de ce refus. L'auteur affirme sa présence et son engagement dans l'acte même de la narration pour porter témoignage. Il répond ainsi « au besoin du lecteur moderne, de ne plus séparer une histoire de celui qui la raconte », selon l'expression d'Henri Godard. La voix de Céline n'est pas seulement une instance qui, comme la voix de Stendhal, « garantit la fiction en garantissant le garant », selon la formule de Georges Blin (voir Stendhal et les problèmes du romaN), ou qui veut accroître la foi du lecteur dans ce qui lui est raconté : elle cherche plutôt à le mettre en demeure d'accepter le témoignage qu'elle lui propose. La voix, qui peut prendre des registres variés - pathétique, bouffonnerie, dérision, familiarité, gouaille, gravité -, est affaire de petite musique personnelle. La voix est de l'homme même ; surtout quand il a renoncé à être savant ou maître d'école, donneur de leçons de choses, pour être cet ami qui nous parle.



4. La Nausée, journal d'une existence où « les choses sont tout entières ce qu'elles paraissent »



De Vallès à Céline, de Proust au Sartre de La Nausée, le roman est conçu comme le témoignage d'une expérience singulière, généralement narrée à la première personne. Les documents humains étaient, dans la trilogie de Vallès, comme des pièces versées au dossier d'un témoignage passionné. Il n'y a pas d'écrivain plus personnel que Vallès, pas de littérature plus subjective que la sienne. Il a hésité en 1873 sur la forme qu'il devait donner au livre qu'il méditait : mémoire, roman, témoignage historique, récit impersonnel. Il a choisi la forme qui lui permettait d'avoir les coudées franches pour exprimer ses colères, ses rancunes d'enfant mal aimé, de bachelier floué, d'insurgé vaincu. « Mon histoire, disait-il, ou presque mon histoire. » Celle de Jacques Vingtras en tout cas, et de sa révolte, laquelle donne aux livres de Vallès leur accent irremplaçable.

En aval et non plus en amont de Céline, il faut faire un sort à La Nausée de Sartre : c'est une des ouvres majeures de la littérature contemporaine ; elle hérite du Voyage et de la Recherche. Ce n'est pas à proprement parler un roman ; c'est un récit qui a parfois les allures d'un essai philosophique. Il retrace l'expérience singulière d'un personnage nommé Roquentin qui tient registre des découvertes qu'il fait peu à peu. Sartre avait à l'origine fait le projet d'un essai sur la contingence : la spécificité de celle-ci lui était apparue quand il comparait l'impression de nécessité que produisent par exemple les images d'un film et le sentiment de gratuité et d'absurdité que donne l'écoulement de la vie telle que nous la vivons. La première version qu'il rédigea de son « factum » consistait en une méditation statique sur la notion de contingence. Simone de Beauvoir lui donna le conseil de conférer à l'expérience de Roquentin une progression dramatique ; Sartre fut convaincu qu'il devait faire en sorte que son idée de la contingence devînt une découverte progressive de la part de Roquentin. La vérité n'était plus donnée d'entrée de jeu. elle apparaissait par éclairs, énigmatique, se proposant et se dérobant.

« J'étais Roquentin. a dit Sartre ;je montrais en lui sans complaisance la trame de ma vie. » Faut-il le croire ? Il y a dans La Nausée une part d'autobiographie : mais Sartre ne saurait être réduit à Roquentin : il a écrit La Nausée dans l'allégresse. Ce livre traduit moins sa vie que « sa vérité la plus profonde », « l'essence de son expérience ».

Il n'y a point d'aventure ni d'événements dans La Nausée. Comment pourrait-il y en avoir, dans un projet dont le sous-titre que Sartre avait un moment envisagé était « // n 'y a pas d'aventure ». Pourtant Roquentin a fait la découverte d'une existence qui surgit là sans raison, qui est absurde. Le récit est devenu une sorte de


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