Achille Chavêe |
L'œuvre s'ouvre sur cet aveu : « Derrière mon cœur / il y a mon cœur / il y a d'autres sincérités / il y a les cent pas perdus / que je dois réhabiliter». On reconnaît là . les signes romantiques du dévoilement, de la sincérité, de la belle âme, auxquels il faudrait ajouter le thème du héros maudit. Hanté par un sentiment aigu de culpabilité, Chavée ne cesse d'aller à la reconquête de son « moi ». d'une unité perdue fondée sur une innocence originelle. Ce thème revient sans cesse selon un mouvement spiralique qui contamine l'écrivain : «Je suis un grand seigneur au domaine du rêve, je suis le beau cercle vicieux qui devient cerceau ». Engrenage narcissique ? Certes, mais aussitôt contredit par un mouvement inverse : s'il rêve de s'appartenir totalement, l'auteur se découvre en même temps excentrique à lui-même, ouvert à l'« autre ». à cette part d'inconnu qui le traverse de partout : «je suis», dit-il, «je suis, je suis ce que je ne sais pas». Toute sa quête d'identité est comme l'écho de ce cri. Elle est interrogation qui s'ouvre à la béance d'une réponse toujours fuyante, toujours à venir « sous le double signe étonnant de la présence et de l'absence» ; elle est à la fois possession et dépossession, concentration en une unité et totale dissémination de l'être qui se sent dérobé à lui-même : «je souffre et je me souffre, je dure et je me dure, je suis à ma terrible et secrète façon d'être moi et de ne plus être moi, d'être au-delà d'être moi ». Chavée fait l'expérience, souvent douloureuse, d'une double durée analogue à la perception double de son être. Se sentant à la fois éternel et temporel, être qui change toujours et être qui ne change jamais, l'écrivain se situe au carrefour d'un temps immobilisé en deçà de toute durée et d'un temps fluide en perpétuelle mouvance, temps de l'instant éphémère et passager. Ces notions temporelles se cristallisent bizarrement autour des figures animales. Alliant comme à son habitude un élément très abstrait à un élément concret. Chavée propose de curieuses analogies : «le temps est ce fameux havane que fume le papillon mourant (...) le temps est un petit morceau de la mémoire de l'insecte ». L'omniprésence de l'insecte et la manière insolite dont il est mis en scène témoignent de la puissance fantasmatique qu'il détient au sein de l'imaginaire du poète qui «se voit très bien buvant un bock / avec un insecte / asexué / à la table effrayante de l'éternité » avant de se confondre avec son compagnon de fortune : « Au désert de Cocagne, nu. comme un théorème violé. je suis cet insecte immobile, qui simule la mort ». A l'insecte se joignent encore une série d'animaux qui se présentent comme autant de visions de l'éternité : l'oiseau dont le mouvement d'ailes traverse le temps et l'espace, l'éléphant qui grâce à sa mémoire légendaire remonte le cours du temps, insecte, éléphant, oiseau auxquels il faudrait encore ajouter le papillon et la libellule, «messagers de l'invisible». Ce sentiment d'intercommunication spontanée entre le poète et la nature animale va s'étendre non seulement au monde minéral, mais à tous les points de l'univers, «aux destinées qui ont partie liée / avec l'âme du monde ». Jetant son regard dans les profondeurs du temps et de l'espace. Chavée tente de capter par l'écriture les forces insaisissables du monde visible et invisible qui l'entoure de sorte que sa poésie atteint des dimensions cosmiques : «j'étais venu (...) pour isoler le grain de sable et me confondre en lui et vous restituer aux grandes origines, pour penser longuement à l'âme du futur, à la structure du désir, à l'immanence du secret qui rôde la matière ». Par la fusion de son être et de la matière, l'écrivain retrouve une communion originelle, sorte d'unité magique où s'abolissent les frontières de toute séparation, où se brouillent les catégories isolées du passé, du présent et du futur. Poète de la nostalgie autant que de la prophétie, Chavée qui possède une « montre avec un remontoir miraculeux où les aiguilles tournaient de droite à gauche contrairement aux usages établis » substitue le temps psychique au temps objectif: il réunit l'«âme du futur» et les grandes «origines» en un temps statique, temps de l'âge d'or originel. Cette tentation du retour à l'origine renvoie implicitement à l'enfance perdue de l'écrivain, déchiré par la toute première rupture, celle qui le sépare de sa mère à laquelle il dédie quelques-uns de ses textes les plus pathétiques : « Quand je retournerai dans son pays, notre pays, j'irai lui dire, voilà maman, je suis toujours votre enfant, votre enfant fidèle qui jamais ne dit adieu à personne». En adoration devant sa mère, Chavée concentre pourtant toute son énergie à lutter contre cet attachement : « Ma vie tenait à un fil, / à ce fil invisible / et capital / de la grande toile d'araignée maternelle et brisé fut le fil / par mon vouloir / et par un temps de tempête morale / et ce fut elle qui mourut / maman / (je n'ose y réfléchiR) en lieu et place de mon désespoir ». Sentant «sa vie suspendue à un fil ». Chavée mesure simultanément le caractère précaire et fugitif du temps qui lui échappe. S'il se sent éternel, il se sait en même temps éphémère. La profondeur de l'éternité n'accuse qu'avec plus d'acuité la mouvance inquiétante des moments successifs : « Le temps s'écoule avidement l'éternité jamais ne changeant de couleur ». Pris entre « l'étau de l'éternel » et « les corsages de l'éphémère», le poète appréhende avec inquiétude le temps, l'espace, l'univers décrit comme un « bouchon de liège sur un litre de néant ». Chavée fait, en effet, l'expérience du vide, du néant, du rien. Mais c'est précisément de ce « rien » qu'il part pour en tirer une prodigieuse puissance d'affirmation : « Parmi les vieux glaçons de feu que l'éternel éphémère charrie / d'écluses de souffrance en écluses d'angoisse / je vis / au point culminant du silence où s'unissent pour un baiser aux lèvres de la mort celles de la naissance ». Cette démarche ambivalente par laquelle l'écrivain nie en même temps qu'il affirme, détruit en même temps qu'il régénère, s'exprime le plus souvent sous les auspices de l'humour ; « c'est que l'humour demeure l'arme / qu'il doit manier jusqu'à la mort / pour assurer sa dialectisation / celle de l'univers ». |
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Achille Chavêe (1906 - 1969) |
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