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COMPLEXITÉS ROMANESQUES - Le roman, invention baroque ?






Passer du théâtre au roman est un mouvement naturel dans le baroque ; on y trouve à peu près la même matière - héroïsme et travestissement, farce et grand spectacle, cadres idylliques et décors somptueux - et une langue comparable : Henri Coulet définit le roman de l'époque comme celui de la « parole apprêtée », formule que Maurice Lever complète par le « langage monté en parure ». Quant à l'intrigue, la prose peut renchérir sur la scène : l'absence de contraintes permet la plus extrême mobilité d'aventures, dans l'espace et dans le temps, par les villes et par les champs, sur terre et sur mer, jusque dans les contrées les plus exotiques, chez les peuples les plus étranges ; et la livraison progressive, en parties ou en suites, favorise la prolifération des épisodes et des récits annexes, les rebondissements de l'action et des situations.



Le roman, qui semble naître (ou renaîtrE) à l'âge baroque, pose, plus encore que le théâtre et la poésie, une question des origines.



1. Le roman, invention baroque ?



Georg Lukacs dans sa Théorie du roman voit dans le roman un genre radicalement nouveau au XVIIe siècle, qu'il définit comme une « épopée dégradée ». Cette formule rappelle les premières définitions de l'art baroque lui-même : « dégénérescence » d'un idéal « classique » qui le précède et lui sert de référence. Et elle n'a rien d'original : depuis le Tasse dans ses Discorsi cielpoema eroico (1570), tous les théoriciens du XVIIe siècle considèrent le roman comme un avatar abâtardi de l'épopée, les détracteurs pour le critiquer, ses partisans pour le réhabiliter en lui adaptant des règles.

Mais c'est l'analyse qui importe. Selon Lukacs, la forme épique appartient aux « civilisations closes », où l'âme sait se situer dans l'harmonie du monde ; la forme romanesque, elle, est le reflet d'un monde ouvert et disloqué, dans lequel le héros va à l'aventure, en quête d'un sens à sa vie. L'apparition du « premier grand roman de la littérature universelle », le Don Quichotte de Cervantes, s'explique donc par les conditions historiques : il « se dresse au seuil de la période où le Dieu chrétien commence de délaisser le monde », en une époque marquée par la confusion des valeurs et l'incertitude religieuse. L'homme devenant solitaire, le romancier affirme sa liberté : il traduit le trouble social, par le caractère ironique de l'écriture, par le caractère « problématique » du personnage. Ainsi Cervantes atteint l'essence de l'esprit du temps, par son ouvre où s'interpénétrent la poésie et la dérision, le divin et le délire, dans cet « inextricable et profond entrecroisement de sublime et de folie » qu'est l'âme mélancolique de Don Quichotte.

Or une bonne partie de cette analyse pourrait s'appliquer au « père du roman » selon Montherlant : le premier en date des romans antiques, le Satiricon du Latin Pétrone. Le titre même, par le suffixe grec -icon greffé sur la satura latine (« pot-pourri » de prose et de vers, « farce » de bouts de récits dans une « sauce » narrativE), indique un genre hybride. Le contexte de la Rome impériale de Néron connaît aussi une crise de valeurs : comme dans l'Espagne du siècle d'or, l'extension de l'Empire et l'afflux de richesses ont bouleversé les valeurs sociales ; et l'introduction de cultes a ébranlé les croyances traditionnelles. On y reconnaît « un monde sans Dieu », où le recours à la magie est une forme « dégradée » de la religion, où règne surtout Priape, pourvu de son grotesque et démesuré membre viril. Les personnages sont tout aussi en quête d'identité, dans une confusion des classes nettement « baroque » : un narrateur, marginal, intellectuel en rupture de ban ; un ancien esclave à l'ostentation fastueuse et somptuaire ; un vieux poète qui est aussi un aventurier et un escroc ; une séduisante aristocrate qui s'encanaille avec des esclaves, se passionne pour les muletiers, toujours prête, selon sa servante (qui, elle-même, ne « fréquente que des chevaliers »), à « sauter par-dessus l'orchestre et les quatorze premiers rangs [du théâtre] pour chercher dans le menu peuple un objet à aimer ».



Rien d'étonnant à ce que la redécouverte du Satiricon, après un oubli d'une dizaine de siècles, ait frappé les esprits baroques ; que les vagabondages maritimes et erotiques de jeunes dévoyés, leurs larcins, orgies et naufrages aient trouvé un écho à l'âge du désenchantement. Les références ne manqueront pas : de la diatribe contre l'éloquence asiatique d'un pédant de collège et son entraînement à des « périodes arrondies comme bonbons de miel » au récit de la matrone d'Éphèse. en passant par le festin de Trimalchion avec le squelette à table. Le succès du Satiricon fut tel que le Grand Condé pensionnait un lecteur spécialement chargé de le lui lire et relire, et que l'abbé de Rancé avait commencé à le traduire, avant de fonder la Trappe. Surtout il a donné lieu au début du XVIIe à de nombreuses imitations : l'Euphormio (1603), écrit en latin à vingt ans par John Barclay (élève des jésuiteS), fut l'un des grands succès de librairie du début du siècle, avec quantité d'éditions successives et de traductions dans diverses langues.



Si le roman est un genre baroque, ce n'est donc pas seulement par le Quichotte. Outre les Latins Pétrone et Apulée (dont L'Âne d'or est aussi une source d'inspiration importantE), il se nourrit de traditions successives, comme en une superposition de différents « ordres » architecturaux et décoratifs, ou le confluent de différents courants.



2. Méandres d'un discours amoureux



Une autre source primordiale est le roman grec, notamment Les Éthiopiques d'Héliodore (IIIe siècle ap. J.-C.) qui connut une vaste audience depuis sa traduction par Amyot en 1547 ; le Tasse, Cervantes, Shakespeare, Théophile et surtout Racine l'ont connu et imité. Or quel en est le thème, et celui de ses semblables ? Les difficultés amoureuses : des amants séparés promènent leur insatisfaction et leur solitude vagabonde de pays en pays, avant un dénouement heureux.

L'amour contrarié reste le grand ressort des romans récents, dont les plus marquants sont d'origine espagnole. Le premier est plutôt chevaleresque : l'Amadis de Gaula de Rodrfguez de Montalvon (1508) raconte les tribulations en des temps mythiques, du héros qui s'éprend, encore enfant, d'Oriane, fille du roi de Grande-Bretagne ; aventures surnaturelles, combats, pérégrinations, et dangers de toutes sortes se multiplient jusqu'à l'union des amoureux. Hymne à l'amour, à la bravoure, aux vertus de loyauté et de justice, son succès fut inouï ; traduit dans toutes les langues. l'Amadis de Gaule enthousiasma les publics les plus divers (Charles Quint. François Ier, Henri IV, Castiglione, Montaigne, Thérèse d'Avila, Ignace de Loyola, Cervantes entre autreS) et marqua toute l'époque baroque : il inspira l'Arioste et le Tasse, et quantité de personnages, d'épisodes et d'allusions dans la poésie, le théâtre et le roman... Le second est pastoral : la Diana de Jorge de Montemayor (1558) n'est pas la première ouvre bucolique moderne, mais bien la source d'un genre dont les caractères resteront à peu près constants pendant un demi-siècle au moins : histoires d'amours impossibles entre bergers raffinés, de mal mariée inconsolable, multiples intrigues entrecroisées dans le cadre paisible et verdoyant d'une province idéalisée : le héros n'est plus chevaleresque, « il n'est qu'amoureux, c'est-à-dire malheureux ».



La France connaît alors, autour de 1600, une floraison éphémère du roman sentimental et « platonique » : Généreuses et Pudiques Amours, Adventu-reuses et Fortunées Amours, Vertueuses et Fidèles Amours, Constantes et Douces Affections, et surtout (la formule apparaît dans les titres par dizaineS) Chastes et Infortunées Amours : l'inébranlable fidélité des héros est en butte aux obstacles les plus « feuilletonesques », dans les équipées les plus folles et les péripéties les plus répétitives, jusqu'à la fin la plus heureuse. Mais c'est moins par leur affabulation que par leur langage que les noms de deux auteurs principaux. Des Escuteaux et Nervèze, sont restés connus : leur style est si recherché, ostentatoire et alambiqué qu'il fut déjà largement raillé par leurs contemporains ; encore longtemps après, « le parler Nervèze » restera proverbial (synonyme d'amphigouris, d'absurdités et de galimatiaS), et son souvenir conservé comme une forme pathologique de l'écriture.

Toute cette production sombre soudain dans l'inanité ridicule, à l'apparition d'un chef-d'ouvre qui, une fois encore, « mérite d'être considéré comme le premier roman moderne » (Henri CouleT) : L'Astree d'Honoré d'Urfé dont la première partie paraît en 1607 et dont la dernière paraîtra après la mort de l'auteur, en 1627. Cette somme de la culture et de la sensibilité d'une époque est une ouvre absolument majeure, dont Gérard Genette a pu dire : « si l'on veut que le romanesque soit une donnée fondamentale, intemporelle de la réalité humaine, alors il n'y a qu'un roman, qui est tous les romans : et ce roman des romans, c'est L'Astrée ». Son succès triomphal, immédiat et durable se double d'une influence considérable sur la littérature et sur les mours ; sans doute le plus lu dans son siècle, aimé et admiré par La Fontaine, Fénelon, puis Rousseau, il inspira aussi Chateaubriand et Stendhal.

L'action principale de ce roman-fleuve, au cours méandrin de cinq mille pages, se passe sur les bords du Lignon dans le Forez, en un Ve siècle mythique : il s'agit donc d'un roman pastoral, dans la double ascendance italienne (VArcadia de Sannazar, 1502) et espagnole (la Diana de Montemayor, 1582 ; la Galatea de Cervantes, 1584). L'atmosphère de loisir et de simplicité raffinée est la transposition d'une vie aristocratique et mondaine dans une nature idyllique. Théophile Gautier a beau s'en amuser : les bergers ont des talons hauts, ornés de rosettes prodigieuses, un tonnelet avec des passequilles, et des rubans partout ; les bergères étalent sur le gazon une jupe de satin relevée de nouds et de guirlandes d'Urfé lui-même précise qu'il ne s'agit point de « bergères nécessiteuses » : d'extraction noble, elles ont seulement choisi de « vivre plus doucement et sans contrainte », dans l'art du loisir, de la conversation, du jardin. La nature est un parc, dans la double tradition du locus amonus (lieu « amène », plaisant, aux eaux courantes et domestiquées, bosquets et prairies fleurieS) et de l'hortus conclusus, jardin clos, protégé du mal et du siècle ; le temps y est un Age d'or, aussi rêvé que l'Arcadie évoquée par Malherbe en 1615, où même les vipères « y piqueront sans nuire, ou n'y piqueront pas ! ».

Sans vouloir réduire la richesse de L'Astrée par une qualification unique, on peut y trouver cependant certaines caractéristiques baroques. Dans sa construction d'abord. L'inachèvement (le non finitO) en fait une ouvre restée ouverte, et cependant marquée par la complexité et la décoration. Sur le récit de base, l'histoire sentimentale des amours d'Astrée et Céladon, qui occupe à peu près la moitié seulement de l'ensemble, s'agence une marqueterie de récits incrustés et bigarrés (chevaleresques, historiques, aventures, tragiqueS) dont une « Table des histoires » permet la lecture séparée ; le tout est orné de « tableaux », de lettres, de poèmes. Mais ce parti pris de fragmentation n'exclut ni la profondeur de champ ni l'architecture générale. Les enchâssements de récits faits par des narrateurs, eux-mêmes émaillés de récits qu'ils rapportent, troublent la succession chronologique ; et ces décrochements de niveaux, selon la technique, neuve encore, dite des « tiroirs », ouvrent des perspectives narratives ; les intrigues secondaires s'agencent « en entrelacs, en alternance, en insertion, entre lesquelles sont ménagées des passerelles » (J. MoreL), dans une sorte de géométrie secrète, de symétries et de parallélismes, de « mises en abyme » et de miroirs, où l'on a pu voir un labyrinthe initiatique.

Mais le principal labyrinthe de L'Astrée est intérieur : c'est celui de la vie affective. Dans ce roman psychologique, premier du genre, d'Urfé (ancien élève des jésuiteS) propose une véritable « casuistique » du sentiment : tous les « cas d'amour » sont proposés au lecteur, souvent dans le cadre de récits intercalés, dans un souci d'exhaustivité qui n'exclut pas le lyrisme. Cette « encyclopédie de l'amour » offre une analyse minutieuse de toutes les relations et situations sentimentales, un inventaire des mille nuances de l'état amoureux, de la sensualité au mysticisme, de l'emportement au don de soi, un théâtre de situations, d'attitudes et de procédés les plus variés, jusqu'aux plus « baroques » : l'inconstance, la simulation, l'illusion, le travestissement, la substitution et le quiproquo. À travers ce réseau de discours et de récits, l'ouvre, imprégnée de platonisme, entend exposer une doctrine de l'« honneste amitié », révélatrice des âmes nobles ; liée au sentiment de l'honneur, au refus de la médiocrité, à l'exigence de la fidélité et du don de soi, elle est principe de dépassement, réconciliant la lucidité et le désir d'absolu, le bonheur et la volonté.



Une impression de complexité naturelle se dégage à la fois de la prolifération savante de l'intrigue, de la saisie subtile des délicatesses de l'intériorité, des variations sur le temps - de la narration et de la fiction -, aux effets de suspension et de surprise, de ralentissement et d'accélération. Cette tentative de saisir et de constituer un tout avec du divers, dans la progression d'un ensemble complexe mais ordonné, fait de L'Astrée un roman résolument moderne, ancêtre de la Comédie humaine balzacienne ou de la Recherche proustienne. Enfin, ce qui apparut aux contemporains c'est la beauté de la langue, à l'opposé du parler Nervèze : d'un « style clair, doux et majestatif » (Deimier, 1610). Une rhétorique ample et variée, un vocabulaire nombreux et précis, sachant parfois user d'érudition, servent une phrase sinueuse, dont les subordonnées s'attachent à l'analyse, dont toutes les circonstancielles tendent à embrasser le réel dans ses nuances et sa plénitude, et dont les incises même modifient agréablement le cours, dans des allures de promenade, de parade amoureuse ou de simple loisir.



3. Aventures héroïques



La génération qui suit immédiatement L'Astrée est la belle époque du roman baroque. Entre 1625 et 1655, elle voit proliférer des séries de volumes interminables de récits héroïques. Leur dominante évolue : de l'aventure pure chez Gomberville (PolexandrE) et Desmarets de Saint-Sorlin (L'ArianE) à la prétention « historique » chez La Calprenède (Cassandre, Cleopâtre, FaramonD) et à l'analyse de caractères chez Mlk de Scudéry (Cyrus et CléliE). Mais ils ont en commun un certain nombre de lieux communs, et une certaine « idée de l'art ».

Paradoxalement le « baroquisme » de ces romans vient de leur volonté de se constituer en « classiques » : la seule manière envisagée d'accéder au niveau des grands genres reconnus est d'avoir des règles, comme la tragédie, et surtout l'épopée, puisque c'est à la fois la référence et la principale rivale. Les règles tiendront de l'une et de l'autre : mais, dans le roman d'aventures, loin d'apporter de la clarté et de la grandeur, elles ne font qu'ajouter à la complexité et la confusion, jusqu'à l'absurde. L'unité de temps est l'année, celle de lieu la ville : elles obligent à une surabondance d'événements dans un cadre trop étroit, à insérer des narrations annexes de manière artificielle, comme des parenthèses où se perd le fil de l'action, des rencontres et des heureux hasards qui défient toute vraisemblance. L'entrée in médias res (au milieu de l'actioN) sur le modèle indiscutable de VIliade offre des premières pages impressionnantes (deux hommes tombent à la mer dans Polexandre ; un épouvantable tremblement de terre secoue un beau jour de printemps dans CléliE) mais oblige à des retours en arrière, à des récits rétrospectifs emboîtés. L'obligation d'ornement donne lieu à des descriptions décoratives interminables ; celle de « suspension » à toutes les tempêtes et naufrages, enlèvements, substitutions, fausses morts, coups de théâtre et dénouements complexes : « il fallut employer plus de deux heures à démesler toutes ces reconnaissances » explique Desmarets de Saint-Sorlin dans L'Ariane.



L'opinion de La Fontaine est significative :



Le roman d'Ariane est très bien inventé.

J'ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre



Elle reflète le succès de ces romans, notamment du second, que confirme les avis de Guez de Balzac (« le Polexandre est à mon avis un ouvrage parfait en son genre »), de Sorel qui lui donne la première place des romans d'aventures, et de Boileau qui avoue l'avoir lu « avec beaucoup d'admiration ».

Si le roman de d'Urfé est un roman-fleuve, Polexandre, chef-d'ouvre de Marin Le Roy de Gomberville (au prénom prédestiné), est un « roman-mer » : toujours recommencé, sans cesse réécrit entre 1619 (l'auteur n'a alors que dix-neuf anS) et 1637, et finalement inachevé. La mer est le théâtre d'une suite d'aventures extraordinaires, que l'on a pu rapprocher d'Alexandre Dumas, de Pierre Loti, du Soulier de satin, de la littérature américaine de Melville et London et même « de westerns et de films à grand spectacle » (Henri CouleT). La mer du Polexandre est le domaine par excellence de la vie « problématique » comme elle est par excellence le domaine baroque : la vie sur l'eau est placée, plus qu'ailleurs, sous le signe du mouvement et de l'insécurité « par la fureur des vents et la haine de la Fortune ». Domaine des Corsaires, « une profession qui malgré les périls dont elle est environnée, se peut nommer les délices de la vie », elle révèle aussi les qualités supérieures : l'homme en ce qu'il a de plus grand (le héroS) y trouve une communion avec la nature en ce qu'elle a de plus puissant et infini (l'océaN), un élément à sa mesure, et sur lequel s'exerce plus qu'ailleurs la volonté de Dieu : « 11 envoie des tempêtes, il découvre des écueils, et prescrit des naufrages. » La providence y peut répondre pleinement à la générosité, au courage et à la foi des personnages, ces modernes chevaliers errants.

La mer s'accorde aussi à une matière foisonnante et confuse, à une esthétique de la surprise, de la fantaisie, et de l'ornement. Le monde naval est spectaculaire : des navires rutilants de l'éclat des voiles et de l'or des proues, des combats qui commencent sur des trompettes et finissent en feu d'artifice. La diversité géographique (de la Turquie au Maroc, du Danemark au Bénin, du Sénégal aux Canaries et jusqu'en AmériquE) introduit l'exotisme dans la littérature française, le tirant vers l'étrangeté et le fantastique. Le monde océanique, enfin, ouvre une dimension légendaire : des monstres marins aux séjours mystérieux, de la « terre vagabonde » à la forteresse secrète, chef-d'ouvre d'architecture militaire et palais rempli d'or, de pierreries et d'étoffes précieuses, sur une île entourée de rochers.

Chez La Calprenède, l'éloignement romanesque est moins celui de l'espace que du temps : Cassandre (1642-1645), Cléopâtre (1646-1658) et Faramond (1661-1670) sont des romans « historiques », qui remplacent la couleur locale de Gomberville par une antiquité pompeuse. Quant à l'ampleur, ils n'ont rien à envier aux précédents : avec plus d'une dizaine de volumes chacun (le dernier inachevé, comme il se doiT), ils battent tous les records de prolixité. Ses adversaires expliquaient la faconde de ce gentilhomme quercynois par son « humeur gasconne » (BoileaU), ou son application a tenir le lecteur en haleine pour s'assurer des revenus réguliers. La Calprenède revendique pourtant un très grand sérieux : dans son respect des règles, dans son souci d'exactitude historique, et même dans sa composition. Loin de la luxuriance tropicale de Gomberville, il suggère au lecteur, dans son Avis au quatrième tome de Cléopâtre, c'est-à-dire au beau milieu de son ouvre, une structure subtile à y découvrir, une sorte de « figure dans le tapis » :



Le sujet, tres-ample et tres-spacieux de soy-mesme, aydé d"un peu d'invention, te fournira un assez grand nombre d'Histoires, dans lesquelles toutes les personnes considérables du siècle que nous traitions, entreront avec assez de vray-semblance : et si dans les démeslez de plusieurs avaniures assez diverses, tu veux remarquer le tissu de tout l'Ouvrage, tu en verras tous les fils occuper leur place, et composer la pièce avec un ordre qui n'est possible peut-etre] pas commun.



Il y a une sorte d'humour involontaire dans la modestie de tous ces « assez », quand on les rapporte à l'intrigue d'une complexité indescriptible et d'une surcharge outranciere. Malgré cela, malgré leur académisme raide et convenu, malgré les critiques, ces récits sont très goûtés à l'époque ; M1"" de Sévigné elle-même trouve le romancier « détestable » et ses romans passionnants :



Le style de La Calprenède est maudit en mille endroits ; de grandes périodes de romans, de méchants mots, je sens tout cela [...] et cependant, je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu ; la beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements et le succès redoutable de leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne comme une petite fille

(Lettre à sa fille, du 12 juillet 1671).



Les romans de Mlle de Scudéry (Artamène ou le Grand Cyrus, 1649-1653, et Clélie. histoire romaine, 1654-1660) suivent les lieux communs narratifs de ces éternelles aventures d'amour et de vertu dans une Antiquité factice, et leur langage empesé et hyperbolique ; la romancière, habituée des salons, se fait même une spécialité de la description ornementale (« sans doute le livre du monde le mieux meublé » disait Scarron de CyruS) ; les situations exceptionnelles des êtres d'élite qui y sont peints relèvent encore du baroque de la « Fronde ». Mais la finesse psychologique de « l'anatomie du cour humain », la peinture voilée de la société contempraine galante, une certaine audace féministe entraînent Clélie vers des tendances nouvelles : une minutie de l'observation, une préciosité des nuances au « Pays de Tendre », un classicisme de la distinction, de la raison, et même, par l'apologie de l'affection « délicate et tendre » et d'un « endormissement des sens » dans la douce rêverie mélancolique, une « sensibilité » qui s'épanouira au siècle suivant.



4. Réactions et fantaisies



Dans le roman comme ailleurs, le baroque se caractérise encore par des contradictions : à l'opposé de l'idéalisme romanesque, héroïque ou pastoral, on trouve aussi la douceur édifiante, l'horreur forcée ou le réalisme railleur. Douceur et horreur sont curieusement liées. La première est illustrée par le roman dévot, créé par Jean-Pierre Camus : il s'agissait, pour cet homme d'église et auteur prolifique, de défendre un bon usage du roman contre les « fadaises » de chevalerie et « vaines folastreries » à la mode, par des récits exemplaires touchant l'humanité modeste autour de lieux et figures sacrés, couvents et ermites. Le genre ne survécut pas à son inventeur. Mais cet ami de saint François de Sales s'illustra beaucoup plus dans l'autre genre, fort différent, et nettement plus baroque : Y histoire tragique. Il s'agit d'une forme de nouvelle, venue d'Italie (Matteo BandellO) au milieu du XVIe siècle par les traductions de Pierre Boaistuau et François de Belleforest, et spécialisée dans les crimes, perversions, incestes, mutilations et autres mauvais traitements ; elle s'enrichit sous le règne de Louis XIII, de la mode et de la matière des « canards », feuilles qui colportaient à bon marché d'atroces « faits divers » aux horribles détails. Les Histoires tragiques (1614) de François de Rosset s'attardent complaisamment, dans la stupéfaction et l'épouvante, l'indignation vertueuse ou la compassion, sur les « morts funestes et lamentables », crimes et châtiments. Celles de Jean-Pierre Camus (l'Amphithéâtre sanglant et Spectacles d'horreur en 1630 ; Rencontres funestes en 1644) utilisent le cauchemardesque à des fins de pénitence, dans un langage fleuri et pointu, émaillé de calembours douteux (ainsi d'un protestant converti en ermite : « Il avoit vescu Hérétique et il mourut Etique, mais si son corps estoit sec et des-charné, son asme estoit remplie de la graisse de la grâce »). Par ce genre de récit, l'un et l'autre apparaissent comme des précurseurs de Sade, du « roman noir » de Lewis ou Maturin, du « roman gothique » d'Ann Radcliffe.

Le véritable anti-romanesque, sous deux aspects, est illustré par Charles Sorel. D'abord par le rapprochement avec le picaresque espagnol : le Lazarillo de Tormes (traduit en 1560) et le Guzman d'Alfarache de Mateo Alemân (1599, traduit par Chappuys dès 1600, puis par Chapelain en 1620) sont bien « anti-romanesques » : aventures d'anti-héros, d'anti-honneur, d'anti-illusion. On retrouvera cette inspiration de mélancolie désabusée dans l'initiation autobiographique qu'est Le Page disgracié de Tristan l'Hermite, pour qui la vie est successivement jeu, passion, puis spectacle (1643). Mais c'est d'abord Y Histoire comique de Francion de Charles Sorel (1623) qui en présente certains caractères : errances dans le quotidien divers, souvent sordide, rencontres en chemin, épisodes lestes et revers de fortune qui initient à la condition humaine et sa représentation sociale ; la « peinture naïve » des choses « basses », du « simple peuple », des « diverses humeurs des hommes » et de leur mélange s'illustre parfois d'une écriture savoureuse dans le libertinage poétique :



Tout ce qui estoit dans la salle souspiroit après les charmes de la volupté, les flambeaux mesme agitez a ceste heure là par je ne sçay quel vent, sembloient haleter comme des hommes, et estre possédez de quelque passionné désir.



Francion n'est pas un gueux (en cela son histoire n'est pas picaresquE), mais un gentilhomme, fier et libre, à la fois jouisseur et stoïque, égoïste et généreux ; il est baroque dans son horreur de tout ce qui pèse et qui est étroit (l'esprit de sérieux ou la pédanterie, le poids des hiérarchies et des institutionS), dans sa verve féroce et abondante, dans ses contradictions vivantes - honneur et immoralisme, exaltation et pessimisme - avivées par le « frétillement » de la jeunesse :



Mon naturel n'a de l'inclination qu'au mouvement [...] Mon souverain plaisir est de frétiller, je suis tout divin, je veux estre tousjours en mouvement comme le ciel.



Le Francion, selon Malraux, est un « livre mal composé, ou plutôt auquel toute composition est étrangère » ; il faut sans doute voir, dans cet affranchissèment de toute contrainte, par la farcissure et le vagabondage, une réaction contre les « règles du genre ». Mais Sorel va plus loin, à l'opposé du « réalisme », avec son idée d'écrire un livre « qui fust le tombeau des Romans ». Le Berger extravagant de 1627, réédité en 1633 sous le titre de L'Anti-roman, se veut un antidote à l'intoxication romanesque : construit sur le modèle des romans ordinaires, il raconte l'histoire d'un fils de marchand de la rue Saint-Denis rendu fou par ses lectures, qui se met à vivre en berger. C'est une démonstration par l'absurde, une sorte d'inventaire ou de bêtisier systématique de tous les procédés du mode pastoral. Une des pages les plus célèbres, révélatrice de cette inspiration, est une illustration, réellement « extravagante ». Il s'agit d'une gravure par Cristin (ou CrespiN) de Pass représentant un visage féminin dont chaque partie est réalisée par le cliché galant le plus rebattu : les lèvres sont du vrai corail, les yeux des soleils, les joues des lys et des roses, les sourcils des arcs, les cheveux sont munis d'hameçons pour attraper les cours, etc. ; ce « dictionnaires des idées reçues » métaphoriques évoque à la fois Arcimboldo et Salvador Dali.

Le mode burlesque de la parodie se retrouve chez Scarron, qui veut surtout, selon Sorel, « faire raillerie de tout ». Mais il s'agit plus ici d'extravagance. Le Roman comique (1651-1657) renoue avec le réalisme picaresque : de la vie provinciale vue par la déambulation aventureuse d'une troupe de comédiens, qui combine le mouvement et le dédoublement théâtral. Le romanesque n'en n'est pas exclu, il est plutôt démystifié dans la désinvolture affichée par le romancier. Au contraire d'un La Calprenède, Scarron revendique les digressions et les enchâssements, le désordre et la fantaisie : « je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux et les laissent aller sur leur bonne foi ». Mais la légèreté cache une habileté, et le caprice apparent dissimule une structure, qui entrelace les registres du récit (peinture réaliste, épisodes burlesques, aventures romanesqueS) et les niveaux de narration (histoire des comédiens, récits rétrospectifs, nouvelles intercaléeS) -, à l'image des destinées prises dans la complexité des situations et le désordre des passions.

Enfin, à l'opposé de la volonté réaliste, le roman fantaisiste et philosophique de Cyrano de Bergerac s'inscrit dans la tradition ancienne et récente du « voyage imaginaire » et de l'utopie. L'Autre Monde comprend deux parties : Les États et Empires de la Lune, parus en 1657 et Les États et Empires du Soleil, parus en 1662. Cet « Autre », qui est « lune », est un monde inversé, découvert par un Dyrcona qui est aussi l'envers double, et subversif, de Cyrano. Le romanesque visionnaire, qui s'ouvre sur une subtile mise en abyme dès la première page, enrobe l'audace matérialiste dans une imagination débridée, née souvent du langage, et l'agrémente d'une observation réaliste précise pour offrir, selon l'expression d'Henri Coulet « la version baroque du conte philosophique ».





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