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L'ENTRÉE EN POÉSIE - Hypothèses sur l'enfer à propos d'une épîîre à Nadar


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Nous entrons dans les poèmes de Baudelaire, maintenant, sans fausse naïveté ni présomption favorable : sachant qu'ils n'ont pas empêché l'aphasie, et qu'ils ont dû d'une façon ou d'une autre y contribuer. Mais nous y entrons du coup avec un espoir, celui de trouver en eux un sens, malgré cette mort qui les éclaire, à simplement la poésie. Il faut vouloir qu'à la fin de la poésie dans l'aphasie réponde une autre fin, une finalité encore impensée. Mais avant de lire Les Fleurs du Mal, il convient de reprendre la question des rapports entre violence et langage, autrui et le poème, au commencement : quand se forme la vocation d'auteur, et au plus près de la relation du poète aux autres : dans la Correspondance quand celle-ci se fait poème. Deux lettres permettent, entre la perte de parole dans Pauvre Belgique ! et la parole retrouvée, pour nous aujourd'hui, dans Les Fleurs du Mal, d'interroger la naissance du poème : celle à Sainte-Beuve de 1845, et celle à Nadar de 1859, chacune demandant à son destinataire - à autrui - le droit d'entrer en poésie. Nous commençons dans le premier chapitre (Hypothèses sur l'enfeR) par l'épître à Nadar : elle est la plus proche de l'aphasie qu'il faut dépasser. Puis l'épître à Sainte-Beuve nous servira dans le second chapitre (Hypothèses sur la vocatioN), une fois l'Enfer franchi, d'introduction aux Fleurs du Mal.





Hypothèses sur l'enfer à propos d'une épîîre à Nadar



Deux textes ont un titre analogue : « Don Juan aux enfers », écrit dès 1843, montre les femmes du séducteur : « comme un grand troupeau de victimes offertes » '. Clergeon aux Enfers, datant sans doute de 1859, extrait d'une lettre à Nadar que celui-ci a publié et présenté en 1911 dans son livre Charles Baudelaire intime2, montre le viol.



CLERGEON AUX ENFERS

(Il entre d'un air délibéré, comme les gens timides.)

Il demande bientôt à voir le règlement de l'Enfer, et cherche à prendre les Diables en faute.

Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement, prétendant qu'on a changé le feu.

Rumeur épouvantable de tous les Damnés qui trouvent qu'il fait bien assez chaud.

Mais non ! dit Clergeon.

Il se plaint aussi de ce que certaines gens qui ne sont point d'ici se soient glissées en Enfer, qui mériteraient tout au plus le Purgatoire. Nous ne voulons que des égaux, dit-il ; il faut que chacun prouve qu'il est un parfait scélérat !

Je crois avoir assez de titres pour que chacun montre les siens !

Comme il emmerde tout le monde, on le fout dans un abîme insondable, d'où il remonte bientôt avec une agilité sans égale. Car l'espoir d'avoir été remarqué par Proserpine lui donne des forces proportionnées à la difficulté de l'entreprise.



Il se glisse par des Anfractuosités à lui seul connues, et va attendre la sortie de la Reine des Enfers à la petite porte.

Il la suit par l'escalier dérobé, et à peine entré dans la chambre, il jette sur la commode quinze francs, que les Diables, en le fouillant à son entrée, ont oublié de lui retirer.

Voilà pour vous, petite! s'écrie-t-il d'une voix de stentor. Voilà comment un damné comme MOI sait humilier une Reine qui trahit son époux !

Proserpine, qui depuis six mille ans n'a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette.

Mais Clergeon ne perd pas de temps; il profitera des dernières secondes ; il déshonorera Proserpine ; il l'enfilera, ou il y perdra son latin. Il se jette sur elle et lui plante sa pine dans l'oil.

Proserpine pousse un cri déchirant ! ! ! ! !

Tous les Enfers sont sens dessus dessous. Clergeon, heureux du désordre dont il est l'auteur, pique son poing sur sa hanche, et s'écrie, avec une voix de tête inimitable : Ha ! ha !

Cependant Pluton, qui au fond est un bon enfant, lui demande pourquoi il a commis de pareilles bêtises, et Clergeon lui répond, la main dans le gilet :

Je croyais qu'en Enfer on n'était jamais mal venu à prouver sa noblesse ; ha ! ha ! - Si je me suis trompé, (avec résignation et dignité) je suis prêt à subir tous les châtiments que vous réservez à celui dont l'audace a dépassé vos prévisions.

Pluton lui rend avec bonté ses lunettes tombées dans la bagarre.

Quoique personne ne lui en veuille, et que Proserpine éborgnée se soit contentée de dire : Drôle de Bougre ! Clergeon croit qu'il est prudent de prendre la fuite.

A chacun de ses pas, il ébranle les montagnes. Il fuit ! il fuit !

Dans une plaine de braise, il aperçoit Nadar qui collectionne les salamandres, et il lui crie en courant :

Pends-toi, Brave Nadar! Nous avons vaincu sans toi!

Car il est convaincu qu'il a foutu Proserpine !

Tu vois qu'après quinze ans l'inspiration vit encore !



1. Complicités, vengeances, timidités, surprises



Le destinataire, Nadar, est un ami de l'auteur, qui en écrivant cette facétie n'a pensé ni à une publication ni à un autre lecteur. Clergeon aux Enfers, cadeau privé, suppose entre les deux amis une confiance réciproque permettant la liberté du sujet et du style. Cette « épopée » - le mot qu'emploie Nadar1 - est, semble-t-il d'abord, un intermède comique dans une pièce sérieuse : une farce de collégien dans l'Enfer Baudelaire2. La hauteur de ton qui si souvent - pas toujours - caractérise le poète et à laquelle, tendu, il s'est voué, trouve ici son repos : l'inspiration se donnant libre cours se satisfait d'elle-même, facile, sans surveillance ni rature. Mais que Baudelaire donne à son ami un texte obscène, et qu'il le fasse rire à si peu de frais, est-ce vraiment un signe d'amitié, du respect de l'ami qu'il faut pour l'amitié, n'est-ce pas la marque, plutôt, de quelque ambivalence, d'un mépris dans la confiance? Autant l'altitude des ouvres que le poète publie impose à leur lecteur d'être debout, autant Clergeon aux Enfers, lettre graveleuse en style cursif, se conforme à l'esprit de Nadar tel que Baudelaire croit le connaître, et tend à contraindre l'ami, à le figer dans l'image que ce style en bâtit. Le mot confidence paraît donc plus juste pour nommer la relation comme le texte la postule, que l'autre mot qui n'est que son demi-frère, celui de confiance : entre confidence et confiance, la nuance est la même qu'entre complicité et amitié. Baudelaire n'emploie-t-il pas l'amitié de Nadar, n'uti-lise-t-il pas l'oreille affectueuse de ce lecteur acquis à sa cause, pour se permettre ce style bas, se délester du grand art, et pour faire de l'ami un complice, le tenir sous le secret d'un complot ? Au moins deux remarques conduisent à cette hyp'othèse.

Premièrement l'accord entre auteur et lecteur, dans cette lettre, se fait sur le dos d'un tiers - Clergeon - de sorte que la communication est une conjuration. Rappelons d'abord que « Clergeon », comme dit Claude Pichois, est une « variation sur le nom de Songeon qui fut au collège de Lyon le condisciple de Baudelaire » ', et que ce surnom avait été adopté par les deux amis au temps de leur bohème, vers 1844, au temps de leurs provocations antibourgeoises, de ces minimes complots qu'étaient alors leurs associations protestataires. Clergeon aux Enfers est une fiction, sans doute, et une plaisanterie, mais Clergeon, lui, existe, est quelqu'un, une personne déjà malmenée par ce surnom dont on la couvre, comme d'un ridicule. « Car Clergeon, ce fut Songeon en personne », écrit Nadar2. Le surnom est une invention verbale - un acte poétique - par lequel les inventeurs, les poètes, se moquent de celui qu'ils surnomment. La victime du surnom est rejetée par ses persécuteurs hors de la conjuration qu'ils forment, hors de leur création - de leur violence - verbale, à l'extérieur de cette union sacrée du rire, par-delà la clôture du paradis de leurs mots - en enfer. Prenons garde à l'histoire du surnom relatée par Nadar :



Songeon débaptisé familièrement « Clergeon » par une bonne hôtelière de la rue Monsieur-le-Prince.



Débaptisé, écrit-t-il sans trop d'attention, ce qui veut dire : excommunié, évincé de la communion des poètes. La lettre de Baudelaire, quinze ans après ces farces qu'elle renouvelle, n'est donc pas, disons, une blague innocente. D'autant qu'elle reconduit son complice, en 1859, à une expérience dépassée, à des façons de jeunes compères célibataires que l'homme Nadar, certes toujours provocateur mais chef de famille - et moins seul que Baudelaire - peut trouver encombrantes. « Les ans ont passé, on s'est assagi, assis » : Nadar transite ainsi, après avoir évoqué la Bohème, vers les années de la maturité '. Or il n'est pas sûr que les « ans », pour Baudelaire, aient si facilement « passé », soient si facilement oubliables, ni que Nadar ait grand plaisir, lisant le récit drôle mais le drôle de récit, à revenir ainsi en arrière. Tant par la complicité qu'elle revivifie aux dépens d'un tiers, que par les souvenirs qu'elle rappelle, la lettre ressemble à une tentative de séduction, sinon à un reproche. D'où cette approbation qu'elle réclame pour finir, comme se referme un piège :



Tu vois qu'après quinze ans l'inspiration vit encore !



Cette dernière phrase est un aveu complexe, mais dont déjà un premier sens s'impose. Baudelaire demande beaucoup à Nadar : outre des rires et des applaudissements, qu'il n'oublie pas les structures anciennes de leur amitié, et qu'il veuille bien reformer, au moins le temps d'une lecture, leur liaison ou leur ligue d'autrefois, qui dépendait de leur humour et de leurs insolences : c'est-à-dire de leurs victimes.

Deuxièmement c'est un fait : la réception de Clergeon aux Enfers a fort embarrassé Nadar. Charles Baudelaire intime, qu'il écrit à la veille de sa mort, plus de quarante années après la disparition de son ami, est un ouvrage étrange. Cet hommage souvent semble une vengeance, ce témoignage de fidélité a aussi l'air d'une rupture, et parfois perfide. Notons pour le moment qu'aucun poème entier des Fleurs du Mal, aucun du Spleen de Paris, n'y est seulement cité, et aucun commentaire de l'ouvre seulement commencé (sauf à la fin ce contresens pénible sinon cette trahison : « plus d'une ligne » (de Baudelaire!) « s'accuse lascive, parfois même répugnante »2). En revanche l'espace réservé à Clergeon aux Enfers y est considérable. Nadar à quatre-vingt-huit ans n'avait certes pas à entreprendre un travail d'interprétation et il répondait, écrivant ce livre, à la demande de Jacques Crépet de rassembler quelques souvenirs, anecdotes, et de publier des documents personnels, lesquels étaient trop peu nombreux pour que Clergeon aux Enfers n'en parût pas la pièce de choix. Reste qu'après plusieurs pages consacrées à Clergeon-Songeon, et aux impatiences du poète relatives à ce « débaptisé », le chroniqueur ne change de thème qu'avec regret : «Mais avec ce Clergeon nous n'en finirions pas»1. Singulière insistance, donc, d'autant qu'il compare le petit texte - voici un aveu - à « un manuel de l'ordure pour l'interrogatoire des âmes innocentes »2.

Nadar s'est-il senti, recevant Clergeon aux Enfers, une « âme innocente » ? Bafouée en son innocence, culpabilisée par l'Enfer Baudelaire? Cette lettre, fut-ce une fantaisie ou un tribunal, un cadeau ou un verdict? Remarquons le mot « interrogatoire », qui vient sous la plume de Nadar comme la duplicité sous l'amitié, une vérité sous des masques. Charles Baudelaire intime se présente explicitement comme une enquête policière, le dossier d'une instruction. Devant Baudelaire nommé pour la circonstance « un cas pathologique avéré », voici Nadar en inspecteur : « le dossier réclame toutes ses fiches », dit-il, « on demande des faits, des preuves », en distinguant les « témoins » fiables, des autres « déposants » dont il est « permis de ne tenir que compte relatif »3. On verra que Clergeon aux Enfers fut effectivement un interrogatoire et même une sentence : il est déjà certain que Charles Baudelaire intime n'est pas une apologie. Outre que Nadar y propose une thèse extravagante - celle de la virginité de Baudelaire -, sa méthode est tantôt d'un espion, tantôt d'un juge, non d'un ami serein. A l'interrogatoire baudelairien des « âmes innocentes », répond l'interrogatoire nadarien d'une âme morte : « du poète dont je fus l'ami », dit la dédicace4 - avec ce verbe au passé simple, signalant que le deuil est dépassé.

La complexité de la réponse de Nadar au cadeau que lui a servi Baudelaire nous découvre un pan de leur amitié. Ses jugements, en ce qu'ils ont de distant et parfois de cruel; ses anecdotes dans lesquelles Baudelaire paraît plus controuvé que singulier; sa décision impudique de soumettre à ses postulats, comme en jouant, ce qu'il croit savoir de la vie sexuelle du complice disparu ; le titre de son livre, aguicheur, combien dérisoire quand on songe, par exemple, à Mon cour mis à nu; au fond son indifférence pour celui dont il parle (malgré ses protestations d'ailleurs véridiques d'affection gardée et toujours émuE), secouée seulement par ce plaisir d'avoir été témoin; en somme son ignorance, intime, de Baudelaire et du souci spirituel de Baudelaire; tout cela plaide pour une autre hypothèse que la sienne, et dont dépend le sens de Clergeon aux Enfers. Ne faut-il pas pressentir au vu de tant de méprises et d'incompréhensions qu'inversement l'amitié de Baudelaire pour Nadar était à peu près la même que celle de Nadar pour Baudelaire ? était aussi nécessaire, mais aussi privée de vraie confiance, et reposait sur autant de soupçons, de frustrations ? Et ne faut-il pas entendre Clergeon aux Enfers comme un symptôme de ce conflit régnant sur leur tendresse, de cet Enfer ? - Pensons à « Duellum » :



- Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé !



La relation entre Charles Baudelaire intime et Clergeon aux Enfers produit une situation qui n'est pas la même que celle où un éditeur fictif publie une fausse correspondance pour dissimuler qu'il en est l'auteur, mais qui y ressemble. Ici comme là des censures déterminent les écrivains, sous lesquelles l'hypocrisie et la trahison fermentent, nerfs de toute conjuration.



Pends-toi, Brave Nadar! Nous avons vaincu sans toi!



Cette phrase est lancée par le héros dans la continuité du récit. Le destinataire entre avec elle, soudain, dans la fiction. Celle-ci crève alors de l'intérieur son apparence, une grimace réelle traversant son rire. Déréalisation de Nadar par Clergeon aux Enfers? Apparition de la face de Charles Baudelaire sous le déguisement de Clergeon ? Contamination de la fable par l'épître, du comique par la polémique, et résurgence du mal, et de l'intention de faire le mal, dans l'enveloppe amicale? Retenons le verbe « vaincre », pour demander plus tard comment et pourquoi Clergeon, et Baudelaire, ont « vaincu » - et vaincu « sans » Nadar.

La thèse nadarienne de la virginité, quant à elle, s'appuie sur un raisonnement dont l'apparente clarté ne masque guère ses motifs souterrains. Constatant l'écart entre ce fait : les crudités du verbe baudelairien, et cette interprétation : l'abstinence sexuelle, Nadar transforme le paradoxe en preuve et explique l'érotisme dans l'ouvre par la continence dans la vie : « C'est le verbe qui supplée le geste, le rêve qui se venge de la réalité » ; « les plus réservés dans l'acte se vengeront de leur continence par lés crudités du verbe, de l'écrit »2. Il n'y aurait donc pour déterminer l'écriture de Clergeon aux Enfers (ou des « Promesses d'un visage », ou de « Femmes damnées », si les grands poèmes avaient été nomméS) qu'un mobile : la vengeance. Baudelaire vengeur, parce que impuissant. Gaulois, parce que vierge. Les Fleurs du Mal : vengeance d'un frustré. Cette interprétation est tout de même trop une sentence et cette sentence trop accablante pour que nous n'y devinions, outre l'incompréhension, cette vengeance même attribuée à l'autre, procès de Nadar, dissimulé dans l'hommage, répliquant à un procès de Baudelaire dissimulé dans le rire. Hypocrisies de l'Enfer Nadar, contre hypocrisies de l'Enfer Baudelaire. Identité des ennemis, fraternité infernale, par mêmes vengeances et mêmes mensonges.



La supposition que Nadar a répliqué à Baudelaire avec une hypocrisie qui trahit - atteste et dénonce - une hypocrisie symétrique, constitutive de Clergeon aux Enfers, cette supposition n'incrimine pas les deux hommes, elle les respecte et permet de les entendre. Par exemple, elle aide à déduire de Charles Baudelaire intime que son auteur s'est senti rejeté par le poète et ses amis, et qu'il en a éprouvé un ressentiment durable. Toujours Nadar perçoit Baudelaire comme le centre d'un groupe fermé : « les satellitaires et même nébuleuses qui gravitèrent dans l'irradiation de l'astre Baudelaire », « essaim de la Reine des abeilles », « sanhédrin », « petite paroisse », « toute la bande », « ralliement maçonnique », « camp baudelairien », « sainte chapelle », « petit bataillon sacré » '. Il confesse plus d'une fois sa distance d'avec ce groupe : « Avec ces épileptiques, combien loin du sans-façon tout bonhomme, de la simplesse à la bonne franquette de mon autre bande de Bohème » ; « je dois confesser chez moi une incoercible, une implacable horreur de l'ennui qui, tant de fois, au beau milieu [-] de ces pointus, m'enleva ». Finalement il révèle qu'il était méprisé : « il me faut bien avouer qu'en certain coin du Saint-Synode Baudelairien [...], je ne jouissais que d'une considération limitée ». Et comme il sait que son récit ridiculise ceux qu'il évoque (les « marcassins »), rapidement il se demande : « Ne m'aura-t-on pas trouvé un peu sévère ? Encore secrètement n'obéi-rais-je pas ici à quelque vieille rancune ? ». - Si Charles Baudelaire intime est un curieux livre, c'est parce que l'auteur s'y souvient du constant « grief »2 que lui était son ami. Nous retrouverons dans Clergeon aux Enfers cette structure à laquelle Le Spleen de Paris et Pauvre Belgique ! nous ont habitués, d'un groupe de persécuteurs excluant une victime; le paradoxe ici est que la victime est l'hagiographe de son bourreau - qui camoufle son antipathie et son ressentiment par cette hagiographie '.

Les procédés de Nadar ne sont pas tous délicats. Produisant une lettre de son ami, datée à Honneur du 4 mai 1859, il en censure la première partie qu'il juge inintéressante, dont il prétend qu'elle ne contient que des «détails d'affaires»2. Ces dernières, on s'y attendait, sont des affaires d'argent : Baudelaire demande « 20 francs », ayant besoin, dit-il, « d'aller passer quelques heures au Havre » 3. La bonne foi du censeur ne serait pas soupçonnable si la phrase censurée ne se poursuivait ainsi : « (ne te figure pas au moins que ce soit dans un but de débauchE) ». Cette parenthèse nous apprend que Nadar, coutumier de ce qu'il nomme des « gauloiseries », riait fréquemment des activités sexuelles de son ami; elle reflète la complicité des deux compères dans des débauches vécues ensemble ou au moins racontées : elle signifie que la thèse du poète vierge est sue erronée. Nadar a toujours cru, jusqu'à en irriter Baudelaire, à des débauches régulières de celui-ci : pourquoi cette invention maintenant d'une virginité intacte ? Un tel retournement laisse présumer des censures intérieures autrement plus sévères que celle qui a coupé la lettre. - D'où un formidable lapsus.

Nadar avise d'abord la « délicatesse du lecteur », tenant à le « prémunir », écrit-il, « devant tels détails scabreux que viendra [lui] imposer la sanction de [sa] thèse ». Pour s'excuser des licences dont sa démonstration aura besoin, et pour ne pas reculer devant le risque d'en scandaliser des pudeurs, il proclame de son ouvrage, et c'en est comme l'épigraphe (« telle l'inscription prémonitoire du fabliau ») :



La majuscule est dans le texte, la même que celle du paragraphe précédent :



Et pourtant il nous faut dès l'abord remuer des impuretés, toucher à des cendres, puisque c'est là que doit se révéler un Baudelaire inattendu, insoupçonné, pour nous avéré : le Poète Vierge.



Voici donc Baudelaire - Vierge - d'emblée celui qui ne doit lire l'ouvrage. On a déjà aperçu dans les méthodes et les évocations de Nadar quelques-unes des raisons de cette recommandation, et on en verra d'autres. Imaginons Baudelaire, sa fureur, ses sarcasmes, son amertume qui jubile, lisant l'hagiographie de l'ami ! Cette épigraphe en effet s'impose : Ce que Baudelaire ne doit lire. Mais si la mort du poète n'a pas suffi à convaincre Nadar, quarante ans plus tard, que son confident - son ennemi - ne lirait pas son livre, postulons qu'un remords en a obéré la rédaction. Quel remuement de culpabilité ce lapsus suppose-t-il ? Et si les Vierges ne doivent lire Charles Baudelaire intime, les « âmes innocentes » le peuvent-elles? Nadar comparant son dossier d'enquête à un fabliau et craignant d'alarmer les innocences virginales de ses lecteurs, trahit qu'il s'est senti interrogé, sinon violé, par Clergeon aux Enfers, et confond la pièce baudelairienne et le dossier dont il l'accable, la lettre du complice et le réquisitoire qu'il en déduit : il ne sait plus par qui le scandale arrive - l'auteur et l'éditeur sont le même coupable - ni sur qui tombera le malheur. Son livre est-il aussi sa propre condamnation, ce que Nadar ne doit lire ? Or nous savons que Charles Baudelaire intime a paru à Paris en 1911 : soit un an après la mort, le 21 mars 1910, de son auteur. Livre tombeau, ou la barque du fleuve infernal : emportant deux morts, et un manuscrit. Clergeon aux Enfers est la prière des deux morts, commune mais différemment dite, qui les sépare et les unit.

Nadar se sert de son ironie comme un juge de son code ou un médecin de son savoir. Sous sa plume, voici Baudelaire un « illusionniste », un « simulateur », « le plus halluciné des illusionnistes », et même un « infirme », un « névrosé », un « épilepti-que »2. Psychologiques, médicales, ou morales, ces sentences concourent à l'expulsion de l'accusé hors de la collectivité saine : par deux fois Baudelaire est nommé « le délinquant ». La lascivité de l'ouvre (« parfois même répugnante ») est si délibérée et si extravagante que seule l'explique une tare également monstrueuse : la virginité, « nihilisme spécial », dû à une « spéciale perversion des sens » 3. Et cette virginité au surplus inauthentique et insincère, ne pourra donc intéresser, au mieux, que le « Dictionnaire des Sciences Médicales », pour un article, à l'extrême limite de la recherche fantaisiste, sur les « Cas rares » '. Le Baudelaire de Nadar, en son altérité irréductible à la mesure commune, étrangère aux hommes ordinaires, ne saurait retenir que la curiosité marginale d'un amateur de phénomènes. Cependant Clergeon, dont on verra qu'il ressemble à Nadar par ce besoin de bannir ses amis, et qui est un original parmi les élites de l'Enfer (en quoi il ressemble au Baudelaire de NadaR), l'intelligence baudelairienne l'inscrit, tout au contraire, dans la condition la plus commune, celle des « gens » :



(Il entre d'un air délibéré, comme les gens timides.)



Dès cette première phrase il est reconnu parmi d'autres, beaucoup d'autres avec qui il partage ses stratégies quelconques : le voici aimé, parmi simplement « les gens timides ». Nommée par Nadar, la forme baudelairienne chiffre une Différence, monstruosité sans pareille. Nommée par Baudelaire, la forme de Clergeon - dont la soif d'expulsion sera celle de Nadar - fait de lui mon semblable, mon frère. Ironie rivale, dans la biographie - ironie fraternelle, dans l'épître. Nadar n'est pas ou n'est plus solidaire de Baudelaire dont il se débarrasse comme d'un remords en écrivant son dernier livre. Baudelaire est solidaire de Clergeon, c'est-à-dire de Nadar. Dans la mesure où il joue la maîtrise, simule la suffisance, dans la mesure donc où il confesse malgré lui sa servitude et sa peur, Clergeon (NadaR) est pour Baudelaire un frère dans lequel le poète se reconnaît. Ou pour le dire rapidement : il y a en Baudelaire un Clergeon (un NadaR), il n'y a pas en Nadar un Baudelaire. Observons la timidité du héros à la lumière du « Mauvais Vitrier »



Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant le regard des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Eaque et de Rhadamante, sautera brusquement au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.



L'action (sauter au cou d'un vieillarD) surgie théâtralement (« devant la foule étonnée »), est la sour du rêve (transfigurer le premier venu en Dieu des EnferS), en ce que l'une et l'autre résultent de la même crainte. Minos, Eaque, Rhadamante, tels apparaissent les hommes pour l'homme timide. L'Enfer est une conséquence de la peur. Le timide « baisse les yeux » : son regard s'obnubile et méconnaît son objet. « Même devant les regards des hommes » : même et surtout devant ses semblables, il se trouble et se trompe, prenant ses frères pour des bourreaux. Pourtant il faut entrer, - et le sens de ce mot, commun au « Mauvais Vitrier » et à Clergeon aux Enfers, reste à entendre. « Il entre d'un air délibéré », certes, pour troubler les autres en les étonnant. Le timide rêve que ses juges n'aperçoivent pas sa peur, ne devinent pas qu'il les redoute, et qu'ils le croient un autre. Avec sa posture théâtrale devant la foule étonnée, et son verbe trop haut (« une voix de tête inimitable », va dire l'épîtrE), Baudelaire le timide - ou « un autre», exemplairement Rousseau1, mais tout autant Nadar, disons Clergeon - se voit contraint de vouloir déconcerter les autres, car il les craint. Stupéfier les ennemis les rendra stupides : moins dangereux. La tactique de l'étonnement consiste à jeter de la poudre aux yeux des Dieux, qu'elle doit priver de leur clairvoyance. Frapper l'infernale lucidité des juges et les obliger à des visions de timide : pour qu'ils habitent le même Enfer. Clergeon le sait comme tous les craintifs : il deviendra Dieu s'il intimide les Dieux. Sicut eritis Dei : pourvu que vous ayez peur, et que vous étonniez. Il va donc essayer du début à la fin de son périple aux Enfers d'ébaubir ses spectateurs, ses rivaux, ses ennemis, ses juges, ses Dieux, en commençant par les damnés ordinaires et en s'attaquant ensuite à Proserpine et Pluton. Baudelaire est d'autant moins dupe de ces extravagances qu'il cherche à ébaubir Nadar. L'auteur et son personnage étant également timides ont à faire face aux mêmes menaces et trouvent des solutions analogues. Clergeon stupéfiant ses maîtres aux Enfers, ou prétendant les stupéfier, cherche à leur celer sa crainte et à instaurer contre eux une forme, la sienne, qui le protégerait. Il en va pareillement pour Baudelaire dont l'air délibéré devant Nadar, sa tactique de la surprise devant le complice, c'est l'écriture et l'envoi de l'épître.



Autant la timidité implique l'étonnement, autant l'étonnement est un art. L'auteur du récit étonnant dont le héros est étonnant a sur celui-ci l'avantage de l'écriture, ce second degré de conscience, cette clairvoyance conquise sur les illusions du personnage. En racontant les singeries et les ruses de Clergeon, Baudelaire ne se dissimule pas qu'il est lui aussi, lui d'abord, dissimulé devant Nadar, intimidé et menacé par son ami. Il va singer l'inspiration pour déconcerter ce lecteur, son confident mais son rival, il va jouer le rôle de l'inspiré pour que ce public intime, qu'intimidera cette surprise, se trouble et se convainque, enfin, que l'inspiration baudelairienne - en 1859 - vit encore. Baudelaire n'est ironique avec Clergeon que pour autant qu'il l'est avec lui-même. S'il se moque de la timidité de son héros, c'est en la sachant sa propre crainte. Crainte d'être écrasé par Nadar, d'être privé, sous le regard d'un tel ennemi, des pouvoirs d'artiste que cet ennemi possède. Souvenons-nous de la note, dans Mon cour mis à nu, où le poète s'inquiète de son infécondité littéraire, et jalouse - c'est son mot - les facultés d'invention dont Nadar fait preuve :



Nadar, c'est la plus étonnante expression de vitalité. Adrien me disait que son frère Félix avait tous les viscères en double. J'ai été jaloux de lui à le voir si bien réussir dans tout ce qui n'est pas l'abstrait.



A le voir (si bien réussiR), dit Baudelaire. Comme dans le récit drôle : tu vois (que l'inspiration vit encorE). Pourquoi faut-il que Baudelaire étonne, avec Clergeon aux Enfers, son ami Nadar ? Parce que ce dernier semble, de toutes les expressions de vitalité, la plus étonnante. Les regards se croisent sur la scène de l'Enfer. Chacun des deux comédiens doit surprendre son vis-à-vis et le forcer à baisser les yeux. La condamnation, ou la rédemption, est suspendue au regard, à la vision, à l'oil du juge et à l'oil de l'envie. Pour abolir la puissance de l'autre, édifier la puissance du moi - vaincre -, on crèverait, serait-ce possible, les yeux de la face adverse, et par surprise. Ainsi fait Clergeon surprenant Proserpine :



Il se jette sur elle et lui plante sa pine dans l'oil.



- Tu vois, Nadar, je réussis aussi bien que toi, et ce n'est pas l'abstrait... Autant l'embarras du héros l'oblige à afficher un air délibéré, autant l'infécondité littéraire de Baudelaire l'oblige, devant la vitalité de Nadar, à envoyer cette épître délibérément surprenante. La question est de savoir si cette surprise épistolaire équivaut simplement au déguisement des timides, à cette parure de la maîtrise pour abuser le rival en l'étonnant, ou si elle relève d'un autre ordre, et réserve en elle une vérité irréductible au conflit fratricide ? S'agit-il tout bonnement, tristement, de concurrencer Nadar sur le terrain de l'épate, ou bien, par le truchement de la surprise, le poète - et non seulement le timide - vise-t-il une expérience plus haute dont l'écrivain ordinaire - Nadar encore - n'aurait pas idée ? Mais cette question est celle du Salon de 1859, la deuxième source après Charles Baudelaire intime pour l'interprétation de Clergeon aux Enfers. Un détour ici s'impose.



2. La guerre entre Pictura et Photographie



Selon la datation de Claude Pichois, Clergeon aux Enfers et le Salon de 1859 sont deux écrits contemporains1. Notre l'hypothèse est que l'épître met à l'épreuve le traité sur la peinture. Le Salon de 1859 : un projet, un programme théorique, une définition de l'ambition esthétique, comme un pari. Et Clergeon aux Enfers : le passage à l'acte, la tentative de vérification pratique, et la mise du pari.

On sait que le deuxième chapitre du Salon, « Le Public moderne et la photographie », attaque brutalement la photographie et les photographes : c'est-à-dire Nadar. Le photographe selon Baudelaire est un artiste « manqué »2, pour cette raison qu'il se « conforme » au goût du public, en comptant « le frapper, le surprendre, le stupéfier par des stratagèmes indignes ». Le critique oppose à la surprise facile que la photographie provoque (avec sa rapidité d'exécution et sa fidélité à son objeT), la féconde surprise inhérente au grand art (avec sa beauté). Etonnante, la photographie l'est par ce qui la rend inadmissible : son têtu réalisme, son confort technique. Si bien qu'elle entretient dans l'homme « l'amour de soi-même » ; elle « se prosterne devant la réalité extérieure » ; elle aggrave « la domination progressive de la matière ». Au contraire la surprise du grand art - de l'art selon Delacroix - exalte le « bonheur de rêver », et délestant l'âme de la « nature », il l'élève par l'admiration. Entre l'étonnement fourni par l'industrie photographique, dû au progrès, et l'étonnement que le génie pictural donne, dû à l'imagination, le distinguo baudelai-rien est sévère, qui implique le raisonnement suivant : si « le désir d'étonner et d'être étonné est très légitime », et si « le Beau est toujours étonnant », - il ne s'ensuit pas que toutes les formes d'étonnement soient dignes, et même : « il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau ». Ignorant cette évidence, le photographe selon Baudelaire - comprenons : Nadar - contribue non seulement à « confirmer la sottise dans sa foi », mais « à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit français » : il contribue, Dieu infernal, à préparer l'Enfer. En tant qu'elle s'enchante de reproduire ce qui est, de copier telle quelle la nature abominable, sans apercevoir la différence entre l'étonnement qu'elle procure et celui du grand art, la photographie fait le mal. Notre question concernant Clergeon aux Enfers se pose donc comme suit. Visant à surprendre Nadar, ce récit relève-t-il de l'étonnement caractéristique de la photographie, ou de l'étonnement selon le grand art ? Son écriture et son envoi sont-ils les éclats dérisoires d'un timide, ou annoncent-ils une autre surprise authen-tiquement spirituelle ? L'épistolier craint-il son correspondant (le poète craint-il son photographe, Poesis craint-elle la nouvelle Picturà) au point de ne savoir le séduire qu'avec les « stratagèmes » qu'il lui reproche ? Ou bien ses moyens sont-ils dignes, et non pas étrangers mais intérieurs à l'art véritable? Dans la perspective théorique du Salon, voici encore une formulation :



Toute la question, si vous exigez que je vous confère le titre d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir l'etonnement.



Baudelaire, aussi bien, ne sait pas si son incrimination de la photographie est justifiable. Il aime tant les portraits, les ouvres de son ami, ces images surprenantes de lui-même et des autres. En vérité il ne sait pas, ne sait plus - sa colère dans l'essai en témoigne - si réellement une différence existe entre la beauté supérieure d'un tableau de Delacroix et la beauté innommable d'une photographie de Nadar. La fonction de Clergeon aux Enfers, l'ambition et l'angoisse de cette épître, est d'en décider. Si le récit est surprenant parce que beau, alors oui, le grand art existe, la Beauté précède la surprise et se mérite par des moyens propres. Mais si le récit au contraire obtient la surprise par des techniques hétérogènes à la Beauté et néanmoins paraît beau parce qu'il est surprenant, alors le photographe a raison, il a gagné la partie, et la distinction est impossible entre Nadar et Delacroix. La Beauté des ouvres de l'imagination ne sera-t-elle ni plus belle ni plus digne que la beauté des ouvres du progrès ?

Que Clergeon aux Enfers s'anime de cette question et se risque à y répondre, on s'en assure à plusieurs indices. Premièrement à cette image de l'oil, dans sa phrase la plus imprévisible : « Il se jette sur elle et lui plante sa pine dans l'oil ». Cet oil de Proserpine métaphorise celui de Nadar. Qu'on songe combien Baudelaire devant le complice le photographiant s'est senti observé et saisi (ses portraits le prouvent, où l'on voit son regard en guerre, dressé contre un regard vainqueuR), comme en aucune autre circonstance que celle de ces longues poses il n'a dû en éprouver J'effroi. Nadar est celui qui fit poser Baudelaire : qui le regarda à travers l'inquiétant appareil, qui le vit, et qui le vit se débattre, par la pose même, fixe devant ce regard fixe et noir de la lentille, d'autant plus lucide, celle-ci, qu'indifférente et matérielle. Nadar est celui qui pour Baudelaire fut l'oil. Cet oil, tel celui du « Galant Tireur », visait la marionnette et la brisait. En soumettant le poseur à la machine du progrès, il révélait l'artifice de sa pose. Car l'oil, était objectif : pointant, découvrant les manières du modèle, ces stratagèmes par quoi le timide entend passer pour fort. C'est la vertu et la profondeur du portrait photographique : ce décèlement du théâtre dans l'apparence du modèle. Jamais Baudelaire, certes, n'a formulé une telle interprétation de la photographie '. Que dévoiler l'illusion, désensevelir la personne vraie, arracher les masques par souci du visage, lui parussent cependant le dessein et la grandeur spécifiques de cet art, en cela nouveau, ne l'a-t-il pas dit, dans son consentement à être entier, à être, ici et maintenant, que les photographies qu'on a de lui irréfutablement attestent? Le vrai dialogue entre Nadar et Baudelaire sur l'essence de la photographie a lieu en profondeur dans les admirables portraits : où l'accord entre les deux rivaux se reforme, plus haut, amitié alors absolue. Au reste, pourquoi Nadar restait-il l'ami et l'ennemi sinon parce qu'il était l'oil ? De celui qui voit, les enseignements sont aussi riches que les menaces sont grandes, l'amitié aussi précieuse que redoutable. L'oil-Nadar en sait beaucoup sur Baudelaire : il a dénudé ses manies et comédies, ses airs délibérés comme ceux des timides et ses airs inspirés comme ceux des désouvrés.



Mais l'oil-Nadar trahit Baudelaire à double titre. Il est donc doublement figurable par l'oil de Proserpine. Non content de pointer avec son appareil les mimiques du poseur, avec ses photographies il les divulgue. Il ne lui suffit pas de déceler la vérité sous les masques, il la donne à voir au premier venu. Non seulement obstinée, mais innombrable, la lucidité de l'objectif se répand en autant de reproductions que la technique en permet. Nadar, l'ami sachant traverser les affectations baudelairiennes, est aussi nombreux que les reproductions possibles de ses clichés : cet ami est tous les ennemis, le monde entier. Mon semblable et mon frère, est le diable : il est légion. Cet oil-Nadar devient la foule humaine, l'immense foule de tous, et tous regardent. Or Proserpine - « une Reine qui trahit son époux » -, Clergeon la paye avant de la violer. Proserpine métaphorise ainsi la grande prostituée des temps modernes : la photographie. C'est celle-ci, l'oil-Nadar, qui déshabille et vulgarise le poète, qui met à nu ses artifices et les jette en pâture à la foule, qui exhibe et vend ses poses. Une Reine qui trahit son époux : l'expression est assez claire, où la Reine métaphorise la Peinture, dont l'époux est le Poète. Les temps modernes sont ceux où les noces de Pictura et Poesis se rompent, Pictura s'adulté-rant en Photographie. Cette idée de l'adultère apparaît dès l'ouverture du « Public moderne et la photographie » :



Chercher à étonner par des moyens d'étonnement étrangers à l'art en question est la grande ressource des gens qui ne sont pas naturellement peintres. Quelquefois même, mais toujours en France, ce vice entre dans des hommes qui ne sont pas dénués de talent et qui le déshonorent ainsi par un mélange adultère.



Nadar aura-t-il songé à rapprocher ces lignes des clameurs de Clergeon ? - Et qu'aura-t-il pensé de ceci :



Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manques, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la couleur d'une vengeance.



Notons le mot vengeance. La photographie selon Baudelaire a le même mobile que selon Nadar l'obscénité baudelairienne : vengeance d'un impuissant. On comprend mieux maintenant les aigreurs de Charles Baudelaire intime. De même que le Baudelaire de Nadar écrit des poèmes lascifs pour venger ses frustrations, le Nadar de Baudelaire tire des photographies pour venger ses incapacités d'artiste. Le duel des deux amis les oblige à des coups parfaitement symétriques. Avec Charles Baudelaire intime, Nadar se venge du Salon de 1859. Avec Clergeon aux Enfers, Baudelaire se venge d'avoir été vu par l'oil-Nadar, et veut venger le grand art. Le personnage de Clergeon - reprenons la formule de Jean Staro-binski - est un « répondant allégorique du poète » : délégué par ce dernier pour humilier et châtier la prostitution du photographe. Photographie la déesse infernale a été inspirée, selon le Salon, pour « exaucer les voux de [la] multitude », par un « Dieu vengeur », dont Daguerre fut le « messie ». Proserpine-Photographie : vengeresse dont il faut se venger, et qu'il faut donc violer par l'oil, cette preuve la plus visible de son obscénité, et l'organe de sa faute. Punir la coupable par où elle a cru vivre. L'oil de Proserpine, l'oil-Nadar, est celui de l'objectif et du réalisme, du progrès technique et de la vengeance contre le grand art. Nadar a trahi le poète en désertant la couche royale de Pictura pour le lit infernal de ses images exactes, dont les reproductions prostituent l'ami et l'amitié.

De la double question de savoir si la surprise de l'épître équivaut à celle du grand art ou à celle de la photographie, et si oui ou non ces deux surprises sont essentiellement distinctes, un deuxième indice se trouve dans la conclusion du récit :



Pends-toi, Brave Nadar! Nous avons vaincu sans toi!



D'abord ce verbe « pendre ». Il apparaît quelques paragraphes plus haut, désignant le dernier geste de la reine avant le viol : « Proserpine, qui depuis six mille ans n'a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette ». La déesse des Enfers n'a pas le temps de s'emparer du cordon qui la sauverait. Surprise, donc, et prise par une pointe à l'oil, Proserpine-Photographie est vaincue - du moins Clergeon veut le croire. Nadar n'a plus qu'à se pendre, non pour avertir du danger, il est trop tard, mais pour un suicide : « Pends-toi, Brave Nadar! » Le viol de Proserpine est un meurtre symbolique et Clergeon aux Enfers une invitation au suicide. Le récit sur les Enfers est un récit infernal en ce qu'il accomplit symboliquement, et qu'il demande explicitement, la mise à mort de Nadar. Le grand art ne triomphe-t-il que par un meurtre, s'érige-t-il sur une victime ? - Le texte le dit, et de bien d'autres façons qu'on va voir. Si la différence existe entre la surprise par la photographie et la surprise du grand art, elle tient à la mort du rival, elle est celle qui sépare une technique d'une violence, un stratagème d'un meurtre. Mais voyons à l'autre bout de la phrase l'expulsion du destinataire : « sans toi! », qui s'éclaire encore du Salon de 1859 :



La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre.



Entre poésie et photographie, âpre est la guerre. Dans l'interprétation que Baudelaire s'en donne, elle n'oppose pas seulement une fresque de Delacroix à une vue de Daguerre, mais plus largement « poésie » à « progrès », imagination de créateur à trouvaille d'ingénieur. De l'issue de cette guerre l'avenir des sociétés dépend. Nadar n'est pas seulement le photographe dont l'objectif fige le poète sous sa lentille, il est ce représentant du devenir de l'Europe, ce réalisateur d'un nouveau genre, qui aura tant d'émulés, et dont les productions légitiment le développement de l'industrie. Nadar, pour Baudelaire qui s'en effraie, est l'homme-Nadar : ce premier venu de la modernité dont les performances menacent l'esprit, ce présentateur de produits qu'on prend pour des ouvres2. Deux « ambitieux », le poète et l'ingénieur. Nos lendemains, salut ou enfer, dépendent de leur « haine instinctive » : il s'agit de savoir lequel servira l'autre. Quelle chance, en ce sens, que Baudelaire et Nadar se soient rencontrés, « dans le même chemin » ! Plutôt quel génie, de l'un et de l'autre, cette rencontre ! De Baudelaire, que tout disposait à éviter cette amitié paradoxale, admirons ici le courage. Aimer Nadar c'était se faire violence, mais pour affronter les propositions adverses, les contestations opposées par la modernité industrielle aux ouvres solitaires. Cette amitié obtenue malgré ce qui la rendait improbable signifie la responsabilité du poète, son sérieux devant l'histoire, et son engagement dans les combats d'où se décide le sens. La rencontre des deux hommes supporte le destin du monde moderne. Nous avons vaincu sans toi !, ce cri de guerre est d'une portée considérable.

C'est un cri de joie, si débordante qu'elle brise les limites du récit, transgresse la convention de la fiction. Clergeon prend la parole : non comme figure mais comme présence, et introduit dans l'apologue une voix transitive, la voix de l'intimité. Ce ton soudain est celui de Baudelaire à son confident, à son adversaire, lui-même alors brusqué par cette surprise et réveillé, de sa lecture rieuse, au dur devoir de se défendre. « Nous avons vaincu sans toi ! », signifie : nous avons obtenu la surprise, sans les flatteries de la photographie; nous avons triomphé de la difficulté de l'art, sans les stratagèmes du réalisme. Nous avons créé de la beauté sans techniques étrangères, n'ayant eu foi qu'en l'imagination, qu'en la «tactique naturelle de l'art véritable»1. Terminant son récit Baudelaire a le sentiment que l'art, tel qu'il le veut, est possible, que la différence entre l'étonnement par le progrès, qu'exploite l'homme-Nadar, et l'étonnement par « l'inspiration », où la poésie se risque, est réelle, au moins en droit. Durant ces premiers mois de 1859 où il écrit à Honfleur quelques-uns de ses plus grands poèmes, Baudelaire est heureux. Heureux de vérifier avec Clergeon aux Enfers que les propositions du Salon de 1859 sont tenables. L'homme-Delacroix, et son oil qui est esprit, qui est « Phare », vaincront l'homme-Nadar, avec son oil qui est matière. « Toute la question », pour réutiliser les mots du Salon, était de savoir si le grand art, à l'heure des arts industriels, existera, sans asservissement aux réclamations de la multitude, et si oui ou non les sociétés modernes reposeront sur le peintre, sur le poète. Toute la question était de savoir si l'Enfer, que va répandre la cohorte des photographes, des réalistes, des techniciens, est ou non surmontable par l'art authentique, et par la beauté ouvrant la surprise, c'est-à-dire l'avenir. A la fin de Clergeon aux Enfers, Baudelaire se réjouit de répondre, dans l'humour, affirmativement. Aussi ne se sent-il pas seul lors même qu'il perd, spirituellement, l'amitié de Nadar : « Nous avons vaincu » - Nous : Delacroix, Daumier, Méryon, Les Phares, et avec eux le poète. Mais aussi : Clergeon le héros du conte et Baudelaire le héros de l'épître, unis en un seul cri de victoire.



Pour comprendre cette joie et pour estimer la valeur de cette réponse affirmative, il convient d'explorer maintenant cette fraternité entre le héros et l'épistolier.



3. La forme et les autres



Il demande bientôt à voir le règlement de l'Enfer, et cherche à prendre les Diables en faute.



Emporté mais obligé, Clergeon ressemble à Baudelaire s'engouf-frant chez Ancelle, protestant qu'on lui montre les preuves - pourvu qu'elles soient écrites - d'une « faute » du conseil de famille... Baudelaire trouvera des vertus au légalisme d'Ancelle, à cette régularité réglementaire. De son bourreau, la victime fait son modèle. Implacable, le règlement infernal tyrannise Clergeon, c'est pourquoi Clergeon l'exige. Le plus écartelé par les décrets s'escrime à les honorer. S'offrir aux tortures les pires que Pluton ait écrites, s'aliéner à la règle, se délivrer de la liberté de contrevenir à la loi, tel est l'Enfer que le damné réclame. Clergeon et Baudelaire sont semblables en ce que leur premier mouvement les conduit à l'écrit, au texte, leur première exigence étant celle de la forme. Se vouer aux mots, vouloir conformer sa vie et la vie des autres aux structures déjà présentes dans les mots, aux règlements déjà formulés, ces tentations baudelairiennes sont aussi répandues que le malheur, et l'intention de Baudelaire est d'en donner, avec le personnage de Clergeon, une caricature qui en révélera les causes et les effets. Voulant « voir », d'abord, le texte, Clergeon réclame cette forme abstraite, document oublié, qui rendrait l'existence quotidienne aux Enfers franchement insupportable. Clergeon, caricature de Baudelaire, est celui qui ne supporte pas que l'existence soit supportable, ni, c'est la même chose, qu'elle déroge à l'ordre et aux ordres de l'écrit. Les damnés ordinaires veulent vivre, malgré tout, et savent qu'il faut pour cela oublier les textes et déposer les livres. La réclamation de Clergeon proteste contre l'existence, et le droit qu'elle revendique est celui de substituer la loi, la lettre, la clôture de l'écrit, aux imprévisibles du quotidien, à l'infidélité de l'avenir. En outre cette préférence accordée à l'écrit sur l'ouvert de la vie n'engage pas seulement celui qui la revendique, mais touche aussi les autres, auxquels elle fait violence. Demander le règlement, et accuser autrui, ces deux mouvements vont de pair. Les deux propositions de la phrase s'enchaînent réciproquement : il demande à voir le règlement, c'est-à-dire il cherche à prendre les autres en faute. L'adoration du texte est une haine d'autrui. Honorer la forme, c'est condamner les personnes. L'Enfer Baudelaire est ce croisement du langage et de la persécution. La question baudelairienne sur l'Enfer est une question sur la violence - interrogatoire, procès, proscription - donc sur le langage. Le texte, cette chose finie, que Clergeon entend substituer à l'existence aventureuse, aux hasards du quotidien, toujours est un réquisitoire. L'Ecole païenne, dès 1852, formulait déjà cette idée :



Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. Absorbés par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés, les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l'art est un chancre qui dévore le reste [...]. La folie de l'art est égale à l'abus de l'esprit. La création d'une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cour et une immensité d'orgueil et d'égoïsme.



Clergeon est une allégorie de ce « goût immodéré de la forme », de cette passion « féroce », et qui « dévore le reste », de cette « dureté du cour ». Il est l'artiste, l'idolâtre des mots, le dévot des images : donc le persécuteur. Voulant la forme dont accabler les autres, Clergeon, le poète, veut purger le monde de ceux, damnés ordinaires, qui oublient le code, se faufilent dans les mailles du langage, et qui, ce faisant, sont libres. Modeler le monde sur le texte, le mettre en conformité avec la forme, et chasser du monde ceux qui négligent celle-ci, telle est la passion du poète - Clergeon - qui préfère à l'existence et à autrui ce miroir de l'idée de lui-même que les mots lui tendent. Pareil idéalisme vient de l'orgueil, déterminé par la timidité. Les deux premières phrases du récit se succèdent logiquement : la crainte des autres induit, dans l'effort pour les étonner, la soif d'accusation, et celle-ci se désaltère à la coupe du règlement, à cette violence inhérente au texte quand on l'absolutise. L'Enfer Baudelaire : une déréalisation de soi par les mots, faute de confiance. L'angélisme du plus surprenant de tous les anges fait de lui un démon dont les autres vont avoir à souffrir.

Mais Nadar s'en prend à Baudelaire, voici le plus étrange, justement comme Clergeon s'en prend aux Diables. Il se scandalise, lui aussi, de l'écart entre existence et texte (virginité et obscénité) et il emploie ce texte, Clergeon aux Enfers, pour juger l'auteur, cherchant à prendre ce Diable en faute. Autrement dit Clergeon n'est pas seulement une allégorie du poète, mais aussi un miroir tendu à Nadar, pour qu'il s'y voie. Parcourons les détours de cette ruse.

L'épistolier comprend qu'il est l'objet de la part de son correspondant, de soupçons symétriques des siens propres. Il lui envoie pour éclairer cette mauvaise réciprocité un apologue dans lequel il met à jour, derrière le masque de comédie, leur accusation réciproque. Il se représente sous le manteau de Clergeon, brandissant le règlement du grand art, pour prendre le photographe en faute, et le chasser du temple de Pictura. Il compte que son correspondant lui rende la pareille, se venge de l'agression, et aille à son tour chercher quelque règlement oublié, dont châtier Poesis. Il attend que son lecteur devienne en acte celui qu'il est virtuellement, Clergeon lui-même. Là sera la preuve, premièrement, que la vengeance contre le grand art est le mobile de la photographie ; deuxièmement de l'efficacité de Clergeon aux Enfers; troisièmement de la différence entre l'homme de l'imagination et l'homme de la technique, puisque celui-ci sera pris au piège de celui-là. L'ouvre d'art existera, et sa supériorité sur le produit technologique sera garantie, lorsque Nadar, qui est Clergeon, comprendra qu'il l'est, au moins répondra de telle sorte qu'il pourrait le comprendre. Nadar devient Clergeon quand il publie Charles Baudelaire intime : quand il produit ces documents, lettres, citations, souvenirs, dont il accable l'ancien ami. Confluent de merveilles ! La pièce avec laquelle le biographe cherche à prendre le poète en faute (à prouver sa lascivité, sa virginité, sa névrose et son inauthenticité), est Clergeon aux Enfers ; de sorte que le règlement de l'Enfer Nadar, dont il frappe son rival en damnation, est ce texte même où Baudelaire, incriminant son lecteur, fait le procès du texte en général. Nadar est Clergeon en ce qu'il publie lui-même, pour en condamner l'auteur, cette page où il est dit que Nadar est Clergeon. Fraternel Enfer ! Mais n'employons pas contre Nadar son Charles Baudelaire intime, comme il emploie contre Baudelaire Clergeon aux Enfers, comme Baudelaire employait contre lui cette épître, et comme, contre le monde entier, Clergeon emploie son règlement. Car autre chose arrive :



Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement, prétendant qu'on a changé le feu.

Rumeur épouvantable de tous les Damnés qui trouvent qu'il fait bien assez chaud.

Mais non ! dit Clergeon.



Seul, Clergeon s'oppose à tous. Refusant de se fondre dans l'uniformité des pratiques ordinaires, il « se plaint vivement ». Cette voix singulière en rébellion contre les discours des autres, contre la « rumeur » collective, se décide héroïque : « mais non ! », en lettres capitales, est son premier mot. D'où l'évidente sympathie de l'auteur pour son personnage, dont la plainte est « vive », c'est-à-dire vivante, tandis que le grondement devant quoi elle se dresse, « épouvantable », est une puissance de mort. Il faut écouter cette sympathie en marquant l'ambivalence de l'écrivain à l'endroit de son répondant allégorique, donc de sa propre activité d'écrivain.



Baudelaire disqualifie autant la fatuité de Clergeon, sa crispation sur sa différence, que le conformisme de ceux, satisfaits de leur sort, qui ont étouffé leur révolte sous leurs arrangements. Et autant il aime l'insoumission, la démesure du « non » dont Clergeon a l'audace, autant il jalouse ses adversaires, dont beaucoup, sans doute, ont surmonté leur orgueil. Cette ambivalence n'est pas fortuite, elle reflète la réversibilité des positions de la victime et du bourreau. Réclamant un « feu » plus chaud, exigeant plus de souffrance, Clergeon convoite la dernière solitude, celle du martyr d'exception. Mais pareille soif de souffrir, c'est opprimer les autres

- « qui trouvent qu'il fait bien assez chaud » -, donc le martyr est un tyran. Réciproquement les autres, qu'il persécute, sont ceux qui l'intimident : cette foule d'accusés est une foule de juges. La dualité du sentiment de Baudelaire à l'endroit de Clergeon et des damnés ordinaires résulte de cette identité structurelle de l'individu et de la foule, celui-là déterminé comme celle-ci par leur polémique interminable, qui les fait l'un et l'autre, et chacun simultanément, victime et bourreau. La « plainte » du solitaire et la « rumeur » du groupe, foncièrement les mêmes ? N'y a-t-il pas de différence entre l'exigence d'une parole individuelle, disant « non », et l'adhésion « épouvantable » aux commodités « de tous », aux gestions unanimes? La question est de savoir s'il est possible de distinguer Clergeon des damnés ordinaires. Cette question, la même depuis le début - depuis que Baudelaire s'est voué, jeune homme, à la poésie -, est celle toujours de la valeur du poète, de Clergeon, et de l'autonomie de la parole créatrice, par contraste - réel ou apparent - avec les célébrants des valeurs admises, avec en particulier Nadar acquiesçant, comme photographe, aux désirs de la foule. Victimes et bourreaux, Clergeon et les Diables le sont réciproquement, comme l'épistolier et son correspondant, le poète et son photographe, le « non » de Baudelaire et le oui de Nadar. Quel crédit accorder au poète, à la prétendue distinction du poète, par rapport à la rumeur du nombre ? Pour mieux poser la question

- pour cerner l'interrogation baudelairienne sur le fait humain comme tel, le langage -, il faut entrer dans un nouveau détour, et rencontrer enfin, troisième source d'interprétation de Clergeon aux Enfers, le texte en vérité premier, inaugural du destin de Clergeon dans le destin de Baudelaire, le mythe originel de cette expérience du mal : Les Mystères galants des théâtres de Paris.

A ce recueil d'écrits satiriques paru en 1844, Nadar et Baudelaire ont collaboré avec d'autres camarades, l'un en donnant pour la couverture une caricature qu'il a signée, l'autre en rédigeant des pages anonymes, en particulier celles sur Ponsard dont voici la fin, saisissante :



Ricourt reçoit de temps à autre des lettres ainsi conçues :

Mosieu Rikoure,

Che fous enfoi un petit trachedit queue je fé. C'est Remmus et Romulus, et che fous seré pien opliché te fer pour moi ce queue fous affre fé bour mosieu Bonsar; che fous seré bien opliché tout à fès.

Et che vous salut.

HORATIUS SERGEON,

Rue de la Santé, n° 10. '

Horatius Sergeon - auquel la mauvaise plaisanterie attribue la paternité de ce billet ridicule - est le pseudonyme inventé par Baudelaire pour Jacques-Nestor-Lucius Songeon, la tête de Turc des saisons de bohème, celui même qui revient, « après quinze ans », sous les traits de Clergeon. Les Mystères galants des théâtres de Paris est donc un document inestimable en ceci qu'y apparaît directement, non esthétisée par les évocations tardives de Nadar, la violence dont Songeon fut victime, dont Baudelaire fut l'auteur. Ne doutons pas que cette violence fût bouleversante - pour le bourreau. Clergeon aux Enfers est à la fois le symptôme et l'interprétation de cette blessure ancienne. Les Mystères galants sont donc - voici leur importance - l'infernal « règlement » brandi par Clergeon, ce texte instaurateur du mal, cette preuve de leur faute que les damnés évitent, leur réquisitoire qu'ils ont caché. Ou encore, Clergeon aux Enfers est un palimpseste dont le texte effacé est la satire de Songeon dans Les Mystères. Laquelle satire, remémorée et interrogée par le récit, y laisse sa trace que symbolise le règlement.

A Ricourt (fondateur de la revue L'ArtistE), la tragédie que le satiriste fait proposer à sa victime, c'est - confession inouïe - « Remmus et Romulus ». D'emblée, toujours : les frères ennemis. - Mon semblable, mon frère. - Les « deux jumeaux », enfants de Samuel Cramer. - Les « deux fils », opposés et semblables, des horribles familles belges. - Les « lutteurs éternels, ô frères implacables ! », de « L'Homme et la mer ». - Les deux orphelins, « fratricides », du « Gâteau ». - Les deux enfants riant « fraternellement » de part et d'autre de leurs barreaux infranchissables, dans « Le Joujou du pauvre »2. Remus et Romulus est la tragédie que Baudelaire eût dû écrire, celle aussi bien qu'il n'a jamais cessé de réinventer dans « Abel et Caïn », dans « Duellum », dans « Les Sept Vieillards », et en prose dans « Une mort héroïque », dans « Assommons les pauvres ! ».



Songeon, deux fois débaptisé par Baudelaire (tantôt Sergeon, tantôt ClergeoN) est à celui-ci ce que Remus est à Sergeon dans la caricature des Mystères, puisque l'auteur fictif du malheureux billet débaptise, lui aussi, son héros, en l'orthographiant de travers. Ce « Remmus » est une vétille, mais on la prendra au sérieux. Qu'on pense aux fureurs du poète devant une erreur dans la graphie de son nom ', ou à cette maxime déjà citée : « Je mettrai l'orthographe même sous la main du bourreau »2. Or Songeon, peut-on dire, est un faux frère de Baudelaire, depuis qu'ils furent condisciples au collège royal de Lyon. Les gamineries des Mystères galants et la manière potache de Clergeon aux Enfers, ranimant des souvenirs des années 1833-1836, sont de la sous-littérature parce qu'elles visent quelqu'un qui a connu leur auteur avant son entrée en littérature3. Parions que Baudelaire a été importuné de retrouver à Paris en 1840 ce témoin de l'adolescence, tandis qu'était prise sa décision d'être auteur, endossée la forme artiste. Les Mystères galants et Clergeon aux Enfers sont aussi les flèches d'une vengeance très personnelle contre ce revenant indésirable, contre ce retour, au beau milieu de la scène littéraire et des postures dandys, de l'immaturité d'autrefois. Cette hypothèse se fonde sur une déclaration de 1861 :



J'éprouve, au contact de la Jeunesse, la même sensation de malaise qu'à la rencontre d'un camarade de collège oublié, devenu boursier, et que les vingt ou trente années intermédiaires n'empêchent pas de me tutoyer ou de me frapper sur le ventre. Bref, je me sens en mauvaise compagnie.



L'embarras du poète butant sur le miroir pénible de son adolescence n'a pas échappé à Nadar : « Songeon avait usé », dit-il avec cette décontraction qui est une clairvoyance, « quelques culottes à côté de Baudelaire sur les bancs du collège de Lyon »5. La réapparition de ces « culottes » lyonnaises dans la conversation parisienne, leur contraste avec l'habit noir impeccable, c'était comme une percée de l'existence quelconque dans le cérémonial de l'art, un rappel inconvenant de la condition infantile parmi les tensions du poète solennel. Revenu au mauvais moment, le condisciple est un mouchard - comme souvent les collégiens - de sorte que Les Mystères lui retirent la parole, pour préserver de son indiscrétion la hauteur de leur auteur. Songeon allait trahir l'artiste, allait parler, comme seul peut le faire un camarade d'adolescence; mais l'écrivain le fait taire par la manière forte en publiant que ce traître - voyez son orthographe - n'a rien à dire. Meurtre de Remus, qui risquait d'introduire son bavardage impur, dangereux, dans l'enceinte de l'art. Romulus restera roi grâce au cadavre de son frère. Faute d'un réel assassinat, le meurtre baudelairien sera symbolique. Ce meurtre a lieu dans la satire des Mystères, puis de nouveau, conscient de soi et problématisé, dans Clergeon aux Enfers. Sinon par les armes, Remus périra par les mots.

Que l'écriture commette une sorte de meurtre, qu'un meurtre conditionne l'écriture, et que Baudelaire sache ce péché originel - c'est notre hypothèse depuis Le Spleen de Paris et Pauvre Belgique !, qu'on retrouvera pour Les Fleurs du Mal -, la relation des deux textes en témoigne encore.

La raison pour laquelle les rédacteurs des Mystères galants persécutent Sergeon est celle qui fait de Clergeon un persécuteur dans Clergeon aux Enfers. C'est la raison du langage. Sergeon n'est pas seulement ridiculisé dans un texte, la satire des Mystères, mais encore par un texte, le billet qu'on lui impute. Or c'est aussi par un texte, on l'a vu, par ce règlement qu'il ne supporte pas qu'on néglige, que Clergeon vilipende ses ennemis, - à la manière dont Nadar stigmatisera le contempteur de la photographie. Résumons la situation des Mystères : un groupe de rédacteurs s'unit dans le double lien de leur violence contre Songeon - qu'ils débaptisent- et de leur culte de la langue au nom de laquelle ils persécutent. Leur victime, distinguée par le sobriquet qui la désigne à la vindicte, est bafouée par sa langue supposée, cette langue que ses persécuteurs lui attribuent, irrespectueuse des lois de la leur. En inventant un transgresseur de leur code et en le condamnant, les auteurs assoient ce code - cette satire, leur écriture - et s'érigent ainsi en dévots de la langue, auteurs. Retrouvons maintenant la même scène sacrificielle, inversée, dans Clergeon aux Enfers. Ici un groupe de damnés ordinaires s'unit dans leur indifférence au règlement, langue officiel





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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire


Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


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