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RENÉ CHAR OU LA MISE EN ABYME POÉTIQUE


Poésie / Poémes d'René Char





Je proposerai dans ce qui suit un regard philosophique sur la poésie de René Char, et sa relation à l'« élémentaire », ceci au travers de l'idée de mise en abyme qui s'y joue. René Char entretient un rapport particulier, problématique, avec la philosophie, lequel mériterait à lui seul un coup d'oil plus spécifique. On sait le lien qui l'a lié à Heidegger jusqu'à la mort de celui-ci en 1976, et, comme en résonance, avec les penseurs antésocratiques, parmi lesquels il faut citer plus particulièrement Heraclite, ce « Grand astreignant » comme il le nomme : « Heraclite, écrit-il, est, de tous, celui qui, se refusant à morceler la prodigieuse question, l'a conduite aux gestes, à l'intelligence et aux habitudes de l'homme sans en atténuer le feu, en interrompre la complexité, en compromettre le mystère, en opprimer la juvénilité. »2. Il nous faudra garder à l'esprit cette lame de fond commune, cette « prodigieuse question », celle de la Vérité, qui traverse et anime ces penseurs-poètes ou poètes-penseurs.



Tout au long de son travail d'écriture, René Char a médité la poésie comme telle : l'étrangeté du surgissement d'un poème, fragment paradoxal, écho d'un Tout infini et abyssal. Pour lui, écrire (dE) la poésie, c'est dire la Nature, car dire la Nature c'est écrire (dE) la poésie. La Nature est poète comme l'avait déjà bien vu Montaigne, lequel disait que : « nature n'est rien qu'une poésie oenigmatique » entendons : elle est créatrice (« natura creatrix » écrivait quant à lui Lucrèce4). La poésie comme telle où le moment spontané d'émergence, toujours nouveau, de Création.



Aussi, le dire (de l')élémentaire chez René Char, est avant tout une manière libre d'approcher la Nature, par le « murmure du vrai baiser ». « Pour renouer » en quelque sorte avec elle, source productrice des « infinis visages du vivant », dont le poète doit se rendre « conservateur », il faut regagner ce « nu perdu » qui l'habite. Cette méditation de la proximité poétique rend la compagnie d'Heraclite plus prégnante encore au travers de Vanchibasiè, que Diels puis Heidegger traduiront d'ailleurs par « proximité » (NàhE), ou « aller-dans-la-proximité » (in die Nàhe geherI). Une nouvelle approche de soi, d'autrui, de la Nature, en effet, point là, laquelle se doit de créer une nouvelle langue, par delà ou en deçà du rapport sujet/objet traditionnel, et la représentation (VadequatiO) qui l'accompagne, tous deux expressions, in fine, de « projets calculés ». Car il s'agit de se défaire de Vanthropomorph'xsme, de l'anr/ïropocentrisme, consubstantiels à notre être-au-monde aujourd'hui techno-scientifique : dépouiller l'homme de « l'épaisseur » qui le sépare du « réel ». Une langue d'avant le concept se fait jour, celle que les Antésocratiques, ces Matinaux, ont initiée. Elle manifeste le frottement de l'humain contre la Nature, le long d'une ligne de partage, d'où émerge le vers, libre, source d'un «malaise» salutaire, sorte de tonalité fondamentale. Un ethos, invitant à la finitude, en découle, « à proximité des umes de la mort ».

Elémentaire, fragmentaire et « grand réel » Comment s'approcher sans dé-naturer? N'est-ce pas le « destin » de la nature, comme le voulait Hegel3, que de se (rE)trouver transmuée en Esprit au travers du mot, ou mieux du Concept ? Comment la Nature pourrait-elle donc se retrouver dans la parole, sans que cela n'implique une trahison, une limitation ? Voilà l'interrogation essentielle qui nous semble animer la question de l'élémentaire chez René Char, ainsi que les conséquences éthiques qui en découlent. Qu'est-ce à dire ?



La notion d'« élémentaire » et ses « représentations »6, concernant l'écriture de René Char, fait signe d'une part vers la présence massive de la Nature, et des éléments naturels, dans sa poésie (les quatre éléments primordiaux traditionnels, et le champ lexical, sémantique, naturel qui les accompagnE) ; mais également, et comme en contrepoint, vers la dimension fragmentaire de ses écrits, laquelle libère de nouvelles relations au sein d'une langue monolithique, usuelle, chargée d'un rapport au monde utilitariste, pour ce qui nous concerne, au sein du logos technicien, émanation du projet d'arraisonement : le Gestell dont parle Heidegger7. L'aphorisme se veut, lui, une profonde mise en question de cette conception du monde (WeltanschauunG), « il morcelle le terme »8, nous dit Char. Concernant cette pratique de résistance dans la langue, pensons à la fluidification qu'opérait déjà le « Witz » préromantique, face aux discours établis9. Aussi, le langage du poète est fait non de « preuves », mais de « traces de passage » °, en tant que « gué du hasard » . Nous insisterons dans ce qui suit, plus particulièrement sur la «mise en abyme», et sa dimension métaphysique, qui se déroule là, au sein de cette poésie en tant que vérité, ou vérité en tant que poésie, laquelle mise en abyme travaille en profondeur cette approche poétique de soi, des autres, de la Nature.

La notion d'élémentaire fait signe également vers l'idée d'un « Tout », puisqu'il n'y a pas d'éléments sans ensemble, sans tenir ensemble. Dire l'élémentaire, c'est convoquer (invoquer, évoqueR) un certain rapport (« rapport direct » comme le dit Roger Munier concernant René ChaR ), mystérieux, énigmatique, au Tout, véritable résonance au « grand Tout ». Car il y va de l'aptitude à jeter des ponts, c'est là la dimension relationnel, langagière, de l'humain. Concernant ces ponts jetés, René Char nous dit ainsi que « La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s'attarde le moins aux reflets de ses ponts. »13. Le danger principal est de se leurrer : entendons de se méprendre sur la relation que nous entretenons avec le monde, avec la Nature, par nos pratiques, relation relayée et rationalisée par le langage.

De quel « Tout » s'agira-t-il ici, en rapport avec les divers éléments, convoqués par Char pour évoquer le monde et la Nature ? Il faut faire tout d'abord, me semble-t-il, une distinction de fond, entre deux « touts » : le « Tout » tel que Platon l'envisage dans le Théétète et le Parménide, le « Tout » holonT. Celui-ci dépasse la somme de ses éléments, c'est l'Idée, la structure ultime qui donne sens aux parties. C'est là un Tout qui ressemble à s'y méprendre à l'esprit (in fine à l'HommE), et qui d'ailleurs, bien plus tard, mènera chez Hegel, à l'esprit dit absolu, négation de la Nature comme telle. Ce n'est pas là le Tout de René Char, « le grand réel » comme il l'appelle15. Nous avons plutôt affaire avec lui au Tout to pan, le Tout dont nous parlent les Antésocratiques, ou plus tard Épicure et Lucrèce, autrement dit le « Tout » en tant que somme infinie en perpétuelle variation.



La mise en abyme en tant que mise en question



Quel rapport peut-on déceler entre cette « fragmentation » du langage, et ce « grand réel » qu'est le « Tout » ? Que veut donc dire cette mise en abyme poétique, répétée, à laquelle se livre René Char dans toute son ouvre ? Quel est le sens profond qui s'y rattache ? Il y va tout d'abord d'une mise en question radicale de la « belle totalité » langagière, illusoire, sur laquelle repose le plus souvent notre rapport au « réel ». Dans un « monde » où l'on a l'impression que « tout est dit », et que tout n'est qu'une répétition incessante du « tout est dit » - monde sursaturé par son caractère « perfectionné » (et d'ailleurs toujours plus infatué par ce « perfectionnement »), par la langue totalitaire, inféodée aux techno-sciences, ainsi que la communication qui l'accompagne - René Char donne l'impression de vouloir faire voler en éclats (de verS), le discours sur soi, sur les autres, sur le monde, que nos sociétés ont cadenassé, discours où s'impose « le bâillon d'une inquisition insensée - qualifiée de connaissance »16 comme il le nomme. D'où cette exigence qui dira : « Produis ce que la connaissance veut garder secret, la connaissance aux cent passages. » . Ce faire-éclater visant des discours établis, et toujours-en-cours-d'établissement, est ce qu'il appelle « l'énergie disloquante de la poésie » , sans laquelle il n'y a pas de vraie « réalité » : « Le poète, écrit-il, fait éclater les liens de ce qu'il touche. 11 n'enseigne pas la fin des liens »19. Tl s'en dégage une figure de l'homme sans l'homme, que peut devenir le poète au travers du poème : «j'aime l'homme incertain de ses fins comme l'est, en avril, l'arbre fruitier »20. Il redonne par là accès à l'Ouvert, par l'Ouverture de cette chape de plomb qui nous menace d'asphyxie. D'où la vision de la poésie comme « respiration ». où le poète a «le sommet du souffle dans l'inconnu»21. Cette notion d'« inconnu » est fondamentale chez lui, comme l'a bien mise en évidence J. Starobinski , tout comme elle l'était chez Rimbaud. « Comment vivre sans inconnu devant soi ? »23, telle est la question. Aussi, si la « mort de dieu » et ses conséquences, dont la plus importante est le phénomène du nihilisme (« Quand s'ébranla le barrage de l'homme, aspiré par la faille géante de l'abandon du divin... »24), gagne peu à peu toutes les sphères de la société, comme l'annonçait déjà Nietzsche, si cela signifie en son fond la perte du « grand Tout » (« Le grand Pan est mort » écrivait déjà Pascal5), la poésie de René Char semble être une tentative de relever les défis lancés par le nihilisme, cela par le « grand oui » pour parler comme Nietzsche, accordé à la Nature, à la totalité de l'être : « Oui, écrit Char, remettre sur la pente nécessaire des milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes ». Au sein de ce non-monde (ce Unwelt pour parler comme Heidegger, où « le désert croît »), la parole poétique est recomposée brièvement (la brièveté comme art poétiquE), recomposée sous forme d'archipels, d'ordres temporaires (« ordres insurgés »), tout cela sur fond (ou absence de fonD) de dés-intégration du monde, et corrélativement du langage. Il s'agit donc, selon René Char, de se rendre compte « que le mal vient toujours de plus loin qu'on ne le croit »26, et ainsi de voir que « la fission est en cours », toujours en cours, faisant apparaître, pour qui sait la lire entre les lignes, la « nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens, des humains », produisant ï'homo technicus, ou « l'homme dévasté » 7 contemporain.



La temporalité au cour du poème : l'Éclair



Cette parole poétique, libératrice, qui se creuse en se libérant, et se libère en se creusant, a pour temporalité la durée, notion centrale de la poésie de René Char, laquelle durée paradoxalement a pour lieu28 l'éclair et son instantanéité : la vitalité du poème est ainsi un « point diamanté actuel de présences transcendantes et d'orages pèlerins »29. La réduction à cet instant bref de l'éclair est en même temps Ouverture à l'Ouvert : à rinfiniment vaste et ample : « Si nous habitons l'éclair, il est le cour de l'éternel »30. Que signifie l'Éclair ici, dans sa fulgurance, et son caractère éminemment éphémère? Montaigne utilise lui aussi cette métaphore de l'éclair dans son chapitre de déconstruction sceptique qu'est l'Apologie de RaymondSebond, et il y dit la chose suivante : « « Car pourquoy prenons nous titre d'estre, de ce qui n'est qu'une eloise31 dans le cours infini d'une nuict étemelle, et une interruption si briefve de nostre perpétuelle et naturelle condition ? [C] la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et une bonne partie encore de ce moment »32. L'Éclair signifie l'être, c'est-à-dire que rien n'est, si ce n'est dans le jaillissement créatif, poétique de la Nature, qui comme le feu d'Heraclite génère et corrompt tout à la fois. Cette vision produit une conséquence essentielle : car « nous sommes ingouvernables, nous dit Char. Le seul maître qui nous soit propice, c'est l'Éclair, qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend »33. L'Éclair, quand nous parvenons à nous y loger, nous maintient dans la durée de l'être : « L'Éclair me dure » écrit-il34. L'absence d'être, si ce n'est dans la brièveté, signifie également au sein du poème, qui est fondamentalement cet Eclair langagier (et inversemenT), qu'il n'y a pas de fond au « grand réel », et cela plonge René Char dans un étonnement proche du thaumadzein antésocratique : « Comment dire, écrit-il, ma liberté, ma surprise, au terme de mille détours : il n'y a pas de fond, il n'y a pas de plafond »35. Le fond est absence de fond. Nous voici en phase avec l'illimité. Il se crée donc au sein de cette parole dé-vastée des îlots de durée, « des bouts d'existence » comme il le dit36, instants éternels, brefs comme l'éclair, comme soustrait au temps, ou mieux réconcilié par là-même avec lui : « En poésie, devenir c'est réconcilier » . Le vaste, l'amplitude y sont comme reconquis, cette fois sans faire violence à la Nature. A la suite du dépouillement du logos par le poète « plus rien ne le mesure, ne le lie », « le poète n'est plus le reflet d'un fait accompli » . Y. Bonnefoy a utilisé le terme $ anti-Platon, on pourrait ici appliquer celui d'anti-Hegel concernant René Char. U y a au sein du poème, en son essence, ce qui gît au sein du poème-nature (ou de la nature-poèmE), ce que Char appelle « l'imprenable », la vacuité elle-même en tant qu'être, et qui demande une approche, un abord fait d'impossible dans la démarche, d'atteindre le « réel » : « Comme dans un paysage qui attire le baiser, dans les bras du ravisseur, il y a l'imprenable ».



Poésie et vérité : la Nature



Cette Ouverture à ce qui toujours-déjà est sans limite, l'illimité, nous donne à penser à Anaximandre et son apeiron. L'art poétique consiste pour René Char à exprimer un langage qui fasse droit à l'Ouvert, donc à la Nature, réaffirmation d'un «droit naturel» comme «démarche poétique» pour parler comme J. Sojcher41. On pourrait même risquer qu'il s'agit là du langage en son essence, en sa vocation, le logos, qui s'exprime ainsi dans cette parole poétique, sorte de poème du poème, poème se démultipliant. Maurice Blanchot nous dit à ce propos, parlant de René Char, que dans le poème « la poésie est révélation de la poésie,... poème de l'essence du poème, ... poésie mise en face d'elle-même et rendue visible dans son essence, à travers les mots qui la recherchent »42. « La » poésie, « le » poème, « le » poète, René Char vise l'essence de cet « acte » par excellence qu'est « la » poésie (« acte vierge même répété » nous dit-iL), il vise son invariant dans tous les poèmes. Mais il ne s'agit pas d'y voir une entité idéelle, mais plutôt une activité, un acte. Aussi, cette idée d'une interpénétration, d'une co-appartenance du langage comme tel, et de la Nature, avec son mouvement d'ouverture à l'Ouvert, un poème me semble l'exprimer au mieux. Il s'agit de Les Premiers Instants dans « La Fontaine narrative » (1947) :



Nous regardions couler devant nous l'eau grandissante.

Elle effaçait d'un coup la montagne, se chassant de ses flancs maternels.

Ce n'était pas un torrent qui s'offrait à son destin mais une bête ineffable dont nous devenions la parole et la substance.

Elle nous tenait amoureux sur l'arc tout-puissant de son imagination.

Quelle intervention eût pu nous contraindre ?

La modicité quotidienne avait fui, le sang jeté était rendu à sa chaleur.

Adoptés par l'ouvert, poncés jusqu'à l'invisible, nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin.



Un mouvement vers l'origine s'y lit, une « remontée à l'initial », ceci au travers d'un regard qui réconcilie l'homme et la Nature, celui-là étant la parole de celle-ci, et inversement. Le « grand réel » qui s'offre là, tout en étant plein, déborde infiniment la représentation que l'on peut en avoir, et est rendu à lui-même par la poésie. La parole se fait ici évocation. Elle fait apparaître, elle prête une voix. Mais c'est dans le même temps que la Nature fait, elle, apparaître le langage poétique, comme celui qui l'accueille, la recueille dans cet abri qu'est la parole qui conserve : « le poète, conservateur des infinis visages du vivant » . Ceci étant, « Le poète ne retient pas ce qu'il découvre ; l'ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini, et son péril. » . La poésie se met ainsi à l'aune de la Nature comme l'infiniment productrice, au travers d'un geste toujours nouveau, commençant à chaque instant : « le poète, grand Commenceur » . Le poème est commencement perpétuel, car la Nature commence perpétuellement et poétiquement. Le poème est « mystère qui intronise » (id.) le poète, à l'art caché de la Nature. La Nature prend la parole, elle dit par la bouche du poète. C'est ce geste, la Création elle-même, que René Char met en scène dans l'infinie reprise de la poésie qui habite ses poèmes. « Laphusis aime à se cacher » {phusis kruptesthai phileI) nous dit Heraclite : l'écoute, la vraie écoute (VakousiS) est indispensable pour qui veut approcher la genèse (la genesiS) ininterrompue des choses. En interrogeant par ses définitions répétées (définitions non contraignantes nous dit Starobinski47), le poème dans le poème, René Char cherche le geste même, caché, de la Nature-infiniment-poète, nature-naturante, la « nature artiste » dont parle Nietzsche. Nous voyons ainsi la définition « mise au service de l'indéfinissable, et le précepte n'enjoindre que pour affranchir » . La définition a traditionnellement pour vocation d'envelopper («Nous embrassons tout, mais nous n'étreignons que du vent» écrit MontaignE ), or ici elle se dé-prend de son propre geste, en faisant signe vers l'in-totalisable réel qui nous englobe : au sein du poème, un autre poème débute, qui lui même donne lieu à un autre poème, etc. Le poème creuse ainsi à l'infini.

Ce langage poétique se situe aux confins du silence, normal car « le silence est l'étui de la vérité »50. Il est « à la fois parole et provocation silencieuse » , comme le vécu poétique qui va de pair (« Le poète ne dit pas la vérité, il la vit »5 ), lequel se place lui aux confins de la mort : la parole en archipel offre en effet « des fraises, qu'elle rapporte des landes de la mort, ainsi que les doigts chauds de les avoir cherchées »53. Il y a un rapport fondamental de la Nature et de la mort54 au sein du poème, lequel a pour conséquence que « nous n'avons qu'une ressource avec la mort : faire de l'art avant elle ». D'où « l'acte poignant et si grave d'écrire » . Contre le bavardage communicationnel, René Char affirme que « le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas. » . Pour éviter ou fuir la clôture qui menace, le poète va se faire le maître de l'esquive, ceci afin de redonner du devenir, du temps au langage, il va s'ouvrir à l'inconnu, tout en se hissant à la hauteur de son acte créateur : « En poésie, on habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'ouvre dont on se détache, on obtient la durée qu'en détruisant le temps »57. La proximité vraie est distance, éloignement.



René Char se penche donc inlassablement dans le courant de son ouvre sur l'essence de la poésie, sur le jaillissement du poème : « Une énigme, écrit Hôlderlin, le purement jailli. Même le chant à peine peut-il le dévoiler » . Ce purement jailli est à la fois l'ouvre de la Nature, et celle du poème, mis l'un et l'autre en résonance. Le poème contient alors un étrange rhizome, dont l'amplitude fait écho à l'infini, l'inconnu, l'énigme de la Nature : « Dans le tissu du poème, écrit Char, doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, en même temps que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé. »



La mise en abyme, présence de l'infini, de la Nature infinie, dans le poème, est là dans cet incessant regard porté sur l'émergence étrange, de cette présence énigmatique du poème, laquelle plonge le poète dans une tonalité fondamentale (une Grundstimmung comme dit HeideggeR) où il se sent accordé à la Nature, au travers d'une étrangeté familière, tout autant qu'une familiarité étrange : « Le poète recommande : « Penchez-vous, penchez-vous davantage. » Il ne sort pas toujours indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l'éternité d'une olive. »60. Se pencher sur l'abîme, et par là encourir le risque de s'abîmer, c'est là « rapprocher les choses de soi avec une libre minutie » . L'écriture du poème est un devenir-poète, lequel dans cette ouverture s'extraie du confort des habitudes, et entre dans une in-quiétude : « Être poète, c'est avoir de l'appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la félicité. »62. Dans cet acte de reprise constamment renouvelé, poésie de la poésie, et ainsi de suite à l'infini, c'est l'infinité des aspects (des visageS) du vivant, du réel, eux-mêmes démultipliés, qui s'offrent, ainsi que l'infinité des manières de l'exprimer. « Tout s'évanouit en passage » écrit Char à la manière d'Heraclite ou de Montaigne, c'est la disparition qui apparaît au sein du poème, et l'apparition qui à son tour disparaît : le poème est apparition et disparition à la fois. D'où l'« état alluvial »64 qui caractérise le poète, et qui est ce que Montaigne appelait « l'humaine condition », dont chaque homme porte la forme entière 5. Lequel Montaigne ajoutait également, en héraclitéen qu'il était, lui aussi, qu'il ne peignait pas l'être, mais le passage.



L'opposition au caractère vespéral du rapport au monde prôné par Hegel, se trouve exprimée dans l'idée de « Matinaux », laquelle nous donne en même temps tout ce qui sépare René Char, de l'époque techno-scientifique dans laquelle nous vivons. « Le soleil est nouveau chaque jour » dit Heraclite (Diels/Kranz, fr. 6), contrairement là à 1 Ecclésiaste, et cette nouveauté est à évoquer, non à mesurer ou conceptualiser : la phusis chez Heraclite, la Nature chez René Char, se fait jour au sein du logos, mais celui-ci ne signifie rien de totalitaire, ou d'enfermé, dans la saisie anthropomorphique du concept, et l'ambition de maîtrise qu'elle contient. D'où ce poème étincelant par l'acuité du regard qui le caractérise, tiré de Rougeur des Matinaux opposant deux façons d'être, deux elhos : « Combien souffre ce monde, pour devenir celui de l'homme, d'être façonné entre les quatre murs d'un livre ! Qu'il soit ensuite remis aux mains de spéculateurs et d'extravagants qui le pressent d'avancer plus vite que son propre mouvement, comment ne pas voir là plus que de la malchance ? Combattre vaille que vaille cette fatalité à l'aide de sa magie, ouvrir dans l'aile de la route, de ce qui en tient lieu, d'insatiables randonnées, c'est la tâche des Matinaux. ». On comprend tout ce qui sépare ici René Char de Mallarmé, lequel rêve de ce Livre, recueil d'une langue essentielle, qui nierait « d'un trait souverain, le hasard demeuré aux termes » {DivagationS). La critique de l'anthropomorphisme, et de l'anthropocentrisme dans ce passage est radicale, et aura comme écho ce vers extrait du «Nu perdu » lequel nous dit que « Quand le masque de l'homme s'applique au visage de la terre, elle a les yeux crevés. » . Il s'agit donc par le poème de redonner des yeux à la terre, et c'est ce qui se creuse dans la mise en abyme poétique. La mise en abyme est également, et comme en même temps, mise en abyme de l'homme en tant que projet de se rendre «comme maître et possesseur de la nature » pour reprendre le mot d'ordre cartésien67, relayé ensuite par Kant6 . Cette mise en abyme poétique de l'homme vise à faire éclater la finalité qui lui est consubstantiel, et de redonner l'homme sa dimension rhapsodique perdue, fondue dans ce projet. Cette mise en abyme conduit donc lorsqu'elle est effective à une dé-subjectivisation, puisqu'elle signifie l'effacement du poète en tant qu'« homme » au sens idéologique du terme, transportant le projet de violence faite à la Nature et donc à l'homme : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n'était qu'esquissé ou déformé par les vantardises de l'individu » .



Pour conclure, nous dirons que la poésie de René Char a ce pouvoir d'anticiper « le prévisible, mais non encore formulé »70, et pour cela de se mettre à l'écoute de ce qui vit, et de ce qui meurt (de ce qui vit en mourant, et meurt en vivant ; de ce qui apparaît en disparaissant, et inversemenT), bref à l'écoute des contradictions irréconciliables du « grand réel ». Cette anticipation est faite d'une extrême lucidité « blessure la plus rapprochée du soleil »71. René Char creuse le langage au sein du poème (« La parole soulève plus de terre que le fossoyeur ne le peut »72), en fait surgir l'abyme, ou le sans-fond, ce qui nous révèle un double visage : l'un effrayant, l'autre générateur de courage, d'une éthique ou « poéthique » tragique. Le premier nous dit : « II est une malédiction qui ne ressemble à aucune autre. Elle papillote dans une sorte de paresse, a une nature avenante, se compose un visage aux traits rassurants. Mais quel ressort, passée la feinte, quelle course immédiate au but ! Probablement, car l'ombre où elle échafaude est maligne, la région parfaitement secrète, elle se soustraira à une appellation, s'esquivera toujours à temps. Elle dessine dans le voile du ciel de quelques clairvoyants des paraboles assez effrayantes. »73. Poésie pensante, à l'aune du danger qui menace l'homme en ce qu'il est homme, entendons en ce qu'il recèle de mystère, d'énigme, bref d'inconnu. Le langage ainsi dépouillé par la béance ouverte, est rendu à l'homme en tant qu'homme ici, entendons en sa finitude, face à la fmité de l'humaine existence. Si l'homme est le rêve d'une ombre comme le dit Pindare dans sa VlIIcme Pythique, il s'agit de reconduire celui-là à celle-ci, au sein de l'aphorisme qui rejoint en disjoignant, et disjoint en rejoignant, Nature et homme rapproché ainsi dans un même élan créateur : « Entends le mot accomplir ce qu'il dit. Sens le mot être à son tour ce que tu es. Et son existence devient doublement la tienne. »74. Le dévoilement n'est pas unilatéral, il est double : la Nature d'une part, l'homme de l'autre, réconciliés. Ce qui est par là-même, je disais, réconciliation de l'homme avec lui-même, assomption de son être, et de sa finitude. Ceci nous conduit au deuxième et dernier aspect, générateur d'une éthique poétique, il fait signe lui vers l'écoute, Yakousis, dont Heraclite nous disait dans l'un de ses fragments (19 de l'édition ConchE) que ses contemporains étaient particulièrement dépourvus («Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler »). Nous prendrons pour l'évoquer une « respiration » qui inspire la Nature, et l'expire tout à la fois, ceci dans un échange plein de métamorphoses : « Il existe, écrit René Char, un printemps inouï éparpillé parmi les saisons et jusque sous les aisselles de la mort. Devenons sa chaleur : nous porterons ses yeux »75. Ce printemps est la phusis, feu toujours vivant.






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René Char
(1907 - 1988)
 
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Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

Principaux ouvrages


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