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Auguste Barbier



Iambes, la reine du monde - Poéme


Poéme / Poémes d'Auguste Barbier





Ô puissant Gutenberg! Germain de bonne race

Dont le mâle et hardi cerveau

De l' antique univers a rajeuni la face

Par un prodige tout nouveau;

Lorsqu' aux rives du Rhin, dans une nuit ardente,

Amant d' une divinité,

Tu pressas sur ton sein la poitrine fervente

De l' immortelle liberté,

Tu crus sincèrement que cette femme austère

Enfanterait quelque beau jour

Un être sans défaut qui, semblable à sa mère,

Du monde entier serait l' amour;

Et tu t' en fus, vieillard, te reposer à l' ombre

De l' éternel cyprès des morts,

Comme un bon ouvrier s' endort dans la nuit sombre,

Sans trouble aucun et sans remords.



Hélas! Quelle que fût la sublime espérance

Dont s' enivra ton noble orgueil,

L' espoir qui de la mort t' allégea la souffrance

Et te berça dans le cercueil;

Le chaste embrassement d' une céleste femme

Ne t' a point fait l' égal des dieux,

Et tu n' as pas versé dans l' oeuvre de ton âme

Le sang pur des enfants des cieux:

Car tel est le destin de la nature humaine

Qu' il n' en sort rien de vraiment bon,

Et que l' âme ici bas la plus blanche et sereine

Toujours conserve du limon.



Il est vrai que l' aspect de ta fille immortelle

Tout d' abord vous ravit les yeux;

Son noble front tourné vers la voûte éternelle

Et reflétant les plus beaux feux;

La splendeur de sa voix plus rapide et profonde

Que la vaste rumeur des flots,

Et comme une ceinture enveloppant le monde

Dans le bruit de ses mille échos;

Le spectacle divin des sombres injustices,

Devant son visage en courroux,

Brisant les instruments des horribles supplices,

La hache et les sanglants verroux;

L' harmonieux concert des villes et des plaines

Célébrant ses dons précieux,

Et le choeur des beaux-arts et des sciences vaines

Chantant la paix fille des cieux:

Tout en elle vous charme et vous remplit d' ivresse,

Et retrouvant l' antique ardeur,

Comme un fougueux coursier, d' amour et de tendresse

Quatre fois bondit votre coeur;

Et chacun de bénir la jeune créature

Et l' heure où, plein d' un grand désir,

Tu fis, ô Gutenberg! à la race future

Le don d' un sublime avenir.



Mais si, pour contempler de plus près ton ouvrage,

Pour voir ta fille en son entier,

L' on ose séparer les plis de son corsage,

Ouvrir sa robe jusqu' au pied;

Alors, alors, grand dieu! Ce corps aux belles formes

Ne présente plus aux regards

Qu' une croupe allongée en reptiles informes,

Un faisceau de monstres hagards.

Et l' on voit là des chiens aux mâchoires saignantes,

Aux redoutables aboiements,

Souffler sur les cités les discordes brûlantes,

La guerre et ses emportements;

On voit de vils serpents étouffer le génie

Prêt à prendre son vaste essor,

La bave du mensonge et de la calomnie

Verdir le front de l' aigle mort;

Puis des dragons infects et des goules actives,

Pour de l' or, broyant et tordant

Le coeur tendre et sacré des familles plaintives

Sous l' infâme acier de leur dent;

Le troupeau corrupteur des passions obscures

Souillant tout, et vivant enfin

Du pur sang écoulé des cent mille blessures

Par lui faites au genre humain.

Quel spectacle! Ah! Soudain reculant à la vue

De tant de maux désordonnés,

Gutenberg, Gutenberg! Stupéfait, l' âme émue,

Les pieds l' un à l' autre enchaînés,

Plus d' un fier citoyen de sa brune paupière

Sent tomber des pleurs à longs flots,

Et dans ses froides mains plongeant sa tête entière,

Étouffe de profonds sanglots.



Alors, alors, souvent accusant d' injustice

La nature et son dieu fatal,

Et les blâmant tous deux de t' avoir fait complice

Des noirs épanchements du mal,

Plus d' un grand coeur regrette, en sa douleur extrême,

Ton amour pour la liberté:

Et l' on va, Gutenberg, jusques à crier même:

Que n' as-tu jamais existé!

Septembre .

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Auguste Barbier
(1805 - 1882)
 
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