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RENÉ CHAR - LE POÈTE IN PRAESENTIA


Poésie / Poémes d'René Char





Chaque poète se réserve le droit de parler ou non de sa condition de poète. Nous appelons poète « in praesentia » le poète qui se nomme de cette façon dans ses textes. René Char aurait-il ressenti le besoin de cerner les limites de ce qu'est un « professionnel de l'écriture »? Il a évité de toute façon la structure argumentative d'un traité de poétique, comme le précise d'ailleurs Gilles Plazy aussi'. De plus, le « degré zéro » du langage, c'est-à-dire le langage clair, monosémantique, basé sur le sens primaire des mots, la démonstration riche et ample, tout cela constitue des redondances pour Char.



Les poètes se sont toujours intéressés à leur statut, aux fonctions et aux missions que la société ou eux-mêmes se sont accordées. Loin d'être un passe-temps, la poésie a représenté pour la majorité des poètes une profession de foi, un métier à vie ou même un style de vie. L'histoire littéraire a consigné des poètes qui se sont contentés d'écrire leurs poésies, mais aussi des poètes qui ont porté une interrogation perpétuelle sur l'acte créateur. Le moi lyrique qui peint dans ses poésies sa vision sur le monde est remplacé par un autre qui réfléchi sur le processus créateur. Ce « Narcisse » utilise la feuille de papier comme un miroir qui lui renvoie en permanence l'image de son double et le laisse s'analyser en train d'écrire. Le plaisir esthétique est de se voir au travail, pour mieux se connaître et se comprendre. Pour le personnage de la mythologie le geste démesuré de se rapprocher de son double reflété par la surface de l'eau entraîne la mort ; le poète est un Narcisse avisé qui suspend ce rapprochement toujours asymptotique et réussit à instaurer une distance séparatrice minimale mais infranchissable.

Nous allons accorder tout notre intérêt à ce qui se passe justement dans cet espace intermédiaire entre l'ouvre et le Poète. Nous écrirons toujours Poète avec majuscule lorsque nous utiliserons le mot dans nos commentaires sur des citations de René Char où apparaît le mot « poète ». Nous avons l'impression que lorsque René Char dit « le poète » il se met à distance de soi-même, il se détache, il parle comme une « voix-off », comme une instance qui a vécu une certaine expérience et qui a fait l'activité de réflexion exigée. Nous ne saurons pas dire si, en fin de compte, « le poète » est le « moi », le «je » de René Char, ou un double possible ou rêvé. Voilà pourquoi, par l'emploi de la majuscule, nous tenons à mettre en évidence cette ambiguïté et cette complexité du statut de poète.



Nous avons remarqué également que l'apparition de ce terme dans les textes signés par Char est moins fréquente dans ses poésies proprement dites que dans d'autres textes embrassant diverses structures de type fragmentaire et plutôt bref: aphorismes, maximes, pensées - disons réflexions pour utiliser un terme plus général comme dénominateur commun. Ces textes hybrides sont le plus souvent regroupés dans des recueils à part, tel En trente-trois morceaux, Fureur et mystère ou Recherche de la base et du sommet - textes qui constitueront notre matériel d'analyse.



Chez René Char le mot apparaît le plus fréquemment accompagné de l'article défini : « le poète », un choix qui respecte la complexité des sens qui s'y cachent : d'un côté l'article défini nous renvoie à une catégorie générale, et de l'autre, cette catégorie est paradoxalement individualisée. Cette ambiguïté est importante pour les textes chariens, caractérisés par un certain hermétisme. L'article défini placé devant le nom est parfois un modèle de cette classe, et sous cette apparence de singulier se cache un pluriel, peut-être une multitudes de poètes qui doivent tous respecter ce que René Char exige de lui-même, comme dans l'exemple suivant :



Le poète, conservateur des infinis visages du vivant {Feuillet d'Hypnos, no. 83)



Il est évident que cette réflexion n'est pas une particularité distinctive de l'esthétique charienne ; ce sont des idées qui s'appliquent à n'importe quel poète, et Char semble synthétiser tout simplement des fonctions attribuées aux poètes : immortaliser par leurs écrits une époque, saisir les nuances sensibles de l'homme et de la société.

Il y a des contextes ou le Poète est visiblement charien, ses actes ont une marque à part qui nous fait identifier les particularités son esthétique :



Le poète, susceptible d'exagération, évalue correctement dans le supplice. (Feuillet d'Hypnos, no. 154)



Nous y verrons le poète comme un être différent, en déséquilibre, provocateur, et puisant dans cette différence sa note distinctive et personnelle ; son « supplice » est peut-être lié à l'effort exigé par l'acte créateur pour rendre son message aux lecteurs sous forme à la fois accessible et concentrée, essentialisée. Cette souffrance est nécessaire pour que plus tard, le Poète soit heureux, en tant que producteur d'un message parvenu à son public.

Cet emploi d'un nom commun au singulier a donc une grande force définitoire. A force de recenser les occurrences du terme en discussion, nous avons constaté que René Char donne maintes définitions possibles de ce que signifie « poète », de ce qu'il dit, de ce qu'il fait, définitions plus ou moins complexes, où qui se complètent les unes les autres, comme dans le cas suivant :



A chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve à venir (Sur la poésie, p. 51)



Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. (Sur la poésie, p. 51) Le mot « preuves » est le point focalisateur des deux réflexions. La première se construit sur un double mouvement : une chute renversée en montée. L'échec du Poète dans la vérité de ses démarches est converti en succès dans l'avenir de l'art ; le Poète n'est pas l'homme qui s'adresse à ses lecteurs trop ancrés dans le moment présent, dans la logique ou la raison. La seconde citation convie à ce détachement de la réalité, à préférer au jugement le rêve et l'imagination. Le Poète ne doit pas se fier entièrement au poids inébranlable de ses pensées, à un raisonnement indubitable et unique, mais à la trace légère qui n'oblige jamais, qui investit dans la valeur de l'autre - le lecteur dans ce cas.



Ces quelques exemples sur le statut du Poète indiquent déjà le fait que les textes chariens bâtissent ensemble une hypersémanticité du terme en question qui s'avère impossible de cerner. A une écriture fragmentaire correspond chez Char une critique « fragmentaire » dans le sens qu'elle ne saurait jamais être exhaustive et se prêterait plutôt à une analyse suivie des unités de sens et séparées typographiquement. La somme des occurrences du mot « poète » tout au long de la création charienne, et surtout vers l'âge mûr, nous fait penser à un article de dictionnaire. Nous sommes à même de proposer une certaine hiérarchie des sens du terme « poète », en fonction des fréquences, des contextes, des interprétations et de ses nuances.

Notre démarche suivra de prés la technique du rédacteur d'un article de dictionnaire : relever les sens, commenter les nuances, donner des exemples éloquents.

René Char aime tout de même s'expliquer, et expliquer ses textes - le livre de Paul Veyne en est témoin4. On ne saurait dire s'il faut remercier le critique d'avoir fourni un filet de protection à nos interprétations visant des textes hermétiques, ni le poète lui-même qui nous ravit une partie de notre liberté interprétative. Mais ce que nous avons remarqué à la lecture du livre de Veyne est que René Char explique assez rarement les passages où le mot « poète » apparaît en structure de surface. Les deux s'intéressent avec prépondérance aux textes ou le poète est caché en structure de profondeur ou derrière toute sorte de symboles.



Nous avons regroupés ces occurrences en quatre catégories :



1 ) le Poète en rapport avec la réalité

2) le Poète en rapport avec son ouvre (ses texteS)

3) le Poète en rapport avec lui-même

4) le Poète en rapport avec les lecteurs



1) Le Poète en rapport avec la réalité



René Char a été l'un de ceux qui ont décidé de s'impliquer dans la guerre : il l'a fait de manière cachée, devenant le capitaine Alexandre dans la Résistance ; il est intéressant de mentionner le fait qu'un poète qui a pratiqué une écriture cachée - dans le sens d'hermétique - a choisi pour sa vie sociopolitique d'agir « en cachette ». 11 est à remarquer aussi le sens moral qui a gouverné l'homme René Char, son désir de lutter pour la liberté et la justice. Cela ne l'a pas conduit à une implication politique, car le Poète est l'homme des nuances, des doutes, qui ne veut pas être un héros, mais un lutteur contre le mal.

Nous avons déjà analysé une citation qui montrait le rôle du poète d'immortaliser le présent. Nous soumettons maintenant à l'analyse une autre citation, véritable profession de foi d'un Poète ancré dans l'histoire présente, et qui a formé le bandeau du recueil Fureur et mystère :



II ajoute de la noblesse à son cas lorsqu'il est hésitant dans son diagnostique et le traitement des maux de l'homme de son temps, lorsqu'il formule des réserves sur la meilleure façon d'appliquer la connaissance et la justice dans le labyrinthe du politique et du social. II doit accepter le risque que sa lucidité soit jugée dangereuse. Le poète est la partie de l'homme réfractaire aux projets calculés. [...] II doit savoir que le mal vient toujours de plus loin qu'on ne croit, et ne meurt pas forcément sur la barricade qu'on lui a choisie. Georges Mounin signalait lui aussi son penchant éthique : « la poésie de Char est une poésie toute nourrie de morale [...]; elle est le porte-parole incomparable d'une éthique, à la fois de l'homme est du poète. »6 Le Poète devient donc un être supérieur, qui a la capacité de voir plus loin et plus profondément que ses concitoyens, il assume la condition de ne pas être compris et entendu. Le sens de la justice n'accepte aucune compromission ; les valeurs dans lesquelles il croit sont des valeurs suprêmes, intouchables. I,e Poète n'a pas le droit de vivre en dehors de l'histoire, il doit prendre position et défendre ces valeurs :



Certaines époques de la condition de l'homme subissent l'assaut glacé d'un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poète complétera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour étemel de l'entêté portefaix, passeur de justice. (LI, Partage formeL)



L'idéal révolutionnaire d'un Hugo, par exemple, semble renaître avec Char, devenu une sorte de nécessité interne pour survivre, une « poéthique », pour citer le mot forgé par le critique Gilles Plazy.



2) Le Poète en rapport avec son ouvre (ses texteS)



A) L'Inspiration

René Char ne nie pas l'inspiration, mais il ne voit pas ses sources et ses fonctions de la même manière que les surréalistes avec lesquels il a fait une partie du chemin ensemble. Le rôle de cette inspiration est beaucoup plus raffiné. Dans un fragment du Partage formel, le Poète précise que cette « inspiration » est une nécessité interne, qu'elle ne surgit pas de l'extérieur, elle traduit seulement « l'intention en acte inspiré » (XXXV) : le commandement et l'exégèse des dieux puissants et fantasques qui habitent le poète, évidence indurée qui ne se flétrit ni ne s'éteint. (XLI)



Le poème naît justement du combat entre l'inconscient et le conscient, se partageant régime nocturne et diurne :



Le poète doit tenir la balance égale entre le monde physique de la veille et l'aisance redoutable du sommeil, les lignes de la connaissance dans lesquelles il couche le corps subtil du poème, allant indistinctement de l'un à l'autre de ces états différents de la vie. (Partage formel, VIII)



B) Le Langage



La prise du Poète est avec le langage. Dans une comparaison issue de l'art de Victor Brauner - un de ses « alliés substantiels », le Poète doit opérer un choix linguistique, un travail sur le langage pour en faire un poétique :



Le poète qui versifie en marchant bouscule de son talon frangé d'écume des centaines de mots à ce coup inutiles {Alliés substantielS)



C'est pourquoi le Poète ne cesse pas d'avertir les autres poètes sur une voie poétique en porte-à-faux:



En poésie, combien d'initiés engagent encore de nos jours [...] parmi les nobles bêtes sélectionnées, un cheval de corrida dont les entrailles fraîchement recousues palpitent de poussières répugnantes ! Jusqu'à ce que l'embolie dialectique qui frappe tout poème frauduleusement élaboré fasse justice dans la personne de son auteur de cette impropriété inadmissible. {Partage formel, XV)



Le Poète est le médiateur entre le monde (la réalité) et la puissance du langage :



Le mot passe à travers l'individu, définit un état, illumine une séquence du monde matériel, propose aussi un autre état. Le poète ne force pas le réel, mais en libère une notion qu'il ne doit point laisser dans sa nudité autoritaire. {Impressions ancienneS)



Le langage poétique est soumis à un processus alchimique ; René Char en parle en terme de mystères et de secrets que le Poète doit élucider ;



Le poète tourmente à l'aide d'injaugeables secrets la forme et la voix des fontaines {Partage formel, XLIV)



Il n'est pas négligeable en ce sens la fascination qu'exerce sur lui Heraclite et la théorie de l'alliance des contraires dans la poésie. « ces mirages ponctuels et tumultueux », comme ils les appellent dans Partage formel (XVII). De ce point de vue, le Poète joue le rôle de l'Unificateur suprême, mais qui délègue une bonne partie de ses responsabilités au lecteur.



C) Le Message



Tout de même, René Char n'est pas uniquement un poète du langage ; le message qu'il veut transmettre importe aussi :



Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre. {Feuillet d'Hypnos, 19)



Le Poète doit se trouver en perpétuelle recherche et sa connaissance émotionnelle est fixée par le texte dont le sens rend compte de cette exigence de « poéthique » dont il a été déjà question.



3) Le Poète en rapport avec lui-même



Le Poète charien est un être dual : il est un être humain et un poète ; il s'ancre dans la réalité, mais ne cesse d'imaginer et réordonner le monde :



Le poète est la genèse d'un être qui projette et d'un être qui retient. A l'amant il emprunte le vide, à la bien-aimée, la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donnent pathétiquement sa voix. {Partage formel, XLV)



Tout cela se réalise grâce au langage qui est fait d'une liaison indestructible entre le signifiant (« le vide », « l'amant ») et le signifié (« la lumière », « la bien-aimée »).

Il ne s'agit pas de garder un équilibre. Comme nous l'avons déjà précisé, le Poète est « susceptible d'exagération ». Le bandeau de Fureur et mystère renforce cette dualité qui se dirige vers les pôles opposés :



Le poète, on le sait, mêle le manque et l'excès, le but et le passé. d'où la possible perte d'équilibre :



Le poète est l'homme de la stabilité unilatérale. {Partage formel XXVIII) causée soit par la sensibilité du Poète qui « n'est pas de bois », soit par la force ascensionnelle qui le tire vers un « haut » qui pourrait être le monde poétique, sublimé et spiritualisé :



Voici l'époque où le poète sent se dresser en lui cette méridienne force d'ascension. (Feuillet d'Hypnos, 129)



La complexité de l'activité poétique est visible dans ce que signifie effort créateur : le Poète est celui qui chiffre la réalité quotidienne, qui Pencode pour mieux rendre compte de ses liens essentiels auxquels seuls les initiés ont accès :



Le poète fait éclater les liens de ce qu'il touche. Il n'enseigne pas la fin des liens. (Afaulx contentE)



C'est ce que remarque Jean-Pierre Richard, à propos de la conscience poétique charienne qui, « vouée à une fonction de transition, elle tendra alors des liens entre les antinomies de la réalité »13. Suite à cette « tâche » du Poète libérateur, un ordre nouveau gouverne le monde transformé par lui :



Dans le tissu du poème doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, en même temps que d'éléments futurs, de havres de soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé. (A une sérénité crispéE)



L'alchimie du poète vise une connaissance et une exploitation de tout ce que le monde met à sa disposition. Il doit user de techniques et discerner celles qui lui sont utiles, qui sont innovatrices :



Inexpugnable sous sa tente de cyprès, le poète, pour se convaincre et se guider, ne doit pas craindre de se servir de toutes les clefs accourues dans sa main. Cependant il ne doit pas confondre une animation de frontières avec un horizon révolutionnaire. (Partageformel, XXXVI)



Le Poète est un solitaire de par sa mission ; il s'isole des autres parce qu'il ne rêve pas « d'une gloire collective », parce qu'il doit avoir le courage d'assumer « de perpétuels et renaissants périls » que d'autres essayeraient d'éviter, et cela sans tirer profit de son statut. Il est sujet à des appréhensions et se voit parfois « maudit ».

La noblesse « lourde » de son caractère puise ses origines dans la lutte pour la justice, René Char s'avérant être un de ces poètes éthiques pour qui la vérité importe le plus :



Tu es dans ton essence constamment poète, constamment au zénith de ton amour, constamment avide de vérité et de justice. C'est sans doute un mal nécessaire que tu puisses l'être assidûment dans ta conscience. (A la santé du serpenT)



Le Poète charien, interpellé cette fois avec ce « tu » du dédoublement et de l'adresse directe, est donc un être lucide, qui n'ignore pas la réalité, qui parfois se sert de la poésie comme d'un instrument capable de sentir et de dire juste, surtout dans le domaine du social et du politique. Mais même si le Poète est averti du risque, qu'il peut payer cher, « que sa lucidité soit jugée dangereuse » (bandeau de Fureur et mystèrE), ses exigences, son intégrité ne le laissent pas ne pas s'impliquer afin de corriger les maux de ce monde :



Ce dont le poète souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c'est du manque de justice interne. (Partage formel, II)



La nuance que René Char fait intervenir dans ce « débat », vise le rapport entre la réalité et poésie :



En poésie, devenir c'est réconcilier. Le poète ne dit pas la vérité, il la vit ; et la vivant, il devient mensonger. Paradoxe des Muses : justesse du poème. (A une sérénité crispéE)



La réalité semble être construite sur le paradigme de la vérité pure et simple, tandis que la poésie, qui est une mise ensemble des contraires, comprend donc aussi le contraire de la vérité."

Une autre exigence du Poète est de maintenir la poésie inassujettie à quoi que ce soit :



Au cours de son action parmi les essarts de l'universalité du Verbe, le poète intègre, avide, impressionnable et téméraire se gardera de sympathiser avec les entreprises qui aliènent le prodige de la liberté en poésie, c'est-à-dire de l'intelligence dans la vie. (Partage formel, XXXIV)



En fin de compte, c'est la liberté du poète qui est entravée : d'abord, il doit s'expatrier de son « huis clos » et ensuite se trouver un des logements « les plus vagues », tel un « gouffre » ou un creuset où il distille les « présences transcendantes » et les « orages pèlerins », c'est-à-dire le spirituel et le réel.

Son destin est pourtant heureux, car le Poète échappe à la mort grâce à son ouvre littéraire :



Le poète ne s'irrite pas de l'extinction hideuse de la mort, mais confiant en son toucher particulier transforme toute chose en laines prolongées. (Partage formel, XXXIV)



Ces « laines prolongées » représentent ses ouvres, dont l'écho doit s'étendre à des générations de lecteurs, invités à remettre en discussion des sens possibles pour ses textes, créés justement dans l'esprit de l'inachèvement poétique :



Magicien de l'insécurité, le poète n'a de satisfactions qu'adoptives. Cendre toujours inachevée. (Partageformel, V)



L'opéra aperta se double d'un travail de perfectionnement continu du Poète :



Le poète recommande : "Penchez-vous, penchez-vous davantage." Il ne sort pas toujours indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l'étemité d'une olive. (Partageformel, XLVIII)



4) Le Poète en rapport avec les lecteurs



Tant que le Poète travaille et retravaille son texte, l'ouvre semble faire corps commun avec le corps et l'esprit du son créateur. Décider de publier un texte signifie se séparer pour toujours du corps de cette ouvre, abolir la chronologie des jours de travail pour l'atemporalité. L'espace de la liberté de la création se renferme sur l'ouvre mise au monde, et le domaine de la liberté revient aux lecteurs, en tant que liberté d'interprétation :



En poésie, on n'habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'ouvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'on détruisant le temps. Mais tout ce qu'on obtient par rupture, détachement et négation, on ne l'obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l'évadé. Le donneur de liberté n'est libre que dans les autres, Le poète ne jouit que de la liberté des autres. (Grands astreignants ou la Conversation souverainE)



Cette distanciation par rapport à son texte achevé (« ses trésors ») entraîne l'oubli de l'effort créateur (de « ses sueurs »), et parfois l'effacement même de son auteur :



Après la remise de ses trésors (tournoyant entre deux pontS) et l'abandon de ses sueurs, le poète, la moitié du corps, le sommet du souffle dans l'inconnu, le poète n'est plus le reflet d'un fait accompli. Plus rien ne le mesure, ne le lie. (Partageformel, LIII)



Jean-Pierre Richard remarquait lui aussi ce paradoxe dans la dernière étape du processus créateur : « Dans le poème, le poète donc se réalise et s'annule ; toute réussite poétique est à la fois culmination et effacement »



Parfois le Poète est en avant sur son époque, les lecteurs ne le comprennent pas, et alors sa mission est aussi de former un public nouveau qui soit capable de goûter ses textes :



Il advient au poète d'échouer au cours de ses recherches sur un rivage où il n'était attendu que beaucoup plus tard, après son anéantissement. Insensible à l'hostilité de son entourage arriéré le poète s'organise, abat sa vigueur, morcelle le terme, agrafe les sommets des ailes. (Sur la poésiE)



Le poète-araignée qui tisse minutieusement sa toile littéraire ne craint pas la mort, car la postérité se charge de sa destinée :



Au seuil de la pesanteur, le poète comme l'araignée construit sa route dans le ciel. En partie caché à lui-Mème, il apparaît aux autres, dans les rayons de sa ruse inouïe, mortellement visible. (Partageformel, XXXIX)



En conclusion, le statut du Poète charien est très complexe. Une explication est donnée par le poète même :



Les actions du poète ne sont que la conséquence des énigmes de la poésie. (A une sérénité crispéE)



Ainsi le Poète apparaît sous diverses hypostases : poète révolté, poète du présent, poète intransitif, révolutionnaire, héraclitien, « Prince-alchimiste », « empereur prénatal intéressé d'azur », un moi peut-être discontinu, mais qui révèle avec chaque nuance, la beauté de cette profession de Poète. C'est un homme proteiforme, car il s'améliore tout le temps, un homme à venir. Il offre à son public un exercice perpétuel de métamorphose spirituelle et linguistique, comme le souligne ce proche de René Char qu'a été Paul Veyne : « Un poète demeure toute sa vie dans la condition d'un apprenti : il ne passe jamais maître ; il a tout à apprendre à chaque nouveau poème. En revanche, il ne pense qu'à son métier ; l'écriture est son obsession. » .

Il y a donc la nécessité de mal révéler son identité, un besoin de garder, comme dans le cas des sens de ses textes, une zone d'ombre, qui découvre chaque fois mieux son épanouissement en tant qu'homme et en tant que Poète:



« Pourquoi le mot "poète" me traverse souvent ? Pour qu'il y ait plus d'espace dans le plein et moins d'erreur sur une identité mal révélée. De la nécessité de conserver les maîtresses ombres. » (Impressions ancienneS)








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René Char
(1907 - 1988)
 
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Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

Principaux ouvrages


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