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BEATUS RHENANUS, UN ALTER EGO D'ÉRASME






Dans toutes les biographies, anciennes ou récentes ', consacrées à l'humaniste Beatus Rhenanus (1485-1547), surgit un argument irréfutable pour prouver ses qualités exceptionnelles de savant et de sage : Érasme de Rotterdam a dit de lui, à plusieurs reprises, qu'il le considérait comme son alter ego.

Être reconnu par Érasme comme un autre soi-même était, soyons-en bien conscient, un titre de gloire enviable, et envié, qu'il ne décerna qu'avec une prudente parcimonie. Ces deux hommes se connurent d'abord par leurs livres, puis, par des rencontres qui leur firent découvrir d'emblée de profondes affinités, des collaborations éditoriales fructueuses, d'érudites conversations et des entreprises communes comme, par exemple, le parrainage du jeune Érasmius, fils de l'imprimeur Jean Froben2. Ils éprouvaient les mêmes enthousiasmes, les mêmes curiosités, les mêmes ambitions scientifiques et aussi, ce qui n'est pas le moindre impact sur les liens d'amitié, les mêmes répulsions et les mêmes colères. Convaincus l'un et l'autre qu'ils avaient un rôle à jouer dans le renouveau des lettres, ils s'étaient passionnés avec un identique élan pour les deux grandes langues de l'Antiquité dont ils acquirent une parfaite maîtrise. L'un et l'autre n'écrivirent aucun texte dans leur langue maternelle. Ils eurent la même sympathie pour les premières manifestations du moine allemand Martin Luther et une pareille horreur des violences et des dérives confessionnelles anarchiques qui apparurent lors de la guerre des paysans. Ils désapprouvaient les abus de l'Église avec la même vigueur mais préférèrent ceux-ci aux désordres considérables déclenchés par le sectarisme et le fanatisme réformateur.





Cependant, plus homme de cabinet qu'homme d'action, plus attaché à la sérénité qu'aux impatiences et aux rivalités de la vie publique, plus ami des livres que de la gloire, plus soucieux d'ouvrer pour la science que de se livrer à la polémique, Beatus Rhenanus fut seulement connu de ses pairs et de la « sodalitas » humaniste. Contrairement à Érasme dont le nom ne cessa de scintiller au sommet du panthéon de l'histoire et de la littérature, Beatus Rhenanus sortit de la mémoire des peuples et ce n'est que depuis une centaine d'années qu'on reparle de lui et que sa ville natale : Sélestat, héritière de sa « librairie » qu'on appelle la « Rhenana », honore son grand homme avec fierté. Considéré, vers 1520, comme un des trois plus éminents humanistes de l'Alsace, avec Sébastien Brant et Jean Wim-pheling, il mérite aujourd'hui la consécration car ses énormes travaux de philologue inspirent encore un sentiment d'admiration et constituent un outil de travail particulièrement utile pour les savants contemporains.

Et pour vous introduire mieux encore dans Sélestat et vous présenter ses grands hommes, voici un poème écrit par Érasme qui y avait été si bien accueilli qu'il la remercia avec un lyrisme humanistique évident.



ÉLOGE DE SÉLESTAT Élégie par Érasme de Rotterdam



Illustre Sélestat, quel héros, traçant le premier dessin

De ton enceinte, fut ton fondateur d'heureux présage ? D'où te vient ton Génie, si fécond, si généreux ?

Quels astres brillèrent au-dessus de ton berceau ?

Tu ne peux te flatter ni de l'ampleur de tes murs

Ni d'une population sans nombre ni de richesses à profusion ; Et pourtant parmi toutes les cités qui fleurissent sous l'empire de

[César Aucune n'est plus prospère que toi. Je pense moins ce disant à la plaine fertile qui se presse contre toi

[tout autour Et que Cérès nourricière bénit d'abondantes moissons ; Ou aux coteaux couverts de vignes et aux ondes fortunées du Rhin

Que ton regard de part et d'autre découvre au loin ; ou à la [douceur de la brise qui réchauffe ton haleine :

Agréables privilèges, mais que tu partages avec beaucoup :

Ces faveurs accusent ton échec à l'instant qu'elles te donnaient

[la palme !

Le privilège qui n'est qu'à toi, c'est que seule, toi si petite, tu

[donnes le jour A autant d'hommes distingués par les mérites de l'esprit ; Et c'est, pareillement, que tu envoies de par le monde autant de

[gemmes, autant de lumières

Qu'il a été donné à beaucoup d'autres d'en avoir produit tout

[juste ! Oui, le nombre des grands de la science que tu possèdes est tel

[que l'eût à peine égalé

Celui des grands de la guerre cachés dans le cheval de traîtresse

[mémoire. De quelle cité un Wimpheling, de quelle cité un Spiegel,

Un Kircher ne seraient-ils pas l'orgueil ? D'où t'est venu Sapidus, qui à Athènes même se fût mesuré avec

[les doctes, D'où le saint prêtre Phrygio, d'où t'est venu Storck ? D'où ton Arnold, familier des muses, et d'où

Matthias Schurer au cour pareil à la neige ? Pour ne point nommer les autres, l'illustre Beatus Rhenanus,

Savant dans l'une et l'autre langue, ne suffirait-il pas à ton

[bonheur ? Quelle mystérieuse parenté t'unit au ciel azuré ?

Aurais-tu les bonnes grâces de quelque divinité de la cité de

[Pallas ? La matière doit l'existence à la terre, l'esprit procède du haut de

[l'éther. D'autres enfantent des corps, toi tu enfantes des génies. Qui déjà n'envierait de si éclatantes faveurs ? n'était en outre que.

Fertile en génies, ce n'est pas pour toi, mais pour le monde

[que tu les enfantes : La gloire près de toi demeure seule, mais le fruit en parvient

A tous en quelque point de la terre où se propage la race des

[humains.

C'est en souvenir de ton accueil qu'Érasme a pour toi composé ces

[vers ; S'ils sont sans grâce, ils sont l'ouvre loyale d'une lyre re-

[connaissante !

FIN

Si Dieu donne, vaine est l'envie : Si Dieu ne donne, vaine est la peine.

FIN

Sorti à Bâle des presses de Frobenius au mois d'août 1515.



Traduction Paul IMBS 25 décembre 1968.



Il y avait une fois un honnête boucher, Éberhard Bild, installé dans une bourgade à quelques lieues (plus ou moins 30 kM) de Strasbourg, nommé Rhinau, qui était souvent inondée par le fleuve dont les eaux boueuses envahissaient les caves où il conservait ses viandes. N'étant pas de nature à supporter passivement la répétition de cette sorte de malheurs, il s'exila dans une ville libre impériale, protégée par des remparts contre les colères du Rhin, c'est-à-dire Schlellstadt. L'étranger reçut un surnom : Rhinauer : celui qui vient de Rhinau, mais aussi la citoyenneté. Son fils lui succéda et s'enrichit honorablement sans doute puisqu'il devint échevin et, en 1499, Stettmeister, c'est-à-dire bourgmestre.

Il eut trois enfants, d'année en année, dont les deux premiers moururent en bas âge. Le troisième naquit le 22 août 1485. Pour être sûr de conjurer le mauvais sort, son père le prénomma Beatus (ou BatT). Ce prénom, assez exceptionnel il est vrai, lui vaudra plus tard une très belle lettre d'Érasme qui lui dédie le Psaume premier qui commence par les mots :

Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum et in via peccatorum non stetit, et in cathedra pestilentiae non sedit.

Bienheureux l'homme qui ne se conduit pas d'après le conseil des méchants, et qui ne se tient pas dans la voie des pécheurs ni ne s'assied au cercle des moqueurs.

Je cite le paragraphe en entier car il me semble qu'il illustre parfaitement l'homme bon que deviendra plus tard ce bébé. Erasme lui écrit que c'est un prénom providentiel que « mérite seul celui qui s'est suffisamment enté en Christ »3.

Le malheur cependant n'en continua pas moins de frapper à la porte des Rhenanus puisque la mère de Beatus mourut vers ses quarante ans, épuisée par ses couches successives et la phtisie, le 21 juillet 1487. Le petit garçon, qui n'avait pas trois ans, ne connut donc pas l'affection maternelle dont son père voulut compenser l'absence par le redoublement de la sienne. Il se consacra entièrement à son fils et pour cette raison ne voulut pas se remarier, la maison étant tenue par une vieille gouvernante. Ce père, peu instruit mais très aisé, rêva d'un destin hors du commun pour son garçon qui témoignait d'une vive intelligence. Il l'envoya à l'École latine de Sélestat, dirigée par un laïc, formé par la congrégation des « Frères de la Vie Commune » de Deventer où, ô coïncidence subtile, Érasme avait été initié aux finesses de la langue latine, treize ans plus tôt. Voilà, certes, un élément commun aux deux futurs amis. C'est donc avec les mêmes méthodes qu'ils apprirent la grammaire et la rhétorique sur les textes des Anciens et des Pères de l'Église, et que leur fut enseigné le même idéal de piété chrétienne, dégagée de toute scolastique. Les auteurs qu'on donnait à lire à ces bambins de neuf ou dix ans étonnent le pédagogue moderne. Ce sont Cicéron, Salluste, Térence, Suétone, Valère Maxime, Virgile et même Ovide. Beatus termina ses «humanités» à quinze ans (en 1500) et commença à constituer les premiers éléments de sa bibliothèque qui fait la gloire de Sélestat aujourd'hui.

Un père spirituel lui fut révélé par un ami qui avait rapporté de Paris les ouvres de Jacques Lefèvre d'Étaples (1460-1536), le fameux Faber Stapulensis. C'est avec lui qu'il décida d'étudier la philosophie et particulièrement Aristote. Sa décision fut donc prise très logiquement : il irait parfaire ses connaissances à Paris mais son père résista trois ans tant il avait de peine à se séparer de son petit. Celui-ci finit par quitter Sélestat le 25 avril 1503 et arriva dans la déjà célèbre ville universitaire le 9 mai. Il y travailla pendant quatre ans, au rythme imposé par l'École, de 4 heures du matin jusqu'à 21 heures du soir, avec quelques courtes suspensions de labeur pour se sustenter sobrement. Tous ceux qui l'ont connu alors parlent de lui comme d'un très joyeux camarade mais surtout grand dévoreur de livres. A cet égard, il faut se souvenir qu'il est un étudiant nanti et que, par conséquent, il peut les acheter à mesure qu'il en a besoin pour ses études, ce qui n'est pas le cas le plus fréquent car beaucoup de ses condisciples étaient contraints de recopier ces textes en perdant évidemment un temps précieux.



Dès ses vingt ans, apparaît son « ex libris » collé dans chacun de ses livres, qui ne changera pas de toute sa vie :



Sum Beati Rhenani nec muto dominum.

J'appartiens à Beatus Rhenanus et ne change pas de maître.



Ce détail a pour nous une double valeur. D'une part, nous découvrons que c'est lui qui s'est appelé Rhenanus en latinisant le surnom familial, qui, par sa connotation géographique, annonce l'humaniste fier de ses origines germaniques. D'autre part, il y révèle une nature très possessive. En effet, un livre est l'ami le plus fidèle qui soit. Les inscriptions marginales ou les mots soulignés sont révélateurs des opinions, des jugements, des étonnements, des révoltes du lecteur et il n'est pas bon, il est même dangereux parfois, de confier ainsi le fond de sa pensée à quiconque. De plus, il savait, fort jeune, que beaucoup de gens ne restituent pas les livres qu'ils empruntent et qui, s'ils les rendent à force d'être harcelés par le propriétaire qui réclame son dû, deviennent vite des « amis » aigres et calomnieux.

Ses années parisiennes furent très enrichissantes. Il se constitua une base de savoir philosophique solide. Nous savons qu'il lut plusieurs fois les mêmes livres d'Aristote, considéré par Lefèvre d'Éta-ples comme le seul philosophe du passé digne de son estime puisqu'il enseigne notamment à rechercher dans la vie terrestre les reflets de la divinité. Il ne s'agissait donc pas de l'Aristote dialecticien de la scolastique, ni non plus de l'Aristote panthéiste d'Avicenne, mais de l'Aristote chrétien, si je puis dire.

Sa connaissance du latin lui valut aussi de pouvoir pénétrer dans les laboratoires du savoir nouveau et de devenir correcteur, dès ses dix-huit ans, chez le grand imprimeur Henri Estienne, de 1503 à 1507, notamment lors de la publication des ouvres de Lefèvre, et, plus tard, chez les imprimeurs bâlois Amerbach et Froben, de 1511 à 1520. Lefèvre commençait, vers 1507, à se passionner pour la lecture de l'Écriture et à dénoncer l'abaissement dans lequel était tombée l'Église qui ne s'inquiétait plus guère de la règle du vrai christianisme. La pensée fabriste se précisera davantage encore dès 1512, dans ses «Commentaires sur les Épîtres de Saint Paul» où il est bien dit que les ouvres ne suffisent pas à assurer le salut. Ce thème prépare la Réforme, dans le cadre du mouvement dit évangé-liste. Luther s'exprimera d'une manière plus lapidaire : « Sola fide sufficit ».

Beatus aurait pu rencontrer Érasme qui séjourna à trois reprises à Paris entre 1504 et 1506, mais cela ne se fit sans doute pas. En revanche, Beatus connaissait fort bien les Adages et Y Enchiridion d'Érasme et des traductions d'auteurs grecs, qui avaient fait quelque bruit dans le petit monde humaniste. Faut-il préciser qu'il les avait achetés ? Il est évident par ailleurs qu'il pénètre dans ce milieu fermé par la grande porte et que ses correspondants, tous fameux, le reconnurent rapidement comme leur pair. Ses professeurs de Sor-bonne, l'Italien Faustus Andrelinus (1462-1525) - Fausto Andre-lino ; Judocus Clichtoveus - Josse Clichtove, de Nieuwport (1472-1543) ; Johannes Sapidus (WitZ), l'Alsacien de Sélestat ; le déjà nommé Lefèvre d'Étaples ; le Spartiate Georgius Hermonymus, eurent tôt fait de déceler en lui le futur savant qu'annonçaient son application et son intelligence exceptionnelles.



Rhenanus revint en Alsace en 1507, avec une formation humaniste sans failles et un diplôme prestigieux. Il n'était pas banal, en effet, dans une région dont les notables étaient pour la plupart de riches viticulteurs, d'être porteur d'un parchemin accordé par la célèbre université de Paris. Peu après son retour dans sa ville, il commença sa carrière d'éditeur et imprima ses travaux personnels chez son ami et compatriote Mathias Schurer, établi à Strasbourg depuis juin 1508. Il fit publier chez lui une nouvelle édition des Adages d'après celle de 1500 et vit aussi sortir des mêmes presses, en 1511, le livre d'Érasme, célèbre entre tous, la Moria ou Éloge de la Folie. Cependant, on ne sait si son caractère très pieux, très engagé dans le moralisme chrétien, essentiellement tourné vers une méditation religieuse austère, put apprécier pleinement la forme littéraire torrentueuse de ce texte corrosif et moqueur qui, tambour battant, mettait bien des idées, des situations et des personnes à mal, car ce n'était pas du tout son style.

A Strasbourg, une société littéraire, la « sodalitas literaria », à laquelle n'avaient accès que les savants formés à l'exigente école du latin classique, accueillit évidemment Rhenanus dès son installation en janvier 1509. Ce cercle avait été fondé par Jacques Wimpheling (1450-1528) et Sébastien Brant (1458-1521), vers 1507. Jacques Wimpheling fut un remarquable théoricien de la pédagogie. Il mérita parfaitement le titre de « praeceptor Germaniae ». L'empereur Maxi-milien d'Autriche, qui l'estimait beaucoup, le chargea d'élaborer, dès 1510, un texte qui en dit long sur le climat de l'Allemagne d'alors et qui explique les événements importants qui n'allaient pas tarder à se produire à la faveur de la Réforme : « Griefs de la Nation germanique contre la Curie Romaine », mais qui ne fut pas publié. Sébastien Brant, brillant homme de loi et humaniste éminent, connut une immédiate célébrité lorsqu'il publia, en 1494, en langue vemacu-laire, la Nef des Fous : Das Narrenschiff. Ce pamphlet ridiculise le clergé, sur un fond de tristesse, avec une ironie mordante qui prélude aux sarcasmes érasmiens. Faisait aussi partie de cette société le célèbre prédicateur de la cathédrale, Jean Geiler de Kaysersberg (1445-1510). Geiler fulminait lui aussi comme tant d'autres ecclésiastiques contre la décadence du clergé et des couvents, l'ignorance des moines et la débauche des dignitaires qui, grâce au cumul des bénéfices religieux, entretenaient des concubines au détriment des pauvres, au vu et au su de tous les paroissiens.



A sa mort, survenue en 1510, Rhenanus publia la biographie de ce prélat tonitruant, dans laquelle il surenchérissait encore sur le ton et les accusations, ce qui, à sa grande stupéfaction, lui valut un procès intenté par le puissant couvent des « Pénitentes de Sainte Marie-Madeleine », de Strasbourg. La phrase qui avait provoqué l'ire de ces religieuses, qui étaient en fait d'anciennes prostituées par trop susceptibles, était la suivante : elles « s'amolissaient dans une existence de luxe et de plaisir » : « cum luxu et delitiis diffluerent ».



Notre timide Rhenanus s'affola et supplia en catastrophe son ami Sébastien Brant, qui était « le premier secrétaire de l'illustre ville de Strasbourg, incomparable pour sa droiture, sa conscience et son érudition », de prendre sa défense. Il essaie maladroitement de se justifier en disant que « les sours pénitentes se plaignent amèrement d'avoir été critiquées dans ce texte de façon excessive. Il y a, en effet, des gens qui interprètent tout de manière extravagante ». Cet argument n'est pas très adroit et on ne peut dire que Rhenanus ait été très courageux car il est vraiment prêt à tout pour éviter le procès. « Si tu penses, dit-il, que c'est plus prudent, je modifierai la manière de voir et chanterai la palinodie. » Grâce à une habile manouvre de Sébastien Brant, il parvint à s'en tirer tout juste mais l'émotion qu'il en avait éprouvée le guérit pour toujours de toute velléité polémique et il ne songea plus qu'à approfondir sa vie intérieure et à se livrer à des travaux de recherche historique, nettement moins dangereux puisque les personnages dont on s'occupe sont morts. De plus, ce conflit avec la gent féminine lui inspira une telle méfiance qu'il se détourna à jamais de la fréquentation des femmes.

Rhenanus, nous l'avons vu plus haut, se sentait avant tout allemand et il n'était pas le seul à estimer que les humanistes germaniques s'exprimaient en latin avec au moins autant de bonheur que leurs maîtres italiens.

On trouve, en effet, de nombreux témoignages de ce nationalisme aigu. Heinrich Bebel, professeur de latin de l'université de Tubingen, dans un panégyrique de l'Allemagne publié en 1504, supplie Érasme 4 : « Quand tu écris, présente-toi ouvertement comme un Allemand, de telle manière que ni les Anglais ou encore les Français - une nation assez imbue de sa propre gloire - ne puissent en aucune façon faire parade de ton nom, ou affirmer avec outrecuidance que tu es leur concitoyen. » Ulrich Zazius dit d'Érasme qu'il est le « Cicéron de l'Allemagne » et Ulrich von Hiitten qu'il est le « Socrate allemand ».



Que répond Érasme à cette vanité ancestrale ?

Je n'affirme pas être français et je ne le nie pas non plus, étant né dans des conditions telles que je pourrais être indifféremment français ou allemand. Parmi ceux qui cultivent les études, les distinctions des régions ont toutefois peu d'importance : tout homme qui a été initié aux cultes communs des muses, je le tiens pour mon compatriote.



Et pour bien marquer le coup, Érasme écrit ce mot en grec « ego 'oponorcpiôa duco .



Dans une lettre adressée à Lefèvre d'Étaples, le 1er mars 1512, Rhenanus énumère fièrement vingt-six noms de compatriotes humanistes, parmi lesquels, cela va de soi, le plus prestigieux est Érasme, qu'il place en premier. On voit bien que, contrairement à Érasme qui se voulait citoyen du monde, Rhenanus était animé par un fidèle orgueil patriotique. Il aime sa patrie. Il lui appartient totalement et est d'autant plus conscient de sa puissance que l'Empereur Maximilien cristallisait en sa personne et dans son sceptre l'idée de suprématie de la dynastie germanique.

Cela dit, et malgré tout le plaisir qu'il avait de vivre dans cette ville impériale, il se sentit quelque peu limité au point de vue du savoir. Il rêva un moment de remonter aux sources de la culture classique, c'est-à-dire d'aller en Italie dont les universités attiraient ce que l'Europe avait de plus illustre comme enseignants et où, surtout, affluaient des savants byzantins. La tentation était grande évidemment mais l'Italie, en ces temps-là, était continuellement troublée par les allées et venues des armées françaises, des condottieri, des mercenaires suisses stipendiés tantôt par quelque seigneur qui avait à en découdre avec des voisins hostiles ou qui convoitait leurs biens, tantôt par des cités italiennes, ou par Rome, au gré des alliances imprévisiblement fluctuantes de la politique. Il renonça donc sagement à ce beau projet. Il choisit, sans trop de regrets, de se rendre à Bâle, ville universitaire internationale où régnaient d'excellents imprimeurs, comme Jean Amerbach et plus encore Jean Froben. En fait, il se rendait dans un milieu connu et sans surprise puisque ses anciens condisciples de Paris, Bruno et Basile Amerbach, étaient retournés chez leur père. Le cadet, Boniface, devint son plus proche ami et ces jeunes gens se lancèrent avec passion dans l'étude du grec avec comme guide le fameux dominicain Johann Kuhn, mieux connu sous le nom grécisé de Conon, qui avait été formé en Italie par les meilleurs hellénistes.



C'est en 1514 qu'Érasme « fait irruption dans la vie de Rhenanus », pour reprendre l'expression imagée de son dernier biographe, Robert Walter '. En effet, Érasme débarqua à Bâle chez son ami Froben pour surveiller la publication d'une ouvre nouvelle, en septembre 1514. Érasme est un maître auréolé de prestige. Il est au faîte de la gloire, il a tous les intellectuels à sa dévotion. Il est encore très actif et très mobile, malgré son grand âge de quarante-cinq ans. Son activité est sidérante. Même Rhenanus est fasciné. Il vénère cet aîné de seize ans avec le respect filial qu'il voue spontanément à tout ce qui illustre sa propre démarche intellectuelle et spirituelle. 11 le nomme « mon aimable père et précepteur vénérable » 8.

Tout les rapproche. Bientôt une amitié sincère les unira, plus faite de labeurs communs que de convivialité. Érasme dit qu'il est ravi par sa sage pondération et son jugement très pénétrant dans les questions littéraires.

Pour moi, dit-il, il n'existe rien à quoi je me complaise davantage qu'à sa fréquentation quotidienne 9.

Voici d'autres appréciations glanées dans les onze volumes de la Correspondance d'Erasme l0.

Beatus, dans ses appréciations, est pourvu d'un odorat fin ".

Ses vertus et sa haute érudition, nul n'en a possédé de plus grandes depuis mille ans n.



C'est un homme d'une profonde droiture.

Beatus, devant qui j'ai l'habitude de dire tout ce que je pense.

Le plus charmant de tous et le plus cher à mon cour. Quand n'a-t-il pas la mine souriante ? .

Un vrai cri du cour :

Aujourd'hui, enfin, Beatus est revenu de Sélestat.

Sa gentillesse ne s'effacera jamais de ma mémoire .

Homme savant en toute matière.

Homme d'une insigne érudition.

Savant scrupuleux et d'un jugement infaillible 20.



C'est Rhenanus qui surveille l'imprimerie et qui corrige les épreuves. Même en l'absence du maître, il édite ses écrits. C'est lui qui supervise la première édition définitive de l'Éloge de la Folie de 1515 (qu'illustrera le facétieux jeune Hans HolbeiN), le Scarabeus en 1517, l'Enchiridion christiani militis et les Colloquia en 1518. Il y mettra un tel zèle, il montrera un tel souci de bien faire et éprouvera un tel besoin de surprendre son maître par des initiatives empressées, qu'il déclenchera par trois fois des catastrophes qui feront bouillir Erasme de colères noires, heureusement vite dominées car une telle amitié n'a pas de prix. Par exemple, à son insu, Rhenanus dédicaça un livre d'Érasme à un dédicataire alors que notre humaniste, qui n'avait pas à consulter son jeune disciple à cet égard, l'avait promis à un autre. C'est évidemment gênant puisqu'une telle opération n'était jamais tout à fait désintéressée. Une autre fois, Rhenanus avait publié sans lui en demander l'autorisation certains dialogues de la jeunesse d'Erasme, tant il s'en délectait, alors qu Erasme avait tout juste décidé de les récrire car la langue ne lui en paraissait pas parfaite. Il publia aussi des recueils de lettres privées contenant des paragraphes qui pouvaient, au fil du temps, être dangereusement interprétées et lui être néfastes.

Érasme reprendra ces textes en main pour en assurer lui-même des éditions plus conformes à sa sécurité et à l'évolution de sa pensée. Nous pouvons aujourd'hui, grâce aux éditions critiques, comparer ces modifications et les suivre à la trace et, ce faisant, mieux comprendre l'évolution des esprits à travers la mouvance des événements. Ces quelques anecdotes nous en apprennent, en effet, beaucoup plus sur la vie quotidienne de ces forcenés travailleurs, confrontés aux vicissitudes de la vie culturelle et cultuelle de leur temps, que de gros traités d'histoire.

L'activité éditoriale de Rhenanus ne se limitait nullement au seul Érasme, loin s'en faut. Il édita aussi Thomas More, Guarinus, la grammaire de Théodore de Gaza, et même un auteur hongrois : Janos Czezmicze, plus aisément prononçable sous sa forme latine de Janus Pannonius (1434-1472). Il édita également ses ouvres personnelles. Après son Pline le Jeune et le Suétone de 1514, il édita, en 1515, l'Apocolocynthosis de morte Caesaris Claudii ou La métamorphose en citrouille de l'empereur Claude, pamphlet peu élégant mais drôle et très érudit écrit par Sénèque à l'occasion de la mort de Claude, empoisonné par les soins d'Agrippine la Jeune. Érasme en dira que Rhenanus l'« explicita par de savantes scolies »21. Il édita VÉloge de la calvitie de Synesius de Cyrène qui intéresse vivement Thomas More et Érasme. Il édita encore, en 1516, les Pensées morales de Xystus Pythagoricus et, en 1518, la fameuse Batrachomyomachie du pseudo Homère, et Héro et Léandre de Musée. Enfin, en 1519, il assure la traduction latine de l'ouvre du philosophe platonicien Maxime de Tyr. Tous ces titres nous prouvent à suffisance l'éclectisme de notre auteur.



Érasme appréciait beaucoup ses travaux, cela va de soi, mais il faut être aussi fort que lui pour ne pas courir le risque d'un petit coup de patte comme il s'en produit inexorablement dans les milieux des spécialistes où l'on rencontre fatalement, tôt ou tard, quelqu'un qui en sait plus que vous. Érasme observe professoralement :



Pour moi, je reconnais devoir beaucoup à Beatus Rhenanus parce qu'il nous a donné un Tertullien corrigé en de nombreux passages, encore qu'il ne nous l'ait pas édité en entier et qu'il y ait laissé quantité de fautes.



Quant à nous, nous ne pouvons que constater avec humilité ou stupeur, voire même avec désespoir, combien ces hommes, qui ne disposaient pas de toutes les facilités offertes aux chercheurs d'aujourd'hui, c'est-à-dire bibliothèques, fichiers, répertoires, index, références bibliographiques, ordinateurs, ont contribué, à quelques-uns seulement, à l'édification d'une culture savante qui a fait la grandeur de notre civilisation occidentale pendant plusieurs siècles, par un labeur sans comparaison possible avec nos activités sybaritiques, quelque érudites soient-elles.

Sous l'influence de l'helléniste Conon et d'Érasme, son inépuisable curiosité poussa Rhenanus à s'intéresser à Platon, ce qui implique quasi spontanément qu'il prit ses distances d'avec la vision aristotélicienne. Ceci correspond d'ailleurs à un glissement philosophique constant et régulier à la Renaissance qui, si je puis être schématique jusqu'à devenir simpliste, est marquée par Platon, au même titre que le Moyen Age aura vécu sous le règne d'Aristote.



C'est à ce point vérifiable que c'est ce critère-là qui peut, à coup sûr, être utilisé pour mesurer chez un auteur du début du XVIe siècle, sa faculté de renoncer à la culture de sa jeunesse et d'accomplir le pas décisif vers une pensée nouvelle et de devenir, en un certain sens, un homme de la Renaissance. En effet, Platon a remplacé Aristote dans l'esprit des humanistes en tant que précurseur antique du christianisme. Rhenanus en dira qu'il « mérite d'être rangé au nombre des prophètes ». Si ceci est évident pour un seiziémiste, immergé dans le néo-platonisme de la Renaissance, un philosophe moderne considérera à bon droit ce phénomène de syncrétisme comme parfaitement anachronique.

Rhenanus nous donne donc la preuve de son non-conservatisme et de son évolution, car tout bouge vite à cette époque de mutation, vers une perception de plus en plus germanique de l'histoire. Il y a un germanolâtre qui sommeille d'un demi-oil dans chaque humaniste allemand d'alors, même amoureux du latin. La consécration de cette tendance fut la première traduction en langue allemande du De Ger-mania de Tacite, en août 1519, dans laquelle l'historien latin du premier siècle de notre ère exprime, entre autres, son admiration pour ce peuple. Il n'en fallait pas moins pour conforter et justifier la fierté d'être né allemand mais aussi et surtout pour inciter le peuple à écouter les cris de Luther et à se dresser comme un seul homme contre la vente des indulgences dont le profit immédiat, en monnaie sonnante et trébuchante, enrichissait scandaleusement la trésorerie du pape, c'est-à-dire l'Antéchrist en personne ! Après la publication de ses quatre-vingt-quinze thèses de 1517. Martin Luther continue sur sa lancée et écrit, en 1520, un texte fulminant : « Lettre à la noblesse allemande » qui exprime la même volonté de rompre avec l'emprise de Rome.

Il est vrai que cette tendance n'était pas neuve ni unique puisque l'Espagne catholique s'était déjà libérée de Rome en obtenant le droit de créer l'Inquisition sans obligation désormais de se référer à elle pour ses décisions et condamnations et que la France avait obtenu le Concordat depuis 1516, grâce à son roi très chrétien François 1er qui se donna le droit de nommer lui-même ses cardinaux et évêques. La Germanie est donc la troisième nation à prendre ses distances vis-à-vis de la tutelle de la capitale de la chrétienté, à la grande satisfaction de ses princes.



Mais revenons à Rhenanus qui est sans doute un historien de l'Allemagne mais qui ne tourmente pas les textes puisqu'il est un philologue scrupuleux et respectueux du document et un savant rigoureux qu'Érasme complimentera pour son « acribie ». Ce mot, rare aujourd'hui ou tout simplement inconnu, même des auteurs les plus fûtes en mots savants, a cependant des lettres de noblesse : 'ti'aicpiPeia, employé aussi bien par Thucydide que par Platon dans son Tintée, Gorgias et Phèdre, et Aristote dans sa Politique, signifie : exactitude, soin minutieux, précision. Il résume si bien le devoir essentiel de tout disciple du savoir qu'il mériterait de figurer comme article premier de toute démarche intellectuelle moderne.

Rhenanus, bien plus qu'Érasme, est à cet égard un exemple pour tout savant de quelque latitude ou de quelque époque qu'il soit. Son souci de trouver les meilleures références, de consulter les textes originels les plus authentiques, de comparer les versions qui lui tombent sous la main afin d'en extraire la leçon la plus plausible et d'être à même de corriger les erreurs dues à l'ignorance, la fatigue ou l'ennui des scribes médiévaux qui se sont quelquefois endormis sur leurs manuscrits, ou dont les doigts, engourdis par les terribles hivers d'alors, avaient oublié de-ci de-là, une lettre, une phrase, voire une page. Rhenanus, échaudé par ses tracas avec les religieuses, horrifié par le drame luthérien et les séquelles de la répression romaine et les excommunications auxquelles les exclus répondaient par une désobéissance et une arrogance accrues, se confina plus encore dans des travaux humanistes.

En juillet 1521, alors que l'Europe savante et populaire était en train de basculer dans une sanglante confrontation confessionnelle et les ruptures, Rhenanus publie les ouvres de Tertullien qui n'avaient plus vraiment intéressé personne depuis quinze siècles. Il est vrai qu'à travers cet auteur ecclésiastique latin carthaginois du IIIe siècle, dont il avait retrouvé des manuscrits oubliés en fouinant dans des greniers à Colmar et à Hirschau, il pouvait aborder des thèmes de réflexion en qualité d'historien, sans engager sa propre orthodoxie. Mais si certaines opinions de Tertullien, entachées de montanisme, n'étaient plus admises par l'Église d'alors, nonobstant le fait que Bossuet s'en réclamera moins de deux siècles plus tard, Rhenanus osa y aborder par la tangente des réflexions sur la Trinité, la confession, les cérémonies des premiers chrétiens, les conciles et le synode, thèmes sur lesquels les théologiens se déchiraient avec fureur. On y décèle surtout, me semble-t-il, un désir de réformer l'Église. Il décrit, en effet, avec une visible complaisance, la simplicité de l'Église primitive non encore polluée par les dogmes hérités de la théologie ombrageuse des scolastiques ; la modestie du pape qui, en ces temps bénis, n'avait aucun pouvoir temporel ; la concorde et l'unanimité des premiers chrétiens qui n'avaient qu'un seul cour et une seule âme. Somme toute, voilà un prudent et discret jugement à l'égard de son Église.



Or, constatons en passant que le comportement qui consiste à rester fidèle à l'Église à condition qu'elle se réforme elle-même, sans révolution ni surtout sans révolte, mais avec la ferme volonté de revenir à ses sources essentielles, c'est-à-dire le vrai discours du Christ, s'appelle tout simplement l'érasmisme. J'y trouve la preuve incontestable qu'Érasme l'avait peu à peu emporté sur Lefèvre d'Éta-ples dans l'esprit de ce doux homme de cabinet, d'une grande pudeur il est vrai car il ne s'est jamais laissé aller à avouer au trop grand Érasme cette dévotion et cette sujétion acceptée avec ferveur. C'est seulement dans des lettres adressées à des tiers, qui le répètent parfois à Érasme, qu'on découvre cette métamorphose. Par exemple, c'est Jacques Wimpheling qui lui dit : « Beatus t'aime, te cultive, te vénère » 24. En revanche, la forte personnalité d'Érasme n'est pas la seule à peser sur l'évolution de sa pensée. J'en veux pour preuve le rôle de Martin Bucer (1491-1551) qui lui fit connaître Martin Luther pour lequel, au début tout au moins, il s'enflamma. Quelle effervescence, quelle jeunesse, quelle fièvre apparaissent dans les lettres de tous ces savants en interrogation constante sur leur foi, sur les moyens de leur salut, sur l'authenticité de leur Église ! Rhenanus retrouvait dans les écrits de Luther les mêmes propos que ceux de Geiler. de Lefèvre et d'Érasme. Il était donc sur la bonne voie. Mais Luther avait très rapidement, j'allais dire convulsivement, trouvé sa propre voie. Pour lui, aucune concession, aucune compromission n'étaient acceptables et les projets des humanistes lui paraissaient des trahisons. Luther avait flairé juste quand il dit : « Ce qui est de l'homme l'emporte chez Érasme sur ce qui est de Dieu. » Homme de pulsion, Luther éprouvait une méfiance instinctive à l'égard des intellectuels, des moralistes et des philosophes. Seuls comptaient les mystiques.

Mais, comme on dit aujourd'hui, une soudaine accélération de l'histoire allait tout remettre brutalement en question, même les amitiés les plus éprouvées. Dès 1520, Jean Sapidus (1490-1561), le directeur de l'Ecole latine de Sélestat, affirme avec un emportement sacré la doctrine luthérienne et crée le scandale. Thomas Murner (1475-1537) déverse par contre des flots d'injures franciscaines sur l'hérésiarque. Andréas Karlstadt (1480-1541), grand admirateur d'Érasme, devient un de ses forcenés adversaires. Le drame de la persécution des Anabaptistes, pendant l'hiver de 1521-1522, crée la panique. Huldrych Zwingli (1484-1531), prédicateur à Zurich, après avoir abandonné l'Église, finira par devenir un homme de guerre pour imposer sa vision du Christ et mourra sur le champ de bataille pour elle.



La rupture d'Érasme avec Luther ébranle le tendre Rhenanus. Il est frappé à son tour par la violence des imprécations du moine allemand et estime lui aussi que cette véhémence du discours et la haine que celui-ci véhicule, ne sont guère évangéliques. Rhenanus est inquiet de l'évolution des choses mais il se tait. Il ne publie rien en 1522. On ne connaît presque pas de lettres datées de ces temps troublés. On sait cependant que pour endiguer la coulée luthérienne il essaye de convaincre oralement les sympathisants de l'erreur dramatique dans laquelle ils se laissent emporter. Au fond, le monde savant, volontiers coupé des événements, attend un incident extérieur à lui qui allait décider de la suite des choses et orienter les jugements.

Une fois encore, c'est le grand Érasme qui allait, malgré ses réticences, être cette autorité. Il publie, en effet, un texte définitif qui consommera la rupture entre les humanistes et la Réforme, en 1524. Cet ouvrage sur le libre arbitre rendra Luther enragé. Il se sent pris à la gorge, pour reprendre son expression. En 1525, la guerre des paysans déploie son horreur, quasi sous les yeux des Sélestadiens qui assistent, du haut de leurs remparts, au massacre de quinze mille « rustauds ». La Réforme pénètre dans Sélestat peu après. On chasse les prêtres et les moines. Tout est pillé, rasé, incendié.



Les nobles sont molestés par la canaille déchaînée. Rhenanus, horrifié, apprend tous ces troubles à Bâle qui ne sera pas épargnée. L'irruption de bandes bien décidées à régler des comptes, met le comble à son effroi. Alors, pour lui, plus aucun doute n'est permis. L'usage que font les prêtres devenus luthériens de l'esprit évangélique est synonyme de désordres, d'anarchie, de meurtres, de renversement de toute autorité et des valeurs. C'est le chaos. Il craint pour l'Allemagne. Il rompt avec tous ses amis luthériens. Il est profondément malheureux. Comment ne pas partager son angoisse ? il quitte Bâle en septembre 1528. Érasme quittera Bâle en avril 1529. Dès lors, il se réfugie dans une activité scientifique absorbante qui aboutira à une ouvre considérable qui fera date dans l'histoire de l'Allemagne. C'est le Rerum germanicarum libri très, publié chez Froben en 1531. C'est un travail d'historien, qui utilise des références géographiques, épigraphiques, historiques, avec comme seul but : établir la vérité. Je ne vous dirai rien des textes qu'il publia entre-temps. La liste en est presque fastidieuse mais elle témoigne de son inépuisable activité.

A la mort d'Érasme, qui l'avait choisi comme exécuteur testamentaire avec Basile Amerbach et Jérôme Froben, il publiera une « Vie » de son ami, puis assurera l'énorme travail de ce qu'on appelle la « Frobeniana », c'est-à-dire les Opéra omnia d'Érasme, en neuf gros in-folios, publiés chez les héritiers de Froben en 1540.

Le laie Rhenanus ne fit cependant pas la courbe rentrante qu'effectua le prêtre Érasme à l'égard de l'Église catholique. Il est vrai qu'il n'était pas bâtard et qu'il était riche... Sa vie studieuse et austère s'achèvera dans d'insoutenables souffrances dues à un cancer de la vessie et dans la déchéance d'un corps qui se dégradait inexorablement dans l'humiliation d'une incontinence d'urine constante. Il alla aux eaux, comme on dit, mais les déplacements de ce vieillard de soixante-deux ans, en charrette, le torturaient à un point tel qu'il faillit mourir au cours du voyage.



Il comprit toutefois que la fin était proche. C'est en toute lucidité qu'il régla ses affaires. Il légua sa bibliothèque, exceptionnelle pour l'époque, environ mille deux cents livres, à sa ville natale. Ce fonds, ainsi que la prodigieuse bibliothèque de l'école paroissiale de Sélestat, sont conservés aujourd'hui, dans leur quasi totalité, dans l'ancienne Halle aux Blés et constituent une des trois merveilles de l'Alsace, avec la cathédrale de Strasbourg et le retable d'Issenheim à Colmar.

Rhenanus mourut le 20 juillet 1547, dans l'apparent paradoxe religieux d'alors : ayant été assisté, malgré lui, par deux anciens amis réformés pendant ses dernières heures, il fut enseveli dans le transept occidental de l'église paroissiale Saint Georges de Sélestat, marquant par cette ultime volonté sa fidélité au catholicisme.



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