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LES PROSES DU SPLEEN DE PARIS


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Dans une récente préface à une réédition des Petits Poèmes en prose, Robert Kopp définit en des termes judicieux la place des textes de ce qu'on appelle aussi Le Spleen de Paris, dans l'économie générale de l'ouvre baudelairienne : « Les Fleurs du mal, écrit-il, ouvrent la voie à la poésie moderne ; les Petits Poèmes en prose inaugurent la poésie de la modernité. La distance est celle qui sépare Delacroix de Manet, de Méryon et de Constantin Guys. » D'une oeuvre à l'autre, d'un ensemble fini et structuré à une nébuleuse ouverte et indéfinie, l'enjeu de la modernité semble bien se déplacer en effet des modalités d'une pratique novatrice à celles d'une expérimentation, maladroite quelquefois, avortée ou frustrante très souvent, mais fondatrice toujours dans ses tâtonnements et ses égarements mêmes.





1. Petite histoire des textes. - L'histoire des proses du Spleen de Paris se confond avec celle des difficultés que Baudelaire rencontra pour en assurer la publication dans les revues de l'époque, très réticentes en général à l'égard de cette poésie qui échappe, par définition, aux canons de la poésie « installée ». Deux choses retiennent principalement l'attention de qui parcourt la chronologie de ces textes. D'abord le côté pesant et besogneux d'une entreprise dont l'auteur ne connut jamais vraiment les limites. Maintes allusions de sa correspondance des années 60 en témoignent, comme cet extrait d'une lettre adressée à Sainte-Beuve le 4 mai 1865 : « Faire cent bagatelles laborieuses (...) Je n'en suis qu'à soixante et je ne peux plus aller. » Concurremment un souci de perfectionnisme aigu semble s'être emparé de l'écrivain éternellement insatisfait de certaines de ses productions : « Mais que ces bagatelles, écrit-il au même Sainte-Beuve en janvier 66, quand on les veut exprimer d'une manière à la fois pénétrante et légère, sont difficiles à faire. » Ainsi, pour certains textes comme « La Solitude > ou « Les Bons Chiens >, on ne comptera pas moins de quatre états publiés, corrigés et republiés à grand renfort de colères et de désespoirs... A tel point qu'on serait tenté de reprendre à propos de l'histoire de ces poèmes en prose l'expression d'André Breton résumant celle des textes d'écriture automatique des années 20 : « une infortune continue... »



1847. Première trace d'un projet de poésie en prose? Baudelaire écrit dans sa nouvelle La Fanfarlo : « Au lieu d'admirer les fleurs, Samuel Cramer, à qui la phrase et la période étaient venues, commença à mettre en prose et à déclamer quelques mauvaises stances composées dans sa première manière.



1855. Baudelaire, dans un volume d'Hommage à CF. Denecourt auquel il contribue aux côtés de Banville et d'Asselineau, publie ses deux premiers poèmes en prose : « Le Crépuscule du soir » et « La Solitude >. Dans une lettre à F. Desnoyers le poète décrit ces textes comme . deux morceaux poétiques qui représentent à peu près la somme des rêveries dont je suis assailli aux heures crépusculaires.



1857. Au lendemain de la publication mouvementée des Fleurs du mal, Baudelaire songe vraiment pour la première fois à un recueil de textes en prose qui pourrait faire le pendant de son oeuvre versifiée.



Le 24 août. Le Présent publie un premier ensemble de six poèmes en prose sous le titre Poèmes nocturnes. Outre les deux premiers textes déjà publiés on y trouve < Les Projets .. « L'Horloge >, La Chevelure » et « L'Invitation au voyage >, autrement dit une très large proportion de < doublets > de poèmes en vers des Pleurs du mat Une suite est annoncée * prochainement ».

1861. Baudelaire, qui n'a pas conclu une collaboration avec le graveur Charles Meryon. donne à la Revue fantaisiste, le premier novembre, une nouvelle série de Poèmes en prose dont trois sont alors inédits : . Les Foules >. « Les Veuves » et c Le Vieux Saltimbanque .. La Revue qui devait publier « la suite à la prochaine livraison . disparaît prématurément



1862. En août et septembre c'est La Presse qui publie en « feuilleton » vingt Petits Poèmes en prose dont quinze inédits parmi lesquels « Le Confileor de l'artiste >, « La Chambre double >. « Le Chien et le flacon >, < Le Mauvais Vitrier >, « A Une Heure du matin », < Un Hémisphère dans une chevelure . et « Le Joujou du pauvre. L'ensemble est accompagné d'une lettre-dédicace à l'écrivain Arsène Houssaye qui avait lui-même publié quelques textes en prose dans ses Ouvres complètes de 1850. Cette lettre, que nous citons intégralement un peu plus loin, est d'une importance capitale pour la compréhension de l'entreprise originale de Baudelaire.



1862 marque aussi l'année de la grande hésitation de l'auteur quant au choix d'un titre pour l'ensemble de ses textes publiés ou à publier. 11 songe successivement à trois titres : Le Promeneur solitaire, Le Rôdeur parisien et La Lueur et la fumée.



1863. Le 13 janvier Baudelaire cède à l'éditeur Hetzcl l'exclusivité des droits sur les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en prose. En réalité, très préoccupé par des questions d'argent, le poète n aura de cesse de tirer également profit de ses textes en les plaçant dans des revues ou périodiques, au point que, lassé, Hetzel lui en rendra la libre disposition.



En trois livraisons, de juin à décembre, Baudelaire donne sept nouveaux textes à la Revue nationale et étrangère parmi lesquels « La Belle Dorothée ., « Le Désir de peindre >, < Les Fenêtres », « Déjà » et . Le Thyrse » dédié à Franz Liszt dont il avait fait la connaissance en 1861.



1864. Les 7 et 14 février Le Figaro publie, pour la première fois sous le titre Le Spleen de Paris, sept textes dont six sont inédits parmi lesquels . Enivrez-vous », « Le Joueur généreux » et « La Corde > dédié à Edouard Manet. En s'expatriant. pour sa tournée de conférences, Baudelaire espère bien placer la . suite » de ses textes chez les éditeurs belges. Ce sera peine perdue.



1866. Dans le courant de l'année quatre revues rééditent quelques textes. A noter le premier juin, dans la Revue du xa" siècle, l'utilisation du titre Petits Poèmes lycanthropes par allusion aux ouvres de Pétrus Borel.



1867. Le 31 août, jour de sa mort, la Revue nationale et étrangère entreprend la publication d'une dernière série de Petits Poèmes en prose parmi lesquels des nouveautés comme « Portraits de maîtresses », « Le Tir et le Cimetière » ei < Any where out of the world ».



1869. Pour la première fois l'ensemble des poèmes en prose déjà publics est rassemblé dans le tome IV des Ouvres complètes de Baudelaire qui paraissent chez Michel I-évy, accompagnés de cinq inédits (< Le Calant Tireur », « La Soupe et les nuages », < Pêne d'auréole », « Mademoiselle Bistouri », « Assommons les pauvres ! ») et d'un « Epilogue ». ce qui porte à cinquante le nombre des proses achevées.



2. Des Fleurs du mal au Spleen de Paris.

- Comme le montrent plusieurs éléments de la chronologie précédente et autant de références dans la correspondance de Baudelaire, l'entreprise des Petits Poèmes en prose, dans l'esprit de l'écrivain, était une manière de compléter et de prolonger celle de l'ouvre en vers. Ainsi faut-il interpréter le terme de « pendant » qui revient à plusieurs reprises sous sa plume d'épistolier quand il évoque ses proses comme devant former avec les vers des Fleurs du mal une sorte de diptyque. Qu'il ait songé assez vite, probablement dès 1860, à rédiger « cent bagatelles » n'a donc rien d'étonnant. N'était-ce pas le nombre exact de poèmes en vers figurant dans son recueil de 1857 ?



Or, de prime abord, la continuité thématique est évidente entre ces cent poèmes versifiés et les cinquante proses de l'édition posthume. Tous les grands thèmes répertoriés dans les Fleurs du mal s'y trouvent réorchestrés d'une manière ou d'une autre :fla haine du naturel corrompu (« Le Confiteor de l'artiste >, « Le Chien et le flacon »), le fléau du temps spleenéti-que (« La Chambre double », « L'Horloge ») opposé aux mirages de l'idéalité fugitive (« Déjà! »), l'aliénation et les mutilations du créateur (« Le Vieux Saltimbanque », « Une Mort héroïque »), la dualité existentielle (« Le Thyrse »), l'invocation des artifices (« Enivrez-vous »), l'évocation des sortilèges de la femme (« Le Désir de peindre », « Portraits de maîtresses », « Laquelle est la vraie? ») et bien sûr le fatum libérateur de la mort ( « Anywhere out of the world »).J

A la limite, la continuité pourrait même paraître de la redondance à ne considérer que la série de poèmes qui reprennent, sous le même titre ou sous un autre, des < sujets » déjà traités dans la forme versifiée. S'il n'est guère d'ailleurs de petit poème en prose qu'on ne puisse soupçonner d'une quelconque antériorité d'inspiration dans tel ou tel poème en vers des Fleurs du mal, nous nous contenterons de donner ci-dessous le tableau comparé des « doublets » parfaitement explicites, en rappelant seulement que, pour la plupart, ils prennent rang parmi les premières proses rédigées par Baudelaire :



L'analyse comparée - à la fois thématique et poétique - de ces doublets est évidemment précieuse. Avant d'en tirer quelques conclusions générales nous voudrions proposer, sur le cas précis de la double « Invitation au voyage », une investigation de détail plus patiente. Que constate-t-on en confrontant les deux textes rédigés à moins de deux ans d'intervalle, en 1855 et 1857?

1) Tout d'abord une très large communauté d'inspiration avec la reprise dans la prose des principaux réseaux thématique- du poème en vers :

- l'appel au voyage et non le voyage lui-même ; ■*■

- la synthèse, à travers le décor .llumand implicite, des deux

Caysages de « l'Orient . et de < I Occident . ; t cristallisation de la rêverie itinérante sur le décor d'une chambre qui serait, par excellence, le lieu des correspondances ; -

- un identique profil « apaisé > de la femme « invitée ». Dans les Fleurs du mal, c'est . mon enfant, ma sour > ; dans le Spleen de Paris, c'est « une vieille amie » ;-

- une même complaisance un peu langoureuse dans un luxe baroque inventé pour l'apaisement de tous les sens.

2) Par ailleurs, et en dépit du changement de support poétique, un désir de conservation apparaît :

- d'un même ton partagé entre la discrétion de l'élégie et la modération du lyrisme ;

- d'une même structure qui, en vers, fait la part belle au « refrain » et, en prose, suggère l'impression de refrain par le jeu subtil des reprises, anapnores et autres itérations lexicales.

3) En revanche, une violente contradiction apparaît entre les deux « chutes . des textes. Le poème en vers, qui ressemblait déjà tant à une berceuse murmurée, s'achève sur le double sommeil du poète (peut-être du couple poétiquE) et du texte lui-même. Les mots et les vers s'y abîment dans une léthargie, un engourdissement qui, à défaut d'inventer un « ailleurs », protègent l'intimité douillette de 1' c ici ». Dans le petit poème en prose, avant la clôture du texte, il y a, explicitement, procès de la thématique poétique par le discours poétique lui-même. Si la prose est plus libre, si la prose, en un sens, va plus loin ici, c'est en s'autorisant l'autocritique, voire l'autocensure, de ses propos : « Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l'âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l'éloignent du possible. » Là où le vers n'était que le miroir paisible des mirages de l'âme, donc de ses mensonges ou impostures, la prose ose rêver la brisure du miroir, c'est-à-dire le véritable « voyage de. l'autre côté » de soi-même et du monde : < Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?» Le vers réalisait le miracle menteur de la plénitude : la prose ose dire langoisse prégnante du manque et de la faillite.



A mi-chemin entre le Fantasio tristounet de Musset et les Pierrots maladifs de Laforgue, entre les « hystéries frénétiques » d'un certain romantisme et les caprices névrotiques d'une décadence qui point à l'horizon, Baudelaire invente ici, plus touchante qu'aucun des personnages des Fleurs du mal, l'une des grandes figures de la modernité « narcissique ». En opposant l'éphémérité de sa gesticulation créatrice a la menace existentielle, Fancioulle, comme l'écrit Jeffrey Mehlman dans son essai Baudelaire with Freud. Theory and pain, « efface toute conscience de la mort dans l'exécution des rites à la gloire de la vie. » Devant le parterre d'abord hostile puis subjugué du Prince et du « public si blasé et frivole >, il mime en fait pour lui-même et le poète (acteur-spectateuR), avec une théâtrale indifférence, la dernière séquence de l' « héroïsme de la vie moderne. > Le sifflet aigu d'un enfant mettra un terme à la pantomime périlleuse :



Fancioulle. secoué, réveillé dans son rêve, ferma d'abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément aggrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba roide mort sur les planches. »



Mais « qu'importe, encore une fois, l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ?» De sa jubilante et extatique démonstration de comédien, Fancioulle a fait une décisive protestation contre le complot des « mondains ». En perdant, sur l'échiquier de l'histoire et de la société, ce fou fragile s'adjuge, par un magistral sacrifice, une maîtrise et une royauté définitives dans l'univers intemporel des signes :



Depuis lors, plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays, sont venus jouer devant la cour de xxx, mais aucun d'eux n'a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s'élever jusqu'à la même faveur. »



Des poèmes comme celui-là suffisent à nous convaincre qu'il y a à l'ouvre, dans les proses du Spleen de Paris, autre chose qu'une simple volonté d'éprouver techniquement deux formes d'expression poétique. Il est clair que, lorsqu'il se délivre de l'obsession des Fleurs du mal, Baudelaire accède, dans le petit poème en prose, à un non-dit résiduel que le vers, trop « carré » précisément, manquait et laissait dans l'ombre. Non-dit que les « mouvances » de la prose, comme une vague chargée d'écume et d'épaves, amènent quelquefois aux bords de la parole poétique, entre un silence et une maladresse.



3. « Le miracle d'une prose poétique. » - Baudelaire lui-même était bien conscient du caractère essentiellement « aléatoire » qu'allait prendre son expérimentation. Et il est pour le moins intéressant de voir « l'architecte » méthodique et scrupuleux des Fleurs du mal affirmer hautement, dans sa fameuse lettre-dédicace à Arsène Houssaye, publiée dans La Presse du 26 août 1862, les « commodités » de la fragmentation, du « tête à queue » et de l'« arythmie ». Ce document surprenant mérite d'être relu dans son intégralité :



Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.

J'ai une confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait applique à la peinture de la rie ancienne, si étrangement pittoresque.

Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rj-dune et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue?

Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jaluusie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s appeler quelque chosE) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir/(Mre ce qu'il a projeté de faire.

Votre bien affectionné. C.B.



Premier temps fort de la lettre : l'élévation de la discontinuité en principe de structuration-destructurarion de tout le livre. A l'inverse du recueil de 1857 pour lequel Baudelaire réclamait la reconnaissance d'une linéarité cohérente (« un commencement et une fin »), le Spleen de Paris est décrit en termes de brisure et d'éclatement. La belle métaphore filée du serpent tronçonné impose fortement l'idée que si l'ouvrage peut être pensé comme la somme de ses « fragments », chaque texte peut fort bien « exister à part » et que sa situation n'est en rien déterminée par des relations de prolongement ou de copresence comme l'étaient celles des poèmes des Fleurs du mal. Si structure il y a dans ce livre, c'est dans la concertation et la « cohésion nucléaire » de chaque texte, comme dirait Julien Gracq, qu'il faudra la chercher et non dans une quelconque architecture secrète globale.

Remarquons d'ailleurs que Baudelaire, qui semble avoir eu un moment le projet de « classer » ses productions et ses ébauches (on trouve dans ses carnets des titres possibles comme « Choses parisiennes », « Oneirocritie » ou « Symboles et Moralités »), n'en a finalement rien fait et s'en est tenu à une sorte de < ventilation > hasardeuse et capricieuse des proses publiées de son vivant. Quant aux reclassements formels qu'on pourrait opérer à posteriori (H. Peyre propose par exemple de distinguer des « apologues moraux » comme « Le Vieux Saltimbanque », des « contes rosses » comme « Le Mauvais Vitrier », des « vignettees » parisiennes et des « portraits » comme « La Belle Dorothée » ou « Mademoiselle Bistouri »), aussi judicieux soient-ils, ils masquent la déconcertante et féconde « polytopie » caractéristique de ce livre éminemment ouvert.

Une seconde tentation serait de chercher à situer et expliquer l'ouvrage par référence à ses « modèles » explicites ou inavoués. Quand Baudelaire commence à écrire ses premiers poèmes en prose il a en effet connaissance des essais de certains petits maîtres du romantisme comme Jules Lefèvre-Deumier (* Les Vespres de l'Abbaye-du-Val >) ou Alphonse Rabbe (L'Enfer d'un maudit, Tristes loisirS). Surtout, il a été, au moment de leur parution en 1842, l'un des rares lecteurs admiratifs des poèmes en prose du Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand. L'éloge de ce dernier, comme on l'a vu, est très appuyé dans la lettre à A. Houssaye. Prenons garde toutefois de ne pas exagérer l'influence réelle de l'auteur des « fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot » sur celui des Petits Poèmes en prose. L'entreprise d'A. Bertrand se caractérisait par une volonté d' « informer > la prose en poème, de ciseler en elle, à grand renfort de procédés habiles (refrains, couplets, effets rythmiques et harmoniqueS), des unités textuelles à haute densité poétique. De la phrase au poème, tout dans Gaspard, y compris les épisodes fantastiques ou grotesques, est organisé, concerté (l'étude des variantes le prouvE) afin d'obtenir ces « ballades » parfaites où seraient conjurées les trivialités du prosaïsme. Or Baudelaire s'est vite rendu compte que sa propre démarche l'entraînait dans une voie bien différente de celle qui consiste à spécifier et rendre autonome le poème en prose tant à l'égard de la prose du quotidien que de la prose poétique façon Chateaubriand ou Gérard de Nerval. Le dernier paragraphe de la lettre-dédicace le dit clairement et l'on trouve ailleurs, dans les « carnets » du poète, un aveu plus net encore de prise de distance par rapport au « modèle > primitif :



« Mon point de départ a été Aloysius Bertrand. Ce qu'il avait fait pour la vie ancienne et pittoresque, je voulais le faire pour la vie moderne et abstraite. Et puis dès le principe, je me suis aperçu que je faisais autre chose que ce que je voulais imiter. Ce dont un autre s'enorgueillirait, mais qui m'humilie, moi qui crois que le poète doit toujours faire juste ce qu'il veut faire. »



En revanche on peut croire Baudelaire quand il dit avoir voulu reprendre à son compte le- procédé de « peinture pittoresque » cher à Bertrand, en l'appliquant cette fois « à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite ». Entre le pittoresque gothique ou flamboyant de Gaspard de la Nuit et la « couleur » et tous les effets visuels du Spleen de Paris l'apparentement est sensible. Si Baudelaire rejoint quelque part Bertrand, c'est bien dans une volonté accrue de « faire taire - au moins d'assourdir - la musique au profit des images » (R. KopP). Le primat de l'image, dont nous avions déjà souligné l'importance dans les Fleurs du mal, sur toutes les autres ressources de la poétique, prend ici encore plus de poids. Si « le miracle » est attendu d'une prose poétique qui soit < musicale sans rythme et sans rime », il appartiendra en effet aux seules images, par la vertu de leurs motifs et de leurs couleurs, d'interpeller émotionnellement « l'âme, la rêverie et la conscience ». Bertrand rêvait d'une émulation poétique avec Callot et Rembrandt ; Baudelaire, sans le dire vraiment, veut faire de ses proses les meilleures répliques littéraires des scènes de la mythologie quotidienne de la modernité qu'un Daumier, un Méryon ou un Constantin Guys offrent à voir dans leurs dessins ou leurs gravures.

Il est même presque certain qu'aux alentours des années 1860-61 le poète songea à une collaboration effective avec un artiste, peintre, dessinateur ou graveur. Dans une autre lettre célèbre à Houssaye, datée de Noël 1861, il entrevoit la possibilité de faire illustrer son manuscrit : « J'ai l'idée qu'Hetzel y trouvera la matière d'un volume romantique à images. » Mais en réalité son premier projet, l'année précédente, avait été de faire servir les images de sa prose à l'exaltation poétique de celle d'un obscur aquafortiste dont l'ouvre l'avait enthousiasmé lors du Salon de 1859, Charles Méryon (1821-1868) :



< Il y a quelques années, un homme puissant et singulier, un officier de marine, dit-on, avait commencé une série d'études à l'eau-forte d'après les points de vue les plus pittoresques de Pans. Par l'âprelé, la finesse et la certitude de son dessin, M. Méryon rappelait les vieux et excellents aquafortistes. J'ai rarement vu représentée avec plus de poésie la solennité naturelle d'une ville immense. Les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l'industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de l'architecture leur architecture à jour d'une beauté si paradoxale, le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n'était oublié. »



L'ouvre gravée de Méryon, presque entièrement consacrée au Paris d'Hausmann en pleine mutation urbaine et architecturale, ne pouvait que passionner Baudelaire, à la fois par les lieux et les éléments décrits (eaux, pierres, ponts de la Seine, quartiers en démolitioN) et par le regard exceptionnel que portait sur la ville celui qu'il appelle dans Mon Cour mis à nu « un fou infortuné ». Pierre Jean Jouve, dans son Tombeau de Baudelaire, évoque avec émotion ce que dut être la rencontre de 1859, dramatique et passionnée, entre deux créateurs rongés l'un et l'autre par la souffrance spirituelle et la maladie. « Dans l'ouvre de Méryon, écrit-il, (...) il s'agit somme toute de la ruine et de la folie de Paris » avec laquelle l'artiste vit en état de « vase communicant >. On comprend l'intérêt que put lui porter l'auteur des « Tableaux Parisiens » alors en quête, dans sa prose, des arcanes d'une modernité dont il voit bien que les enjeux et les crises commencent à se confondre avec ceux et celles de la Ville. La collaboration espérée, au grand regret de Baudelaire, ne se fit pas. Mais la conviction lui resta qu'une exploration plus poussée s'imposait, par les chemins obliques et détournés de la prose, de la poésie crépusculaire, émouvante, choquante parfois, sécrétée par c l'énorme capitale infâme ». On notera ainsi que les principaux poèmes « parisiens » de son recueil, qui conduiront d'ailleurs au titre provisoire de Spleen de Paris en 1864, datent des deux ou trois années qui suivent la rencontre avec Méryon.

Les Fleurs du mal, même dans leur deuxième partie, avaient finalement peu décrit Paris, son atmosphère et sa » faune ». Les proses de Baudelaire en revanche, font s'épanouir et exploser la thématique urbaine jusque-là refoulée ou trop estompée par les contraintes du vers. En elles, comme l'a bien vue encore Laforgue, « le premier il parla de Paris en damné quotidien de la capitale ». On sait, par les confidences de Charles Asselineau, comment, à la manière du Balzac des « Scènes de la Vie parisienne », le poète avait été, dans les années 1850 surtout, un de ces artistes « voyeurs » de la capitale : « Il promenait sa pensée de spectacle en spectacle et de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l'éprouvait par la contradiction ; et l'ouvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur. » Mais les vraies « fleurs » parisiennes, d'un parfum aussi étrange et pénétrant que celui des meilleures pages à venir du Paysan de Paris d'Aragon ou de Nadja de Breton, sont bien à cueillir dans les poèmes en prose postérieurs à 1860. « A Une Heure du matin », dans la solitude silencieuse où 1' « on n'entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés », récapitule ainsi, avec une ironie grinçante, les errances d'une journée absurde dans * l'horrible ville ». Dans « Les Veuves », le regard ambigu du narrateur éclaire d'un jour endeuillé les jardins publics, ces « lieux (où) le poète et le philosophe aiment diriger leurs avides conjectures » en quête d' « une pâture certaine ». « Mademoiselle Bistouri », « à l'extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz », offre une illustration quasi surréaliste du théorème central des proses parisiennes : « Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La vie fourmille de monstres innocents. »

Mais c'est dans « Les Foules » surtout, admirable poème de 1861, que Baudelaire a donné la pleine mesure de son inspiration parisienne, retrouvant les intuitions du Balzac de Facino Cane, l'exaltation d'Edgar Poe et de son Homme des foules aussi bien que la grouillante énergie de Daumier dont il disait : « Feuilletez son oeuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu'une grande ville contient de vivantes monstruosités. Tout ce qu'elle renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. >

La foule baudelairienne réconcilie aussi dans son insaisissable présent les visages séparés de la modernité urbaine et « populaire » : solitude et multitude, nombre et singularité, unité et multiplicité. Lieu de perdition et de retrouvailles, de mensonge et de vérité absolue, elle offre à l'imaginaire poétique de Baudelaire, comme à l'imaginaire pictural de Méryon, un incomparable « vase communicant » pour l'immersion baptismale où il espère à la fois se dissoudre et se ressourcer :



« Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépejis du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise êlre lui-même et autrui. Comme ces âmes erranlea qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul tout est vacant; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées. »



Les facultés combinatoires de la « constructive imagination > trouvent dans la foule, par excellence, l'épaisseur vivante ou opérer des choix, tisser des correspondances, « accointer » des présences. Les Fleurs du mal avaient pleinement réussi l'exercice salvateur de reconstruction au fil d'une symbolique plus secrète. Cette fois, dans le maelstrôhm urbain, microcosme poétique de la nature duelle (énergie-corruptioN) comme d' « un monde et d'une société historiquement situés » (R. JeaN), Baudelaire peut convier à la fête des mots libérés tous ses fantasmes d'homme et de créateur, de citadin-citoyen.



Que penser alors du choix de Michel Lévy qui, dans l'édition posthume des poèmes en prose, leur adjoint un « Epilogue » en vers aussi réussi qu'incongru ?



Le cour content, je suis monté sur la montagne

D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur.

Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne.



Où toute énormité fleurit comme une fleur.

Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse,

Que je n'allais pas là pour répandre un vain pleur ;



Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse,

Je voulais m'enivrer de l'énorme catin

Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.



Que lu dormes encore dans les draps du matin.

Lourde, obscure, enrhumée, ou mie tu te pavanes

Dans les voiles du soir passementés d'or un.



Je t'aime, ô capitale infâme ! Courtisanes

Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs

Que ne comprennent pas les vulgaires profanes.



L' « Epilogue » est justifié et bien à sa place, en offrant, au crépuscule de l'ouvre, le grimoire surchargé des grandes courbes thématiques qui ont parcouru les Fleurs du mal et le Spleen de Paris (dégénérescences, péché, satanisme, ivresse et tentations, désirs et sensationS), avec pour toile de fond un ciel tourmenté où les orages de la féminité se combinent à ceux de la « capitale infâme ». Mais pourquoi demander ainsi au vers le « dernier mot » ? Dans son ultime poème en prose, « Les Bons Chiens », Baudelaire avait réglé son compte à la « vieillerie poétique » :



Arrière la muse académique ! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un oil fraternel.



Les vers de l'« Epilogue », probablement incomplets de surcroît, ne sont-ils pas une verrue « académique » risquant de défigurer le profil « moderne » des proses du Spleen de Paris ?



Personnellement nous ne pensons pas à une maladresse de l'éditeur de 1869. Nous voyons plutôt dans ce choix la reconnaissance, de facto, que, pour dire et chanter sa « chienne de vie », Baudelaire, malgré d'incontestables réussites ponctuelles comme « Une Mort héroïque » ou « Les Foules », n'a pas su ou pas pu tirer de la prose tout le parti possible. Est-ce le poids de l'écriture antérieure des Fleurs du mal? Est-ce plutôt inadaptation de son génie intime, si profondément dualiste, à une structure plus disponible aux élans et délires de l'imaginaire qu'aux conflits ressassés d'un cour et d'une intelligence ? Il paraît, en tout cas, rester trop souvent en-deçà de ce qu'il pouvait faire d'un tel instrument. Sans doute ne considérait-il d'ailleurs la prose que comme une modalité parmi d'autres de l'écriture poétique, sans soupçonner les authentiques « miracles », pour reprendre la rêveuse expression de sa lettre à Houssaye, que Rimbaud, Lautréamont et plus tard les surréalistes sauront réellement faire « fleurir » en elle. S'il a contribué efficacement à l'émancipation de la prose à l'égard des « raideurs » qui subsistaient chez un Aloysius Bertrand ou plus encore chez un Maurice de Cuérin, il n'a pas osé, sauf dans quelques pièces, un pari plus constant sur la dynamique et les « licences » de ce type d'écriture.



Rimbaud se trompe, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, quand il stigmatise globalement chez lui * la forme mesquine ». Rapportée en revanche aux seuls Petits Poèmes en Prose, sa remarque est recevable : « les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles ». Une telle critique pose en fait le problème de l'héritage et de l'influence de Baudelaire aux XIXe et XXe siècles.






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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire


Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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