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BEAUMARCHAIS (1732-1799) - Drames, Comédies






La littérature n'a pas joué un rôle essentiel dans la brillante, dans la trépidante fortune de Beaumarchais, horloger (inventiF) devenu spéculateur, marchand d'armes, agent secret, musicien des filles du roi - on cite au hasard, faute de pouvoir tout énumérer. Il fut connu de toute l'Europe avant le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, par ses démêlés judiciaires, montés en spectacles (Mémoires contre Goëzman, 1773-1774, qui inspirèrent... une pièce à Goethe, ClavigO). L'écriture de fiction fut le luxe de cette existence frénétique, qui fascine autant que son ouvre (on ne cesse d'écrire sa biographiE). Mais il est sans doute le premier dramaturge français à oser faire miroiter aussi ouvertement sa vie, ou du moins les reflets de sa personne, dans ses pièces.



L'ouvre est étonnamment courte : quatre parades conservées, 1757-1763 ; trois drames (Eugénie, 1767, précédée d'un remarquable Essai sur le genre dramatique sérieux ; les Deux Amis, 1770, son seul échec ; la Mère coupable, 1792, qui met le point final à sa carrière et au cycle de la famille Almaviva, Figaro-ci et là compriS) ; deux comédies (le Barbier de Séville, 1775, d'abord conçu comme un opéra-comique pour les Italiens, 1772, à partir peut-être d'une parade ; le Mariage de Figaro, reçu à la Comédie-Française en 1781, interdit, représenté en 1784, le plus grand triomphe du siècle et la plus longue pièce du répertoire français classiquE) ; un opéra {Tarare, 1787, musique de Salieri, représenté avec un luxe inouï et coiffé comme le Barbier, le Mariage, et Eugénie, d'une brillante préfacE). La gloire de Beaumarchais est fondée sur deux pièces, dont un chef-d'ouvre d'envergure mondiale, la musique de Mozart aidant.



Drames : l'innovation



Eugénie est un drame, par la prose, les costumes, le décor (une maison de Londres avec jardiN), les pantomimes (refusées par la Comédie-Française, le texte prévoit un va-et-vient de valets pendant un monologue !), une musique expressive entre les actes...

Le sujet touche une obsession névralgique des Lumières - la séduction d'une jeune fille (de petite noblesse provincialE) par un roué de la cour, le comte Clarendon, qui l'a engrossée par l'artifice d'un faux mariage. Le pathétique de la situation ne se développe véritablement qu'à l'acte III, lorsque Eugénie avoue sa faute à son père, qui pardonne, et que se révèle la rouerie de Clarendon, en passe de réaliser un grand mariage mondain. Les événements se précipitent : le Comte, attiré dans la maison, sauve au passage la vie du frère d'Eugénie, qui risque, dans le noir et l'ignorance de leur venue à Londres, de tuer son père. Le dilemme est cruel : « Ingrat ou déshonoré [...] Ma sour ! mon libérateur ! Je suis épouvanté de ma situation. » Mais le Comte finit par se repentir et se jeter aux pieds d'Eugénie (décoiffée, en désordre, sans collier ni rougE) qui refuse de l'épouser. Il se jette donc aux pieds du père, qui pardonne : « Je vous la donne ». Eugénie s'abandonne : « Va, tu mérites de vaincre, ta grâce est dans mon sein ». Le libertin séducteur, perverti et cependant encore sensible, est converti : « Le bonheur avec Eugénie, la paix avec moi-même, et l'estime des honnêtes gens : voilà le seul but auquel j'ose prétendre ». Ce que confirme le Baron : « N'oubliez donc jamais qu'il n'y a de vrai bien que dans l'exercice de la vertu. »

Plutôt que de rire sottement, tentons de dire ce que cherche le genre sérieux.



- Conformément aux propositions de Diderot, il vise l'effet pathétique maximum (souligné par l'opposition symbolique du jour et de la nuit. On rappellera l'importance de la nuit dans les deux comédieS).

- Comme Diderot dans ses pièces, Beaumarchais joue avec 'le tragique mais ne l'accomplit pas. On frôle les catastrophes, avec frisson, pour se donner le bonheur de les éviter. Il est tentants d'y lire un trait d'époque, le goût du compromis et d'un moralisme exaspérant. Mais c'est oublier que la catastrophe est l'issue conventionnelle du genre tragique, dont les normes définissent, par contraste, le travail propre des tenants du drame bourgeois naissant. Ils sont bouleversés par autre chose, qui ne nous émeut plus, et qu'ils ne trouvent ni dans la comédie, ni dans la tragédie (mais dans le romaN).

- Il y a du comique soutenu dans Eugénie, au moins dans les deux premiers actes. La montée progressive du pathétique est une des grandes idées de la pièce (non explicitée par BeaumarchaiS). Mais ce comique ne passe pas par les valets, dont l'effacement répond aux recommandations de Diderot. L'affrontement de la tante (Mme MureR) et du père (division de l'instance paternellE) change de registre : comique, puis dramatique. La pièce prouve donc la possibilité (non théorisée par BeaumarchaiS) de faire coexister drame et comique, dans une structure dynamique, soulignée par la montée de l'ombre et des périls.



- Liberté du dénouement, du ton, liberté vis-à-vis des bienséances (Eugénie, enceinte, avoue qu'elle aime encore son faux épouX). Mais on constate la présence obsédante des modèles tragiques (Corneille, Racine...). Le drame est bien une réécriture, libérée des contraintes du vers, des bienséances, de l'éloignement historique et héroïque. Il s'agit d'inscrire le tragique dans la contemporanéité, jusque-là réservée au comique. Beaumarchais pousse la démonstration jusqu'au paroxysme : la tragédie domestique se joue dans une petite maison, tandis que la cour - lieu obligé du genre tragique - et le roi sont mis hors scène.

- Mais la petite maison est aussi ce qu'elle est : la dérision de l'amour vertueux, c'est-à-dire de la famille. En se contemporanéisant, la tragédie moderne passe de la sphère publique à la sphère privée. Le paradoxe du drame bourgeois, assumé par Diderot et Beaumarchais, c'est qu'il s'efforce de dissocier tragique et politique, tragique et Histoire. Le drame s'installe dans l'aire de la famille pour y faire couler les larmes et déclasser la tragédie. Ce qui n'exclut pas nécessairement la noblesse, Eugénie le prouve, mais oblige à la dédoubler en noblesse vertueuse (provincialE), qui allie vertus dites bourgeoises et honneur, et en noblesse de cour. L'aristocrate libertin met en cause la Famille, la Vertu, l'ordre du Père. Le Père, la Jeune fille, le Séducteur : triangle crucial d'un fantasme européen (Lessing : Miss Sara Sampson, Emilia Galotti ; Sade : Oxtiern, 1791...).

Diderot l'avait bien dit : le Père ! le Père ! (ses deux drames disent le père absent, puis le père divisé. Beaumarchais exploite cette dernière formule, celle du Père de famillE). Chez Beaumarchais comme chez Diderot et Lessing, le père oscille entre la tendresse et la terreur, entre deux ordres et deux lois (métaphore du pouvoir politique ?). Pour une part essentielle, le drame bourgeois privatise la tragédie en jouant sur la notion de pouvoir (du roi, du père sur ses enfantS), en la faisant glisser de la scène politique à la scène familiale, du trône au foyer. Mais la question reste la même : comment, selon quelles normes, sauvegarder la puissance (paternelle, royalE) ? Il est donc inexact d'affirmer, comme on le répète, que le drame a perdu le sens du sacré. En vérité, c'est la sacralité du père et ses enjeux qui nous échappent (voir GreuzE).



La jeune fille : aucun siècle n'a autant rêvé sur la femme que le XVIIIe siècle. Sur la femme séduite, égarée, abandonnée, déshonorée. En bon lecteur des Lumières, Clarendon aime la souffrance délectable qu'il inflige amoureusement. Pleurs, évanouissements, égarements, révolte, épuisement, désir, tendresse : quels délices que cette mortelle exténuation de l'âme féminine dans une « petite maison » de la banlieue de Londres, d'un matin à un autre matin ! Le drame, Diderot l'a dit nettement, c'est la vertu malheureuse. Comment rêver plus fascinant réceptacle de la vertu que la femme, puisque sa vertu, c'est son âme, son cour et son corps ! Perdue dans un monde trompeur, à qui, à quoi doit-elle obéir, elle chez qui la nature parle plus fort ? À la loi du père, à la loi du cour ? Au centre du drame bourgeois, il y a la femme, terriblement fautive, foncièrement innocente. La femme, qui est tout désir, et qui ne pourrait être toute pureté sans ruiner la conservation de l'espèce, mais dont la « faute » met aussi en péril, à travers le père, l'ordre social (Eugénie manque faire mourir son frère et son pèrE). Problématique évidemment absente de la tragédie : tout ici vient du roman. À travers le séducteur se joue un double enjeu :

- la mise à l'épreuve, à la torture, du cour féminin (Diderot réussit magnifiquement dans la Religieuse, sans libertin mais grâce au couvent, ce qu'il vient de manquer dans le Père de famille !) ;

- la régénération du libertin, plaisir et bénéfice non négligeables.

Eugénie est donc une pièce plus révélatrice de certains enjeux du drame bourgeois que les deux ouvres de Diderot. Elle permet de le définir comme la tentative d'inscrire sur la scène, au profit d'un pathétique renouvelé et intensifié, dans l'espace jusque-là réservé à la comédie, quelques-uns des apports essentiels de l'imaginaire du roman.

Eugénie met en scène des conditions (père, tante, fille, frère, séducteuR), les Deux Amis des états : après la noblesse, la haute bourgeoisie lyonnaise. Apparemment plus proche de l'idée convenue qu'on se fait du drame (vertus bourgeoises, conditions modernes...), la pièce ne parvient pas à articuler pathétique et négoce, c'est-à-dire à transcrire une structure cornélienne (l'inflation des héroïs-meS) dans une comptabilité bancaire en panne de numéraire.

La mode est actuellement à un essai de réévaluation des parades : pourquoi pas ? Mieux vaut ici souligner l'importance des drames qui encadrent la carrière théâtrale. Beaumarchais aurait peut-être pu écrire le Barbier sans la théorie ni la pratique du drame - certainement pas le Mariage.



Comédies : rénovation et innervation



L'échec des Deux Amis, pièce dédiée au tiers état, détermine un retour à la comédie, par le détour d'un opéra-comique refusé. Le Barbier de Séville remet donc à l'honneur le valet et invente Figaro, ex-valet, ex-auteur, ex-chirurgien désarmées, homme bon à tout, mais à qui tout manque, sauf les idées et les répliques. II ne faudra pas moins de trois pièces et d'un mariage pour user cette énergie roturière en quête de sa valeur marchande, ce talent sans emploi, ce mérite en jachère. Chassé du drame pour cause d'artifice et d'invraisemblance*; (DideroT), le valet, emploi obligé de la Comédie, installe sur scène les thèmes bourgeois du mérite déboîté de la naissance et de la désorganisation sociale : paradoxale et brillante innervation de la comédie classique par le tenant du drame bourgeois. Saluons ce moment : un des grands personnages du théâtre, le premier au fond depuis Molière, vient prendre place dans la mythologie française.

Rien n'interdit de transposer dans le registre comique la figure de l'aristocrate libertin que l'amour et la lassitude des conquêtes trop faciles mènent au mariage (terme obligé du genre comiquE). Le comte Almaviva épousera donc la charmante et provinciale Rosine, au lieu de la séduire et de l'enlever. Double bonne action, car il la délivre aussi, nouvelle Agnès, de la prison où l'enferme Bartholo, ennemi des femmes, du plaisir et des Lumières (sa défaite se consommera donc par une nuit d'orage !), ennemi coriace en effet de la circulation et de l'échange (des objets, des mots, des idéeS). On le voit, Beaumarchais travaille, comme dans Eugénie, sur la signification symbolique de l'espace scénique. Ici, par exemple, l'opposition entre la maison barricadée de Bartholo (couvent ? conscience prisonnière des préjugés, des traditions ? etc.) et l'espace ouvert de la place publique où se rencontrent le Comte et Figaro.

Mais l'essentiel n'est pas là. Dans le passage du drame à la comédie se joue le paradoxe central du théâtre de Beaumarchais, unique peut-être en son genre : la métamorphose radicale de son style et de sa dramaturgie. Beaumarchais échoue quand il se lance de plain-pied dans l'innovation (dramE), il se réalise dans la rénovation de la comédie classique. Ce que confirme pleinement la Mère coupable, 1792.



« L'ancienne et franche gaieté »



La grande audace - affichée dans la préface du Barbier - consiste à identifier rire et comique, contre tout le mouvement du siècle, qui se méfie des enjeux esthétiques et sociaux du rire, et le réserve à la farce, aux petites pièces, aux esprits un peu bas (Marmontel, Éléments de littérature, art. « Farce »). La Comédie-Française, aux xixe et XXe siècles, a constamment ramené Marivaux à cette tradition d'un comique élégant et réservé, incarné en fait par Destouches, et non par Marivaux.

Le Barbier n'est donc pas simplement un passage du drame à la comédie (un repentir de Beaumarchais !) ; c'est la substitution du comique accentué, pur (dont Diderot avait réservé la placE), au comique élégant des comédies du xvnir siècle, et au comique noble, sérieux, du drame bourgeois. Se tournant vers la comédie, fort de son expérience (dans la première version d'Eugénie, l'affrontement du père et de la tante était nettement plus comiquE), Beaumarchais joue à fond la carte du comique, dans un retour spectaculaire et provocant à « l'ancienne et franche gaieté ». Car il rappelle, comme Diderot, que le genre ne dépend pas du sujet. Théoricien du drame pas mort !



L'invention d'un style



La franche gaieté, c'est aussi l'invention d'une écriture spécifique, intransportable dans le drame, parce qu'elle est fondée sur la recherche systématique des effets. Le style comique de Beaumarchais se caractérise par la mise en valeur des mots d'esprit, par la concision des répliques, la recherche de l'économie, de la rapidité, de la surprise, la mise au point de structures rythmiques efficaces et précises.

Dialogue débordant de virtuosité, où chacun des protagonistes, ayant oublié d'être bête, saisit aussitôt les sous-entendus, les enchaînements possibles, surenchérit dans l'esprit et l'agilité verbale pour aboutir à une réplique inattendue (rien de tel chez Molière et Marivaux, qui ne cultivent pas cette sorte d'espriT). Sur ce tissu verbal se détachent des morceaux de bravoure extraordinairement brillants - tirades, monologues - tout à fait comparables aux grands airs d'opéra.

Or, sauf exception, non seulement le drame ne propose pas d'effets brillants identiques, mais ses théoriciens (Diderot, BeaumarchaiS) les excluent formellement. La stratégie des larmes passe à leurs yeux par une épuration du langage tragique, et le refus des effets, typiques de la tragédie : applaudir des maximes, des vers éclatants, c'est en effet rompre l'illusion, admirer l'auteur aux dépens des personnages et de la situation, toutes choses que Diderot récuse énergiquement. Le style de la comédie est donc, aux yeux de Beaumarchais, plus brillant, moins « naturel », moins « simple » que celui du drame. Il avance même dans l'Essai... que la comédie supporte le vers ! Plus éloignée du monde réel, affichant sans dommage sa dimension fictive et ludique, la comédie se donne pour ce qu'elle est : un jeu, une joute. Par définition, le drame prive Beaumarchais d'un des fondements essentiels de sa virtuosité dramaturgique : l'exploitation étincelante de situations de parole constamment changeantes.

Entre style comique et style dramatique, donc, l'écart se creuse et s'explique. Beaumarchais, dans ses comédies, cherche à briller, fût-ce aux dépens des personnages, des situations, en exhibant ouvertement l'artifice théâtral et ses conventions. En contradiction formelle (l'a-t-on assez dit !) avec la théorie du drame selon Diderot, mais pas du tout, on l'oublie trop souvent, avec la théorie du comique pur du même Diderot ! L'écriture comique ne recule pas devant la surenchère, la démonstration de virtuosité, frôle le risque de la gratuité, du mot pour le mot, de l'exploit technique et verbal ; elle accumule les péripéties, sans nécessité intérieure, pour susciter et exploiter des situations de paroles inattendues. Il y aurait donc dissociation du langage et de la situation. Esthétique de l'ornement. Thèmes classiques de la critique (Jouvet, Schérer, ConesA), et vrais, mais d'une vérité partielle ; à qui échappe ce qui sépare le Barbier du Mariage, le talent du génie. Espace ludique ? Sans doute. À condition de ne pas oublier que personne, avant Beaumarchais, n'a à ce point rendu vraisemblable l'espace scénique, ne l'a, autrement dit, aussi fortement identifié à l'espace naturel. D'où précisément la possibilité d'y inscrire une dramaturgie de la péripétie-éclair sans précédent, des problèmes dramaturgiques neufs : comment se cacher dans une pièce meublée d'un seul fauteuil ? Comment s'échapper d'une pièce fermée à clef ? Comment communiquer un billet ? etc. (Labiche, Feydeau, le théâtre de Boulevard et le film comique se délecteront de cette dramaturgie du gaG). Il est vrai que le langage n'a pas chez lui de fonction psychologique : on se masque, on feinte, on cherche à deviner, sans se trahir, en vue d'objectifs précis, circonstanciels, qui se transforment avec une incroyable mobilité. Faut-il en conclure que les jeux et joutes éclipsent les enjeux, que les affrontements et les caractères s'évanouissent au profit du seul plaisir verbal ? Ce serait ne pas comprendre, par exemple, la stratégie et la philosophie des personnages du Mariage. Il n'y a guère entre eux d'affrontements violents parce qu'ils sont les complices du grand jeu de la viç, et aussi parce qu'ils veulent tout avoir sans rien perdre : philosophie du plaisir par accumulation de l'avoir. Et de fait, ils nagent dans le bonheur, sans trop le savoir, parce qu'ils n'ont pas encore connu la perte, le manque, le poids des souvenirs et de la faute. Mais le temps les attend (la Comtesse, épouse délaissée, le sait déjà...), comme nous tous, et les rattrapera, vingt ans après, dans la Mère coupable, magnifique ratage d'un thème magnifique (on ne saurait mieux dire que Péguy, dans CliO).



Toute approche purement technique (stylistique, par exemplE) de Beaumarchais le mutile gravement, oublie qu'il a écrit le Mariage, c'est-à-dire une des plus complexes structures dramatiques du théâtre français. Beaumarchais est bien autre chose qu'un virtuose du dialogue. Il suffit, pour s'en persuader, d'énumérer (faute de pouvoir ici les analyseR) quelques traits de cette pièce sans équivalent dans le théâtre classique : le temps qui passe (entre le Barbier et le MariagE), l'ombre du vieillissement et de la mort ; la femme mariée, le mari volage et jaloux, l'adolescent en crise de puberté ; le noble libertin qui joue au tyran nonchalant, le valet qui est aussi un homme, et qui tendrait à devenir un citoyen, parce qu'il a un passé et du talent ; la complicité et la rivalité des sexes, le jeu toujours recommencé des hommes et des femmes ; la représentation de la société tout entière dans le miroir du château ; le travail étourdissant sur les objets et l'espace, la mobilisation de la danse, de la poésie, de la musique surtout...

Le Mariage est en vérité une tentative (masquéE) de dépassement de la comédie, comme Tarare un essai (explicitE) de rénovation de l'opéra. Dépassement par l'importance inégalée de la musique ; par la complexité de l'intrigue et la sinuosité des péripéties ; par la richesse et le sérieux des thèmes entrecroisés ; par le projet inouï d'écrire le roman d'une famille, la courbe totale de l'existence à travers une trilogie.

II s'agit donc d'une pièce totale et expérimentale, où fusionnent le comique, le sérieux, la musique, la danse, la poésie, l'individuel, le social, le satirique et le symbolique. Pièce donc que seul un innovateur pouvait concevoir, mais parfois contre certaines propositions explicites de Diderot. Celui-ci n'admet par exemple que le monologue court dans la comédie, et c'est par un valet que le spectateur plonge dans la plus longue méditation sur l'existence du théâtre français classique ! Le valet n'est plus seulement un faire, mais un être. (Une des formes canoniques de la tragédie se voit spectaculairement subvertie.) L'influence du drame sérieux ne se limite nullement aux tirades féministes de Marceline. En relèvent le couple du Comte et de la Comtesse, mais aussi le château. Le château se situe entre le palais (tragédiE) et la maison (dramE), entre l'État et la famille, car il abrite un conflit à la fois privé et seigneurial, privé et collectif. Qu'on relise la première scène : de quoi s'agit-il ? De la possibilité d'installer le lieu de l'intimité privée dans un château. Figaro mesure son futur espace domestique, où le Comte entend s'immiscer par l'argent et le chantage. On est dans une intrigue politique, transposée dans le registre comique. À cette perturbation de l'espace privé domestique va répondre celle de l'espace privé seigneurial (l'appartement de la ComtessE)...

Le Mariage réussit à croiser la représentation d'une société saisie dans ses conflits (désir, argent, pouvoiR) et la représentation emblématique de la destinée humaine (âges, sexeS).

Le Mariage serait-il le chef-d'ouvre introuvable du drame bourgeois ? À vrai dire, ni drame ni comédie classique, mais pièce inclassable qui couronne la tradition et tente de la dépasser, comme la Nouvelle Héloïse et les Liaisons dangereuses.



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