Achille Chavêe |
Présent dans nombre de poèmes, c'est dans les aphorismes, cette partie de l'œuvre généralement plus connue, que l'humour trouve sa forme la plus achevée. Ecrits, pour la plupart, sur des cartons de bière dans l'ambiance joyeuse des cafés de La Lou-vière, ils reprennent en grande partie les thèmes cités, mais sur le mode ludique, comique, satirique, voire ironiquement cruel. Toute la gamme de l'humour s'y trouve en fait représentée, depuis l'humour noir et grinçant jusqu'à la facétie la plus innocente tournant presque à la blague. Badin ou corrosif, l'humour s'exerce d'abord et avant tout sur l'écrivain lui-même. Le célèbre « Un jour je n'entrerai pas à l'académie ». qui tire son effet comique de la présence simultanée de l'adverbe temporel très précis et de la négation qui le contredit, montre combien Chavée introduit sans cesse une distance critique à l'égard de lui-même (et de l'académie...). Ceci est encore flagrant dans le poème « Je me de de » où l'accumulation progressive des termes issus d'un langage philosophico-psychologique finit par provoquer un effet de saturation signalée par le balbutiement comique: «je me de de». Chavée ne craint pas de soumettre la perception souvent douloureuse qu'il a de lui-même à l'autocritique de l'humour selon une dérision salutaire, car « Ils sont nombreux ceux qui sont morts assis autour de leur nombril » ! La recherche de soi-même liée à celle de la vérité est encore rendue de manière caricaturale dans le recueil L'Éléphant blanc qui retrace de manière parodique les dialogues entre un maître spirituel et son disciple. L'ironie de ces dialogues (d'autant plus frappante que maître et disciple ne se départissent pas de l'esprit de sérieuX) est essentiellement lice au jeu langagier, aux déplacements ou aux renversements de sens. Tantôt le maître échappe, par une habile pirouette aux questions vertueuses de son disciple, tantôt il en déplace la portée, tantôt il les retourne et lui renvoie des réponses exactement inverses à celles que l'élève attendait. La déception brutale de l'effet escompte, qui témoigne ici de l'irrespect ironique des valeurs morales, religieuses ou philosophiques, est un des ressorts principaux de l'humour de Chavée. Poussé à l'extrême, ce procédé aboutit au paradoxe, au non-sens, à l'absurde: «J'aime le soleil mais à l'ombre» déclare le poète, qui pense aussi qu'« Il est nécessaire de persévérer pour aboutir à l'échec », sans doute pour ne pas faillir à l'adage qui prétend qu'« Il ne faut jamais ternir sa mauvaise réputation ». La simple substitution du mot attendu par son antonyme introduit un renversement sémantique brutal qui témoigne d'un esprit pour le moins malicieux. Cette malice s'exerce d'ailleurs sur la plupart des symboles et notamment sur le bestiaire par lequel l'œuvre se laisse progressivement envahir. L'éléphant blanc, sacralisé dans la poésie, descend de son piédestal pour entrer dans la cuisine du poète, l'oiseau-mouchc vient boire un verre tandis que la libellule, non moins délurée, fait l'amour sur le toit de la trigonométrie. L'anthropomorphisme du monde animal accentue le caractère insolite d'un humour souvent fantasque. Ce passage du non-humain à l'humain contamine d'ailleurs les objets : « L'œuf était dans sa coque et regardait Julien » 9. « une denture éblouissante se mit à pousser sur la table ». « les bobines de fil blanc se tordent de rire». Poète du quotidien. Chavée s'empare des objets familiers et les anime jusqu'à les rendre parfois très inquiétants. De cette manière il disloque la cohérence du réel et les images rassurantes qu'on s'en fait. Pour lui. le fantastique ne s'oppose pas à la réalité, il en procède directement : « l'insolite est la fine moustache du quotidien ». Tour à tour tendre, goguenard, absurde, étrange, l'humour est le plus souvent noir et grinçant. Il constitue alors l'une des formes les plus manifestes de la politesse du désespoir : « Quand l'homme ne sait plus / sur quel pied (mentaL) / danser / pour protéger les plantes de son âme / (elle a des pieds son âmE) / on dit que subsiste l'humour / qui / métaphysiquement / doit être / un calot de forçat sur le crâne de Dieu / ». C'est précisément à l'égard de la figure divine que l'ironie est la plus féroce : « Damne-toi, Dieu t'aidera », car « Pour Dieu tous les moyens sont bons ». Est-ce parce qu'il se moque de Dieu, que Chavée le renie ? « Athée-chrétien » se disait-il... Nulle part ailleurs que dans le discours religieux, on n'éprouvera mieux sa position souvent ambiguë : « Maintenant, je suis un grand animal blessé / dans la jungle du temps / et je m'avance comme un tigre vers Dieu en déniant son existence». La figure du Christ, personnage central de l'œuvre, témoigne en tout cas d'une spiritualité manifeste. Chavée se sent proche de la personne du Christ et lui donne des traits tellement humains qu'ils en deviennent comiques : « Il ne faut surtout pas oublier que le Christ étant petit a pu avoir les oreillons ». Pour provocante, moqueuse ou sacrilège que puisse être l'attitude de Chavée à l'égard de la divinité, elle n'en est pas moins ouverte à l'interrogation. Du reste. « si le Jésus-Christ est Dieu, tant mieux, mieux vaut mieux lui qu'un autre crocodile spirituel », d'ailleurs « Dieu sait si nous n'avons pas confiance en Lui ! ». La même relation complexe, les mêmes mouvements contradictoires déterminent l'attitude à la fois positive et négative adoptée par le poète à l'égard de la femme. Dans les aphorismes. celle-ci est traitée avec un humour pour le moins grinçant : « Il faut battre sa femme, comme le fer. quand elle est chaude» conseille l'écrivain qui a pourtant ses jours d'indulgence : « 11 ne faut pas battre sa femme quand elle est morte ». On reconnaît là la déformation d'un proverbe bien connu. Ce procédé dont les surréalistes étaient très friands, est souvent utilisé par Chavée qui modifie un ou plusieurs mots du proverbe occasionnant de la sorte un déplacement cocasse de sens. Virtuose, Chavée manipule le langage et met ses mécanismes en évidence afin de déclencher une série d'effets comiques. La déformation des proverbes est renforcée par d'autres techniques telles la revalorisation d'expressions figées, le jeu sur la polysémie, l'homophonie. le sens propre et figuré des mots, la rime systématique, l'utilisation de titres parodiques, autant de procédés qui dénoncent et revitalisent en même temps les formes stéréotypées du langage. L'enjeu de cette pratique excède la simple manipulation ludique : le remaniement des clichés, porte-parole des valeurs et des consensus d'une société, devient pour Chavée. le lieu privilégié d'une action révolutionnaire qui entend bouleverser une vision du monde en même temps qu'un langage. |
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Achille Chavêe (1906 - 1969) |
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