Essais littéraire |
1. Tempérament passionnel et génie multiple Une santé fragile, de longues maladies et la mon à trente-neuf ans. Quelles sont les interférences psychosomatiques chez cet homme à l'cedipe perturbé (10) ? Une ardente avidité, une intense acuité, d'abord orgueilleuses puis consacrées à Dieu, telles sont les constantes de ses multiples visages : un savant précoce et génial ; un mondain, ami des plus brillants : le duc de Roannez, Méré, Mitron ; uq croyant mystique, militant extrémiste ; un penseur et un styliste fulgurants. Pascal reçoit une formation originale, à l'écart du monde scolas-tique et rhétorique des collèges, par un père hardiment intelligent. Second président de la Cour des Aides de Clermont depuis 1626, Etienne Pascal vient à Paris en 1634 pour vivre de ses rentes. Il fréquente les savants qui se réunissent chez Mersenne et y conduit son fils, auteur à onze ans d'un traité d'acoustique, à seize ans d'un Essai pour les coniques. Pour avoir protesté contre la politique financière de Richelieu, il doit se cacher (1638-1639). Pardonné, il est nommé commissaire pour l'impôt en Haute-Normandie, juste après une grave révolte (1639-1648). Pour simplifier sa tâche, Biaise invente une machine à calculer (1642). Devenu agent de répression d'un ordre contre lequel il venait de se révolter, Etienne Pascal est prêt pour l'adhésion à une métaphysique qui le délivre de ses contradictions politiques et rejette sur notre nature déchue les vicissitudes de ce mo'nde et les siennes. Première ferveur de toute la famille en 1646-1647. Puis Biaise se relâche, vit en mondain et poursuit ses recherches sur le vide (1646-1654). Une lettre sur la mort de son père (17 octobre 1651) montre qu'il n'a pas oublié le problème de Dieu : c'est son premier écrit théologique. Conversion décisive à l'automne de 1654. Dans la nuit du 23 novembre, consignant une expérience cruciale, non plus scientifique mais mystique,# Pascal rédige le mémorial qu'il portera cousu dans son pourpoint : « Feu, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants [...]. Joie, joie, joie, pleurs de joie. » La période mondaine est finie. C'est probablement en janvier 1655 que Pascal eut avec M. de Saci un Entretien sur Epictete et Montaigne, premier dépassement dialectique de la prétention humaniste (11) et du scepticisme en faveur du christianisme : amorce de la première partie de l'Apologie. Rédaction de L'Esprit géométrique, de L'Art de persuader, texte fondamental de logique et de rhétorique (automne 1655 ?) et d'un Abrégé de la vie de Jésus-Christ (1655-1656). Pascal s'intéresse au problème de la grâce et notamment aux rapports de sa toute-puissance avec la Liberté de notre volonté. Comment maintenir la vérité de leur articulation « sans ruiner le libre arbitre par la grâce, comme les luthériens, et sans ruiner la grâce par le libre arbitre » comme les molinistes ? En affirmant après saint Augustin que la grâce « remplit la volonté d'une plus grande délectation dans le bien que la concupiscence ne lui en offre dans le mal et qu'ainsi le libre arbitre [...] choisit infailliblement lui-même la loi de Dieu par cette seule raison qu'il y trouve plus de satisfaction », car « l'on fait toujours ce qui délecte le plus ». Pascal acquiert la compétence qui permettra les Provinciales (1656-1657). Le savant n'est pas mort : en 1658, il résout les problèmes de la cycloïde et jette les bases du calcul infinitésimal. Mais Pascal tombe gravement malade (février 1659). Il distingue, de plus en plus nettement, l'ordre des valeurs, naturelles et spirituelles, de l'ordre social, nécessaire mais arbitraire. « Votre âme et votre corps sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de batelier ou à celui de duc [...]. Il n'est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue (12). » Il comprend que même la science, « le plus haut exercice de l'esprit », est « inutile » pour ce qui seul importe : le salut (10 août 1660). A part les querelles sur la signature du formulaire condamnant le jansénisme (1661) et la création de la première compagnie de transports en commun (1662), ce sera désormais la seule préoccupation de celui qui prépare depuis 1656-1657 une Apologie de la religion chrétienne, interrompue par la mort le 19 août 1662. L'élan humaniste vient de se briser sur la tyrannie politique et l'affirmation des intérêts, mais aussi sur le conflit entre la science et la foi, qu'il voulait unir. Pascal les sépare pour donner à chacune sa féconde rigueur : les sens « sont les légitimes juges » de « la vérité des faits », « la raison l'est des choses naturelles et intelligibles et la foi des choses surnaturelles et révélées » {Provinciales, XVM). Dans l'ordre des faits naturels, « l'autorité y est inutile, la raison seule a lieu d'en connaître » (1651) par constatation, hypothèse et vérification : « si l'on avait des observations constantes qui prouvassent que [la terre] tourne », l'autorité du Pape n'y pourrait rien {Provinciales, XVIII). Dans l'ordre surnaturel, seule vaut la révélation. Il faut « plaindre l'aveuglement de ceux qui rapportent la seule autorité pour preuve dans les matières physiques » et « n'osent rien inventer », et avoir « de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Ecriture et des Pères » (1651). C'est dans son travail de savant, spécialiste des applications concrètes de la science la plus abstraite et la plus rigoureuse, les mathématiques, promoteur de la science expérimentale et de la technologie, que Pascal élabore la méthode qui sera celle de Y Apologie : un raisonnement efficace parce que rigoureux et dialectique, dépassant la contradiction entre droite et cercle, abstrait et concret, universel et particulier. 2. « Les Provinciales » (1656-1657) a. Arnauld exclu de la Sorbonne On a vu plus haut (p. 121, 128-132, 158-159), l'évolution du conflit « janséniste ». Le 31 janvier 1655, M. de Liancourt, l'un des plus grands seigneurs de France, se voit refuser l'absolution parce qu'il est ami de Port-Royal. Vive polémique où Arnauld se distingue une nouvelle fois. Il répète qu'il condamne les cinq propositions mais que ces impostures ne figurent pas dans l'Augustinus. Et que même saint Pierre a péché quand lui a manqué « la grâce, sans laquelle on ne peut rien ». Sur ces deux points, la Sorbonne* décide de le juger. Pour le condamner (14 et 31 janvier 1656) puis l'exclure (15 févrieR), on fait participer au vote quarante moines-mendiants au lieu des huit prévus par les statuts : il « est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons » {Provinciales, III). Les apologies d'Arnauld étaient excellentes pour des théologiens, mais illisibles pour le grand public, qui commençait à s'intéresser à l'affaire et devenait le seul recours. C'est alors qu'intervient Pascal : il saura séduire les gens du monde, écrasant les Jésuites sur leur propre terrain. Écrite le 23 janvier, sa lettre au provincial est publiée le 27. Dix-sept autres suivront jusqu'au 6 mai 1657. Ecrits et imprimés dans la clandestinité, malgré perquisitions et arrestations d'imprimeurs, ces tracts de génie font un tabac. Arnauld et Nicole fournissent une bonne partie de la documentation et servent de comité de lecture. Le but initial : montrer que le prétendu débat théologique n'est qu'un tissu d'ambiguïtés qui cache un règlement de comptes où l'imposture intéressée bafoue la vérité (13), que tout est dû à l'ambition des Jésuites, dont « toutes [les] démarches sont politiques » (XVII) et qui tiennent en main les thomistes dominicains (14). Ils parlent « non pas selon la vérité qui ne change jamais, mais selon les divers changements de temps » : la fin justifie les moyens (LX). « Leur principal dessein » étant « que leur crédit s'étende partout [...], ils sont obligés de se relâcher de la sévérité chrétienne » (V) et de privilégier le libre arbitre aux dépens de la grâce. b. Stratégie pour un chef-d'ouvre La théologie est loin de nous. Mais Les Provinciales nous passionnent toujours : l'ardeur du croyant indigné y pourfend les compromissions et la raison du plus fort ; elle les ridiculise par l'intelligence de son art. Il fallait « une manière qui pût être lue avec plaisir par les femmes et par les gens du monde ». La lettre était à la mode depuis Balzac et Voiture, la lettre ouverte depuis les mazarinades. Ce genre permet variété, familiarité, vivacité. Il implique le lecteur destinataire, appelé à prendre parti. Prenez de solides procédés pédagogiques ou publicitaires : un petit nombre d'idées, claires comme des évidences et répétées comme des slogans, pour opposer « les principes les plus simples de la religion et du sens commun » (XIV) à des adversaires qui jouent « de termes ambigus » (LX) « afin d'échapper sous cette obscurité » (XII). Cultivez l'objectivité : des faits, des citations (XV). Analysez les textes de l'adversaire et construisez le vôtre avec une rigueur mathématique. Cachez votre habileté sous le masque d'un reporter candide et zélé, qui navigue entre un janséniste solide et un jésuite béat, dont les « maximes ont je ne sais quoi de divertissant qui réjouit toujours le monde » à ses dépens (XII). Les premières lettres sont de petites comédies : changements de décors, dialogues rapides et tirades, jeux de scène et malices, personnages typés dont certains signifient le contraire de ce qu'ils paraissent, constante implication du lecteur. c. « La farce du pouvoir prochain » (R. DuchênE) Le débat sur les positions d'Arnauld fut doctement sérieux : nous avons les comptes rendus. Pascal le caricature. « Nous étions bien abusés » : c'est la première phrase des Provinciales. Nous pensions « que le sujet des disputes de Sorbonne était [...] d'une extrême conséquence pour la religion >. Ce n'est qu'un odieux complot, fondé sur des jeux de mots. Thomistes et molinistes sont « contraires dans le sens », mais en utilisant, « sans dire ce qu'il signifie », le terme de « pouvoir prochain », inconnu de la tradition et qui « n'a été inventé que pour brouiller », ils réussisent à s'unir pour perdre les augusti-niens. Supposons un chrétien qui parle en termes orthodoxes du « pouvoir de prier Dieu » : « s'il appelle ce pouvoir pouvoir prochain, il sera Thomiste et partant catholique : sinon il sera Janséniste, et partant hérétique ». Pourquoi ? Parce que « nous sommes le plus grand nombre ». Pascal rend ses adversaires absurdes et ridicules jusqu'à l'odieux. Seulement, cette histoire de pouvoir prochain n'avait pas été fondamentale dans le débat. d. La grâce « suffisante » La seconde lettre, datée du 29 janvier et publiée le 5 février, enfonce le clou : les Thomistes « sont conformes aux Jésuites par un terme qui n'a pas de sens » ; « ils leur sont contraires et conformes aux Jansénistes dans la substance de la chose ». A côté de la « grâce efficace qui détermine réellement [notre] volonté à l'action et laquelle Dieu ne donne pas à tous », il y aurait des « grâces suffisantes données à tous », mais qui n'ont « nul effet sans grâce efficace ». Bref, il y a une grâce qui « suffit quoiqu'elle ne suffise pas. Conclusion : « il faut être ou extravagant ou hérétique ou janséniste [...]. Il n'y a que les jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison ». Mais ici c'est Pascal qui joue sur les mots : ce remarquable logicien évite de réfléchir sur le sens de « suffisante » : qui donne la possibilité d'agir salutairement, mais n'y détermine pas irrésistiblement. Tout cela se déroule dans une atmosphère survoltée. Les petites Lettres ont un succès foudroyant. La police est sur les dents : perquisitions, arrestations d'imprimeurs ; mais l'auteur est introuvable et la parution continue. En mars 1656, le pouvoir décide la dispersion des Solitaires, et la fermeture de leurs écoles. Mais, le 24, une pensionnaire de Port-Royal, nièce de Pascal, est guérie d'une fistule lacrymale chronique par le contact d'une épine de la couronne du Christ : c'est le miracle, reconnu par l'archevêché le 22 octobre. e. Le laxisme Avec sept personnages, la première Lettre est la plus plaisante et la plus journalistique. Il n'y en a que trois dans la seconde, deux dans la troisième, où le débat théologique devient plus docte, pour montrer qu'Arnauld ne fait que répéter saint Augustin et saint Jean Chry-sostome. La quatrième passe de la théologie à la morale, plus accessible au grand public. Elle conduit aux lettres V à VIII qui mettent en scène un bon père jésuite, ravi d'enseigner les merveilles de la casuistique à grand renfort de citations un peu ridicules et fort scandaleuses. Grâce au probabilisme (15) (V), à l'interprétation circonstanciée (VI), à la direction d'intention (16), la casuistique ou appréciation des divers cas de conscience aboutissait chez certains Jésuites à un laxisme opportuniste. « Nous avons [...] des maximes [...] pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches [...], pour les femmes dévotes [...], pour les gens déréglés» (VI). Arnauld l'avait dénoncée dans sa Théologie morale des Jésuites (1643). Rome (1640) et la Sorbonne* (1641) avaient condamné trois ouvrages du P. Bauny. En 1665, 1666, 1679, le Pape censurera soixante-quinze propositions laxistes, pour la plupart mentionnées dans les Provinciales. Les citations de Pascal sont fidèles, bien qu'il traduise, adapte et résume. Mais l'entassement de textes extrêmes, habilement présentés, compose un sottisier scandaleux qui se présente abusivement comme la morale de toute la Compagnie. Pascal concilie l'objectivité et « l'imposture » (R. DuchênE). En commettant l'erreur de défendre leurs auteurs, les jésuites confirment ses accusations. f. De la comédie à la philippique «Peut-on avoir [...] une raillerie plus fine» que les premières Provinciales ? Mais dans les dernières, « quel sérieux, quelle solidité, quelle force, quelle éloquence ! » (Mme de Sévigné, 21 décembre 1689). A partir de la onzième lettre, la fiction s'atténue puis disparaît ; la rhétorique véhémente de l'accusateur et du prophète remplace l'ironie du reporter. L originalité littéraire diminue. Aux lettres familières au Provincial succèdent les lettres ouvertes aux Jésuites. Régies par la double économie de la logique et du plaisir, les Provinciales « ont cette liaison tout ensemble et avec les vérités avouées et avec les désirs du cour » ; elles allient l'art de convaincre et l'art d'agréer (De l'art de persuadeR). Elles sont déjà classiques : la raison y maîtrise la passion, la logique y devient élégance. g. Les écrits des curés de Paris La dix-huitième Provinciale, datée du 24 mars et retardée par des négociations, est publiée le 6 mai. Pascal en prépare une autre puis renonce. Il y a plus urgent. Le 11 mars est arrivée la bulle du pape censurant les cinq propositions au sens de Jansénius. Le 17, l'Assemblée du clergé adopte un formulaire de condamnation à signer par tous les gens d'Église. Pascal aide Le Maistre à préparer une Lettre d'un avocat au Parlement (1" juiN). Le Parlement intervient, bloquant le formulaire pour trois ans. En décembre, un jésuite publie une imprudente Apologie pour les Casuistes : les curés de Paris réagissent par des factums dont quatre seraient de Pascal (janvier-juillet 1658). Leur style oratoire est plus conventionnel que celui des Provinciales. L'Apologie sera censurée par la Sorbonne* (octobrE) et mise à l'Index. |
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