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Langage et autrui - CHACUN SA CHIMÈRE


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Pour conjurer la vérité insistante, l'hystérie et l'oubli ne sont pas les seuls moyens qu'a employés l'extraordinaire énergie de Baudelaire en ces dernières années où elle se confond avec sa fatigue. « Chacun sa chimère », poème de la sobriété du désespoir, désigne pour même réponse impossible au même appel une forme peut-être plus radicale encore de désistement spirituel : l'Indifférence.



Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.



Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.

Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi.

Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.

Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que le ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.

Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.



Prenons garde aux derniers mots du texte. De son Indifférence au malheur des hommes et à l'absurdité de vivre, Baudelaire dit qu'elle est « irrésistible ». Or au quatrième paragraphe, semblable-ment il nomme « invincible » ce « besoin de marcher » - de rêver dans la marche, de désirer l'inaccessible - qui martyrise et constitue la société humaine. De sorte que parler d'emblée de désistement spirituel, ce serait distinguer abusivement, en lui accordant le prestige qu'elle-même ici dénie, l'expérience baude-lairienne - ennui, lassitude, tentation du sommeil au cour pourtant de la lucidité et de l'art - de l'expérience ordinaire et universelle comme elle, chose du monde la mieux partagée, que représente l'allégorie de la Chimère. Si Baudelaire fut « plus lourdement accablé » de son Indifférence que les autres « ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères », c'est parce qu'il y a une non-différence entre Indifférence et Chimère - le titre l'indique -, et que l'Indifférence est également une Chimère, l'ennui une illusion, le désistement un leurre. Et inversement - voici notre question pour interpréter le poème - toute Chimère n'est-elle pas, représentation ou action, écriture ou politique, une Indifférence à autrui, tout rêve n'est-il pas une mauvaise solitude, un manquement à l'amour?

Comme « Le Vieux Saltimbanque », « Chacun sa chimère » interroge la nature et la fonction du rêve, des images, mettant en question la distinction entre conscience poétique et conscience commune, critiquant le rapport du poète à autrui. Se pensant elle-même, ainsi, la forme aboutie du poème, cette forme qui est différenciée mais immobile, qui est l'Indifférence, se voit traversée par ces questions qui la fondent. Si bien que le renoncement du poète, ici, cet échec, peut valoir comme un enseignement et une ardeur.



1. Le désert



La plaine où se déplacent les marcheurs de « Chacun sa chimère » ne s'oppose pas, comme le fait « cette île triste et noire » d' « Un voyage à Cythère », à « un pays fameux dans les chansons », dont elle serait la caricature où puiser, par cynisme, quelque énergie vengeresse ; elle ne sert pas non plus à justifier, comme les « terrains cendreux, calcinés, sans verdure » de « La Béatrice », les imprécations complaisantes d'un Hamlet romantique ; et elle ne contraste pas avec une femme idéale, comme dans « De profundis clamavi » le « pays plus nu que la terre polaire » '. C'est que cette plaine ne relève pas spécifiquement de l'univers imaginaire de Baudelaire, elle n'est pas l'occasion ni la conséquence de sa rêverie particulière. « Sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie », elle est bien plutôt le lot commun de nos sociétés industrielles, le produit historique d'idéologies et de volontés collectives. Elle est notre « sol », à tous, et platement, qui n'est plus l'ancienne Nature, et qui ronge le lieu humain où vivre selon des valeurs : un espace sans fin dont la monotonie et la désolation n'invitent pas même à rêver d'un ailleurs. Car derrière « l'horizon » du désert, nulle vie qui serait la vraie vie ne s'est retirée. Cette limite circulaire, l'horizon, où s'est tournée si souvent la nostalgie ou l'espérance de poésie, dorénavant n'indique que la sphéricité du globe, et ne propose aux hommes d'après Copernic et Kepler qu'une idée, comme dit le texte, de « surface arrondie »2. Et de cette dernière on sait, par un discours qui est la science, qu'à la parcourir toujours on retrouverait sans remède le triste point du départ. Ces marcheurs, « à quoi bon » les suivre - pour reprendre la question du « Vieux Saltimbanque » -, à quoi bon les arrêter, puisque la « surface arrondie » les reconduira ici même, où leur fatalité les accable. L'infini de la plaine et de la marche ne connaît pas d'ouverture. Il est le ressassement inutile et l'incessant retour du même. Ou encore : puisque derrière l'horizon nulle curiosité ne sera satisfaite, il est indifférent d'avancer ou de demeurer, de transporter sa Chimère ou d'immobiliser son Indifférence.

« Sol aussi désolé que le ciel », lit-on. Sol laissé seul à la solitude des hommes, comme le ciel, vidé des dieux d'autrefois. La plaine de la modernité est celle de la vacance des dieux et des hommes. Ruinée, ravagée (c'est le premier sens de « désolé »), cette terre gaste est simultanément un désert métaphysique et un chaos de guerres sociales. Elle est un champ de batailles perdues (les marcheurs y ont l'air d' « anciens guerriers ») car inaptes à reformer des mythes partageables : on dirait la scène nue d'un théâtre dévasté par des tragédies vaines. Les conquêtes et échecs napoléoniens traversent la mémoire de Baudelaire : inutiles retours, ou folles imitations, en ce siècle utilitariste qui ne sait plus justifier ses sacrifices autrement que par impudence, d'aventures réservées aux époques glorieuses. Les marcheurs y marchent comme des ivrognes: «"En avant! marche! division, tête, armée! " Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène!»1. La plaine ne connaissant pas le relief ignore les hiérarchies ou les structures : elle est le désordre, l'insensé. Et la dire « poudreuse », dès la première phrase, c'est la savoir indifférenciée, telle la couleur grise du ciel identique. Pulvérisation des différences, abolition de l'écart entre ciel et terre - l'un et l'autre « grand », car les hommes et les dieux se confondent dans cette nuée -, l'espace de « Chacun sa chimère » est celui des démocraties modernes, dont les « fantassins », ombres de l'Enfer, reviennent de conquêtes imaginaires.

Si bien que cet espace métaphorise paradoxalement ce lieu qui en semble très éloigné, la mégalopole interminable de nos sociétés d'aujourd'hui. Baudelaire invite à ne pas distinguer cette plaine du Paris du « Vieux Saltimbanque », du « Mauvais Vitrier » ou des « Foules » : l'une comme l'autre abolissent les distinctions, n'ont ni commencement ni fin, et se poursuivent à jamais au-delà des limites du regard. On a déjà lu ce passage du « Crépuscule du soir » où sont rassemblés dans l'identité de la folie qu'ils préparent, « la solitude des plaines » et « les labyrinthes pierreux d'une capitale »2. D'autres textes expriment cette idée, que l'avenir de la grande ville étant l'anonymat et l'indifférence, l'expérience moderne sera la solitude, le désert. Le « Sahara des grandes villes », dont parle Un mangeur d'opium, ou le « grand désert d'hommes », qu'a découvert à Paris et à Londres le Peintre de la vie moderne3, équivalent à la plaine de « Chacun sa chimère ». « Il traversait la vie comme un Sahara, et changeait de place comme un Arabe »4 : quand Baudelaire évoque ainsi l'errance de Poe à Richmond, Baltimore ou New York, il songe à son propre nomadisme parisien et sait désormais semblables, uniformes, les parcours déracinés des hommes modernes dans leurs villes identiques. Comparons « Chacun sa chimère » au « Cygne » : là un sol aussi désolé que le ciel, ici un « sol raboteux » ; là une plaine poudreuse, ici « la poudre » .



L'espace métaphysique du poème se situe ou avant la culture - ce sol n'ayant ni « chemins » ni « gazon » - ou après elle, la marche signifiant l'exode après l'abandon, l'errance « sans patrie »6. En cela il est analogue aux parages de poèmes plus explicitement parisiens, qui sont souvent à côté de la culture. On a vu que « Le Vieux Saltimbanque » et « Un plaisant » saisissent la vie de la ville, son pacte sanglant, dans ses jours d'exception, ses fêtes, où la structure sociale se ruine et se ressource. Pareillement « La Femme sauvage et la petite-maîtresse » découvre le devenir de la capitale - comme régression à la barbarie sur laquelle elle repose - dans ses marges, ses « faubourgs », où en s'altérant elle se dévoile. Même chose dans « Mademoiselle Bistouri », où c'est « à l'extrémité du faubourg » que les refoulés de la cité, ses « fous » et ses « monstres », apparaissent. C'est également en une « banlieue déserte » que le promeneur d' « Assommons les pauvres ! » expérimente le conflit des frères ennemis, encore une fois cette violence fondamentale que les philosophies oublient '. La « sale atmosphère parisienne », dans « Le Mauvais Vitrier »2, et la « poussière » du sol de « Chacun sa chimère » sont semblables : indices et occasions d'un effacement des idées claires et distinctes, d'un brouillage des institutions, miasmes pareils d'une communauté indécidée, ayant perdu ou allant chercher son lieu qui serait son sens.

Le fourmillement citadin, en subvertissant le réseau des différences sociales, réintroduit dans la cité un chaos, au point que celle-ci, bien que capitale, n'a plus ni queue ni tête, bien que civilisée redevient sol inculte. Quand il regarde attentivement sa ville, laissant pour les fictions du romantisme les séductions qu'elle répand, Baudelaire aperçoit tantôt « des vagues de toits », dans « Les Fenêtres », tantôt « une grande plaine poudreuse » : cela revient au même, c'est l'arrivée de l'indifférence. Il aperçoit le « cortège » infernal des « Sept Vieillards », tous identiques, ou le « cortège » chimérique des « hommes qui marchaient courbés »3. Poème parisien, « Chacun sa chimère » découvre notre modernité citadine : la poétique baudelairienne de la mégalopole s'y exprime. Ce poème aurait pu ouvrir la publication en revue des poèmes en prose, car « tout », dans ce recueil, comme justement dans la plaine et dans la ville, « y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement », selon la dédicace « A Arsène Hous-saye »4. Ce désordre inachevable, du coup, ce désouvrement de l'écriture et cette impossibilité d'organiser en livre Le Spleen de Paris5, signifient l'histoire moderne, déplacement et ressassement dans la désertification des lieux, désertion du sens dans l'interminable banlieue du décentrement métaphysique.



2. Le temps



Mais d'autre part l'espace indifférencié est une allégorie de l'identité du temps. La condamnation à la marche est analogue à l'ivresse du hachisch - moins les charmes - dont on sait que Baudelaire disait ceci : « profondeur de l'espace, allégorie de la profondeur du temps » '.L'infini de la plaine, de la ville, figure une durée - linéaire ou ciculaire, on ne sait - elle-même infinie. Pas plus que le désert n'a de voie, le temps des marcheurs, des déserteurs, ne connaît ni rupture ni élan, ni accélération ni pause. Parce qu'elle est identique à soi, égale, exclusivement ce qu'elle est, la plaine n'a rien qui la précède ni qui la suive, elle ignore le paysage, efface la distinction entre derrière et devant. Et parce qu'elle est identique au ciel, non pas miroir de celui-ci mais poussière, poudre ou remuement de nuage coagulé, elle n'a rien qui la porte ni qui la domine, elle efface la distinction entre dessous et dessus. Elle allégorise de cette façon la dissolution, non pas du temps, mais de l'économie et de la mesure du temps, et l'effondrement des différences - philosophies ou techniques - séparant l'avant et l'après, ou le présent et l'éternité. La plaine spatialise la temporalité pure, non marquée, non construite par une interprétation du temps. L'absence de lieu dans cet espace morne chiffre l'absence de moment dans cette durée toujours la même, engluée dans son essence de durée. Le temps des marcheurs de « Chacun sa chimère », c'est l'épreuve de l'être même du temps, subi sans la protection des horloges, hors des calendriers et des saisons. Ce temps est celui qui précède et qui suit les histoires sociales, les projets et les regrets, les plans et les annales. En deçà et au-delà des représentations d'une période historique, avant et après la venue et les événements d'une chronologie, il est un non-devenir de l'espace qui est non-lieu, et comme tel il signale l'intuition baudelairienne de l'origine et de la fin des cultures. Comparons-le aux jours de fêtes parisiennes, aux cérémonies théâtrales et aux dépenses révolutionnaires. Ces suspensions de la durée profane semblent recommencer ce temps indifférencié, dont « Le Vieux Saltimbanque » a montré qu'elles l'orientent par la violence collective vers l'économie culturelle. Mais soustraite de toute fonction rituelle, l'expérience du temps en soi ni orienté ni créateur, ruine de l'histoire, est une expérience de l'horreur, de l'être même de la violence. Il convient d'interpréter « Chacun sa chimère » dans la lumière noire du « hors-d'ouvre » de Fusées, dont la première phrase, « Le monde va finir », pourrait servir de sous-titre au poème. Ce fragment comme un précipité de la tristesse baudelairienne n'affirme pas seulement l'identité de la naissance et de la mort de l'histoire, mais le lien de causalité entre les deux catastrophes :



Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre.



Baudelaire ne répète pas là, ou pas seulement, la pensée de Joseph de Maistre, et il ne vaticine pas, sa terrible tendresse dans tout le feuillet l'assure. Bien avant de découvrir de Maistre et de commencer Fusées, cette pensée était la sienne déjà dans La Fanfarlo, où il résume ainsi la fin de Samuel Cramer, son alter ego : « Quant à lui, il a été puni par où il avait péché ». D'où son intérêt, dans sa première étude sur Edgar Poe, pour Eurêka, où l'auteur américain, dit-il, démontre « comment cette même loi, qui fut l'origine de la création, sera le moyen de sa destruction »2. On trouve la même idée dans le compte rendu de l'Exposition universelle de 1855 : « Souvent il arrive que c'est le principe même qui a fait leur force et leur développement qui amène leur décadence ». Au reste Baudelaire n'ignore pas la possibilité d'inverser les termes de cette vision pessimiste et de l'ouvrir à l'intuition d'une espérance ; il écrit ainsi dans De l'essence du rire : « les phénomènes engendrés par la chute deviendront les moyens du rachat »3. En tout cas le chaos antérieur au devenir est analogue au chaos postérieur à la décadence ; l'étincelle de l'histoire est celle-là même qui la consumera, étincelle de la violence tantôt fondatrice, tantôt destructrice, dont les marcheurs de « Chacun sa chimère » portent le sinistre emblème : cette « monstrueuse bête », aux « vastes griffes », « casques horribles » d'anciens guerriers. La plaine du temps selon « Chacun sa chimère », c'est la nuit du monde selon le fragment de Fusées, où l'oil « ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu'un orage où rien de neuf n'est contenu ». Désacralisant les valeurs culturelles et privée d'épiphanie religieuse, l'époque où Baudelaire marche, tellement ennuyeuse, lui semble l'époque du temps gris. « Que m'importe où vont ces consciences ? », demande-t-il dans Fusées*.



Et pourtant qui plus que Baudelaire aura désiré la neutralisation du temps, aura voulu plus âprement l'abolition des horloges ? Voici un paradoxe que « Chacun sa chimère » oblige à méditer : si Baudelaire rêve, s'enivre, s'il se passionne pour les images et cultive son écriture, s'il s'enferme dans sa chambre d'esprit, sa paresse ou sa stérilité, s'il songe au voyage impossible, au sommeil, c'est toujours pour échapper au temps historique, à la finitude mesurée par les tâches quotidiennes, aux jours comptés que le hasard distingue, c'est pour oublier remords, projet, limite, et le. passé et l'avenir, en somme si Baudelaire rêve c'est de ceci, précisément, que « Chacun sa chimère » désigne comme horreur et violence. Contradiction accablante : regardant son rêve, le rêveur y découvre qu'il n'y a pas de différence entre le temps dont il rêve et celui de l'horreur, ni entre la fuite hors du temps et le poids du temps.

La juxtaposition dans la publication de 1862 de « La Chambre double » à « Chacun sa chimère », atteste cette identité entre 1' « éternité de délices » ' et l'éternité d'accablement. Dans le rêve de « La Chambre double », la « béatitude » est d'éprouver cette disparition des limites qui fait le malheur des marcheurs de « Chacun sa chimère ». Ici et là le devenir en tant qu'histoire, passé et avenir, relation au temps d'autrui, « a disparu; c'est l'Eternité qui règne ». Heureuse dans le rêve solitaire ou malheureuse dans l'errance collective, peu importe la qualité changeante de cette éternité. Ce qui compte est qu'elle « règne », et que ce règne s'impose, assujettissant le sujet à son pouvoir, de charme ou d'oppression, au point de ruiner l'identité du sujet. Car voici l'impuissance : ni le rêveur ne peut éviter le retour du temps de l'horloge (« coup de pioche dans l'estomac »), ni les marcheurs ne peuvent éviter de marcher (« invincible besoin »). La conséquence de cette tyrannie de l'éternel est l'inaptitude à exister : fascination du regard devant l'Idole dévorante, dans « La Chambre double », ou résignation morbide à quelque monstrueuse Chimère, dans notre poème. Et du coup rien ne distingue l'absence d'histoire, du bruit de l'horloge : Baudelaire achève « La Chambre double » en reprenant pour exprimer son spleen cette métaphore du règne (« Oui ! le Temps règne ») qu'il avait donnée au milieu du texte pour exprimer sa béatitude. De sorte que l'équivalence est nette entre l'errance dans la plaine infinie, le loisir dans la chambre spirituelle, et le réveil dans la chambre spectrale, comme entre la temporalité indifférenciée de la condamnation à la marche, l'Eternité du rêve, et la finitude impraticable de l'implacable vie. « Brutale dictature », partout, de la Chimère, de l'Idole, ou de l'Horloge, exercée contre un sujet tantôt « courbé », tantôt « subjugué », toujours « damné » ou « condamné ».

Il faut se demander si Baudelaire, qui a si souvent nommé la limite temporelle un malheur1, n'interprète pas dans « Chacun sa chimère » ce malheur comme conséquence d'un rêve ; si l'expérience du temps en tant qu'Ennemi (par exemple dans « Enivrez-vous ») n'est pas dite ici une mensongère expérience, une illusion, qu'il reviendrait au poète au moins d'indiquer, un mythe du temps et non l'épreuve de sa vérité. L'équivalence des trois formes de la rencontre du temps (la plaine, le rêve, le spleeN) a pour lieu l'impuissance essentielle. Laquelle, « Muse moderne » pour le Mallarmé de Symphonie littéraire, est la fatalité de la conscience selon Baudelaire, de la conscience en tant qu'elle rêve. Soumission de l'oisif à son Idole, de l'actif à son Horloge, de chacun à sa Chimère, la conscience vue par Baudelaire est l'impossibilité de sortir de soi, l'inaptitude à s'échapper de son obsession propre. Si le temps limité est subi comme un « dieu sinistre, effrayant, impassible », qui « dévore » le délice2, c'est pour autant que la conscience se subit elle-même, est ce qui se subit, ne sachant que laisser l'exténuer les désirs qui sont les siens. Ainsi ce dieu n'est pas le temps, mais une fiction, précisément cette bête à la « tête fabuleuse », qui domine et opprime le marcheur, « collée à son dos » comme le rêve colle au rêveur, le poids de la conscience à la conscience même.

« Chacun sa chimère » est un poème qui dit que ce qui dévore est non pas le temps mais la Chimère. La limite temporelle n'est accablante que pour la conscience déjà, toujours, accablée par elle-même, par cette impuissance où elle se trouve, et qui la caractérise, d'échapper à son rêve, - à ce rêve d'un temps qui n'est pas le temps, mais elle-même pesamment retombée. « Chacun sa chimère » est à ce titre une critique sérieuse d' « Enivrez-vous », poème facile. Dans ce dernier texte, le poète évoque « l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre », et il propose, « pour n'être pas les esclaves martyrisés » de ce Temps, de s'enivrer, « sans cesse », de vin, de poésie ou de vertu3. Plutôt non, ce n'est pas le poète qui propose le sans trêve de l'ivresse pour remède au fardeau du Temps, ce sont, dit-il, les choses du monde, « le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau », et c'est même « l'horloge ». Ecrivant cela, Baudelaire manifeste qu'il bâtit de ces choses une image, et qu'elles parlent selon son désir dans la mesure où celui-ci les emploie, les transfigure, et qu'en somme ce réel n'est que sa fable subjective - tout ce réel, donc ce Temps aussi bien, ce prétendu « fardeau » du Temps. « Enivrez-vous » contient les éléments suffisants pour rendre douteux son message apparent. Baudelaire a toujours su et dit que l'ivresse est un sommeil de l'esprit, ou, pour reprendre la formule des Paradis artificiels, qui joue du double sens du mot grec, un « pharmakon népenthès », un remède qui est un poison '. Reconnaissons dans ce « fardeau » du Temps d' « Enivrez-vous », brisant les épaules, une énorme Chimère, une violente illusion, « aussi lourde que le fourniment d'un fantassin romain » ; et dans l'homme que cette fiction « penche vers la terre », un des « hommes qui marchaient courbés », un rêveur. L'un des sens de « Chacun sa chimère » apparaît : l'ivresse n'est pas un moyen pour oublier le fardeau du Temps, c'est le fardeau du Temps qui est une ivresse, un mythe et comme tel un poison. La Chimère n'est pas le rêve d'échapper au Temps, c'est le rêve d'échapper au Temps qui transforme celui-ci en Chimère, en accablement dans un désert, - en nuit du monde.



3. L'indifférence et la parole



L'Indifférence baudelairienne n'est donc pas justiciable de la critique que Jean-Paul Sartre a cru en donner. Elle ne signifie pas « cette impossibilité foncière de se prendre tout à fait au sérieux qui accompagne à l'ordinaire la mauvaise foi »2. Tout autrement elle atteste une aporie, à laquelle conduit la lucidité dans l'impuissance, l'amer savoir. Si le temps n'est une condamnation que pour la conscience inapte à sortir de soi et à traverser sa propre image du temps ; et si l'espace, la ville, sont donc le désert et l'exil dans la mesure où ils sont rêvés ; mais simultanément si la conscience n'est en effet que cela, rêveuse, que cette impuissance, - alors comment, peut demander Baudelaire, préférer quoi que ce soit à la paresse, à l'Indifférence ? L'horreur d'être est la conséquence du rêve, mais le rêve est l'unique façon d'être. Si bien que l'Indifférence - bientôt l'aphasie, parfois la tentation de s'oublier en fusionnant avec une foule persécutrice, mais dans « Chacun sa chimère » simplement cette énorme fatigue - semble la seule façon d'éviter l'être, d'échapper à l'existence irrémissible. L'Indifférence baudelairienne n'est pas un résultat secondaire d'un supposé choix originel, qui aurait été selon Sartre de simuler la liberté sans en prendre le risque et en continuant d'aimer ce qui l'interdit. Elle quitte, plutôt voudrait quitter le sans-issue de l'existence, l'irrésiliable engagement dans le temps, l'horreur de la vie3. C'est ainsi qu'elle se veut une réponse à l'angoisse, à « l'angoisse sans trêve », comme dit le Salon de 1859, qui n'est pas chez Baudelaire celle du néant ni celle de la liberté mais celle, comme chez Kierkegaard, de l'impossibilité de mourir, angoisse de l'obligation d'endurer toujours son propre rêve. « Songe donc que je vis », écrit Baudelaire a sa mère en 1860, « comme dans un affreux rêve, toujours sans répit » ; et encore : « car je me sens malheureusement condamné à vivre » ; ou bien : « que je suis dégoûté, depuis bien des années déjà, de cette nécessité de vivre vingt-quatre heures tous les jours ! »2. Le drame des marcheurs est en ceci que leur condition, leur Chimère, sont non seulement irrésistibles mais éternelles. C'est l'angoisse du Squelette laboureur, envers qui « le Néant est traître », auquel « même la Mort ment », et qui devra « sempiternellement » dans un pays inconnu, à nouveau le désert, « Ecorcher la terre revêche ». C'est l'angoisse du Mauvais moine, qui « depuis l'éternité » parcourt le tombeau de son âme. C'est celle de l'amante, dans « Remords posthume », dont la mort est un rêve, « d'où le somme est banni ». Et dans « Le Masque », l'angoisse de la Beauté qui pleure :



- Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu !

Et parce qu'elle vit ! Mais ce qu'elle déplore

Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux.

C'est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !

Demain, après-demain et toujours ! - comme nous !



Si même la mort, altérité radicale, ne permet pas le retirement de la conscience hors de sa retombée sur soi, n'empêche pas la Chimère d'exercer sa dictature, alors nulle différence, nulle suspension des conditions de l'être ne sont réalisables. Et reste pour seule solution fausse à boire cette impossibilité de rupture jusqu'à la lie, à souffrir la non-différence, - l'Indifférence. Baudelaire dans Le Spleen de Paris traverse la fiction de la rupture entre la condition poétique et la condition commune. Dessillement qui ne va pas sans déception. La découverte par l'Indifférence, qu'aucune différence n'est réelle et que l'Indifférence même est une Chimère - obnubilante comme toute Chimère de n'importe quel marcheur, aussi impuissante que tout autre rêve à quitter l'horreur d'être -, prive d'abord la conscience poétique de son espoir. Seule l'Indifférence est possible et peut répondre à l'impossibilité d'éviter le temps, mais c'est l'Indifférence qui entérine la ruine du possible et se courbe sous son fardeau du temps. Et cependant il s'agit bien d'une découverte, d'une désillusion dans tous les sens du terme, c'est-à-dire d'un savoir. Telle, l'ambiguïté de la dépossession du poète : non différente de celle des autres, sa Chimère se différencie en ceci qu'elle s'aperçoit non différente. L'Indifférence n'est donc pas exactement un dégagement manqué par lequel la conscience subit « plus lourdement » le poids de l'engagement dans le temps. Elle est surtout l'occasion et l'épreuve d'un retard sur cet engagement : « Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère ». Retard par où l'impuissance se dévoile à elle-même, comme intervalle entre le poète et le cortège, ouvrant le lieu du poème. Ce dernier, certes, constitue l'Indifférence, précipite l'identité entre l'exception et la foule, aggrave l'horreur d'être : mais aussi, possibilité de l'impossibilité, pouvoir de l'impuissance, il est connaissance.



Ou disons que cette Indifférence est impure. Car elle est un dire, un verbe - une espérance, même si elle tombe - tandis que les Chimères des marcheurs, ignorant l'intervalle, cristallisent des dits, des clôtures. Le poème est une impuissance retardée et par là lucide; une forme en train de se fermer et par là éprouvant, mettant à l'épreuve la structure du déjà fermé; le poème fournit ainsi la critique de l'impuissance aveugle et des langues mortes. Quand les marcheurs répondent au poète, dans le quatrième paragraphe, « qu'évidemment » ils vont quelque part, l'écriture ironique incrimine cette signification toute faite : réfute cette évidence. Et quand, mieux encore, les marcheurs justifient celle-ci (l'évidence aurait-elle besoin de justification ?), et invoquent, pour le faire, une raison irrecevable (nous allons quelque part « puisque » nous sommes poussés par un invincible besoiN), c'est l'ensemble d'une rhétorique convenue que comprend et dénonce le poème. Le dit (chimériquE) donne pour logique et incontestable un rapport de cause à effet, dont le dire (indifférenT) - dans l'intervalle qu'il franchit comme son site ouvert - vérifie qu'il est non pas un rapport logique mais une fossilisation de la parole, une falsification du sens déterminée par un refus de se comprendre.

La poétique de l'Indifférence - puisqu'il s'agit de cela - instaure comme l'hystérie dans « Le Vieux Saltimbanque », et, nous le verrons, comme l'aphasie dans la fin du malheur de Baudelaire, une critique du langage. Critique impuissante, nouée et vouée à ce dont elle est critique, mais dont l'échec n'empêche qu'elle témoigne d'un autre emploi possible des mots, de leur virtualité de parole.

Qu'est-ce d'ailleurs que la Chimère, dont « on eût dit » que chaque voyageur la « considérait comme faisant partie de lui-même », sinon généralement la langue, ce vouloir-propre des mots auxquels est pliée la conscience qu'ils enivrent, ce pouvoir arbitraire et autonome des signifiants qui assignent à des représentations mystifiantes? La gravure des Caprices de Goya, Tu que no puedes, dont Baudelaire s'inspire, trouve dans cette allégorie de « Chacun sa Chimère » son sens le plus général, qui est de s'étonner de l'essence du langage comme humanité de l'homme '. L'invincible besoin de marcher symbolise, assez clairement tout de même, la tyrannie des mots qu'on n'a pas interrogés, et qu'on ne sait pas ou ne veut pas convertir. A la question que le poète lui a posée sur la finalité de sa marche - sur l'origine et la fonction de son langage, et du coup de son idéologie, de ses préjugés et de ses stéréotypes -, l'homme « répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres ». Voici la bête griffue, la violence : une endémique méconnaissance des structures et de l'avenir du langage. Le marcheur subit sa marche : c'est le parleur qui subit ses mots, et le rêveur son rêve. Comment cesserait cette errance, le mal, puisque pour interroger les images, les mots, il faut encore des images et des mots ? Dire de la conscience qu'elle est impuissance à sortir de soi, à se délivrer de son rêve, signifie que la conscience est langage : impuissance à sortir du système de différences, lesquelles sont non seulement arbitraires mais indifférentes au système voisin, à l'impuissance d'autrui. Et l'impossibilité de mourir - cet irrémédiable engagement dans le temps, l'angoisse de Baudelaire - prolonge et confirme l'impossibilité de se retirer du langage. Les mots et leur dictature déterminent la Chimère du temps, et c'est parce qu'on ne quitte pas ceux-là qu'on ne quitte pas celle-ci. L'horreur d'être est la condamnation au langage.



Cependant Baudelaire écrit : « Chose curieuse à noter ». Ici, dans ce moment réflexif, le poème parle sur le langage, il est notation sur les mots, fable sur la tête « fabuleuse » - dire sur le dit2. Il est cette Indifférence, sans doute, identique à tous les systèmes de différences, mais en retard sur eux et qui dans ce retard les pense. Le pouvoir du langage est sans porte par où le fuir, mais il y a cette fenêtre, langage elle-même et peut-être fermée, où s'aperçoit pourtant l'autre face des signes : il y a le poème, acte originaire, verbe créateur. Nous retrouvons dans cette situation du poème par rapport au langage, de la Chimère-Indifférence par rapport aux autres Chimères - de la personne par rapport au cortège -, le même paradoxe et le même savoir que dans la situation décrite par « Le Vieux Saltimbanque », du rôdeur par rapport à la foule. L'intervalle entre dire et dit, entre responsabilité et anonymat, entre sujet parlant et langage assujettissant, délie, un moment, de la tyrannie des signes, autorise au rêveur une veille, sur ses propres rêves comme sur ceux de la foule aveuglée, et ouvre une liberté. Il y a une chose « curieuse », et elle est « à noter » : c'est qu' « aucun des voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce ». Or quel dormeur s'irriterait contre son sommeil, quel bavard contre ses mots ? - s'il n'y avait le poète, celui que son sommeil accable « plus lourdement » que quiconque, et dont les mots sont son destin.



Déjà « Spleen » (LXXVI), dans Les Fleurs du Mal, tenait l'Ennui pour le « fruit de la morne incuriosité » : pour la conséquence de l'impuissance à interroger le langage et critiquer ses rêves. Ce qui fait de la Chimère une « chose », un état du discours et non la parole vive (un silence, donc : et quel poème de Baudelaire donne plus fortement l'impression du silence, parle plus exigeant des tragédies du silence ?), c'est qu'elle est sans curiosité, sans l'intelligence de soi que serait le souci des autres. Le plus angoissant n'est pas l'angoisse, mais l'oubli de l'angoisse. Et le plus « curieux », dans le rêve et le langage, n'est ni leur réserve d'espoir ni leur infi-nitude, mais leur « incuriosité » qui les transforme en « choses » - en Ennui, qui «Prend les proportions de l'immortalité»'.

« Chacun sa chimère » est l'un des grands poèmes de notre langue pour cette raison qu'entièrement pris par l'Indifférence du langage, il met en scène néanmoins cette prise, et ce faisant atteste la virtualité d'une parole, qui ne serait pas, celle-ci, indifférente à autrui. Face aux Chimères des marcheurs, l'acte poétique ne se croyant pas - ce qui serait illusoire - différent de la rêverie commune, et qui en effet ne l'est pas puisqu'il aboutit à cette forme, un texte clos sur soi, une solitude dans l'autonomie de ses signes, l'acte poétique est d'endosser la plus lourde Chimère, celle entre toutes dont l'intériorisation permet de saisir la cause et l'effet de chacune. Par le poème - Chimère des Chimères, dernière folie du langage intérieure au langage : violence de la violence -, les Chimères des marcheurs, leur condamnation qui est leur mythe, sont connues et sont comprises : et dites, dès lors, une coagulation des mots, des fantasmes, des préjugés, par laquelle marcher devient errer, la ville devient un désert, et dialoguer un silence.

L'immobilité du poète face au cortège n'est pas uniquement la métaphore de la fixité des formes textuelles, condamnées à n'être que des choses en dépit de l'acte créateur, figées en dit malgré le dire. Elle révèle aussi la vérité de l'errance, comme une pétrification qui s'ignore. « Chacun sa chimère » donne à voir et interprète la prise du rêve, de l'Indifférence, et les Chimères, et lui-même en tant que bientôt dit, comme de mauvais poèmes, comme des mythes enchaînés à leur propre et réciproque méconnaissance. Que peut la poésie ? - Se connaître, et par là nous défaire des fascinations qui nous constituent mais nous condamnent, veiller sur nos rêves qui sont toujours peu ou prou de la violence, déconstruire nos mythes. Ce n'est pas rien, c'est la tâche urgente demandée par l'espoir. Car si le poète qui écrit son rêve et le nôtre n'en est pas dupe s'il écrit qu'il l'écrit et s'il offre au lecteur cette écriture seconde, en vérité un libre arbitre, alors dans ce surcroît des signes où langage et rêve se dénoncent, n'est-ce pas tout un possible qui affleure, et un amour enfin pour cette condition humaine qu'on croyait le malheur ? Voici la connaissance, au moins, que ce malheur n'est indiscutable qu'au sein du rêve, que l'impossibilité d'aimer n'est qu'une Chimère, une proposition du seul désir : la nuit n'est qu'une image dans un sommeil.

On ne sort pas du langage, - soit. Et le langage est aussi lourd de violence que le fourniment d'un fantassin romain, - soit. Et parmi les fables de cette violence il y a celles-ci, que Chacun s'imagine propriétaire de sa Chimère, prétend son illusion différente de l'illusion des autres, antérieure et supérieure à celle des autres2 ; et Baudelaire qui voit tout cela lui aussi succombe, cesse lui aussi de s'irriter contre la bête féroce qui déjà est la sienne - sa langue close -, dont il s'imagine déjà qu'elle n'est que sienne, irréductible aux bêtes féroces voisines, inaccessible comme un contrefort d'orgueil et de silence ; on ne sort pas du langage, et Baudelaire se taira, laissant proliférer ses signes et grandir le désert, - soit.



Mais cela n'empêche qu'il y a autre chose. Baudelaire a vu et parlé. Condamnation, le langage néanmoins tel qu'il l'éprouve dans le dire constitutif du poème, est aussi lourd - écoutons - « qu'un sac de farine ou de charbon ». Intuition géniale dans la plus belle image! Ce qui signifie, assurément, que le langage est dualiste, blanc ou noir, et nous prive toujours de l'unité nécessaire, rejette le blanc au nom du noir, l'Idéal au nom du Spleen, et inversement expulse le noir au nom du blanc, le cortège des autres au nom du moi souverain ; et ce qui signifie, encore, que le langage nous fournit en masques, mensonges, ceux de farine pour la fausse innocence3, et ceux de charbon pour le faux satanisme, double mascarade pour l'histrion sublime, sinistre, dans la même comédie du même orgueil. Reste que voici tout de même la vérité : qu'on acquiesce, en dépit de ces bonnes raisons du désespoir, à cette pulvérisation déserte de nos signes, à ces fables absurdes sur le sable, et n'y aura-t-il pas - ultime espérance de Baudelaire, dont lui-même se tient à distance dans le refuge de sa lucidité - un pain dans cette « farine », un feu dans ce « charbon » ?

Baudelaire qui comprit que le mal est une conséquence du langage, sut pourtant qu'il faut aimer celui-ci et y aperçut, virtuelle, la parole, échange d'un pain dans la lumière d'une flamme.



II. LES DONS DES FÉES



Penser le mal non comme substance mais comme effet et placer sa cause dans le langage, conduit à creuser celui-ci plus avant et à lui demander son origine - son péché originel. « Les Dons des fées » est dans Le Spleen de Paris le poème le plus représentatif de la méditation baudelairienne sur l'origine du langage, la naissance du mal. Sa clarté en tout cas et sa hardiesse sont étonnantes. Deux questions organiseront l'exégèse. Peut-on, d'une part, définir le péché originel tel que le poème l'approche, et lui reconnaître un contenu accessible intellectuellement, cohérent et partageable? Peut-on d'autre part attribuer à la poésie la fonction de dépasser la malédiction universelle dont le langage est porteur ?



C'était grande assemblée des Fées, pour procéder à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures.

Toutes ces antiques et capricieuses Sours du Destin, toutes ces Mères bizarres de la joie et de la douleur, étaient fort diverses : les unes avaient l'air sombre et rechigné, les autres, un air folâtre et malin ; les unes, jeunes, qui avaient toujours été jeunes ; les autres, vieilles, qui avaient toujours été vieilles.

Tous les pères qui ont foi dans les Fées étaient venus, chacun apportant son nouveau-né dans ses bras.

Les Dons, les Facultés, les bons Hasards, les Circonstances invincibles, étaient accumulés à côté du tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu, une grâce pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la source de son malheur que de son bonheur.

Les pauvres Fées étaient très affairées ; car la foule des solliciteurs était grande, et le monde intermédiaire, placé entre l'homme et Dieu, est soumis comme nous à la terrible loi du Temps et de son infinie postérité, les Jours, les Heures, les Minutes, les Secondes.

En vérité, elles étaient aussi ahuries que des ministres un jour d'audience, ou des employés du Mont-de-Piété quand une fête nationale autorise des dégagements gratuits. Je crois même qu'elles regardaient de temps à autre l'aiguille de l'horloge avec autant d'impatience que les juges humains qui, siégeant depuis le matin, ne peuvent s'empêcher de rêver au dîner, à la famille et à leurs chères pantoufles. Si, dans la justice surnaturelle, il y a un peu de précipitation et de hasard, ne nous étonnons pas qu'il en soit de même quelquefois dans la justice humaine. Nous serions nous-mêmes, en ce cas, des juges injustes.

Aussi furent commises ce jour-là quelques bourdes qu'on pourrait considérer comme bizarres, si la prudence, plutôt que le caprice, était le caractère distinctif, éternel des Fées.

Ainsi la puissance d'attirer magnétiquement la fortune fut adjugée à l'héritier unique d'une famille très riche, qui, n'étant doué d'aucun sens de charité, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard prodigieusement embarrassé de ses millions.

Ainsi furent donnés l'amour du Beau et la Puissance poétique au fils d'un sombre gueux, carrier de son état, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facultés, ni soulager les besoins de sa déplorable progéniture.

J'ai oublié de vous dire que la distribution, en ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut être refusé.

Toutes les Fées se levaient, croyant leur corvée accomplie ; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse à jeter à tout ce fretin humain, quand un brave homme, un pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa robe de vapeurs multicolores la Fée qui était le plus à sa portée, s'écria :

« Eh ! madame ! vous nous oubliez ! Il y a encore mon petit ! Je ne veux pas être venu pour rien. »

La Fée pouvait être embarrassée; car il ne restait plus rien. Cependant elle se souvint à temps d'une loi bien connue, quoique rarement appliquée, dans le monde surnaturel, habité par ces déités impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter à ses passions, telles que les Fées, les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines, - je veux parler de la loi qui concède aux Fées, dans un cas semblable à celui-ci, c'est-à-dire le cas d'épuisement des lots, la faculté d'en donner encore un, supplémentaire et exceptionnel, pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffisante pour le créer immédiatement.

Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : « Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire! »

« Mais plaire comment ? plaire... ? plaire pourquoi ? » demanda opiniâtrement le petit boutiquier, qui était sans doute un de ces raisonneurs si communs, incapable de s'élever jusqu'à la logique de l'Absurde.

« Parce que ! parce que ! » répliqua la Fée courroucée, en lui tournant le dos ; et rejoignant le cortège de ses compagnes, elle leur disait : « Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meilleur des lots, ose encore interroger et discuter l'indiscutable ? »



1. Le chaos



Le poème se présente comme un récit mythologique relatant la genèse du monde humain. Le verbe à l'imparfait dans la première phrase - « C'était grande assemblée des Fées » - situe l'action dans un passé non déterminable. En ce temps-là, avant les structures sociales et l'ordre qu'elles établissent, le monde n'était pas le monde humain, il était le chaos : le poète énonce qu'il fallait « procéder à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés ». Il s'agit bien encore une fois (comme dans « Le Vieux Saltimbanque » et « Chacun sa chimère ») d'un chaos dans « Les Dons des fées », tant est nombreuse et tumultueuse cette « grande assemblée », tant est confuse et désordonnée la « foule des solliciteurs ». Tohu-bohu comparable, lit-on, à une « fête nationale ». Cette image nous reconduit à l'univers parisien, aux « jours de foire » de « La Femme sauvage et la petite-maîtresse », aux « innombrables rapports » dans les « villes énormes » de la dédicace « A Arsène Houssaye », aux « époques solennelles » du « Vieux Saltimbanque » ' - autant de pages s'achevant dans la révélation d'une violence réelle ou symbolique, constitutive des formes sociales et poétiques. « Les Dons des fées » interroge à son tour, par cette métaphore de la fête nationale, l'indifférence première, l'insensé d'avant les significations. Les Fées apparaissent donc, elles d'ordinaire séduisantes, brutalement « ahuries », « pauvres », et « embarrassées », comme le commun des mortels, et aussi injustes et étourdies que lui. L'assemblée festive : mélange inanalysable des Fées et des humains. Entre les Dieux et les hommes que distingue la culture, les Fées constituent un monde mal défini, « monde intermédiaire », où l'on ne sait qui fait quoi, où rien ne sépare la Fée d'un vulgaire « ministre », ni d'un quelconque « employé ». Dans cette fête comme dans celle du « Vieux Saltimbanque », une inversion des rôles conventionnellement attribués aux uns et aux autres, atteste aussi le désordre. Ce sont les hommes - les « pères » - qui dans cette circonstance portent les enfants dans leurs bras ; et ce sont les femmes - les Fées - qui dramatisent ce jour d'initiation et établissent les différences culturelles. Notons que cette inversion elle-même se brouille, l'opposition sexuelle étant instable. Rien ne distingue les Fées d'autres déités « impalpables », à la fois masculines et féminines, « les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines ».



Puis le poème joue des métaphores convenues, subvertissant l'identité de ces habitantes du monde intermédiaire par la juxtaposition plaisante de plusieurs stéréotypes. Les Fées d'abord valent comme épouses, pour les pères qui ont foi en elles ; mais les voici simultanément « Sours » du destin, puis « Mères », puis maîtresses, ou comme dit joliment le texte : « amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter à ses passions ». Dans ce mélange des positions sexuelles et familiales, dans cette confusion du commencement, nulle interprétation sociale n'est constituée. La chronologie historique n'est pas engagée : certaines Fées « avaient toujours été jeunes », d'autres « avaient toujours été vieilles ». La légalité juridique n'est pas fondée : c'est pour inaugurer en ce temps-là le premier des jugements que se sont rassemblés les Fées et les humains. Baudelaire s'amuse, bien sûr, il se donne à son humeur fantasque, joueuse. Mais cela n'empêche que c'est de l'abîme qu'il parle ainsi, entreprenant de comprendre comment, sur ce fond bousculé, naissent les langages et leurs différences.

Car voici le rôle de cette union festive : introduire au monde socialisé ceux qui n'ont « pas encore vécu », transformer en individus déterminés « tous les nouveau-nés », soit métamorphoser la foule en hiérarchie, le bruit informe en formes distinctes. Ce passage du désordre pré-culturel à l'ordre symbolique est nommé précisément : une « répartition », puis une « distribution ». Ce jour est celui de l'instauration des signes, des contrastes par lesquels s'organiseront les éléments primitivement agglomérés. Genèse, donc, de la société comme langage. Les figures de ce passage ne sont pas moins interprétables. « Très affairées », au début, les Fées à la fin se présentent en « cortège ». Et les Dons et les Hasards, avant leur répartition, « étaient accumulés à côté du tribunal » : la fondation du langage, c'est ainsi la conversion d'une accumulation en sentences spécifiques, c'est la fondation du jugement. Celui-ci est « sans appel », discrimination irréversible : la naissance des différences coïncide avec celle de la justice humaine. D'autre part ces différences prochaines se montrent d'abord : « comme les prix sur l'estrade, dans une distribution de prix ». Baudelaire se souvient ici des inévitables sanctions, heureuses et malheureuses, qu'il a subies, collégien, avec la désinvolture et l'anxiété dont font preuve, à ce propos des récompenses scolaires, ses lettres à sa mère du temps de l'adolescence '. Les distributions de prix, les différenciations entre élèves selon leurs travaux, actualisent le soubassement de la vie sociale dans les sociétés modernes, où la position de l'individu ne signifie que par celle des autres dans la compétition constante que tous se livrent et qui décide, entre chacun, des séparations parmi la structure d'ensemble. L'instauration de l'ordre par cette procédure de sélection, et l'opération même de la genèse, sont comparables. En outre cette allusion aux épreuves scolaires suggère que la naissance du langage est naissance du savoir. - Du savoir comme péché, dont la reconduction récente est le « progrès », et du savoir comme méconnaissance, en tant qu'il recouvre ce péché. Mon cour mis à nu : « Théorie de la vraie civilisation. / Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel » '. Tribunal, distribution de prix : la sortie du chaos selon « Les Dons des fées » ressemble à la sortie du paradis. Le bien et le mal, et l'arbre de leur savoir, en condamnant les hommes inaugurent l'humanité.

Mais le jeune Baudelaire rendant compte à sa mère de ses résultats scolaires, écrivait : « j'ai beau faire le philosophe, me dire que les succès de collège ne sont rien, qu'ils ne prouvent que très peu de choses etc., il n'en est pas moins vrai qu'ils causent un grand plaisir»2. Autrement dit l'établissement des différences entre les êtres attise les convoitises et les envies, mais ne sait pas cacher ce qu'un philosophe peut comprendre, en l'occurrence son arbitraire, et que ces différences « ne sont rien ». « Les Dons des fées » révèle non sans malice philosophique cette hypocrisie - encore ce mot de « Au Lecteur » - des hiérarchies culturelles : « Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu ». La sortie du chaos, répartition des significations constitutives de l'ordre humain, repose sur une contingence radicale. C'est ce paradoxe, ou cette magie, de la justice naissant de l'injustifiable, de la causalité naissant de l'aléatoire, qu'expriment le vocabulaire théologique du passage (ce mot « grâce ») et le genre du récit, dont les éléments merveilleux métaphorisent la « logique de l'Absurde », alchimie originelle par quoi se fait l'humanité. Les différences proviennent de l'indifférence : les « bons Hasards », dit le poème, dépendent du Hasard. - Reste à comprendre ce dernier.



2. La victime fondatrice



Le comportement des Fées reflète l'arbitraire des distinctions qu'elles instaurent. Si affairées que rien ne les sépare de leurs inquiets solliciteurs, rêveuses du « dîner », comme eux, et de la « famille », comme eux, et de leurs « chères pantoufles », elles sont comme eux soumises à la « terrible loi du Temps ». On ne saurait donc les prendre au sérieux : elles ne sont qu'accidentellement des Fées, arbitraires elles aussi. Insoucieuses de la « destinée » des hommes, désintéressées du « malheur » des uns autant que du « bonheur » des autres, pour le moins désinvoltes, elles commettent « bourdes » sur bourdes, répartissant les positions et les signes avec « précipitation » et « impatience ». Les Fées sont guidées dans cette aventure par une force antérieure qui surplombe toute la genèse, par le désir, euphémisé pour la circonstance, et pour le charme espiègle du texte, dans le nom de « caprice ». Identiques aux humains, elles adjugent à « l'héritier unique d'une famille très riche », la « puissance d'attirer magnétiquement la fortune » : c'est s'asservir à la logique du désir, immorale, par laquelle la maîtrise n'arrive qu'aux maîtres et la dépendance qu'aux dépendants. De même, donnant « l'amour du Beau [...] au fils d'un sombre gueux », elles précipitent la laideur et la misère du monde, selon la même fatalité du désir, qui sépare l'esthète de la Beauté, le rêveur de son idéal. Que les Fées ne soient qu'humaines, on le voit encore en ce qu'elles s'ennuient, considérant leur opération créatrice comme une « corvée ». L'ennui, nous le savons, « ferait volontiers de la terre un débris / Et dans un bâillement avalerait le monde » '. Les belles indifférentes à la condition des hommes rêvent-elles, à l'instar du « monstre délicat », de bâtir un échafaud quand elles produisent le langage? Cette question est celle du poème, à laquelle le poète répond par l'affirmative. Oui, il y a un échafaud au fond du langage, il y a un meurtre rendant le langage possible. Le fondement de la différenciation selon « Les Dons des fées », est la violence. Plus net encore que dans « Le Vieux Saltimbanque », voici le sacrifice d'autrui. Les Fées ont oublié dans leur ouvre, parmi la foule des solliciteurs, « un brave homme ». Elles ne l'ont pas vu, tout bonnement, dans le nombre et la fièvre, celui-là qui maintenant se rebiffe, craignant d'être « venu pour rien ». Un homme quelconque, au milieu des hommes quelconques, un « pauvre petit commerçant » sans visage, anonyme entre les anonymes. Le texte ne précise pas s'il s'agit d'un Mauvais Vitrier, ou d'un Vieux Saltimbanque, ou d'un Etranger. Considérons que ce petit commerçant ressemble à n'importe quel « pauvre » dans n'importe quelle ville. Se souvenant de l'oublié, en tout cas, « Les Dons des fées » est l'un des poèmes où Baudelaire indique qu'à l'origine du langage se trouve une victime. Car c'est l'éviction de ce commerçant qui a permis l'ordre à partir du chaos. Le texte insiste, c'est remarquable, à trois reprises, sur ce fait que la distribution entière, le langage en sa forme achevée, ont résulté de cet unique oubli, de ce seul sacrifié. D'abord, lit-on, « il ne restait plus aucun cadeau, aucune largesse », au moment où les Fées se levaient pour partir, leur tâche accomplie. Ensuite, « il ne restait plus rien » (c'est Baudelaire qui soulignE). Enfin, il s'agissait alors du « cas d'épuisement des lots ». Le premier venu, celui qu'on n'a pas distingué au milieu du tumulte et qui n'entre pas dans l'ordre du système, est fort mal venu de réclamer son bien, sa différence : le système saturé se soutient de l'omission dont il est victime.

Premièrement l'oublié n'est pas essentiellement différent des autres de la communauté. C'est ce que le narrateur, avec la discrétion supérieure de l'intelligence poétique, laisse entendre dans la très fine incise, « je crois ». Cette incise signifie que l'identité du « brave homme » est non seulement incertaine mais sans importance. N'importe quel autre pourrait à sa place servir d'oublié. Tout les autres équivalent à celui-ci. Deuxièmement si tout un chacun est donc virtuellement l'oublié du langage, et peut le fonder en s'en trouvant la victime, celle-ci est alors l'arbitraire par excellence - le Hasard de tout à l'heure - duquel procède le systématique arbitraire de la répartition d'ensemble. Troisièmement la prétention de l'oublié à bénéficier comme tout autre d'une place à l'intérieur du système, est inacceptable par ce dernier, sinon même inaudible : « il ne restait plus rien ». Le système du langage se constitue, peut-on conclure, non seulement sur l'oubli - métaphore d'une mise à mort - mais sur l'oubli de cet oubli, l'ignorance qu'il y a eu mise à mort. La violence magique, cette « sorcellerie évocatoire » - comme dit Baudelaire parlant de son travail de poète ' - est la violence des hommes, invisible mise à mort fondant le langage en ceci que le langage ne peut la voir. Reproduisons ici un canevas de nouvelle dont la sécheresse est terrible, comme le squelette de l'étonnement du poète devant sa propre pensée :



Supposer un pauvre affamé voulant profiter d'une fête publique et d'une distribution de vivres pour manger.

Il est bousculé et assommé par la multitude.



Et venons-en au moment de la magie :



Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : « Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire! »



Baudelaire réserve un paragraphe autonome à ce moment de la genèse où l'inaperçu se convertit en être, l'oublié en inoubliable, la victime quelconque en épiphanie. Voici la clef du renversement créateur, de l'opération instauratrice : parce que son éviction institue le système, l'évincé est réinterprété par celui-ci comme supérieur à lui-même et au système, il est sacralisé. Celui qui n'est pas différent du commun des hommes et qui, en tant qu'exclu de l'organisation en a permis la complétude, se trouve réinvesti, récompensé de la Différence absolue. Celle-ci, toujours extérieure à la foule assemblée, mobilise et ordonne par son pouvoir de fascination - le plaire - les autres membres de la communauté, et garantit ainsi la stabilité de cette dernière. La Fée dit vrai, qui déclare à ses compagnes que la victime a obtenu « le meilleur des lots ». Plaire est ce lot de l'infini, différent des différences - Baudelaire écrit : « supplémentaire et exceptionnel » - qui oriente la foule, du coup unie et hiérarchisée par cette seule transcendance. De plus la Fée a de bonnes raisons pour se sentir « courroucée » des récriminations du père mécontent de ce Don supérieur, car elle aura perdu, en la donnant, la puissance de l'illusion sacrée. Au demeurant son courroux rappelle qu'elle n'est qu'humaine, et atteste que sa magie n'est tristement qu'un sacrifice, oublieux, colérique, comme il y en a tant parmi les hommes. Que s'est-il passé pour ce renversement qui est la naissance du signe? Baudelaire n'élude rien, rassemblant sous sa plume allusive, mais exacte, les éléments de son amer savoir.

Il parle donc d'une « loi bien connue » expliquant la transfiguration de la victime en héros, par quoi le langage pose sa clef de voûte. C'est la loi qui concède à la Fée la faculté de donner « encore un » lot quand il n'y a plus de lots : « pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffisante pour le créer immédiatement ». Or la créativité de la Fée, forcée ainsi, rapide, à une sorte d'écriture automatique, trouve naturellement un lot qui ne définit que la passion des Fées : le lot de la séduction. Elle n'est ni merveilleuse ni fantastique cette « imagination suffisante », qui n'invente rien qui ne soit son essence. Elle manifeste seulement l'obsession caractéristique des Fées - « monde intermédiaire » des humains -, elle profère dans son solipsisme les mots qui lui sont un miroir. Le Don de plaire n'est pas une trouvaille étonnante, c'est tout bonnement son propre désir que la Fée formule ici. Cette « loi bien connue » par laquelle l'oublié se métamorphose en transcendance, et par laquelle, donc, le langage s'achève, c'est celle de la libre association rêveuse - caprice, méconnaissance de soi -, c'est la loi du désir : plaire. Rien n'est surnaturel dans la genèse du langage. Pas même ce moment où sa victime devient sacrée, où le chaos se convertit en forme. Au contraire c'est le désir immédiat - précisément la nature - qui gouverne pareillement le petit commerçant spolié et la Fée désemparée. Le père « empoignfa] par sa robe de vapeurs multicolores la Fée qui était le plus à sa portée ». De même la Fée empoigne, peut-on dire, l'idée qui est le plus à sa portée, la première venue parmi les idées du désir. La proximité de la Fée à côté du commerçant équivaut à la proximité du désirable - plaire - pour l'imagination de la Fée. Ces mouvements sont des métonymies du désir, lequel suffit à la transfiguration, à la métaphore, passage d'une immanence quelconque à la transcendance sacrée, fondation du langage.

« Les Dons des fées » cherche à penser l'impensé de la différenciation et découvre le désir. Ce dernier travaille tous les moments de la création ici réinventée. D'abord violent, aveugle, dans le chaos de la « grande assemblée » ; il convertit ensuite le « cas d'épuisement des lots » en « meilleur des lots » ; enfin il maintient l'existence du système par la fascination - « l'indiscutable » - qu'exerce sur la communauté la victime absolutisée. Voici l'oublié devenu le désirable, l'évincé la clef de voûte du langage, voici l'invisible devenu dieu. Et cette magie prétendument merveilleuse, Baudelaire la tient pour purement et violemment naturelle, comme logique du désir.



3. La distance critique



C'est l'écart, dans la dramaturgie du récit, entre le personnage recevant, au milieu du texte, le don de poésie, et le personnage recevant à la fin le Don de plaire, qui témoigne de la réflexion baudelairienne sur la naissance et la violence du langage. Le poète indique par cet écart que la « Puissance poétique », comme il dit, cette puissance justement la sienne, est analogue à toute puissance voisine dans l'ordre communautaire (par exemple analogue à la richessE), qu'elle n'est pas foncièrement différente des autres différences, qu'elle vaut comme elles et par elles. La Puissance poétique est un avoir, alors que le Don de plaire, en tant qu'il provoque le désir régissant le langage, est la seule Différence différente des autres : non pas un avoir, comme tel échangeable et relatif, mais, disons, l'être par excellence. Ce que les hommes ordinaires, dont les poètes, reçoivent de l'organisation culturelle, c'est ceci ou cela, tel ou tel objet plus ou moins enviable - l'argent, l'amour du Beau, n'importe quoi -, toujours une forme. Ce que l'oublié instaurateur - autrui - obtient pour sa part, et qui est supplémentaire et exceptionnel, ce n'est pas un ceci ou un cela, d'où la déception et l'incompréhension du père, ce n'est pas une forme, - c'est plaire. Ce Don n'est pas une hypocrisie parmi les autres censée satisfaire le désir, mais le Désirable comme tel, qui engendre le désir de tous. L'oublié obtient l'impossédable par quoi le chaos devient langage.

La force exploratrice du poème réside en ce qu'il marque, entre la Puissance poétique et la Puissance de plaire, entre la figure du poète et le sacré, un intervalle, le lieu d'une connaissance. Baudelaire se représentant dans le personnage qui reçoit le don de poésie, ne se place pas, ici, au cour de la genèse, au centre du langage, il ne se rêve pas lui-même la place vide où convergent les regards de tous les autres, sur l'autel sacrificiel d'où procède la culture. De cette façon « Les Dons des fées » subvertit la perspective de tant de moments des Fleurs du Mal- dans « Bénédiction », dans « L'Albatros » - où l'élection de la position victimaire, par orgueil et pour ses vertus esthétiques, obscurcit la clairvoyance. « Perte d'auréole » en revanche dit aussi exemplairement cette sortie de la vocation sacrificielle, ce dégagement hors du choix de la mort. Sauf qu'alors l'abandon, par le poète, de son « auréole » mythique ', le jette aussitôt parmi les persécuteurs d'une victime substitutive, car à défaut d'être victime et bourreau, le seul avenir pensable est d'être victime ou bourreau. « Les Dons des fées » donne une lecture douce, dénouée, du drame personnel et culturel symbolisé dans « Perte d'auréole », ou plutôt une lecture sans cynisme, sans l'amère jouissance de sa génialité : ici le sarcasme d


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Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire

Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

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