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Métamorphoses


Poésie / Poémes d'André Malraux





La reproduction nous distribuait toutes les formes de la terre, mais il n'allait pas de soi que notre époque dût s'en soucier, pousser sa passion jusqu'à l'Océanie et à la préhistoire. Les Chinois inventèrent la poudre et l'employèrent aux feux d'artifice ; pourquoi n'aurions-nous pas employé exclusivement la photogravure, à reproduire des pin-up ? Pourtant, l'avidité qui nous fait demander à la télévision toutes les images, comment ne pas la lier à la résurrection de tous les arts de l'histoire, de tous les arts sans histoire ? Pas seulement des arts plastiques ; mais le disque, le classique de poche, touchent trois millénaires (mais souvent, si peu !), alors que la sculpture s'enfonce dans le temps jusqu'aux glaciations, dans l'espace jusqu'à la sauvagerie.



Rien ne nous transmet la métamorphose avec autant de force que les ouvres d'art, parce que ni la culture sumérienne, ni même l'épopée de Gilgamesh (que nous lisons dans une traductioN) ne nous requièrent au même degré que les statues de Goudéa. Pas même la profonde rumeur qui les accompagne : la métamorphose de la religion.



Le XVIIIe siècle avait transformé le christianisme en superstitions ; le XIXe l'avait transformé en morale. On découvre la sculpture gothique vers 1860 ; le romantisme n'avait découvert que l'architecture. On découvrira les grands siècles chrétiens, comme la littérature, « en remontant », avec l'aide de l'art, de l'archéologie, de l'ethnographie, de la poussée sans nom qui exhume le sacré comme la Renaissance exhuma sa beauté platonicienne. Les fureurs suscitées pat la Vie de Jésus (celles de ses amis comme de ses adversaireS) nous éberluent. « Ecartons d'abord tout surnaturel », écrit Renan jusqu'à la fin de sa vie. Bonne méthode, pour comprendre l'art égyptien, Le Livre des morts, l'épopée de Gilgamesh et même L'Orestie... Les mystères sont discrets, les miracles aussi : le Christ a peut-être un peu ressuscité ? L'Occident gêné, concède à Dostoïevski un génie d'énergumène, tient le Bouddha de Schopenhauer pour un oncle de Zarathoustra. Un écrivain londonien ou parisien qui déclarerait que la foi est l'âme d'une religion dont la morale est à peine le corps, et que le sacré est d'abord le Tout-Autre (selon la définition de Rudolf Otto en 1917, car l'idée de sacré n'était pas isolée il y a cent anS), cet écrivain resterait inintelligible. Nous avons redécouvert les grands siècles chrétiens sous le christianisme moraliste du XIXe, comme le tympan roman d'Autun sous les stucs jésuites ; mais nous entendons la voix de Chartres comme celle de Memphis : non comme le balbutiement de la nôtres comme la voix d'un autre imaginaire.

Métamorphose parente de celle des arts plutôt que de celle des lettres, mais qui éclaire la seconde. Le Musée Imaginaire n'exige pas de traducteurs ; l'imprimé annexe une partie de l'oral (c'est par l'imprimé, que nous sont transmis L'Iliade, Shakespeare, MolièrE), de la même façon que la fiction imprimée semble annexer le vaste domaine de vie et de sagesse qu'on avait appelé littérature. Et il est significatif que la bibliothèque ait été changée par le genre qui supporte le mieux la traduction.

Avec les formes lointaines ou disparues, depuis Sumer jusqu'à l'Afrique noire, en passant par les hautes époques de l'Asie, le Musée Imaginaire nous propose les mythes auxquels nous ne nous rattachons pas ; alors que la bibliothèque, avec les Anciens, avec les ouvres médiévales, nous apporte les mythes auxquels nous nous rattachons. Comparée au musée, cette bibliothèque semble petite. Non que nous exigions qu'elle emplisse l'histoire ; mais à quoi tient qu'elle ne l'emplisse point ? Les langues ne nous semblent pas seules en cause. Le seraient-elles, que les limites auxquelles les idiomes astreignent leur art majeur, comparées à l'universalité des formes, nous intrigueraient, nous retiendraient.



La résurrection de l'art des hautes époques par la sculpture, impliquait une foisonnante résurrection d'ceuvres religieuses, l'art de ces époques étant presque exclusivement religieux. En revanche, ni Gilgamesh, ni le Rig-Veda, ni le Popol-Vuh ne se délivrent de l'archéologie. Quelle épopée avons-nous ajoutée à Homère ? Israël, l'antiquité, exercent sur nous une complicité formatrice qui, à la rigueur, franchit la barrière de la langue. Alors que la Bhagavad-Gita reste en Occident pâture de spécialistes, même dans la traduction de Gandhi. Pas un mythe de l'Inde ou de la Chine ne vit pour nous à l'égal de Tristan, pas même la vie du Bouddha, pourtant sublime. Nous croyons que Saadi fut un rival de Keats, alors qu'il fut un rival de La Fontaine : sa gloire vient de nos poètes, non de ses poèmes. Villon n'est pas moins présent que la Pietà d'Avignon ; et Virgile ou Keats, dans l'original. Mais il ne faut pas remonter trop haut... Nous connaissons les limites de tout Musée Imaginaire de la littérature - à l'époque où celui de la sculpture annexe la terre.

Il y a cent ans, les statues de l'Ancien Empire étaient aussi muettes, archéologiques, documentaires, que Le Livre des morts. L'universalité que nous accordons au monde de l'art c'est nous qui l'avons découverte. La littérature la suit à la traîne. La diffusion des photos des Classiques de poche égale pourtant celle du Musée Imaginaire. Mais il n'y a pas de commune mesure entre l'interrogation de la Grande Chanteuse sumérienne et celle de Gilgamesh, entre celle d'un fétiche et d'un chant africain, celle du Musée Imaginaire et de la bibliothèque. L'interrogation posée par le discours suggère toujours des réponses ; l'Apologie de Pascal eût été plus affirmative que les Pensées. On tenait le monde des images pour plus concret que celui des mots ; mais si une forme est évidemment concrète, la multiplicité des formes - notamment celles de l'art - devient aussi peu concrète que la musique, sans réponse comme elle, parce qu'aussi prête à s'accorder au mystère, dans un monde - l'art, la musique - qui devient son propre objet, dissout cet accord. L'un de nos textes s'adresse à l'insondable avec l'accent du Musée Imaginaire : le Livre de Job. C'est le seul. Alors que ce Musée Imaginaire, au moins jusqu'à l'époque romane, prolonge et multiplie ses échos de caverne, dans une inépuisable réciprocité. Nourrie par l'irrationnel, l'inconscient, le secret, l'énigme, car pendant des millénaires, les arts plastiques ont représenté ce que nul n'avait vu, ce que nul ne verrait que par eux : les dieux.



L'analogie de la révolution de la bibliothèque avec celle du musée commence à la diffusion des ouvres. D'une part, le Musée Imaginaire, les reproductions en couleurs ; de l'autre, les Bibliothèques de la Pléiade, les Classiques de poche, dans chaque grande langue de culture. Cette diffusion a lieu, une fois de plus, « en remontant » : La Princesse de Clèves trouve dans La Porte étroite une actualité, comme Villon chez Verlaine, tels primitifs chez Gauguin. Or, le noyau moderne autour duquel vont proliférer Classiques de poche et auteurs de Pléiades, est fait de romans. Si Victor Hugo tend par son seul génie à dresser Juvénal contre Virgile, aucun Balzac n'opposera le Satiricon à Théagène et Chariclée : ces deux ouvres conserveront leurs places respectives et mineures, car le roman ancien n'existe pas, bien que les Anciens aient raconté des histoires. Les tableaux de la Renaissance italienne seraient sans doute différents, s'ils n'avaient trouvé leur ferment lorsqu'on exhuma les antiques blanches et sans regard ; la bibliothèque contemporaine serait sans doute différente, si la métamorphose des Anciens n'avait été enveloppée par un genre littéraire, et surtout un domaine mental, qu'ils avaient quasiment ignoré.

Le rôle ordonnateur joué par le présent dans notre révolution est si grand, que nous attachons autant d'importance à la mutation de notre littérature depuis 1917, qu'à l'effacement des études latines. Pourtant, quels amis, aujourd'hui, seraient prêts à s'empoigner parce que l'un d'eux vient de dire : « L'antiquité, c'est le pain des professeurs ! », dans une réunion où l'on discutait librement, dix minutes plus tôt, du Christ et de la République ? La bibliothèque de chevet des sacrilèges Goncourt rassemblait encore Eschyle, Cicéron, Aristophane, Pétrone, Anacréon. Ni Virgile, ni Juvénal. (Choix original pourtant, car le maître chéri n'était pas Virgile, mais Horace...) La fin du primat des Anciens ne fut pas un événement parce qu'elle fit négliger Horace, mais parce qu'elle subordonna la tradition linéaire au pluralisme européen ; subordination que le règne du roman rendra irréversible. Les classiques de Sainte-Beuve, en devenant les Classiques de poche, remplacent Tibulle par Keats, Horace par Dostoïevski. En outre, cette tradition linéaire ne trouve pas dans la bibliothèque la force qu'elle trouve au musée. Plus habile que la reine de Navarre et Mme de Scudéry, Stendhal ne l'est pas plus que Voltaire ; Hemingway, pas plus que Stendhal. La bibliothèque ne ressuscite pas ses primitifs, et n'annexe pas ses sauvages.



Les hymnes védiques auraient-elles pu devenir des ouvres d'art, présentes pour nous de la même façon que les statues de Chartres ? On y pense, lorsqu'un traducteur de talent, archaïsant systématiquement sa traduction, fait de quelques passages des Prophètes, des versets claudé-liens ; et même lorsque Leconte de Lisle appelle Clytemnestre, Klytem-nestra. Peine perdue. Un grand texte poétique ou religieux traduit nous semble amputé : les poèmes traduits perdent ce qui les constituait poèmes. Même dans leur propre langue. « Rédigeons autrement » Booz endormi, Le Balcon, voire des poèmes en prose de Baudelaire. Ce n'est pas assez de dire qu'ils deviennent prose, puisque L'Étranger du Spleen de Paris n'est pas en vers : ils deviennent langage, se réduisent à leur sens. Écoutons Recueillement, lu comme un article de journal, par un lecteur étranger à la poésie, la main en cornet sur l'oreille : « Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche... » comme s'il attirait l'attention. Le poème, conquis sur le langage, est rendu au néant par l'intonation « réaliste ». Raconté et non récité, il change d'englobant. De même, une littérature religieuse séparée de l'englobant qu'elle devait à sa religion disparue - et à sa langue - ne transmet plus que la part rationnelle, narrative, de son sens. Les missionnaires s'épuisent à faire comprendre que les Paraboles ne sont pas des historiettes. La métamorphose, qui transforme en art l'expression plastique du sacré, transforme en discours son expression littéraire. Les sculptures des hautes époques se rejoignent dans la déformation sacrée, et leurs littératures traduites, dans l'exposé profane...

La faible action de la littérature primitive sur nous vient d'abord du schématisme commun à la sculpture primitive et aux arts plastiques modernes - alors que les poèmes primitifs sont très longs, mais les poèmes modernes sont courts. Ils ne nous apportent pas la même ère de l'humanité. Malgré les tragiques grecs, malgré les Elisabéthains, l'écrit suggère une présence de la conscience, alors que le Musée Imaginaire nous livre l'homme inconnu, enchanteur, possédé. La prise de l'écrivain sur ce qui lui échappe, êtres ou destin, si manifeste dans le roman, nous la retrouvons jusque dans la trilogie de Shakespeare (Hamlet, Mesure pour mesure, La TempêtE) et celle d'Eschyle ; il y a du Molière et du Montaigne dans tout écrivain. Un Musée de la sculpture profane du sacré - bien que la plupart de ses figurines provinssent des tombes - ressemblerait au théâtre, plus qu'au vrai musée et à ses dieux capturés. Nous appelons littérature les écrits dont la métamorphose trouve la raison d'être en eux-mêmes, ou dans la rivalité avec d'autres. Elle le fait pour Sophocle, pour Eschyle - pas au-delà d'Homère. Même indéchiffrée, l'écriture est dialogue. L'image, comme la musique, ne nous transmet parfois que la louange, ou l'inconnu. Quelle écriture, fût-elle idéographique, nous interrogerait comme les bisons de la préhistoire ?



L'échange horizontal entre les Européens (Nerval, Vigny, Baudelaire, Mallarmé, sont traducteurS), substitué à l'échange vertical avec les Anciens, la conscience du fait poétique lié au fait pictural, amenèrent l'abandon du discours et de la narration. Le grand poète se confond de moins en moins avec son ouvre, de plus en plus avec son mythe. On a vu dans Les Fleurs du mal, un recueil d'autant plus romantique, qu'il cherche parfois son action dans l'insistance sur le matériel romantique, le triomphe de la tête de mort sur la houlette ; mais du Balcon au Jet d'eau, notre Baudelaire mythique n'a pas écrit les vers qui composent réellement Les Fleurs du mal, il est l'auteur d'un recueil dont toutes les strophes seraient dignes de la fin du Recueillement, de « Et tes pieds s endormaient dans mes mains fraternelles... ». Recueil d'où les crapauds imprévus et les froids limaçons auraient disparu, et où je ne suis pas assuré que figurerait Une charogne, sauf par sa fin. Quoi de commun entre le mythe du Pauvre Lélian, poète génial des Ariettes oubliées, et le fatras des ouvres complètes de Verlaine ? La poésie semble hériter innocemment la Bibliothèque du romantisme ; mais poésie et peinture deviennent leur propre imaginaire. On mêle des poèmes courts (Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, strophes de VignY) à des ouvres étendues - comme les peintres commencent à égaler des natures-mortes aux « grandes machines ». Entre Leconte de Lisle et Apollinaire, qui, publiera un long poème ? Le poème court conquiert invi-siblement la poésie française du passé : l'anthologie est née.



Comparer celle de Crépet à laquelle participa Baudelaire, avec la Bibliothèque Elzévirienne qui la précédait, fait rêver. Le monde-de-poésie qui hante les poètes devient cette Anthologie ou une autre, bien plus que Phèdre ou La Légende des siècles. Echantillonnage, palmarès, métamorphose ? La Belle Vieille allégorise un Maynard dont les poèmes ressembleraient à celui-là. Maints poèmes légitimement illustres transfigurent les poètes mineurs. Ils semblent soumis à l'idéal de perfection, que souvent ils écartaient. La réduction d'un long poème à une courte pièce en fait un objet littéraire : Souvenir de Musset, Olympio, deviennent raciniens. Comme l'agrandissement photographique rend expressionnistes les détails, le fragment rend classique la poésie. Alors qu'elle en romantise les sentiments. Quel accent remplacerait la nostalgie ?... L'anthologie ne devient pourtant ni romantique, ni classique. Pré-symboliste ? Si, les licornes écartées, la première école qui ne se définisse pas par une doctrine mais par des admirations communes, n'aspire-t-elle pas à l'anthologie, que les poètes admirés semblent continuer - si la naissance de l'anthologie n'avait contribué à la former ? Depuis des siècles, la poésie était réponse, quelle que fût la question ; elle devient question, quelle que soit la réponse.

Pour que chacun la pressentît, il suffit qu'on cessât de voir en elle l'héritière des Morceaux choisis, qu'elle allait détruire. Ils se proclamaient des produits de l'Histoire. Chaque siècle avait produit ses poèmes et ses tableaux comme chaque pommier ses pommes, le génie de Villon était tombé des gibets, et celui de Mallarmé, des éventails.

Distinguons les poètes qui proclament ce que doit être la poésie, depuis Boileau jusqu'aux surréalistes, de ceux qui s'interrogent sur ce qu'elle est - son essence, disait Mallarmé. L'anthologie n'est pas moins insidieuse qu'Un coup de dés... Dans un siècle qui admire simultanément Cendrars, Apollinaire, Péguy et Saint-John Perse, ou Claudel et Valéry, ou tous ces poètes et des surréalistes, tout système de poésie se heurte à la banale évidence que nous admirons aussi Villon, Ronsard, les classiques, Victor Hugo, Baudelaire, la poésie moderne - en un mot : l'anthologie. Le lecteur ne répond pas par une définition, mais par une expérience ; car cette expérience est antérieure à la question, qui, sans elle, ne se poserait pas. Aux yeux d'un adolescent, l'énigmatique unité de l'anthologie se joue des doctrines, parce que ses camarades et lui la tiennent dans leur main... Heureusement, car l'autodéfense de l'anthologie demande attention. Dès Crépet, nous l'avons vue présenter les spécimens des meilleurs produits de l'époque. Voici quelques Grands Rhétoriqueurs, et Desportes, Dorât, Lebrun, voire Victor de Laprade. Le lecteur passe outre : l'imprimerie est loin de suffire à assurer la présence d'une ouvre. Cet échantillonnage historique ne résout rien, puisqu'il disparaît lorsque l'anthologie populaire trouve ses cinq cent mille lecteurs ; et qu'elle ne les trouve pas en ramenant la poésie française à l'unité (de la poésie pure, sentimentale, éloquente, fantastiquE), mais en acceptant son énigme fondamentale : comment sommes-nous atteints à la fois par Villon, Racine, Hugo, Rimbaud, Mallarmé ? Nous connaissons par Victor Hugo la liste de ses élus. Homère, Eschyle ; Job, Isaïe, Ézéchiel ; Lucrèce, Tacite ; saint Jean, saint Paul ; Dante ; Rabelais, Cervantes, Shakespeare. Il s'arrête là. En face de cette énumération cohérente, presque symbolique, allons-nous lire la nôtre comme une liste de bibelots, ou comprendre qu'elle n'est pas moins un symbole, car la pluralité de la poésie se symbolise précisément par elle ? L'anthologie n'est ni permanente ni épisodique, mais parente éloignée du musée. Elle s'est imposée lorsque la poésie apporta le mystère que le romantisme ne suffit pas à éclaircir. Et dont nous ne nous sommes nullement défaits. Dresser la liste des vingt romans que nous emporterions dans notre île déserte est un jeu traditionnel, mais il faut en serrer beaucoup les règles, pour ne pas emporter Robinson, Le Rouge et le Noir, Les Possédés, le plus simplement du monde, comme des ouvres de nature différente. Alors que les poèmes qui nous habitent ne sont pas seulement des ouvres différentes, qu'ils n'obéissent pas à un pluralisme de hasard, mais forment une constellation. Quel rapport concevoir entre Racine et ce que nous appelons l'anthologie ? Boileau lisait Villon avec indulgence, non avec admiration. Horace était beaucoup plus présent pour lui, et il eût aisément expliqué cette présence. Quel présomptueux se ferait fort de désigner à coup sûr les Phares de Baudelaire, s'il devait en remplacer les peintres par des poètes ? Et comment tenter même de l'entreprendre sans rencontrer la métamorphose, sans savoir que nous lisons Villon comme nous regardons Fouquet ?

La métamorphose de la poésie, pendant qu'elle passe des trois gros volumes de Crépet à nos minces anthologies populaires, pose la même ambiguïté que le Musée Imaginaire : les deux tiers de ces anthologies si différentes sont communs à toutes. Gide croit son choix guidé par la mélodie des vers, mais il choisit en majorité des poèmes retenus par ses prédécesseurs dont le critère est différent ; ou par Eluard, qui ne se référera qu'à lui-même. Cette part commune n'est pas gouvernée par une esthétique, mais au contraire par un empirisme ; comme si chaque poème avait surmonté l'épreuve de sa présence : comme si son juge était l'anthologie elle-même.

Il est étrange (et cela tient sans doute au poids académique et bourgeois qui pèse sur le Second EmpirE) que l'on ait accepté si longtemps l'unité du XIXe siècle, dont le couteau de Jeannot devient aujourd'hui l'emblème. Jeannot fait changer la lame de son couteau, qui est faussée ; un peu plus tard, le manche, qui s'est brisé. Il ne reste donc rien du couteau primitif. Le XIXe siècle, ce sont les grands romantiques ; puis leurs épigones, puis leurs pasticheurs. Ce qui maintient la fiction du couteau. Après 1860, les poncifs restent les poncifs romantiques, et il ne naît d'autre école, qu'un Parnasse sans postérité. Le divorce, ou plutôt la rupture, vient évidemment de Baudelaire. Si l'on s'en est avisé tard, même lui, c'est que cette rupture fut moins affirmative, qu'interrogative. Ses prédécesseurs croyaient préméditer ce qu'ils entreprenaient, ce qu'ils voulaient écrire. Et Dieu sait si Baudelaire, après Edgar Poe, s'en glorifie ! Or, il éprouve la poésie comme une aventure, nullement comme l'opération qu'il décrit. Même si nous écartons le jeu fasciné qu'il joue avec la mort, où il pressent parfois l'enjeu décisif du poème, nous ne pouvons écarter sa résolution de soumettre la poussée de l'éloquence ou les suggestions de la forme, à l'attirance de l'inconnu :



C'est un ange qui tient de ses doigts magnétiques...



Il choie ce que refusent avec indignation ses contemporains, Gautier, Banville, les Parnassiens. Il interroge à mi-voix son langage intérieur, et la strophe qu'il va écrire rejoindra la poésie baudelairienne, comme le poème rejoint l'anthologie...

À la fin du siècle, toute la poésie devient anthologique, fragmentaire, libérée du discours même hugolien. Théophile Gautier peut rester un précurseur de Baudelaire, Baudelaire n'est certainement plus un épigone de Gautier. Il a partagé avec son aîné - lui a dû, peut-être - le goût d'un matériel macabre et goyesque qui s'efface avec le siècle, devant un insensible bouleversement où les oppositions d'école ne sont pas plus en cause, qu'entre le Portail de Chartres et les tombeaux des Médicis. Michel-Ange, Baudelaire, déplacent la mort - en sens inverse. Lorsque Baudelaire chuchote que les artistes



N'ont qu 'un espoir, étrange et sombre capitole.

C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,

Fera s 'épanouir les fleurs de leur cerveau ! croit-on qu'il console Millevoye ? Mourir ne suffit pas pour devenir génial, mais aux yeux de Baudelaire, la métamorphose par la mort jette les autres aux défroques, parce qu'elle est métamorphose et non postérité.

La profondeur intermittente dont son art offre tant d'exemples impose la fécondité de la mort. Parfois il ne croit qu'à elle. Il reconnaît impatiemment quelques gros génies, que gonfle même la vie... Il les admire avec indifférence. On le croit leur disciple, par le malentendu qui mêle alors la secte, la bohème et l'Histoire - le pittoresque et Missolonghi, en attendant l'Arc de Triomphe. Car Baudelaire changé en Victor Hugo eût été aussi déconcerté qu'en Virgile ou Homère. Qu'eût-il fait au Sénat ? Le poète vit parmi des complices en poésie, et devient - quand il plaît à Dieu - ce qu'il est. Peu importe qu'il se veuille, en outre, un original ; à la secte qu'il incarne, il apporte son prophète, son héros, son martyr et son mytiie.

Une mutation d'imaginaire se produit aussi en peinture. Au conflit du théâtre avec le roman succède un conflit plus subtil qu'entre le théâtral et la réalité. Le romantisme, notamment sur la scène, déploie avec complaisance ses capes et ses épées. On trouve des oripeaux dans Les Fleurs du mal, dans la première Tentation ? On en trouvait ailleurs. Mais où trouvait-on cette densité qui ne se réclame que d'elle-même, qui appellera Mallarmé comme Rimbaud, peu faits pour s'entendre, sinon par le génie ? Le siècle reconnaîtra en Baudelaire leur prédécesseur lorsqu'il cessera de le tenir pour le successeur des gilets rouges et de Murger ; lorsqu'il comprendra qu'à des rivalités de décors se substitue une nouvelle nature de la poésie, la conscience encore incertaine de la densité que Manet trouve chez Goya, il ne la trouverait pas plus chez Rubens que Baudelaire chez Hugo. Attribuerons-nous au seul hasard, que depuis plus d'un siècle, l'Occident admire à la fois Les Fleurs du mal et Madame Bovary, publiés la même année, et que seule cette densité rapproche ? Baudelaire disait que l'on reconnaissait toute vraie poésie, harnachée ou non de catafalques, à la métamorphose que lui dispensait la mort ; mais après 1860, le siècle même devenait l'objet de cette métamorphose-là.



Ne nous hâtons pas de confondre Mai 1968 avec Mai 1868. Refusons néanmoins de confondre 1868 (entre la mort de Baudelaire et l'arrivée de Rimbaud...) avec les vingt ans qui le précèdent. D'une part, comme dans le roman, la littérature poursuit sa petite vie. « La jeunesse n'admire qu'un fou sadique, un sodomite, un assassin », déplorera Goncourt. Leconte de Lisle, Heredia, ne sont ni fous ni assassins, ils sont bibliothécaires. Lorsqu'on avait dit des romantiques qu'ils faisaient de la poésie une religion, on avait voulu dire qu'ils l'admiraient par-dessus tout, en faisaient une valeur suprême ; pour les jeunes poètes qui se reconnaissent dans ce « fou sadique », Baudelaire, la poésie n'est pas une religion, mais elle est une foi. Et devient ce que nous appelons poésie, lorsqu'elle devient foi, parce au elle devient foi inconnue, opposant ainsi le mystère au discours.

L'Evangile dit admirablement que le Christ est un Compagnon, Je doute que Victor Hugo ait beaucoup parlé à Jésus ; il le confondait avec le ciel constellé, quand « une immense bonté tombait du firmament ». Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, quel ascétisme entre dans la poésie avec ces trois extravagants ? Leurs prédécesseurs en confidences, leurs successeurs en prédication font figure de rhétoriciens. Que, pour parler de mystique, Claudel fasse appel à Rimbaud ; que nous nous efforcions de comprendre la foi du poète des Litanies de Satan ; que Verlaine se remette à Jésus, mérite au moins l'attention. Surtout si nous retenons que ces génies peu esdiètes n'ont mis aucune valeur suprême au-dessus de la poésie - non des vers, mais de cette création où l'insaisissable que poursuit l'homme se saisit à tâtons. Création où ils rejoignent Mallarmé qui cette fois les dévoile, parce qu'avec lui, la poésie du secret n'est pas celle d'un secret divin.

La relation entre le poète et le poème est devenue plus proche de celle du peintre avec le tableau, que du grand romantique avec l'écriture. Hugo se conçoit comme une voix. Il transcrit. Tandis que le Mallarmé des derniers sonnets, comme un peintre, entreprend une opération -rendue inintelligible par le vocabulaire hérité du Parnasse. « - Après Hugo, déclare Leconte de Lisle, il ne restait que les grandes légendes de l'Inde dans lesquelles j'ai tenté de m'incarner... » Mallarmé ne s'incarne ni en racontant la bataille d'Actium, ni en la peignant sur émail : il la délivre de son sujet :



Victorieusement fui le suicide beau !

Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !



Le sonnet que consacre à Antoine et Cléopâtre, Heredia, pour qui la poésie est un art descriptif, se rapporte aux autres sonnets des Trophées, illustre avec eux la légende des siècles :



Et sur elle courbé, l'ardent imperator

Vit dans ses larges yeux étoiles de points d'or.

Toute une mer immense où fuyaient des galères.



Celui de Mallarmé n'est pas une description mais une allusion ; une énigme, puisque le poète en supprime le titre et les noms des personnages. Comme les cristaux ne tirent pas leur forme d'un modèle, mais l'atteignent par leur point de saturation, Mallarmé tire son poème de sa densité. Il ne se rapporte pas à d'autres tableaux d'histoire, mais à d'autres cristaux, les Tombeaux par exemple. Pensons au Toast funèbre. Alors que Victor Hugo élève sa lamentation de prophète, aujourd'hui dans toutes les mémoires :



Les chevaux de la mort commencent à hennir...



Mallarmé ne parle qu'à la limite de la voix :



...Et l'avare silence et la massive nuit.



Au-delà, commence Un coup de dés jamais n 'abolira le hasard... La création poétique est devenue son propre imaginaire.

Ceux que les Français nomment décadents ou symbolistes, les Anglais les qualifient d'esthètes. Nos poètes bafouillent pour définir des écoles parce qu'en fait, elles ne se définissent plus par des doctrines, mais par la communauté des maîtres : sera symboliste quiconque se réclamera des Poètes maudits sacrés par Verlaine et par Huysmans. La poésie sait qu'elle n'a plus d'écoles. Pressent-elle qu'elle annonce la poésie d'un autre monde ? Du moins est-elle consciente de sa part d'énigme - de ce qu'elle devient la poésie moderne au sens où l'on parle de peinture moderne.

Baudelaire est mort atrocement, Verlaine n'est plus un vivant, il ne reste de Rimbaud que des mythes contradictoires. Mais les clochards tiennent des conférences à Budapest, comme l'impressionnisme joue, en Amérique, une partie qui sera bientôt une conquête. L'audience de cette poésie confidentielle est internationale. On parle tantôt d'un nouveau public, tantôt d'anti-public : ces missionnaires hétéroclites vont essaimer jusqu'au Japon. En dénouant de plus en plus, jusqu'à la rupture, le lien que l'on croyait établi depuis des siècles entre luxe et rêve.

À la fin du XIXe, ce qui ne se réclame pas de la réalité se réclame d'une féerie dont la confusion orientée mêle les préraphaélites et Pisanello, Venise et Trébizonde. Ses accessoires nous semblent ceux du rêve séculaire, alors que ni le romantisme, même vénitien, ni le classicisme, ne l'avaient connu ; c'était l'Hérodiade de Mallarmé mise en scène par Gustave Moreau. Pourtant, lorsque Gustave Moreau peint Hérodiade et Salomé, Mallarmé demande son portrait à Manet, à Renoir, à Gauguin. L'impressionnisme, qui apporta un puissant imaginaire mais non un rêve, joua peut-être le premier rôle dans cet avorte-ment privilégié. On a toujours mêlé l'imaginaire avec sa garde-robe, depuis la fée jusqu'au sélénite, en passant par le troubadour. 11 a ses costumes comme ses Iles Fortunées. Qu'il ne les revêtît pas appelait une grande conséquence : en littérature comme en peinture, l'artiste du XXe siècle ne serait pas un esthète.

L'esthète était un personnage défini ; celui que nous appelons artiste était à définir - et l'est encore.



L'esthétisme appelait Botticelli, rêvait d'un passé, succédait en cela au romantisme et au classicisme ; Apollinaire, Picasso rêvaient de saltimbanques. Sans doute la première rupture entre l'esthétisme et l'art moderne tint-elle au refus du luxe. Beaucoup des arts que notre temps mettrait au plus haut rang ne sont ni délicats ni raffinés : Sumer, steppes, sculptures romane, hindoue, chinoise, archaïque grecque, toutes les hautes époques. Nos préraphaélites seront Masaccio, Uccello, Piero délia Francesca, non la Toscane frisée. La guerre de 1914 remplace les licornes par les pipes. Ce ne sont pas les haillons qui remplacent les turquoises de Bapst : ce sont les papiers collés de Parade.

Au Châtelet, sur l'arrière-plan russe plus grandiose que l'incendie de Rome, des lueurs shakespeariennes (il manque RaspoutinE) éclairent les convulsions de l'Empire d'Occident ; des mannequins, en forme de gratte-ciel moustachus et d'acrobates, mettent fin sans le savoir au cortège de rêve trimbalé de cours en cours. L'indigente Athènes avait élevé le Parthénon, grâce à des fonds détournés. Mais après que Laurent le Magnifique eut fait étreindre la beauté par l'illusion du bonheur, sa chimère avait couru l'Europe jusqu'au halètement, et la musique foraine de Satie grignotait les pactes que Charles Quint, Louis XIV et Marie-Thérèse avaient passés avec le songe de l'Europe. L'épais ruissellement des velours s'arrête devant le bec surpris d'une cocotte en papier ! À la tête des baladins, des gratte-ciel et des diseuses de bonne aventure, elle va conduire la marche funèbre de l'esthétisme européen. Mon au même âge que Victor Hugo, donc en 1903, Baudelaire eût pu connaître Apollinaire. De tout ce qui les sépare, rien ne l'eût autant déconcerté que l'opposition des références - dirais-je du matériel ? - de leurs poèmes intimes - ce qui sépare Zone, du Voyage. Peut-être sa perspicacité y eût-elle reconnu, plus qu'une nouvelle poésie, la poésie d'une nouvelle civilisation.



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André Malraux
(1901 - 1976)
 
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