wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

Charles Baudelaire

right_old_somall

LA BEAUTÉ


Poésie / Poémes d'Charles Baudelaire





Une autre expression de l'orgueil est « La Beauté ».

Dans ce poème qu'il est temps d'affronter parce que rien, semble-t-il, n'y atteste la compassion, jusqu'ici plus haute que l'invention, nulle distance entre le poète et son art ne se fait entendre, nulle ironie n'ouvre un espace où le critique puisse évoluer, et la forme règne, saturée d'elle-même et s'autocélébrant. D'où un problème de méthode. Il n'y a pas moyen cette fois d'épouser le point de vue d'une conscience réflexive comme pour « Châtiment de l'orgueil » et « La Muse vénale ». L'auteur du sonnet se range apparemment, sans retard créateur, parmi les « dociles amants » que leur déesse se soumet1. Adhésion sans réserve à la forme suffisante, congruence à la postulation esthétique. L'exégète doit donc choisir entre deux attitudes. Ou il se fait docile à son tour, se joint aux amants de la Beauté, cède à l'autorité de la forme tel l'esthète devant la statue, et il décrira comme on l'a fait souvent les aspects extérieurs du poème, l'analysera tel un objet - le paraphrasera? - sans autre horizon que celui de la science, histoire littéraire ou linguistique2. Ou à l'inverse il se rebelle : parce qu'il ne comprend pas, parce que la relation lui échappe entre « Châtiment de l'orgueil », critique angoissée du culte de la forme, et « La Beauté », rite exemplaire de ce culte3. Le lecteur aimant la musique du pardon - la mélodie - dans les derniers vers du récit du docteur, s'étonne de la musique prise pour fin, de l'harmonie exhaussée dans le nombre uni de « La Beauté ». Indocile, il ne peut que se refuser à la fascination des artistes, et des critiques leurs disciples. Indocile comme infidèle : car sa foi le porte, depuis « Le Chien et le flacon », à croire, avec Baudelaire, que la Beauté dresse son prestige par la violence qui la nourrit. Que devient la personne quand elle se donne à l'hérésie esthétique? Que fait la Beauté absolutisée à la personne qui la célèbre? La fécondité de la question pourra justifier qu'on la pose, mais déjà l'adjectif « docile » autorise cette indocilité du point de vue. Peut-on vraiment compter Baudelaire parmi les amants disciplinés, obéissants et sages d'une Beauté idéale ?





1. Les paradoxes de la Beauté



Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,

Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,

Est fait pour inspirer au poète un amour

Eternel et muet ainsi que la matière.



La Beauté, impérieuse, dès le premier hémistiche apostrophe l'humanité, ou plutôt les humains qu'elle nomme par celui de leurs attributs, la mortalité, qui les identifie les uns aux autres, et qui en revanche les distingue - ce contenu de l'apostrophe est implicite - d'elle-même. Le deuxième vers entérine cette situation d'une communauté d'êtres assemblés autour de leur déesse, chacun pareil à chacun et tous constituant l'unité collective dont se sépare, seule, celle qui les associe. A l'adjectif substantivé, « mortels », désignant celle des qualités par quoi le particulier appartient au général, fait écho le pronom indéfini « chacun », représentant l'individu dans sa participation anonyme à la totalité du genre. La Beauté s'exprime, au sens courant et au sens étymologique : elle parle, et parlant elle s'extrait, elle sort de l'ensemble indifférencié auquel elle s'adresse. Seule Différence se détachant de la communauté universelle, seule altérité rompant par sa définition d'elle-même, d'avec l'identité de tous. La déesse disant « Je » produit deux événements. « Je suis belle » signifie : je ne suis ni comme vous ni parmi vous, que ma parole fait semblables.

Pourtant il s'agit d'une apostrophe. La déesse interpelle ses croyants et toute sa profération jusqu'au dernier vers leur est adressée. Quelque différente qu'elle se marque et en dépit du gouffre que son expression creuse entre elle et la foule, elle établit, coextensivc à cette altérité, une relation aux mortels. De sorte qu'il n'est pas vrai qu'elle soit autonome. Déesse, si l'on veut, par l'immortalité qu'elle s'adjuge, et souveraine par l'autorité de sa voix, mais dépendante de ses fidèles, et se liant à eux, et réclamât leur attention par la parole même qui la sépare. Les contenus de son énoncé peuvent signifier sa Différence, il reste que son énonciation, convoquant les autres, comble l'espace de sa différenciation au moment qu'elle le produit. Le mystère de la Beauté se tient dans ce paradoxe. Et plutôt qu'un mystère, n'est-ce pas simplement le problème d'une présence qui se retire, d'un sujet manifestant qu'il se dissimule ? Autrement dit la déesse, impure malgré son cour de neige et sa blancheur de cygne, a les manières et les ruses d'une coquette ordinaire. Je ne suis pas de ce monde, dit-elle - mais c'est au monde qu'elle le dit. Je suis exceptionnelle, problématique - mais enviez mon exception et sachez mon problème. Il se peut que Baudelaire n'entende pas suggérer cette analogie entre la Beauté et la coquette, et que son intention dans ce quatrain soit au contraire de produire l'impression pure d'une pure Idée. N'empêche, l'analogie est évidente, et cette déesse est trop humaine pour que l'adore un lecteur attentif. Ainsi se fonde le rapprochement proposé par Antoine Fongaro entre « La Beauté » et le poème xxvii, dont voici les tercets :



Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants.

Et dans cette nature étrange et symbolique

Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique.



Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants.

Resplendit à jamais, comme un astre inutile,

La froide majesté de la femme stérile.



La Beauté sinon symbolise la courtisane de ces tercets, apparaît comme l'absolutisation de certains aspects de la courtisane2. Elle n'est irréductible aux mortels dont elle réclame le regard qu'à la manière dont la farouche maîtresse se dérobe au désir de son admirateur. Montrant qu'elle se réserve, affichant qu'elle se retire, elle témoigne d'une ambition bien peu surnaturelle, celle de susciter le désir en le frustrant. Mon sein, dit-elle, où chacun s'est meurtri, « Est fait pour inspirer au poète un amour [...] ». De même la coquetterie de la coquette est faite pour provoquer la convoitise par l'obstacle qu'elle lui oppose. La transcendance de la Beauté, peut-on provisoirement conclure, est illusoire, un effet du désir de ses fidèles, une fiction qu'invente leur insatisfaction. L'altérité de l'idole ne semble divine que dans la perspective des esclaves - meurtris - du désir.

Or cette configuration anthropologique dessinée par « La Beauté » correspond, c'est frappant, à celle décrite dans « Les Dons des Fées ». Ce poème en prose précédemment commenté vaut maintenant comme une interprétation du sonnet.

Premièrement la relation, dans « La Beauté », qu'institue la déesse entre elle-même et la communauté unie par son culte, équivaut à la relation, dans « Les Dons des fées », entre l'être unanimement convoité (ayant reçu le « Don de plaire ») et la société qu'il assemble1. Deuxièmement l'insatisfaction partagée, selon le sonnet, entre « chacun » des mortels et « les poètes », équivaut à l'analogie des destins attribués par les fées aux enfants ordinaires et à l'enfant poète. Troisièmement une notation du poème en prose renvoie explicitement au sonnet. Du « gueux », dont le fils reçoit « l'amour du Beau et la Puissance poétique », souvenons-nous que Baudelaire prend soin d'indiquer la profession : « carrier de son état ». Cette carrière du père fournit au fils les pierres de la statue dont il fera son idole : « comme un rêve de pierre ». Qu'on lise le sonnet selon la leçon du poème en prose, et la conclusion de sa comparaison avec le poème xxvn se trouvera confirmée, comme sera justifiée sa juxtaposition à « Châtiment de l'orgueil ». Si l'idole est l'absolutisation d'aspects de la coquette, et si sa position sociale est identique à celle du bénéficiaire du Don de Plaire, alors n'est-elle pas une figure de l'arbitraire, et qui cache quelque violence derrière son impassibilité, un conflit interhumain sous son idéalité ? Cette question porte sur l'origine de la Beauté, dont il est remarquable qu'elle-même ne dise rien. Notons à l'ouverture du troisième vers cette tournure passive : mon sein « Est fait ». Il manque ici un complément d'agent, un mobile qu'il faut chercher et qui résoudra l'énigme de l'origine. Or on sait comment, dans « Les Dons des fées », le fils d'un commerçant est devenu Dieu : par hasard, par le hasard de la violence. Peut-on attribuer à la Beauté une origine semblable ?



Certes le sonnet ne pose pas cette question. Mais il livre assez d'éléments pour qu'on la pose. Faite, déjà faite, la Beauté est un résultat trop problématique pour qu'on n'en cherche pas la cause, une ouvre trop énigmatiquement accomplie pour qu'on élude son opération. La Beauté est un poème - une retombée de la poésie qu'à travers lui l'on veut comprendre. Au reste, des traces d'une violence constitutive demeurent dans cette forme insoucieuse de ses fondements. L'opposition est tyrannique entre renonciation inhérente à l'idole et le mutisme auquel elle force ses adorateurs. Que signifie qu'il faille que l'amour des poètes soit « muet », quand la Beauté parle, en somme, à leur place? De plus, comme Yves Bonnefoy l'écrit, « la Beauté devrait guérir l'homme de la matière »2. En comparant la dévotion esthétique à la « matière », Baudelaire disqualifie l'idéale Beauté qui est l'objet. « L'Examen de minuit » est assez clair, où le poète s'accuse d'avoir :



Baisé la stupide Matière

Avec grande dévotion,



Et cette critique de L'Ecole païenne :

Toutes ces statues de marbre seront-elles des femmes dévouées au jour de l'agonie, au jour du remords, au jour de l'impuissance?



Statues de marbre - rêve de pierre. Ce rêve auquel s'adonne l'esthète est un oubli des valeurs de l'existence incarnée. Il condamne au mutisme le sentiment de la finitude, le remords, le respect de soi et des autres. La violence de la Beauté n'est pas seulement celle de la frustration (dont témoigne l'image du « sein »), mais celle du temps perdu, de l'existence gaspillée. Les poètes, lit-on, « Consumeront leurs jours en d'austères études ». Vanité du rêve évinçant les exigences morales, qu'il rend muettes comme la pierre. La réflexion sur l'origine de la Beauté va devoir rendre compte de ces aliénations.

Pourquoi cette aphasie des poètes, exigée par leur idole ? D'où, cette loi du silence, comme si un crime devait rester caché ? Nous voici au carrefour de l'esthétique et de l'éthique, où Kierkegaard sert de guide. « En son caractère magnifique et divin », dit le Séducteur dans son Journal, « l'esthétique ne s'occupe que de la seule beauté, des belles-lettres et du beau sexe ». Mais l'esthétique avance vers son propre dépassement, hantée qu'elle est par l'énigme, et le Séducteur réclame la clef des paradoxes de la Beauté :



Elle était une énigme tenant mystérieusement la clef de son propre mystère ; elle était un secret, et que sont en comparaison les secrets de tous les politiques ; elle était une énigme, et qu'y a-t-il au monde de plus beau que le mot qui la résout !



2. Hypothèse sur l'origine de la Beauté



Le déchiffrement du second quatrain exige une hypothèse qui nous sera le mot de l'énigme, la réponse à la question sur l'origine de la Beauté.



Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;

J'unis un cour de neige à la blancheur des cygnes;

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.



Qu'en est-il du sphinx? - Il accole monstrueusement dans l'unité de sa forme le corps de l'animal à celui de l'homme, et sa puissance de séduction dépend de cette collision. Croupe de bête et tête humaine : la Beauté représente le passage périlleux de l'animalité à l'humanité, de sorte que l'énigme de son origine coïncide avec celle du fondement de la société humaine. Mais le sphinx dévore ses victimes. Et tant que son équivoque demeure irrésolue, aussi longtemps qu'il impose ses énigmes, il vit de ses meurtres. La forme de la bête humaine, ce langage « incompris » de la Beauté, se nourrit de violence. Des indices de celle-ci apparaissent à chaque vers. Le « trône » signifie un pouvoir dont la cruauté est avouée par le « cour de neige ». La « blancheur de cygne », dans l'azur aveuglant, chiffre un froid mortel, exsangue indifférence. Puis voici la haine : du « mouvement qui déplace les lignes ». On peut l'interpréter dans la perspective du « trône », en considérant que le « mouvement » désigne l'émeute, la rébellion, abhorrées par la Beauté parce qu'elles menacent son pouvoir. Cette interprétation exploite les significations sociologiques du poème et pointe l'opposition, qu'on a vue première, entre les fidèles et leur déesse. En outre elle permet d'avancer cette question : la Beauté haïssant qu'on la conteste n'est-elle que par l'immobilité de ses célébrants, modelée sur son immobilité propre? N'est-elle qu'une conséquence, et non la cause, de la docilité des poètes ? On peut aussi interpréter la haine dans la perspective du « cour de neige », et donc reconnaître dans le « mouvement » une métonymie de la passion, de l'ivresse du cour, détestées par l'idole parce que naturelles et vulgaires. Cette lecture s'appuie sur maints textes critiques, par exemple sur les déclarations inspirées d'Edgar Poe : « Car la passion est naturelle, trop naturelle pour ne pas introduire un ton blessant, discordant, dans le domaine de la beauté pure »2. Elle s'appuie aussi sur « Sonnet d'automne » :



Je hais la passion et l'esprit me fait mal !



Reste que cette interprétation ne peut pas douter que la Beauté contient - réprime parce qu'elle les renferme en soi - les mouvements passionnels dont elle se scandalise. D'où encore une question : l'incompris du sphinx, son énigme, est-ce la violence de la passion, qu'il comprend au sens qu'il l'inclut? Une troisième interprétation de la haine suppose que les « lignes » métaphori-sent, dans le texte même, les vers et leur métrique harmonieuse - et que leur déplacement, du coup, évoque la possibilité redoutée d'un rythme irrégulier, d'une asymétrie des formes, l'immixtion d'une nuit dans la clarté du nombre. Il convient de demander quelle parole déplacée ou quel cri discordant menacerait la Beauté.

Le sphinx, aussi bien, s'il cesse de tuer, meurt - quand son énigme est résolue. Ce sonnet le plus sévère des Fleurs du Mal nous invite à jouer le rôle d'Odipe : vaincre le monstre en trouvant son secret. La possibilité de la Beauté repose-t-elle sur l'irrésolution de son origine, sur l'impuissance des hommes à répondre à sa question ? Et sa finalité est-elle d'éviter sa fin, qui lui viendrait de la réponse au problème de sa genèse ? Déplaçons les lignes : une hypothèse de lecture peut modifier les perspectives de la critique. D'une part l'union de la communauté autour de la statue ; d'autre part l'assimilation de celle-ci au sphinx; enfin les thèmes de la violence, et l'idée qu'ils suggèrent d'un éventuel renversement de l'idole - autorisent cette proposition : que la Beauté est un tombeau, et qu'elle procède d'un meurtre, et qu'elle est la forme prise par la méconnaissance de celui-ci.

Cette hypothèse est en continuité avec l'exégèse des « Dons des fées » (et du Spleen de PariS) : on a vu dans le poème en prose que le bénéficiaire du Don de plaire, dont la position sociale est la même que celle de la Beauté, se trouve être l'objet du désir collectif dans la mesure où la foule, d'abord, l'a maltraité et oublié. Elle est en continuité aussi avec la lecture de « La Muse vénale » : où le vulgaire désire la saltimbanque à proportion qu'il l'ignore et la martyrise. Elle est fidèle également au sens littéral de « Don Juan aux enfers » : où une statue, en effet, « un grand homme de pierre »2, contient en elle un cadavre vengeur. Cette symbolisation du commandeur explique que la Beauté haïsse le mouvement. Qu'elle vienne à bouger, comme lui, et découvrira-t-on son secret, qu'elle est une victime pétrifiée? Pareille question se justifie encore par les célébrations de la sculpture dans le Salon de 1859, où Baudelaire emploie à deux reprises, pour désigner la statue, une périphrase nommant le spectre, le retour du mort dans la pierre qui l'enferme :

Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s'empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre.

[...]

Quelle force prodigieuse l'Egypte, la Grèce, Michel-Ange, Coustou et quelques autres ont mise dans ces fantômes immobiles ! Quel regard dans ces yeux sans prunelle ! '

Une statue est un fantôme : un revenant c'est-à-dire un cadavre - donc une idole. « Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris » : ainsi les morts. Mais l'hypothèse que la Beauté, en tant que statue, est une victime transfigurée que les poètes, trop dociles, éblouis par la forme, ignorent, est fondée par l'image mise en valeur à la rime, du premier tercet :



Les poètes, devant mes grandes attitudes,

Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,

Consumeront leurs jours en d'austères études ;



Le mot « monument » a son sens ancien : tombeau destiné à rappeler le souvenir2. L'image du sphinx ne nous a pas trompés : l'énigme de l'origine de la Beauté est la même que celle du passage de l'animalité à l'humanité, dont le tombeau témoigne. L'incompris du sphinx, c'est qu'il comprend un cadavre, dont l'oubli et la transfiguration déterminent la société humaine, unie autour de lui. Le monument appelle le souvenir de la victime dont la découverte, sous la pierre, retire à la sculpture son charme. Odipe trouvant le mot de l'énigme renverse le monstre : notre hypothèse décelant derrière les séductions de la statue une victime inaperçue, « déplace les lignes » du poème, désenchante la docilité esthétique, et disqualifie la beauté au nom du mort qu'elle dissimule. Hypothèse guidée par l'esthétique, puisqu'elle satisfait le besoin intérieur au premier stade kierkegaardien de résoudre l'énigme. Mais hypothèse déjà éthique : moins préoccupée de l'harmonie que de la personne, sur la mort et l'oubli de laquelle s'édifie l'harmonie. Les « austères études » des poètes les divertissent du souvenir de la victime, de la violence subie, et les enivrent. « Comme la matière », est leur amour, en ce qu'il néglige la présence et lui préfère les apparences, et « muet », en ce qu'il laisse opérer le charme en taisant sa cause, ne disant rien du péché fondateur.



3. La Beauté, Fleur du meurtre



Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !



Qu'on traverse ces « miroirs », on verra la victime. Il y a du noir au fond de ces clartés, de la terreur au fond du rêve. L'Intelligible de la Beauté résorbe l'altérité de l'autre dans l'identité de la lumière. Que devient la personne, demandions-nous, quand elle se voue à l'esthétique ? Elle méconnaît la mort d'autrui dans l'illusion de l'éternel. Et que fait la Beauté à la personne ? Elle l'aliène, par la fascination de la violence dont elle provient.

Dans les dernières pages de Volupté, le roman qui appela Baudelaire à la mélancolie de sa vocation, Amaury conteste la légitimité de l'ambition poétique : « Le poète », dit-il, « qui bâtit un mausolée à l'endroit des premières grandes douleurs, risque trop souvent d'oublier l'âme dans le marbre du monument : l'idolâtrie pour la statue lui dérobe la cendre » '.



Dans Macbeth (où « L'Idéal », juste après « La Beauté », renvoie explicitemenT) Shakespeare fait dire au meurtrier terrifié par le spectre :



C'est du sang qu'il demande ! [...]

[...] On a vu des pierres

Bouger, et des arbres parler, et des augures

Démasquer [...]

L'assassin le moins soupçonnable,



Si les pierres bougeaient, la statue décèlerait la cendre de la victime oubliée. On a vu des pierres bouger : « Celles qu'on avait jetées sur la victime d'un meurtre »3. On comprend maintenant le vers énigmatique : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». La Beauté hait ce qui la menace : cette révélation de son origine par le mouvement du souvenir, ce rappel d'une lapidation sacrificielle comme fondement de la superstition esthétique, ce savoir amer qu'elle n'est que les pierres dont quelqu'un fut couvert, assassiné 4. Avancer l'idée qu'il y a un meurtre au fond de la Beauté, une lapidation dans la statue, c'est réfléchir à partir du poème plutôt que sur lui, sachant que cette hypothèse lui est étrangère - ou encore c'est lui être indocile. Mais qu'est-ce que cette docilité des poètes, sinon une forme de violence modelée sur leur idole, et donc l'attestation que celle-ci, originellement, tient à la violence? Les poètes, parce qu'ils ne feront pas d'objection à la Beauté, « Consumeront leurs jours » : ils se tueront, « en d'austères études » : en se conformant aux « attitudes » de leur modèle. La docilité, dilapidation du temps par imitation de l'Idéal, singerie de la maîtrise, entraînera la mort. Ainsi dans « Le Léthé », l'idolâtrie de la courtisane devient abdication suicidaire :



A mon destin, désormais mon délice.

J'obéirai comme un prédestiné;

Martyr docile, innocent condamné,

Dont la ferveur attise le supplice, '



Si donc reproduire les « attitudes » de la Beauté - son stoïcisme sans amour, son dédain sans émotion, sa haine sans chaleur : la posture du dandy selon Baudelaire - équivaut à se tuer, on peut en induire qu'il y a, nourrissant cette puissance de mort, dans l'idole une mort constitutive. D'où viendrait que la docilité du disciple fût un suicide, sa postulation esthétique une autodestruction, si la maîtrise de son modèle ne procédait d'une mise à mort ? Bien que l'hypothèse du meurtre fondateur ne puisse se déduire de la littéralité du texte, seule elle rend compte de ce fait, que Pierre-Georges Castex a montré, que la Beauté est une « fleur du mal »2. Victime transfigurée en déesse dont le prestige répand la mort : devant les regards de ses émules obnubilés, la Beauté est le premier venu des « Dons des fées », qui reçoit le Don de plaire parce qu'on l'a sacrifié. Le pierres que l'enfant poète hérite de son père carrier, voici leur rôle : lapider autrui pour en dresser la statue. L'hypothèse rend compréhensibles plusieurs passages des Fleurs du Mal.

Dans « La Chevelure », ce sont des pierres, même si précieuses, que le poète lance à la tête de sa maîtresse pour que renaisse le désir :



Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

Sèmera le rubis, la perle et le saphir.

Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !



Expliquons de même que des cailloux, dans « Une charogne », cernent le cadavre :



Au détour d'un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,



Précieuses ou non, et chargées ou non d'autres valeurs symboliques, toutes ces pierres édifient le rêve de la souveraineté du moi aux dépens de l'autre, construisent le monument de l'esthétique réifiant autrui. Le rôle du poète esthéticien n'est pas seulement de représenter par la sculpture la stabilité sociale, il est originellement celui, que l'éthicien indocile aperçoit, de lancer des pierres sur des victimes : comme on jette des mots sur la page, comme le docteur lance ses discours dans « Châtiment de l'orgueil ». Dans « Le Vin de l'assassin », c'est par lapidation que l'ivrogne - figure de l'artiste - se débarrasse de sa femme, et les pierres du puits lui serviront à oublier son meurtre :



Je l'ai jetée au fond d'un puits.

Et j'ai même poussé sur elle

Tous les pavés de la margelle.

- Je l'oublierai si je le puis !



Dans « Remords posthume », le « monument construit en marbre noir » est une métaphore de l'ouvre poétique. Sous la pierre sacrificielle de l'ouvre dressée sur la cendre d'autrui, l'idole est l'innocente martyrisée :



Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,

Empêchera ton cour de battre et de vouloir,

Et tes pieds de courir leur course aventureuse,



Le crime, dans « Hymne à la Beauté », est l'attribut majeur de l'idole : « Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ». Mais les criminels sont les idolâtres, dont l'ouvre, selon « Le Couvercle », est un opéra bouffe « Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ». C'est derrière la Beauté, dans « Le Masque », que pleure une victime : la face de la statue, « qui ment », dissimule la personne qu'elle martyrise. Et dans « A une Madone », la forme et la sculpture sont les conséquences d'une persécution, les épipha-nies magiques d'un sacrifice d'autrui,



Où tu te dresseras. Statue émerveillée.



Que la pensée du crime - du péché originel - n'apparaisse pas littéralement dans « La Beauté », n'a plus d'importance : elle permet de relier des images sans rapport apparent, de comprendre la juxtaposition du sonnet à « Châtiment de l'orgueil », et elle va servir à expliquer d'autres textes. Et n'est-ce pas cette pensée, tue comme un remords, prochaine sous le glacis des mots, qui donne au sonnet, menacé par elle, cette raideur compassée, ce son creux d'ennuyeux coquillage, comme si Baudelaire, s'obligeant à l'harmonie, empruntant un rôle, en vérité s'absentait - pour l'écouter ?








Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.



Charles Baudelaire
(1821 - 1867)
 
  Charles Baudelaire - Portrait  
 
Portrait de Charles Baudelaire


Biographie

Charles Baudelaire, né à Paris en 1821, a six ans lorsqu'il perd son père, un peintre fantasque et cultivé, ancien prêtre assermenté. Sa mère se remarie avec le futur général Aupick, union que l'enfant qui rêve, de Lyon à Paris, au gré des garnisons, en de tristes internats, d'être « tantôt pape, tantôt comédien », accepte mal. Reçu au baccalauréat, tandis que son beau-père est nommé général de br

RepÈres biographiques


mobile-img