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« L'IRRÉDUCTIBLE EN SOUS-OUVRE » OU L'ÉCRITURE ÉLÉMENTAIRE DE RENÉ CHAR


Poésie / Poémes d'René Char





« Elémentaire, mon cher Watson ». C'est en ces termes que le perspicace Sherlock Holmes livre ses déductions à son fidèle collaborateur, moins habile que lui dans la mise en place de dispositifs d'enquête, qui tiennent avant tout par la mise en rapport d'éléments susceptibles, à terme, de faire sens et de visualiser ce qui n'est pas justement, pour les deux hommes, de l'ordre de l'expérience personnelle.

Soyons plus Sherlock Holmes que Watson pour appréhender ces configurations chariennes qui décrivent autre chose qu'une expérience du monde, qui rendent avant tout sensible une expérience scripturale. Voyons quelle nouvelle matérialité se fonde par cette écriture qui est plus une création qu'une traduction du monde, qui multiplie les formes sans les structurer : de la toile de Braque, Char évoque le « multiplicateur dans l'attente future de son multiplicande » (p. 680).





Deux textes, « Le Visage nuptial » et « Flux de l'aimant » -évoquant Miré -, éloignés dans le temps (1938/1964), de physionomie très différente, l'un plus dans l'explosion que dans la coulée, révèlent toutefois des principes scripturaux qui participent d'un dispositif - non réductible à une structure - dont la caractéristique serait la fermeté d'un ensemble souple ou la souplesse d'un ensemble ferme, en tout cas une réalité poétique dynamique qui comprend des éléments pris dans une combinatoire et inscrits dans un déplacement. L'irréductible est le brut, le matriciel, le magma, ce qui n'est pas inventorié mais aussi ce qui est séparé, inventorié. Enfin, l'irréductible est tel parce qu'il est en mouvement. 11 est donc monade, manade, nomade ou, en d'autres termes, matière, configuration et comportement. Char offre une écriture des éléments, de l'élémentaire, et une écriture élémentaire. Le fond n'y est jamais totalement mis en ordre, intégré dans un code.



L'irréductible en sous-ouvre et sa mouvante densité qui se projette, ouvre la voie à tous les possibles, déroule ceux-ci en méandres, laisse libre cours à d'imprévisibles tangences (« Flux de l'aimant », p. 693).



Cette phrase est un commentaire de l'écriture charienne, en plusieurs étapes. L'élémentaire s'oppose à une physique et une métaphysique de la substance et de l'essence, du fait du glissement et de la perte d'identité. Heraclite combat Platon : la transition, l'accident, l'événement relatif s'opposent à l'essence immobile et absolue. Les méandres contredisent la linéarité. La latence l'emporte sur la transparence. Enfin, la virtualité s'impose dans la réalité, l'irréel intact dans le réel dévasté.



I. L'élémentaire ne se mélange pas.



Ponge, dont on sait qu'il a pris le parti des choses, préfère « la qualité différentielle, plus intéressante que la qualité analogique2 ». De fait cette question de l'analogie est cruciale chez Char, qui parle plutôt de rapports, évitant ainsi la notion de ressemblance ou de similitude.

L'élément retenu par l'écriture et tenu avec d'autres vaut toujours en soi, pour lui-même, y compris dans le rapprochement : le rapport isole, rend l'élément souverain, la suture n'est pas une couture mais une déchirure maintenue.

Char rend souvent cette intimité originale avec la réalité, qui est une façon de mettre en valeur les rapports, les « attaches secrètes entre deux choses » (p. 698), les « rapports essentiels jusque-là inaperçus » (p. 675) : « il faut se persuader sans cesse que la vie réelle et les choses qui la composent n'ont pas de secret entre elles. Seulement des absences, des refus, des cachettes naturelles, dont nous ne saisissons pas, à première vue, la perspicacité. Nous manquons étonnamment d'ubiquité » (p. 675). Braque dit : «Si j'interviens parmi les choses, ce n'est pas, certes, pour les appauvrir ou exagérer leur part de singularité. Je remonte simplement à leur nuit, à leur nudité première. Je leur donne désir de lumière, curiosité d'ombre, avidité de construction. Ce qui importe, c'est de fonder un amour nouveau à partir d'êtres et d'objets jusqu'alors indifférents » (p. 675).



La nudité première des choses s'obtient par l'incongru, la non congruence des éléments retenus, les surimpressions et les escamotages. Le mot ne ressemble à aucun mot existant, se dépayse, se déterritorialise. La poésie a ainsi une fonction discriminatoire, le sens local l'emporte, révélant l'hétérogénéité et la pluralité d'ordres catégoriels distincts mais tenus ensemble. La poésie de Char additionne sans fusionner. Dans « le Visage nuptial », des séquences comme « azur multivalve », « multitude assouplie », « granitique dissidence », « diviseurs de la crainte », « micas du deuil » rapportent des éléments qui ne se pensent que l'un après l'autre, l'un sur l'autre, l'un à côté de l'autre. Au cours élémentaire, Char a dû apprendre que : 1+1=1+1, sans réduction. La densité vient de ce rapport libre entre objets énoncés, présents par attraction et répulsion, aimantation, magnétisme, concentration, l'image étant cet appareil intégrateur, ce choc des noyaux inaltérables. On trouvera donc autant d'objets que d'occurrences, dans cette entreprise de destruction de l'identité absolue où l'élément est toujours séparé - comme « granitique » l'est de «dissidence » - mais toujours dépendant d'un contexte, isolable mais compris dans un dispositif, unique mais non absolu.

Ce n'est pas hermétique mais plutôt poreux, parce que cela s'ouvre de tous côtés.



Il ne faut donc pas penser liaison mais déliaison, et même maintenir celle-ci, l'opérer, la pratiquer, favoriser le heurt, l'écart, le choc de deux réalités jamais fondues. Si l'élément en soi est peut-être difficile à définir, alors on peut le définir par ce qu'il n'est pas, aggloméré, mêlé, lié, cohérent, cohésif, adhésif. L'élément borné, limité franchement, se heurte à un autre élément, contigu et non continu. Même dans la caractérisation adjectivale, on peut considérer que l'adjectif ne fusionne pas avec le nom mais qu'il fonctionne à part, comme série parallèle. Les éléments du dispositif les moins motivés assurent le fonctionnement du dispositif, sa capacité à intégrer du réel, à créer du réel, c'est-à-dire avant tout des places à occuper, en créant du jeu. Les ruptures permanentes du code, l'absence de vectorisation, cette déliaison permettent la transformation. L'élémentaire est une langue qui se cherche et ne trouve pas son code en alignant des catégories paradoxales, aberrantes : « Le soir a fermé sa plaie de corsaire où voyageaient les fusées vagues parmi la peur soutenue des chiens ». Ce type de proposition soulève la question du codage de scènes complexes reflétant les interactions de plusieurs objets les uns avec les autres, la collection disparate d'objets.



Ce mode presque énumératif crée une contiguïté, sature l'espace par l'invention de nouveaux éléments, de nouveaux classements, de nouvelles logiques, de nouvelles réalités : il s'agit peut-être de nommer sans décrire. Par exemple, des termes comme « visage nuptial », « prénuptiales luxures », « outils nuptiaux », « simulacres nuptiaux » dessinent une circulation autour du concept de nuptialité : une écriture élémentaire crée un concept à partir de l'image, qui est une mise en rapport. Le poème confère aux éléments qu'il pose une valeur originale et originelle, travaille dans le sens d'un espace non isotrope mais fait de trous, ou qui se tient par les trous, et qui donne ainsi aux éléments une forme d'isolement, un pouvoir insurrectionnel, un aspect moléculaire irréductible. La déliaison permet tous les rapports.



Finalement, la fragmentation tient au dispositif, non à l'objet ou, en d'autres termes, elle provient de l'objet pris dans un dispositif qui est justement intégrateur donc démultipliant. C'est dans la suppression du cadre, dans le mouvement de supprimer le cadre, que l'on peut créer l'illusion de la totalité d'un monde, de la démultiplication des mondes. Cela tient à la multiplication des champs lexicaux, ici inévitable, car ils ne sauraient jamais être rigoureusement délimités : dans la suite constituée de « parlant noir », « tari de sa diction », « sable mort », « ciel aride » on ne trouve pas véritablement une isotopie, mais plutôt des allotopies, l'isotopie débordant toujours d'elle-même vers autre chose. Où commence et où finit une séquence, où l'image est-elle complète, où le texte s'achève-t-il ? C'est une poésie excentrique, décentrée. L'écriture comprend l'énoncé occupé - ce qui est perceptible, intelligible - et l'énoncé désaffecté, en voie d'affectation, énoncé manquant pour qu'il y ait code stable, stabilisation de l'image, pour que l'élément soit réductible, limité.

Char écrit « dans l'entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l'ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide te vertige à cette poussée. » (p. 411). La forme assez fixe, rigide même de Char fait d'autant plus paraître le vertige de l'image, la déflagration de l'image, la parataxe non verbale mais visuelle : «je vous écris en cours de chute » (p. 602).

Le poème est donc un accélérateur de particules élémentaires qui manifestent leur qualité différentielle. Mais cela tient moins à une objectivité, à une qualité intrinsèque aux choses qu'au fait que l'élémentaire concerne un autre domaine que le domaine matériel.



II. L'élémentaire est Pélémental.



Tout communique mais rien n'est vraiment spectaculaire, donc tout est imaginaire ou mental, voire cognitif - une image en train de devenir du sens, un élément de connaissance, un moyen et un passage.

On lit un terme, qualifiant, caractérisant, mais qui qualifie seulement l'espace qu'il ouvre et qui est juste indiqué. indicatif d'espace, indicatif de sens. Le support immédiat se dérobe : « dissidence » n'est pas vraiment le support de « granitique », qui ouvre ailleurs l'espace de sa présence. On a chez Char, contre la grammaire usuelle, des incomplémenls de nom, des particules élémentaires qui sont autant d'amorces, de seuils, posés dans l'entrouvert, d'où se déduit une image possible.



Un être qu'on ignore est un être infini, susceptible, en intervenant, de changer notre angoisse et notre fardeau en aurore artérielle. Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étend sa santé chaque jour. (Partage formel XXXIV, p. 163)



La première partie est logique métaphoriquement, cela se tient du point de vue de l'image ; la deuxième ne se tient pas du point de vue de l'image, mais donne du texte qui se tient, tout se tient par le texte. Soit tout tient par l'image, soit tout tient par le texte, c'est-à-dire par l'ouverture grâce aux mots d'un espace, d'un troisième espace, qui est celui qui dépasse et le texte et l'image. Là est le dispositif : dans la deuxième partie, le terme est à trouver, terme interchangeable, terme arbitraire, à partir d'un angle axiologique qui ne l'est pas - valeur positive ou négative : « innocence » et « connaissance » fonctionnent de façon congruente, mais pas « amour » et « néant », incongru, hasardeux : on pourrait avoir « haine », « retrait », « égoïsme » ou les couples « être » et « néant », « plénitude » et « néant ». Le champ est ouvert, la place vacante pour l'espace convoqué. Un monde se déduit de la relation entre le texte et l'image. Le dispositif apparaît ici comme positionnement, éclairage particulier ouvrant à une réalité et non imitation.

L'hypothèse est en images : « Elémentaire, mon cher lecteur ». La logique du dispositif l'emporte sur la logique du texte et sur la logique de l'image. Une des faces reste ancrée dans l'informel, l'absence de logique et d'image, ce qui échappe au logos, « les fuyants », l'élémentaire intraitable, libéré dans une écriture en vacance.

L'« angle fusant d'une rencontre» est cette zone où quelque chose bifurque, un point de passage : ce qui est élémentaire est pris dans un mouvement, dans une relation, n'a pas de valeur en soi mais seulement dans l'éclairage qui le touche, l'angle qui le présente. L'élémentaire est ouvert à tous les éclairages et à tous les vents, se déplace, nous déplace, autorise tous les déplacements - simultanéité de l'objet en deux places différentes, ubiquité de notre regard.

L'élémentaire de René Char est fait d'air et de lumière comme la peinture de Louis Fernandez, cette « épopée silencieuse de la lumière mentale » (p. 685) qui « instaure son monde, monde de l'étrangeté ». Mais pour le poète aussi, il existe une étrange « maison mentale. Il faut en occuper toutes les pièces, les salubres comme les malsaines, et les belles aérées, avec la connaissance prismatique de leurs différences » (p. 512), ce que le théoricien de la communication Daniel Bougnoux, repensant la crise de la représentation, traduit de la sorte : « ce que nous appelons monde, ou réalité, ne sera jamais que la décision de nos éclairages et la mosaïque de nos points de vue3 ».

L'élément est sous tous les éclairages et tous les points de vue: par exemple, l'élémentaire est sous « ruisseaux », « flux », « rivière » qui n'en sont que des actualisations transitoires et arbitraires. L'élémentaire est ce qui dépasse verbe et image et serait plutôt de l'ordre du concept. On reconnaît sensiblement - « matière-émotion » - mais on cherche une « connaissance productive du Réel », c'est-à-dire la réduction à un ensemble de traits de base car trop de traits sont présentés à la fois, rassemblés dans l'image. On y voit trop. La figuration se multiplie au sein de la même représentation, qui est un embrayeur. Ceci tient à la plus ou moins grande valeur d'imagerie du texte et à la latence de la compréhension. L'élémentaire est dans ce figurai, entre concept et image, irréductible en sous-ouvre.

Ce qui fait achopper notre lecture est alors souvent la phrase qui se déroule à la fois concrètement et abstraitement, des mots concrets - dénotant des objets physiques perceptibles et donc engendrant des traits figuratifs - choquant des mots abstraits, plus riches en traits non figuratifs. Si élémentaire implique le matériel, vite chez Char on est dans le mental plutôt : peut-être peut-on parler de poésie en grande partie conceptuelle - pas abstraite - chez René Char, en ce sens. L'ensemble de la séquence soi-disant figurative n'a souvent plus guère à voir avec l'expérience perceptive et ne donne pas un produit matériel possible, mais traduit un concept. Par exemple dans la séquence « Ruisseaux, neume des morts anfractueux » les traits retenus sont le souffle - naturel, poétique - les trous, l'immatériel devenu matériel, le mouvement de l'inerte.

Bien sûr il s'agit de signifiés et on fait alors un travail d'exégèse poétique, d'herméneutique mais on peut penser qu'il s'agit de plus que cela, à savoir de la recherche de configurations élémentaires qui se combinent et ressemblent à d'autres configurations pourtant imagées autrement, comme la précédente par exemple ressemble, par la configuration qu'elle sous-entend, à « tout vous entraîne, tristesse obséquieuse » où « obséquieuse » nous rappelle qu'il a la même étymologie que « obsèques » et déduit alors le concept « suivre », une dynamique. Ce concept de dynamisme peut alors appeler la séquence « charroi lugubre ». Sur une série parallèle «ruisseaux, neume des morts anfractueux» appelle « mouvement tari de sa diction » - avec le double concept « dire » et « ne plus dire » et le concept « couler » - être tari. Enfin « colisée fossoyé » s'oppose à « dimension rassurée » et « retour compact » : le contexte est différent mais le concept est proche voire égal. On suggère que ce qui est élémentaire est le rapport au monde, la relation, le rythme, le réglage du point de vue et même le schéma indicateur, d'ordre mental, « réception vécue écourtée de la réalité » et non la substance ou l'apparence.



Quelque chose se tient par la langue, qui ne se tient pas dans la réalité, qui est au-delà de la dimension illustrative. Dans le texte sur Mirô, Char nomme « filtre » ce travail de la cognition, de création de concepts, de réalités inédites pouvant donner un nouvel éclairage, contre la mimésis et l'autoréférentialité. De fait d'ailleurs, le texte sur Mirô ne fait que superposer ces filtres, pour que nous voyions « plus loin », ou différemment continuellement : « qu'elle agisse enfin, cette forme, entre toutes les formes, apte à demeurer solitaire, comme un filtre qui s'interpose entre nous et la conscience rigide que nous avons du réel, pour que, la magie aboutie, nous soyons la Source aux yeux grands ouverts». «Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé » (Feuillet d'Hypnos 59, p. 189) ; il faut fermer les yeux pour voir ce qui mérite de l'être c'est-à-dire le mental, le sol mental, les gisements profonds. L'image rend moins la vision qu'elle ne procède à une création.



III. L'élémentaire est la nappe sans la table.



Le flux de l'aimant de cette conquête magnétique que Char apprécie chez Mirô est une mouvante densité sans support.

« L'élémentiel4 » serait le terme qui dirait le mieux le caractère dynamique des éléments, leur aspect événementiel. Evoquant des mouvements telluriques, et des actions menées sur la nature, qui, on le comprend, sont des actions poétiques, Ponge suggère comment rendre la langue plastique, créer « les nappes souterraines; ruisseaux (ruissellemenT), douix5, rivières, fontaines vauclusiennes6 ».

Remonter vers l'élémentaire, c'est en revenir au volume d'une phrase, au phrasé, à ce qui est pulsionnel dans récriture, à ce qui fait que le langage est intraversable, « paroles d'océan » (p. 708), battement.

En particulier, le fond émerge dans la figure et non seulement la figure émerge du fond: en témoigne cette respiration régulière ou irrégulière dans l'art de la fugue qu'est le texte sur Mirô, ce tour de passe de récriture, où une formule disparaît, reparaît légèrement altérée. Les angles sont ouverts dans le tissu du texte même: quelque chose est dessous, en réserve, latent, non représenté car l'écriture prévoit le changement constant de support, le transfert des formes, la dissipation, l'échappement. Il n'est pas sûr que dans ce texte Char cherche la meilleure formule, mais peut-être toutes les formules sont-elles interchangeables car il s'agit d'une même phrase qui s'en va et revient, dont nous avons des vues différentes; cette densité mouvante alterne saillances et retraits, creux et crêtes comme dans la physique ondulatoire. «Tel aspect du réel procède par pures ellipses, superpose, lace des images dont chacune se révèle au moment où elle plonge dans l'autre ». Dans « Le Visage nuptial », la phrase dit et redit en changeant l'angle de vue, mais en gardant semble-t-il le même objet. Par exemple l'on pourrait résumer les séquences suivantes, par la formule « le je pris entre stabilité et perte de soi »: « Avec la paille en fleur au bord du ciel criant ton nom, J'abats les vestiges, Atteint, sain de clarté // Je cours au terme de mon cintre, colisée fossoyé » // je touche le fond d'un retour compact ».



Chaque nouvelle occurrence correspond à un changement de plan, de support, de point de vue. Ainsi, le texte meuble présente non pas une linéarité mais des séries parallèles, une mise en ouvre simultanée de plusieurs programmes, des interactions entre divers éléments du dispositif, une convergence hasardeuse de séries divergentes, creusant des zones d'indétermination. Le texte est réversible parce que troué : entre un mot et un autre, on conçoit un manque, dans une syntaxe (verbale et visuellE) qui fait passer à travers quelque chose. Le syntagme comme troué laisse voir dessous. Les écarts l'emportent sur la réalité ontologiquement définie. Ce creusement du champ de la présence, cette profondeur dans l'entreligne suggère quelque chose qui est actualisé arbitrairement, faute d'autre chose. Ainsi, dans « Le Visage nuptial », «je ne verrai pas » suivi de la liste arbitraire apparemment exhaustive creuse du même coup le champ des possibles non énoncés, non imaginés, latents.

Cette image intercalaire du monde correspond bien à ce que Char voit chez Mirô, « l'éclosion multiple de l'image arrêtée et retenue, image naissante », la « vision fixe d'un mouvement, trajectoire d'une image lancée à sa propre et omniprésente poursuite ». Le poète aime on le sait le passage, le mouvement non vectorisé, non finalisé. Dans ce mouvement cosmique et poétique, le support n'est ni identifié ni définitif. La table n'est pas mise et il faut regarder sous la nappe.

Char nous invite à voir de travers, à travers l'écriture. L'élémentaire, irréductible en sous-ouvre, permet tous les transferts. L'irréductible en sous-ouvre et sa mouvante densité est quelque chose qui se déplace, dont nous en avons des vues.

Char n'est pas le seul contemporain à pratiquer ce flux. Ainsi Duras, qui fait dire à l'autostoppeuse du Camion « tout est dans tout. Partout. Tout le temps. En même temps7 », ouvre à semblable communication des éléments entre eux : « les mouvements du Navire Night devraient témoigner d'autres mouvements qui se produiraient ailleurs et qui seraient de nature différente. Les mouvements du Navire Night devraient témoigner des mouvements du désir8. » (33) Peut-être l'écriture rejoint-elle une cinétique ; en abandonnant le réflexe rétinien, optique, le lecteur passe à un autre régime, plus allotrope, régime du déplacement, du décentrement. C'est alors un devoir éthique autant qu'esthétique.

Deux définitions de la matière élémentaire pourraient être proposées, le concentré et le phrasé, soit le prisme, le cristal, le diamant soit la coulée, la nappe, le flux, la forme meuble, le débordement d'un élément sur l'autre, la plongée d'une image dans l'autre.



Par ailleurs, l'écriture élémentaire est aussi originale par le dispositif qu'elle met en ouvre.

Il semble d'abord que l'irréductible ne puisse être cemé, que l'on ne puisse que l'approcher, en dessiner l'espace d'accueil. D'autre part, il n'est pas une lacune mais une énergie de Ventre : le dispositif poétique laisse à l'élément son caractère irréductible, et le fait exprès. Enfin, le dispositif poétique est l'espace susceptible d'accueillir des points de vue, un espace qui creuse et informe ces points de vue, et non seulement un espace qui fait apparaître des objets sous un point de vue ; cet espace oblige à trouver l'angle d'attaque, à le choisir, à définir le code, la table commune.



Conclusion



Si l'on voulait vraiment célébrer la fraîcheur de ce centenaire, on dirait que l'écriture poétique de Char anticipe une certaine modernité esthétique, en prévoyant le passage des espaces hétérogènes aux médiums hétérogènes, et en menant une réflexion autour de la question de l'attraction des marges, des seuils instables, des zones.

Char propose le modèle d'un rapport non mimétique au monde, d'une poésie non isomorphique mais qui propose un monde infini, un nouveau réel, un réel virtuel et un virtuel réel.

De fait, comme les poètes les plus substantiels, plus qu'il ne rejoint une poésie spéculative et métaphysique issue du Romantisme, Char invente de nouveaux modèles de concret -après Ponge et Bonnefoy.



Mais cette poésie nous oblige aussi à des procédures, à inventer des dispositifs révélateurs, et nous incite à revoir notre discours critique : comprendre les lois de production d'un texte, c'est refaire des canevas après les avoir défaits, pratiquer la déliaison, la latence, la résurgence, en résistant à la globalisation, à la linéarité.

Nommer sans décrire est aussi une façon de lire créativement la poésie de René Char, en citant, reconfigurant le et les textes par extraits, coupes, en inventant les corpus, en faisant le montage, qui est lecture.

Enfin, on pourrait suggérer que la poésie élémentaire de Char correspond à un degré moins un de l'écriture. Le degré zéro est peut-être le littéral, le minimum d'image et de sens, qui va dans la direction du tautologique - « ceci est ceci » -, de la dénotation - « la femme respire / l'homme se tient débout ». Le degré plus un, c'est le point culminant de l'image et du sens, la connotation, la saturation figurative, la surexposition, la charge métaphorique, la métaphore, l'analogie - « le corps sauvé ». Quant au degré moins un, ce serait ce degré où l'on voit moins, où l'on pense moins, une latence d'imagerie, de verbe et de sens, le figurai non figuratif, l'imaginai, I'élémental - « le sable mort ».

Alors, on peut douter que Char, centenaire mais précurseur, soit gâteux, même s'il est doué du gâtisme que Ponge reconnaît aux grands poètes :

« Un certain gâtisme : naïveté retrouvée / repartir du balbutiement, du zéro . »






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René Char
(1907 - 1988)
 
  René Char - Portrait  
 
Portrait de René Char


Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

Principaux ouvrages


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