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Contrariétés de l'âme






Lorsque les moralistes « classiques » dénoncent les faiblesses de l'homme, c'est parfois dans les termes mêmes qui furent utilisés pour l'art baroque : « Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune » dit ainsi La Rochefoucauld. Us reviennent souvent sur la versatilité humaine, sur ce que Pascal appelle les « contrariétés » (c'est-à-dire les contradictionS) de ce « bizarre » instrument à vent :



On croit toucher des orgues ordinaires, en touchant l'homme. Ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables...



Il est vrai qu'entre 1570 et 1650 - entre Montaigne et Descartes -, avant d'être rejetée comme « haïssable » par un certain jansénisme, la question du moi est constamment posée, sur le mode de l'incertitude ou de l'incohérence :





O que nous avons donc de desseins bien divers s'exclame Sponde en 1588 (Stances de la morT), annonçant une époque où règne la confusion des sentiments, et leur contradiction.



1. Exaspération des tensions



Ce sont en effet les aspirations contradictoires qui semblent définir d'abord la « psychologie baroque » : hésitations entre le raffinement et le renoncement. le luxe et le dépouillement, la magnificence et l'ascétisme ; spiritualité partagée entre mortification et célébration, entre l'austère pessimisme de la conscience pécheresse et l'optimisme souriant de la dévotion aisée ; mouvements de l'âme entre révolte et repli, ivresse et tristesse sans objet ; intermittences du cour entre inconstance et passion, sensualité et violence... Scepticisme ou dogmatisme, mysticisme ou libertinage : la « double postulation » baudelairienne, entre spleen et idéal, s'annonce déjà.

Cette essentielle duplicité, qui alimente le motif burlesque des êtres à deux faces dans les gravures réversibles et les ballets de cour, n'est qu'un aspect de la « mixtion humaine ». L'homme est « meslé », « un mixte composé de lumière et de fange » dira Tristan (La Folie du Sage, 1645). Mais lorsque Montaigne constate, un demi-siècle avant, que « nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires » (De iexpériencE), il reprend la formule antique du concordia discors : accord fondé sur des antinomies, unité « accordée dans la discorde ». Or ce n'est pas l'apaisement harmonieux qui marque l'expression baroque à ses débuts, mais bien au contraire l'exaspération des contradictions. Chez Sponde, les conflits qui déchirent le royaume servent de métaphore à son « brûlant discors » intime (« Je sens dedans mon ame une guerre civile » écrit-il dans les AmourS). Et le titre de Jacques Grévin, les Sonets de la Gelodacrye (1561), mélange de rire et de larmes, dit bien une inspiration essentielle semblable :



Je chante la discorde et la haine à son tour

Comme la passion et la fureur me meine...



Discorde et haine, passion et fureur : les incertitudes religieuses et intellectuelles, les antagonismes armés, les échecs amoureux ou professionnels provoquent, sur des ternpéraments impulsifs, une attitude de doute et de révolte, et jusqu'à ce sentiment de prédestination du malheur, voire de malédiction, que Jodelle appelait lui-même son « desastre acoustumé ».

« Forcènerie » ou « forcènement » : c'est par ces termes que l'on désigne (d'Aubigné le premier, rendant hommage au génie de JodellE) l'état de fureur et d'« estrangement » de celui qui est fors-sené, « hors du sens », hors de soi, dont l'âme se trouve « de raison dépourvue ». La folie furieuse du « théâtre de la cruauté » ou des « histoires tragiques » existe aussi dans la poésie de cette fin de siècle. Dans Le Printemps, composé au début des années 1570, d'Aubigné. très jeune amoureux de Diane Salviati, nièce de la Cassandre chantée par Ronsard, y affirme sa différence : plaçant son prédécesseur et maître au premier rang des poètes, il lui lance un défi, dans une première version du sonnet V de l'Hécatombe, de sincérité, de lyrisme et de véhémence :



Ronsard, si tu as sceu par tout le monde espandre

L'amitié, la douceur, les grâces, la fierté [...]

Moy j'ay plus de fureur, d'amour et de soucy.



La douce amitié est peut-être devenue passion amoureuse, mais surtout « les grâces, la fierté » ont laissé la place au « souci » (inquiétude, tourmenT) et à la « fureur ». Le glissement sémantique de ce dernier mot marque le plus clairement le passage de la Renaissance au premier baroque : la « fureur » platonicienne de l'inspiration, celle du poète exalté d'un enthousiasme créateur, se confond désormais avec l'excès « furieux » jusqu'au délire. Dans un vertige de la douleur, dans une délectation morose, expressionniste - le cour y est « mis à nu », ouvert, ensanglanté, etc. -, dans un « état extrême » où la rage d'écrire se confond avec la rage d'aimer, le poète « forcené ».

L'exaspération est le contraire d'un abandon : elle marque aussi la recherche d'un équilibre introuvable. Une des caractéristiques de cette époque de troubles et de crises est l'appel à la constance comme vertu principale de l'homme : les vers de la Boétie et tous les traités d'inspiration stoïcienne de la décennie - l'essai De la constance de Montaigne (1580), le De constantia de Juste-Lipse (1583), le Traité de la constance de Du Vair (1590) - invitent à pratiquer la fermeté de l'âme. Mais cette aspiration, dans l'impossibilité d'une maîtrise de soi et des choses, loin de supprimer le conflit, le perpétue et l'aggrave. D'où la poésie inquiète, oppressée des premiers poètes baroques : Jacques de Constans dans son recueil Les Constantes amours, joue sur son propre nom pour dire, au sein même de la frustration la plus cruelle, la volonté d'un sentiment profond et inébranlable, comme les Pyrénées,



Ces monts pauvres dehors ont la richesse au cour

Et mon amour ne gist qu'aux pensers immuables.



Les sonnets de Sponde tournent également autour de ce motif : ceux des Amours sur la fidélité dans l'absence, ceux de la Mort sur la fermeté dans les épreuves. Face aux dangers de la tentation, aux assauts de la chair et du monde, l'âme s'areboute et résiste désespérément ; la tension intérieure ne s'exprime nulle part mieux que dans son dernier sonnet, où le raidissement d'une conscience torturée est traduit par la torsion des « vers rapportés », comme un monument funèbre à son ouvre (voir encadré).

L'appel à la constance est d'autant plus ardent qu'est aiguë la conscience de l'instabilité universelle, de la Vanité et Inconstance du Monde (Octonaires de ChandieU), de la « branloire perenne » (MontaignE) : le sentiment de la fragilité individuelle y répond naturellement. C'est le moment où la misère de l'homme est ressassée dans le registre métaphysique de l'Ecclésiaste (« Tout est vanité »), par le tournoiement de l'image biblique :



Tout cest homme icy n'est que du vent qui va, qui vient, qui tourne, qui retourne, du vent certes, qui s'eslance en tourbillons qui lui saboulent le cerveau, qui l'emportent, qui le transportent.

(Sponde. Méditation sur le Psaume L)



Tensions de l'âme : Jean de Sponde



Le douzième et dernier des Sonnets dur le mesme subjeci (la morT) de Jean de Sponde (Essay de quelques Poèmes Chrestiens, 1588) est un sonnet « rapporté », c'est-à-dire bâti d'un bout à l'autre sur un rythme ternaire : trois motifs d'inquiétude (l'onde du Monde, les assauts de la Chair, la séduction du TentateuR) suscitent trois appels à l'aide (une nef, un appui, une oreille résistantE), auxquels répondent les interventions de Dieu (ton Temple, ta Main, ta VoiX). Dans un moment de doute au premier tercet, l'ordre des éléments s'inverse, en un retour sur soi ; repris ensuite dans l'ordre initial, il est de nouveau inversé dans le chiasme des trois derniers futurs, - tel un paraphe à la fin de ce testament poétique, où le nom même de Sponde s'éparpille dans l'hémistiche final, emporté dans une dernière vague. C'est toute une « géométrie passionnée » (BoasE) qui travaille en spirale la structure « classique » du sonnet rapporté, lisible « en lez et en long » (en largeur et en hauteuR), pour en faire comme une colonne torse, figure baroque, à la fois manifeste et dissimulée, de la force en n'ouvement et de la fermeté dans les contradictions.



Tout s'enfle contre moy, tout m'assaut, tout me tente.

Et le Monde et la Chair, et l'Ange révolté.

Dont l'onde, dont l'effort, dont le charme inventé

Et m'abysme. Seigneur, et m'esbranle, et m'enchante.

Quelle nef, quel appuy. quelle oreille dormante.

Sans péril, sans tomber, et sans estre enchanté,

Me donras-tu* ? Ton Temple où vil ta Saincteté,

[*donneras-tuJ

Ton invincible main et ta voix si constante.

Et quoy ? mon Dieu, je sens combattre maintesfois

Encore avec ton Temple, et ta main, et ta voix.

Cest Ange révolté, ceste Chair, et ce Monde.

Mais ton temple pourtant, ta main, ta voix sera

La nef. l'appuy, l'oreille, où ce charme perdra.

Où mourra cest effort, où se rompra ceste Onde.



2. Légèreté et inconstance



Mais cette variabilité de l'homme n'est pas toujours pathétique. Une autre face du baroque va louer au contraire la valeur de la légèreté et le charme de l'inconstance. Une ultime correction de Ronsard quelques mois avant sa mort signe ce changement : un hémistiche des Amours de Marie ( 1555) « Je le veux estre aussi: les hommes sont bien lourds...» devient en 1584: « L'inconstance me plaisi : les hommes sont bien lourds ». Le vieux poète se met au goût du jour. Et comme les modes ne sont jamais mieux présentées que par leurs détracteurs. Agrippa d'Aubigné lui-même chante la « céleste légèreté » dans un éloge paradoxal ; ailleurs, ayant « tourné le mesdire en louange », il récapitule les lieux communs de cette nouvelle divinité :



Dansant de cent façons ; je eourray te chercher

De l'eau et du savon et feray à merveilles

D'une paille fendue envoler des bouteilles* ;

[* bulles]

J'offriray du dubet. plumes, fleurs et chardons

Et de l'eau de la mer et des petits glaçons [...]



Davy Du Perron, nommé par ses contemporains « colonel général de la littérature », déploie dès 1586 les clichés de la légèreté humaine :



L'homme est une feuille d'Automne preste à choir au premier vent, une fleur d'une matinée, une ampoule [bulle] qui s'enfle et s'esleve sur l'eau, une petite estincelle de flamme dans le cour, et un peu de fumée dans les narines puis se penche sur la fluidité du monde et de soi (ce protestant converti est devenu « grand Convertisseur » et cardinaL), dans son sonnet de 1598 :



Au bord tristement doux des eaux je me retire.

Et voy couler ensemble, et les eaux et mes jours pour enfin dresser un monument à la déesse changeante, assez inattendu chez ce haut dignitaire ecclésiastique, avec son Temple de /'inconstance :



De plume molle en sera l'édifice

En l'air fondé sur les ailes du vent

L'autel, de paille, où je viendrai souvent

Offrir mon cour par un feint sacrifice.



L'épanouissement baroque du thème héraclitéen de l'universelle fluence est en germe dans ces quelques fragments : « Tout change et rechange » dira la Diane de L'Astrée au bord de la rivière, préparant toutes les rêveries, devant les eaux courantes ou agitées, des générations suivantes. Puisque le changement est universel, mieux vaut s'y livrer, dans le bonheur de la variation, et l'ivresse de la « volubilité » que traduisent, entre autres, les longues et belles Stances à /'inconstance d'Etienne Durand (1611) :



L'oubliance, l'espoir, le désir frénétique.

Les sermens parjurez, l'humeur mélancolique.

Les femmes et les vents ensemble s'y verront.



La chute de celle-ci est significative : la légèreté féminine, déplorée par les pétrarquistes, et considérée ici moins comme une faiblesse essentielle que comme une qualité, puisqu'elle entre dans le mouvement.

Naturellement l'amour du changement s'exprime surtout par le changement en amour : inconstance par excellence. Elle plaît au baroque pour plusieurs raisons. Ondoyante et légère, elle est la fantaisie d'un esprit libéré des contraintes et des conventions : comme le vent et le « penser volage », le cour aime « à la volée ». Elle est évidemment hédoniste : le plaisir furtif est, comme dit Montaigne « plus chatouillant, plus vif et plus aigu » ; et le très fréquent motif du songe amoureux développe même une jouissance de l'insaisissable : « la Dame en rêves » (titre d'un chapitre important de l'anthologie L'Amour noir d'A.-M. SchmidT) est d'autant plus voluptueuse qu'elle est immatérielle, dispensant ses faveurs en « vains fantômes d'amour, charmes imaginaires... ». Le changement amoureux séduit encore par la part de jeu - au sens de « pari » ou de théâtre - de déguisement et de feinte qu'il met en ouvre. Il répond enfin à une tendance au scepticisme, à un libertinage profond, et touche là à des motivations ou des courants philosophiques.

L'inconstance, de déesse, devient un personnage masculin. Sa principale figure apparaît dans L'Astrée (1607) sous les traits d'Hylas, «l'Amant de toutes », qui devient le porte-parole du sentiment volage dans la littérature des pastorales : celui de Mareschal affirme : « Toute humeur me déplaist qui dure trop longtemps » (L'Inconstance d'HylaS). Et la même versatilité est revendiquée par l'Alidor de La Place Royale de Corneille (1634), héros de la succession des instants :



Du temps, qui change tout, les révolutions

Ne changent-elles pas nos résolutions ?

Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?

N'a-t-on point d'autres goûts en un âge qu'en l'autre ? (1. 4)



Dans ce domaine, la grande création de l'époque, quoique issue d'éléments disparates antérieurs, reste la figure internationale de Don Juan. Héros baroque dans sa mobilité perpétuelle, dans son élégance, ses feintes et sa bravoure, il pousse, malgré les avertissements, une volonté de vivre jusqu'à la convivialité avec la mort. Le « trompeur » insouciant de tout, dans le drame édifiant de Tirso de Molina (El Burlador de Sevilla, vers 1625), se charge chez Molière (Dom Juan ou le Festin de pierre, 1665) d'un défi universel, prométhéen : face à la statue du Commandeur, le héros de la révolte incarne « le léger contre le pesant, l'homme de vent contre l'homme de pierre, le temps contre la permanence » (Jean RousseT). Ce conflit entre rêve et roc, cet obscur désir de pétrification, révèle l'arrière-plan tragique de tout baroque, sous l'insouciance de la bulle ou de la plume au vent.



3. Consolation dans la désolation



Plus encore que par la légèreté, le baroque est marqué par une insatisfaction essentielle. Le désir, toujours inassouvi, d'unité et de présence, dans un monde de l'absence et de l'incohérence, est d'ordre métaphysique : l'homme ici-bas vit l'exil essentiel, frappé de précarité et de déréliction, cette solitude désespérée de la créature séparée de son Dieu, qu'exprime un Chassignet par exemple, au sonnet CCXL du Mespris de la Vie :



L'homme seul, dérivant comme plante divine

Du ciel spirituel sa féconde origine.

Préfère à sa patrie un long bannissement.



Le « banissement », et l'« estrangement » du bonheur sont particulièrement manifestes dans l'amour malheureux : l'absence de l'autre devient absence à soi-même et le monde n'apparaît plus que comme un paysage mental, triste et désert. Le topos de la disperata (décor lugubrE) des Italiens du début du XVIe remplace celui du lotus amonus, le « lieu agréable » de l'amour. Par une inversion générale, au lieu des prairies fleuries, des eaux vives et du chant des oiseaux devenus insupportables, l'amant désespéré recherche les paysages sinistres, la terre stérile, les oiseaux nocturnes et les carcasses de bêtes sauvages. Toute manifestation de vie est honnie : le « désert » est le lieu du repli, de l'ermite ou du pénitent en la seule compagnie d'un crâne, mais aussi le lieu de la tentation (celle de Jésus par Satan, ou celle de Saint-AntoinE) qui vient rappeler au solitaire les charmes spécieux du monde et de l'aimée ; car il touche au « sombre manoir » (NuysemenT) des lieux infernaux, peuplés de monstres et d'ombres. Autant que la nature heureuse, c'est le jour « ennemi » qui est fui : l'asile sauvage est sombre, aucune lueur d'astre n'y pénètre (à l'exception de Saturne, astre froid, du temps, du deuiL) et le paysage lui-même est le plus souvent nocturne : bien avant l'éblouissement de Racine à Uzès (« Et nous avons des nuits plus belles que vos jours »), et presque à l'opposé, la nuit du baroque funèbre est celle du repos dans le malheur, de la « nourrice de douleur » (A. JamyN).

Avant que ne fleurisse au cours du siècle un baroque « descriptif ou pictural » de célébration du monde et du créateur, de la beauté des jardins, du soleil et des eaux, c'est un baroque « métaphysique », marqué par la noirceur et le flétrissement, qui domine entre 1580 et 1620 : déserts et lieux sauvages, décor sinistre, lieux funèbres nocturnes et infernaux, tels sont les paysages de l'Eros baroque (selon G. Matthieu-CastellanI) chez les poètes les plus variés, souvent méconnus : A. Jamyn, F. de Birague, Ch. de Beaujeu, B. de Verville, S.-G. de La Roque, C. Hesteau de Nuysement..., au premier rang desquels Agrippa d'Aubigné dont les stances du Printemps, quoique pétries de réminiscences, restent un modèle du genre (voir encadré).



La génération suivante continuera cette tradition, avec les visions funèbres de Gombauld, L'Horreur du Désert de Vion Dalibray, les Cimetières, Desespoir, Terreurs nocturnes et Plaintes de Tristan l'Hermite :



Solitaires dezerts, affreuse solitude

Rochers dont le pendant est si droit et si rude

O dieux ! que vous me sembler doux !

Espouvantables lieux, où l'horreur se promeine.

Apres les yeux, la bouche et la voix de

Climeine Rien ne me charme tant que vous. jusqu'à ce Temple de la mort qu'admirait Mmc de Sévigné et où Tristan continue la tradition d'Agrippa d'Aubigné :



[...] Tous les champs d'alentour ne sont que cimetières

Mille sources de sang y font mille rivières

Qui traisnant des corps morts et de vieux ossemens.

Au lieu de murmurer, font des gémissements. [...]



Un cas particulier du paysage symbolique est celui des ruines. L'un des grands succès de l'époque est le Songe de Poliphile de Francesco Colonna (1499), traduit en français en 1546, puis de nouveau en 1600 par Béroalde de Verville : de Rabelais à La Fontaine en passant par Charles Sorel, « tout le monde a lu le Poliphile » dit Félibien. Il s'agit d'une quête amoureuse dans un décor étrange, de débris antiques et de plantes sauvages ; et les gravures qui l'illustrent montrent tout le parti ornemental que l'on peut tirer des édifices écroulés, des fragments de marbre, des restes d'architecture. Au même moment, les vestiges antiques (obélisque, colisée, mausolée d'Hadrien, etc.) servent d'accessoires figuratifs aux peintres maniéristes (Antoine CaroN), avant les classiques (Le Lorrain et PoussiN).

La ruine, trace de grandeur disparue (jusqu'au XVIIIe siècle le mot « ruine » est l'équivalent de « ruine romaine »), est aussi un objet de méditation et de déception. À la suite de Pétrarque et des Italiens du XVIe, les Antiquitez de Rome (1558) de Du Bellay connaissent une vogue européenne qu'attestent les traductions de Spencer en 1591 et de Quevedo vers 1617. Ainsi se répand le topos de l'étranger « qui cherche Rome en Rome, et rien de Rome en Rome n'aperçoit », sinon le fleuve Tibre, seul témoin restant :



[...] O mondaine inconstance

Ce qui est ferme, est par le temps destruit.

Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

(Du Bellay, I-es Antiquitez de Rome, III)



Sur ce thème fleurissent des variations baroques, par exemple dans les sonnets sur Rome du protestant Jacques Grévin (1565) : la figure onirique, quasi surréaliste, du cavalier en quête de sa propre monture :



Qui va donc dedans Rome et cherche en cette sorte.

Ressemble au chevaucheur qui toujours va courant

Et cherche en tous endroits le cheval qui le porte. ou cette autre image du trompe-l'oil de ces « temples menteurs. Colosses empoudrez... », qui portent ces « beaus noms » bien qu'ils ne soient plus rien :



Ainsi le beau portrait d'une femme ou d'un homme

Représenté au vif en un miroir se nomme

Une femme ou un homme, et toustefois n'est rien.



Au thème de la fuite du temps et de la fragilité des choses, à la fascination du mirage antique peut se joindre ici l'aversion pour la Rome moderne, rendant plus grinçants le leitmotiv de la ruine et du rien (« A la cendre et à rien compare toute Rome »), le destin de ces « porphires rompus et marbres ruinez », et le spectacle de toutes ces « vanitas à ciel ouvert » (J. StarobinskI).



Lieux du désespoir : Agrippa d'Aubigné



Deux ans après L'Hécatome à Diane écrire à dix-neuf ans, les stances du Printemps d'Agrippa d'Aubigné sont une explosion de souffrance du jeune poète après la rupture avec Diane Salviati. La première série d'une cinquantaine de quatrains a été intitulée par une main anonyme au XVIIe siècle L'Hermitage d'Aubigny. On y trouve en effet le thème de la retraite au désert, avec les crânes de méditation funèbre. Mais ici la recherche de solitude s'accompagne des « lieux » de la disperata italienne : un décor sinistre, la répulsion de la nature vivante et heureuse, le souhait de voir tout s'assombrir et se dessécher autour de soi. Le dernier vers de la dernière strophe (qui peut rappeler celui de Spleen IV de BaudelairE) place cette poésie du « forcènement » sous le signe saturnien de la Mélancolie.



Le lieu de mon repos est une chambre peinte

De mil os blanchissans et de testes de mortz

Où ma joie est plus tost de son object esteinte :

Un oubly gracieux ne la poulse dehors.



Tout cela qui seni l'homme à mourir me convie.

En ce qui est hideux je cherche mon confort :

Fuicz de moy. plaisirs, heurs, espérance et vie.

Venez, maulz et malheurs et désespoir et mort !

Je cherche les desertz, les roches cgairées.

Les foresiz sans chemin, les chesnes perissans

Mais je hay les forestz de leurs feuilles parées.

Les séjours fréquentez, les chemins blanchissans.



Quel plaisir c'est de voir une vieille haridelle

De qui les os mourans percent les vieilles peaux :

Je meurs des oiseaux gais volans à tire d'ailes.

Des courses de poulains et des saulx de chevreaux !



Heureux quand je rencontre une teste sechée.

Un massacre de cerf, quant j'oy le cri des faons ;

Mais mon ame se meurt de despit asséchée,

Voians la biche folle aux saulx de ses enfans.



Milles oiseaux de nuit, mille chansons mortelles

M'environnent, vollans par ordre sur mon front :

Que l'air en contrepoix fasché de mes querelles

Soit noircy de hiboux et de corbeaux en rond.



Les herbes sécheront soubz mes pas. à la veue

Des misérables yeux dont les tristes regars

Feront tomber les fleurs et cacher dans la nue

La lune et le soleil et les astres espars.



Ma présence fera dessécher les fontaines

Et les oiseaux passans tomber mortz à mes pieds,

Estouffés de l'odeur et du vent de mes peines :

Ma peine, estouffe moy, comme ilz sont étouffés !



Quant vaincu de travail, je finirai par crainte,

Au repos estendu au pied des arbres verts,

La terre autour de moy crèvera de sang teinte.

Et les arbres feuilluz seront tost descouvertz.



[-]

Que du blond Apollon le rayon doré n'entre

En ma grotte sans jour, que jamais de son oil

Nul planète ne jette un rayon dans mon antre,

Sinon Saturne seul pour incliner au deuil.



Mais c'est aussi à l'âge baroque qu'apparaissent les prémices d'une « poétique des ruines ». À la fin du poème La Solitude, composé par Saint-Amant à Belle-Isle en 1620, elles sont présentées comme un « fantasque tableau », objet de plaisir esthétique et de spectacle autonome :



Que j'ayme à voir la décadence

De ces vieux châteaux ruinez,

Conire qui les ans mutinez

Ont déployé leur insolence !



Elles s'accompagnent de notations animales (« les couleuvres et les hyboux », « la limace et le crapaud »), ou de visions sinistres qui rappellent les motifs de la disperata tout en annonçant le goût « frénétique » du roman noir :



Sous un chevron de bois maudit

Y branle le squelette horrible

D'un pauvre amant qui se pendit

Pour une bergère insensible mais aussi d'impressions venteuses et frissonnantes anticipant sur Diderot et sur la mode au XVIIIe siècle des « déserts » à fausses ruines et pseudo-tombes :



Là se trouvent sur quelques marbres

Des devises du temps passé ;

Icy l'âge a presque effacé

Des chiffres taillez sur les arbres [...]



Faut-il voir dans la ruine baroque l'effacement d'un certain humanisme, la conscience d'un monde écroulé ? C'est ce que suggère W. Benjamin (Origine du drame baroque allemanD) dans son interprétation de la Melancholia de Durer comme l'allégorie baroque par excellence, baignant dans cet « esprit de tristesse » (TrauergeisT) devenu quotidien pour ceux qui « se voyaient placés dans l'existence comme au milieu d'un champ de ruines ».



4. Excès de mélancolie



La référence à la mélancolie explique sans doute la tristesse que procure le spectacle de ruines, et le goût « forcené » des lieux sinistres. André Du Lau-rens, médecin ordinaire d'Henri IV (Des maladies melancholiques, 1597) attribue à ce mal la recherche de la solitude, de l'ombre et de la nuit, et le trouble de l'imagination, « des espèces [apparitions] noires et des visions estranges, ombres et phantosmes en l'air ».

Plus généralement, la mélancolie apparaît comme le « mal du siècle » baroque : la diffusion européenne des traités qui lui sont consacrés en témoigne, de l'Examen des Esprits du médecin espagnol Huarte, traduit par Chappuys en 1580 et par Vion Dalibray en 1645, à la fameuse Anatomie de la mélancolie de l'Anglais Burton (1621). Certes cette référence « psychosomatique » n'est pas nouvelle. Depuis les Grecs, on fait provenir les différents tempéraments des quatre humeurs : le sang, le phlegme, la bile jaune, et la bile noire (en grec melan-cholia, en latin atra-bilis, d'où notre « atrabilaire »). Celle-ci sécrétée par la rate (en grec splén, qui a donné Tanglais spleeN) est la plus riche et la plus complexe. Pour Aristote (Problème XXX) l'homme qui en est affecté est instable, sensible et porté aux excès, du meilleur au pire : aussi est-elle l'humeur de la « contrariété » par excellence, aux effets les plus contradictoires, démence ou création, héroïsme ou dérèglement des sens.

D'une part elle menace l'homme sain : l'amour comme la mort peuvent déclencher une attaque de bile noire, qui dessèche l'âme jusqu'à la folie. Du Laurens consacre des chapitres à cette « espèce de melancholie qui vient de la furie d'amour » et Nicolas Coëffeteau cite l'exemple d'hommes qui en sont morts : à la dissection de leur corps, « au lieu du cour on ne leur void plus qu'une peau seiche comme les feuilles de l'automne » (Tableau des passions humaines, 1620). Le mal est, on le voit, placé sous le signe de l'automne : Agrippa d'Aubigné et Jacques de Constans sont les premiers poètes à dire l'horreur de cette saison (par opposition aux riants tableaux de vendanges et de fruits de la RenaissancE), notamment par sa teinte « orangée », couleur du désespoir. Elle est également placée sous le signe de Saturne : planète lente par son mouvement, et froide par son éloignement du soleil, elle perturbe le mélancolique qui risque, sous le moindre choc, de tomber en « estranges resveries » et « secrets mescontentements ». Et pire encore qu'une indolence songeuse, forme de sensibilité aristocratique, ce qui guette le saturnien, c'est l'« acédie » (Vacedia des moines médiévauX), cette désaffection pour tout, cette inaction neurasthénique que ressent un Tristan l'Hermite :



En effet. Monsieur, il semble que la mesme planette qui nous dispose à faire des vers, nous vienne imposer la paresse.

(Tristan l'Hermiie, Lettres mesléeS)



Car la même planète préside à la création poétique. La mélancolie, susceptible de plonger dans des états aussi contraires que la fureur et l'abattement, est aussi, pour Aristote, le tempérament des hommes d'exception. Cette doctrine est particulièrement vive depuis que Marsile Ficin au XVIe a rattaché l'humeur noire à l'idée platonicienne du délire poétique, du ravissement de l'esprit hors de soi (ek-stasiS) dans le monde élevé (aussi élevé que SaturnE) des idées pures. C'est ce que rappelle André Du Laurens :



Quand ceste humeur s'eschauffe par les vapeurs du sang, elle faict comme une espèce de saincte fureur qu'on appelle enthousiasme, qui faict philosopher, poétiser et prophétiser.



La mélancolie est donc signe à la fois de malédiction et de grandeur : de grands héros littéraires du temps, le Roland furieux de l'Arioste, le Don Quichotte de Cervantes, l'Hamlet de Shakespeare (et dans une moindre mesure VAlceste de MolièrE), sont marqués de ce tempérament qui peut aussi bien ouvrir l'esprit aux plus hautes pensées que le faire sombrer dans la démence. Là se construit la notion moderne du « génie », sa liaison avec la folie et la figure du « maudit », comme en témoigne la fascination qu'exercera sur les romantiques l'enfermement dans la folie du génie le plus admiré des baroques : le Tasse. Montaigne lui-même allant le visiter dans sa détention de Ferrare a dû se sentir menacé par ce mal, lui dont le projet des Essais est né d'un accès d'« humeur melancholique », et dont l'un des premiers chapitres s'intitule, comme pour la conjurer. De la tristesse.



La maladie baroque tombera dans le ridicule des médecins moliéresques, avec leur pronostic bouffon de la mélancolie hypocondriaque, « sorte de folie très fâcheuse » venue de la rate, et de ses effets, laquelle maladie par laps de temps naturalisée, envieillie, habituée, et ayant pris droit de bourgeoisie, pourrait bien dégénérer ou en manie, ou en phtisie, ou en apoplexie, ou même en fine frénésie et fureur.

(Monsieur de Porceaugnac I, VIII )



Mais le « Soleil noir de la Mélancolie » a marqué profondément certaines ouvres, comme celle de Tristan l'Hermite : Le Page disgracié évoque déjà le desdichado nervalien (comme le choix d'un pseudonyme et d'ancêtres mythiqueS) ; un frontispice le représente la tête appuyée sur la main gauche, les yeux baissés sur un livre que le regard évite, comme celui de l'ange de Durer et dès les premières pages de ses Lettres meslées lui-même se présente sous le signe de cette humeur : « Je vous supplie très-humblement. Madame, d'imputer cette erreur à la dureté de ma rate et à la noirceur de ma mélancolie. » L'allusion à la rate rappelle que l'organe du spleen est aussi celui du rire ; se dilater la rate, ou la décharger, « c'est la purger de ce qu'elle a de plus grossier et de plus impur» {Dictionnaire de Richelct, 1680). La médecine humorale arrive naturellement à cette conclusion que les meilleurs remèdes à la mélancolie (et à ses effets désastreuX) sont encore le rire et la joie... Et certains aspects de la pratique religieuse de l'époque baroque peuvent s'expliquer comme une lutte contre les tendances à la morosité, la paresse et l'abattement : ainsi la pédagogie des jésuites, privilégiant l'esprit de jeu et le théâtre, ou leur spiritualité exaltant la volonté, luttant contre la contemplation passive ; ainsi la bonne humeur (la vertu d'« eutrapélie », disposition à plaisanter aimablemenT) et la dévotion souriante d'un François de Sales.



5. Enganol Desengano



La mélancolie du Page disgracié est aussi celle de la désillusion. Autant que déchirement et forcènement, qu'inconstance ou mélancolie, un des traits significatifs de l'âme baroque est la conscience d'un monde trompeur, des apparences fallacieuses dont l'homme est victime, comme de ce « certain mauvais génie » de la Première Méditation de Descartes, non moins rusé et trompeur que puissani, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité.



Le mot « déception », à l'époque, pouvait résumer le double mouvement. Son premier sens hérité du latin (et demeuré en anglaiS) de « tromperie » (illusion, séduction, imposturE) a glissé progressivement vers son contraire : désillusion, déconvenue, désenchantement. Mais les deux faces de cette notion fondamentale ne sont nulle part mieux exprimées qu'en espagnol, dans l'opposition fameuse au Siècle d'Or : engano/desengaiïo. Ces deux mots, qui peuvent apparaître ensemble ou séparément, caractérisent si fortement la littérature picaresque et la sensibilité espagnole que les équivalent français restent imparfaits. Ainsi le livre Enganos deste siglo (1615) de François Loubayssin (Gascon qui, ayant vécu à Madrid, écrit en espagnoL) a été successivement traduit par Les Abus du monde (François de Rosset, 1618), Les Tromperies de ce siècle (Deganes, 1639) et Histoires des cocus (anonyme, 1746). Quant au desengano, pour lequel désenchantement est un peu impropre et détrompement n'existe pas, on a proposé désabus (Sébastien Hardy, 1617), destromperie (Nicolas Lancelot, 1620) et désabusement (Bouhours, 1657), qui est resté. Mais le mot espagnol reste préférable (même à l'italien inganno/disingannO), parce qu'il est chargé de connotations métaphysiques et religieuses (y compris celle de châtimenT) plus profondes et plus lourdes que dans aucune autre langue.



L'engano est ce qui trompe : erreur, dissimulation ou fraude. « On se trompe toujours, ou bien l'on trompe, ou l'on se laisse tromper ; car c'est l'engano qui conduit le bal » (Alexandre CioranescU). Au théâtre, lieu de l'apparence et du masque, la tromperie, proche de la hurla (farce, mystification, fourberie à la ScapiN), est le moteur puissant de la comedia espagnole, qui prétend moins représenter la vie réelle que montrer la vie comme une comédie. Dans le roman, notamment dans la suite d'aventures et d'initiation du genre picaresque, la tromperie du monde, de l'imagination, des sens, ou du destin, entraîne, avec les épreuves de la vie, l'expérience du desengano : la vérité ne vient qu'après, parfois trop tard, et l'amertume se transforme en moquerie, ou en profond détachement, en littérature morale aussi bien que burlesque. Le « miroir du désabusement » selon l'expression de Graciân permet de remettre à l'endroit un monde dont les valeurs sont inversées par l'abuse-ment des apparences : « Les choses du monde doivent toutes être regardées à l'envers pour les voir à l'endroit » (le Criticôn, 1651-1657).

La démystification ne se fait pas nécessairement dans la sécheresse de l'expression ; le paradoxe baroque consiste à dévoiler l'inanité profonde du réel par la splendeur de l'artifice, et parfois les plus désenchantés sont les chants les plus beaux. Chez Bossuet, Léo Spitzer a montré le lien entre une certaine forme stylistique (la course de la phrase vers sa fiN) et le contenu baroque du desengano. L'éloquence du désenchantement dévoile le néant de l'homme, elle lui « ouvre un tombeau », tantôt dans une course effrénée au rythme haletant, tantôt dans un ample mouvement descendant des phrases par degrés, et dans des cascades de négations, longues modalités du désabusement. L'effacement progressif (« ce soutirement progressif de toute substance ») mène un paragraphe entier, dans le passage fameux de l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, depuis l'exclamation d'ouverture « La voilà, malgré ce grand cour, cette princesse si admirée et si chérie », en une longue gradation inversée, ponctuée de paliers donnant sur l'abîme, jusqu'au silence même de la décomposition jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes.



L'édification majestueuse d'éloquentes constructions sur du néant, pour le dissimuler ou pour mieux le révéler dans son horreur, est une tendance que l'on trouve dans les formes les plus « classiques », de Malherbe par exemple (voir encadré). C'est cependant un des aspects du discours baroque.



Grandeur du désenchantement : Malherbe



Dans la fameuse paraphrase du Psaume CXLV (145-146). qui date des dernières années de Malherbe (1626-1627), le poète courtisan prend le prétexte de deux versets bibliques pour intégrer son désenchantement personnel dans la grande méditation sur la vanité des honneurs de ce monde et l'égalité des hommes devant la mort. M. Jeanner et (Poésie et tradition biblique au XVIe siècle, p. 496-501) en analyse ainsi le style :



« Au lieu de suggérer un amoindrissement, une défaite, il se pare d'ornements brillants et sonores, il évoque la chute en termes majestueux. Car Malherbe décrit l'horreur du trépas par antiphrase : il présente le néant comme une grandeur disparue, une plénitude hors d'atteinte ; il proclame la perte des privilèges passés, mais en exploite le prestige pour marquer mieux l'ampleur de la déchéance, si bien que son portrait de la mort ne ressemble pas à un squelette mais à une figure d'apparat ; c'est un fantôme chargé de vêtements somptueux bien plus qu'un cadavre repoussant.

[...] Derrière un décor factice de splendeur apparaît la réalité, où régnent la corruption, la dégradation. Le contenu du poème repose donc sur un sytème d'affirmations controuvées : il est question du monde, et le monde n'est que faux-semblant. Deux vers, cependant, sont chargés d'une valeur positive (« C'est Dieu qui nous faict vivre/ C'est Dieu qu'il faut aimer »). Mais Malherbe ne s'attarde pas à ces déclarations solennelles ; il se plaît davantage à revêtir d'un style imposant des propos banals, à édifier de majestueuses et fragiles constructions sur le vide. »



Imitation du Pseaume,



Lauda anima mea Dominum.



N'espérons plus mon ame, aux promesses du monde.

Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde,

Que tousjours quelque vent empesche de calmer,

Quitons ses vanitez lassons nous de les suivre :

C'est Dieu qui nous faict vivre

C'est Dieu qu'il faut aimer.

En vain pour satisfaire à nos lasches envies,

Nous passons près des Roys tout le temps de nos vies,

A souffrir des mespris et ployer les genoux,

Ce qu'ils peuvent n'est rien : ils sont comme nous sommes

Véritablement hommes,

Et meurent comme nous.

Ont ils rendu l'esprit, ce n'est plus que poussière

Que ceste Majesté si pompeuse et si fiere

Dont l'esclat orgueilleux estonne l'Univers,

Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines

Font encore les vaines,

Ils sont mangez des vers.

Là se perdent ces noms des maistres de la terre.

D'arbitres de la paix, de foudres de la guerre :

Comme ils n'ont plus de Sceptre ils n'ont plus de flateurs :

Et tombent avecque eux d'une cheute commune

Tous ceux que leur fortune

Faisoit leurs serviteurs.



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