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LA CRÉATION DE RENÉ CHAR - DE L'ÉLÉMENT AU MORCEAU


Poésie / Poémes d'René Char





Et si l'élément de prédilection de la poésie de René Char était le morceau ? Telle est l'hypothèse qu'on se propose d'examiner ici et qui consistera à envisager de manière critique la notion d'élément, ou du moins à montrer que c'est à travers le motif du morceau qu'elle trouve chez Char sa formulation la plus accomplie - phénomène pleinement inscrit dans la logique d'une ouvre qui, en se décrivant comme « parole en archipel », s'est elle-même revendiquée de l'esthétique du fragment.





À la source de cette réévaluation de l'élément dans l'écriture charienne, il y a une interrogation sur la signification à attribuer au terme même d'élément. Une première acception apparaît vite : les éléments au sens traditionnel du terme, ces quatre entités concrètes que distinguait la physique ancienne pour en faire les principes ultimes de la réalité - l'air, la terre, l'eau, le feu. Que ce schéma soit prégnant dans la poésie de Char, la lecture des recueils le montre clairement ; il est en outre cultuiellement alimenté par des références privilégiées comme les Présocratiques (Heraclite en tête, souvent mentionné dans l'ouvre et à qui Char consacre en 1948 un texte intitulé «Heraclite d'Éphèse », mais aussi Empédocle, qui donna son titre à la revue créée en 1949 par Char et par CamuS) ou les ouvres alchimiques (découvertes par le poète dès sa jeunesse dans la bibliothèque des demoiselles Roze et approfondies par son passage dans le surréalisme au moment où Breton réclamait dans le Second manifeste «l'occultation profonde» du mouvemenT), sans oublier la fréquentation de l'ouvre de Bachelard. Mais au-delà de ce sens traditionnel et pluriel, le terme à'élément renvoie, selon une signification plus générale et plus abstraite, à l'idée même d'élémentaire, représentant alors avant tout une unité de base, isolable et discrète, appelée à se combiner avec d'autres pour former une totalité complexe. Or, dans le cas de Char, il se produit une disjonction entre les deux sens distingués : chez lui la logique combinatoire de la « fonction-élément », comme on pourrait la nommer, n'est pas assumée par les quatre éléments traditionnels, mais par une entité aux contours incertains - le morceau. Ainsi le morceau constitue non seulement l'une des images de prédilection de la poésie chariennc mais aussi une réponse originale de Char à la question de l'élémentaire, c'est-à-dire au problème posé par la composition d'une totalité grâce à la combinaison de ses parties. Si bien que cette poésie s'avère moins élémentaire au sens où elle célèbre les éléments naturels qu'au sens où elle met en place une démarche incessante de recomposition du matériau poétique incarné par le motif du morceau.

Dans l'ouvre de Char en effet, comme on le verra tout d'abord, les éléments constituent moins les garants d'un ordre du monde que des forces ambiguës, aussi fascinantes que dangereuses, et que l'imaginaire ne peut apprivoiser qu'en les opposant les unes aux autres. Face au dynamisme potentiellement hostile des éléments, Char se tourne alors vers les morceaux, seuls capables de recomposer une unité véritable puisqu'ils sont les fragments d'une totalité perdue, et par là même plus aptes que les éléments eux-mêmes à fonder une poésie de l'élémentaire.



Ambiguïtés de l'élément



Dans la poésie charienne, tes éléments naturels sont marqués par une double ambiguïté qui met à mal leurs propriétés et jusqu'à leur identité. Ambiguïté interne, tout d'abord: l'élément s'accompagne d'une représentation contrastée, oscillant d'un pôle positif à un pôle négatif, qui fait de sa pureté à la fois une promesse heureuse et une menace mortelle. Ambiguïté externe ensuite, parce que, pour échapper précisément à une pureté trop fascinante et trop dangereuse, Char préfère composer les éléments en les plaçant dans une logique d'affrontement violent.



Une simplicité et une pureté ambivalentes L'élément, quand il apparaît à l'état isolé, correspond chez Char au vou d'une pureté désirable autant que dangereuse. Ainsi se trouve mise en cause l'unité de l'élément : toujours bifrons, celui-ci présente un double visage, dont l'un suscite une vision euphorique et l'autre une perception dysphorique. Bipolarité où le versant positif, s'il parvient à occulter le versant négatif, ne parvient cependant pas à l'exclure tout à fait : l'énergie vitale dont sont doués les éléments ne saurait faire oublier leur danger potentiel, quitte à parier sur leur violence. Cette dualité tient au fait que les éléments, loin de constituer les piliers d'un ordre cosmique, sont des forces inhumaines dont le dynamisme peut en un même mouvement engendrer le meilleur et le pire, la création et la destruction. Ce renversement de l'énergie vitale en puissance mortifère, Char le décline pour les quatre éléments.

L'eau peut tout d'abord être régénératrice, à l'exemple de cette « eau du sacre qui pénètre toujours plus étroite au cour de l'été1 », évoquée par l'épigraphe de « Partage formel » : associée à la poésie, l'eau vient redonner fraîcheur et vie à un monde accablé par la « canicule des preuves » (« Vivre avec de tels hommes2 »), preuves du mal en temps de guerre. Cette vitalité, l'eau la tire de sa force motrice ; or c'est précisément cette énergie qui lui confère son ambiguïté, et qui peut la transformer en force de submersion mortelle. De cette ambivalence témoigne le récit de rêve intitulé « Eaux-mères3 » : Char y décrit la crue d'un « large fleuve, sans sinuosité, qui s'avance vers [lui], creusant son lit sur son passage », et dans lequel s'est noyé un enfant. Signe du lien entre l'eau et la mort, le cercueil contenant le corps de cet enfant « est rempli d'eau » : il appartient alors au narrateur de séparer le cadavre de l'élément liquide (« il faudrait qu'il rendît au moins une partie de l'eau absorbée ») pour le ramener à la vie. Dans ce rêve, le passage par l'eau s'apparente donc à une traversée de la mort. Un autre texte du Marteau sans maître, « Minerai », le dit d'ailleurs clairement en rappelant indirectement le mythe de Charon : « la mort est un voyage par eau4 ». Toujours est-il que si la noyade ou l'immersion peuvent présider, comme dans le cas d'« Eaux-mères », à une forme de régénération (« Il va falloir changer ma règle d'existence », écrit ChaR), il n'en reste pas moins que l'épreuve de l'eau marque un passage initiatique à travers lequel meurt une part du sujet.

Le feu est doté d'une ambivalence analogue. Sans doute, il est souvent perçu de façon positive, Char s'inscrivant en cela dans la filiation d'Heraclite qui fait du feu l'élément primordial de sa conception de la physis. Retrouvant jusque dans ses textes tardifs des accents héraclitéens, Char affirme ainsi dans Sous ma casquette amarante que « Nous avons commencé par être des brandons de feu5 », ou rappelle dans « Se rencontrer paysage avec Joseph Sima » que « Le feu est en toute chose6 ». La vitalité du feu lui permet là encore d'être associé à la poésie : « Partage formel » assigne pour mission au poète d'« obtenir cet absolu inextinguible, ce rameau du premier soleil : le feu non vu, indécomposable. » Mais on prendra garde que ce feu absolu reste de l'ordre de l'invisible, Char l'associant à un «premier soleil» qui renvoie moins à la lumière de midi qu'à cette timide rougeur qui illumine Les Matinaux. Car l'énergie du feu solaire, comme dans le mythe d'Icare, attire l'homme autant qu'elle peut le consumer. La dédicace de « Pauvreté et privilège » souligne ainsi combien on peut « être brûlé vif par un feu dont on est l'égal* ». Dès l'époque surréaliste, « La luxure » évoquait l'hostilité dévorante du feu à travers « les sueurs et les malaises annonciateurs du feu centrai9 ». Bref, si l'homme, comme l'explique Char dans Sous ma casquette amarante, a pu voir dans le feu « un bienfait au lieu d'un danger10 », le feu n'en a jamais pour autant perdu son caractère hostile. C'est du reste ce que signalait dès 1930 un texte paru dans Le Tombeau des secrets, « Sosie » : dialoguant avec l'homme, l'animal ne lui déclare-t-il pas : «J'ai peur du feu / Partout où tu te trouves ' ».



Un schéma analogue se reproduit pour l'air. Un poème d'Arsenal lui attribue ainsi une fonction nourricière : « L'air était maternel12 ». Sur un autre plan, l'anoblissement de « Louis Curel de la Sorgue » s'accompagne d'une valorisation de l'air comme élément libérateur, une fois l'« ouf cancéreux » du nazisme écrasé : « L'air-roi s'annonce. » En tant qu'espace de délivrance et d'envol, l'air peut donc bénéficier d'une perception heureuse, comme dans «La Bibliothèque est en feu » : « Dans le fourmillement de l'air en délire, je monte, je m'enferme, insecte indévoré, suivi et poursuivant.' » Pourtant, et c'est là un premier signe de danger, le sujet charien est à la fois attire et menacé par le risque d'une dispersion ou d'un effacement dans l'air : « L'extase neuve devant le vide frais15 », cette tentation de la connaissance absolue évoquée dans « À une sérénité crispée », correspond ainsi à « la minute du considérable danger », et Char conclut « Devancier » par une phrase qui suggère significativement combien l'épreuve de l'air, pour bénéfique qu'en soit l'issue, peut aussi être celle d'un véritable enfouissement («je creuse dans l'air ma tombe et mon retour16 »). C'est pourquoi l'élément aérien, si vital soit-il, est marqué du sceau de la mort, comme le suggère ce fragment de «L'Age cassant»: «L'homme: l'air qu'il respire, un jour l'aspire ; la terre prend les restes.17 »

Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que la terre soit elle aussi partagée entre des représentations antagonistes. Sur le versant positif, elle peut être l'espace du repos réparateur (la « terre où je m'endors », dans « Transir 8 »), celui de la fertilité maternelle («A en croire le sous-sol de l'herbe où chantait un couple de griilons cette nuit, la vie prénatale devait être très douce », dit la note 73 des Feuillets d'Hypnos19), celui de l'affirmation d'une « vie simple, à fleur de terre"0 », ou celui du déploiement erotique et panique (« La terre feule, les nuits de pariade », dans « Lettera amorosa »). Sur le versant négatif, la terre est un lieu de mort et d'ensevelissement dont il s'agit de se délivrer, opération accomplie dès Le Tombeau des secrets : « Chaque instant de ma tête / Délivré de la terre22 ». Cette hostilité apparaît de manière violente dans certains poèmes du Marteau sans maître comme « Confronts » (« La terre s'ouvre / L'homme est tué23 ») ou « L'historienne » (qui évoque « L'expression d'épouvante du visage du carrier / Précipité dans la chaux vive24 »), puis avec les poèmes de guerre (« Plissement », dans Seuls demeurent, fait de la « terre des caves » l'espace où « l'homme aux dents de furet25 » abreuve sa cruauté). L'ambivalence propre à la terre, Char la résumera dans cette formule de « Partage formel » qui évoque la « terre mouvante, horrible, exquise26 », et la précisera dans un passage de « Dévalant la rocaille aux pentes écarlates » qui distingue entre une terre liée à la maturation des puissances de vie et une terre liée à la mort (« Pourtant la terre où nous désirons n'est pas la terre qui nous enfouir »).

Ce qui est au fondement de cette perception ambivalente des éléments, c'est peut-être le rapport particulier de Char à la notion de pureté. « Il n'y a pas de siège pur », proclame la fin de «J'habite une douleur » : projetée sur le long terme, hors de son statut d'exception, la pureté serait sans doute intenable. Or c'est précisément parce qu'il apparaît comme une force à l'état pur que l'élément attire et repousse tout ensemble. Dès lors, pour conjurer la virtualité hostile des éléments, l'écriture charienne va s'efforcer de les rendre impurs, de les allier les uns aux autres selon une logique de transformation et de contradiction.



La nécessité de l'affrontement



Si la force de l'élément simple fascine autant qu'elle repousse, en revanche les rapports de forces équilibrés entre éléments contradictoires bénéficient d'un regard valorisant. Pour autant, la simple combinaison entre les éléments ne suffit pas à neutraliser leur potentiel hostile, comme en témoigne ce passage de « Cruels assortiments » où l'homme, défini comme « parfait composé des quatre éléments », devient une puissance qui peut d'autant mieux « brûler frères et choses, les noyer, les étouffer, les ensevelir29». Loin de la physiologie et de la médecine anciennes, pour qui l'équilibre entre les quatre humeurs répond à l'harmonie macrocosmique entre les éléments, Char voit ici en l'homme l'actualisation du pouvoir destructeur de chaque élément : vision profondément pessimiste de la nature humaine que n'aurait sans doute pas reniée Sade, autre grande référence du poète. Pour conjurer la menace hypnotique exercée par les éléments, il ne suffit donc pas de les juxtaposer : il faut les faire coexister sur le mode de l'affrontement, les faire entrer dans un champ de tensions qui leur ôte certes leur pureté mais leur confère une dynamique bénéfique. C'est ce que montre le début des « Compagnons dans le jardin », qui affirme que « l'homme n'est qu'une fleur de l'air tenue par la terre », mais que « le souffle et l'ombre de cette coalition, certaines fois, le surélèvent30 » : dès lors que l'homme n'est plus le résultat d'un « parfait composé » mais d'une tension entre les éléments, il peut révéler sa richesse. La mise en relation des éléments se place donc sous le signe d'une lutte féconde entre « loyaux adversaires », de ce que « Partage formel » nomme « l'exaltante alliance des contraires », et de ce que « Contre une maison sèche » appelle « rixe » : « Une simplicité s'ébauche : le feu monte, la terre emprunte, la neige vole, la rixe éclate.32 » De même, dans un passage de « Se rencontrer paysage avec Joseph Sima », c'est le terme de « mêlée », avec ses connotations guerrières, qui évoque l'association des éléments et du sentiment dans ce que Char nomme depuis Moulin premier la « matière-émotion » : « Le sentiment est une plongée dans la mêlée des quatre éléments absous au profit d'un livre élémentaire, à peine né, las avant d'être ouvert.33 » Ce n'est qu'au prix de cette confrontation violente, qui en arrive à la dissolution même des éléments (comme invite à le penser l'étymologie du participe « absous »), que peut naître l'unité synthétique du « livre élémentaire ». En ce sens, Char est le digne héritier d'Heraclite, pour qui la discorde - le polemos - régit les rapports entre les éléments, mais aussi de l'alchimie, qui décrit volontiers de manière agonistique les interactions de la matière lors de la préparation du grand ouvre (avec le schéma dualiste de l'affrontement entre le Soufre, fixe et masculin, et le Mercure, volatil et féminin, dont il s'agit d'obtenir le « mariage philosophique »).



C'est à la lumière de cette logique qu'on peut relire l'apparition de motifs fortement valorisés dans la mesure où ils témoignent de la réussite, fût-elle éphémère, d'une coïncidence entre des éléments contraires, et par là même du renversement de leur pouvoir destructeur en force exemplaire. Parmi ces motifs, citons d'abord le nuage qui ouvre Arsenal, « nuage de résistance », appelé dans une première version manuscrite « nuage minéral » : alliance d'air et d'eau, le nuage offre l'image paradoxale d'une véritable gravité aérienne et d'un défi aux lois de la pesanteur. Il en va de même pour la fumée, produit de l'air et du feu dont Char fait non un signe d'évanescence mais un gage de solidité, une marque d'ouverture et de profondeur : « Cette fumée qui nous portait était sour du bâton qui dérange la pierre et du nuage qui ouvre le ciel.35 » Dès 1930, la préface de Char à Ralentir travaux, recueil écrit avec Breton et Eluard, valorisait la fumée en tant que « signal » du « fonctionnement » des « petits fagots hâtivement construits36 » que sont les poèmes. De façon similaire, la neige atteste la réussite d'une opération productive entre l'air et la terre, comme en témoigne la note 44 des Feuillets d'Hypnos : « Amis, la neige attend la neige pour un travail simple et pur, à la limite de l'air et de la terre. » Dans les trois cas, un phénomène aérien résultant de l'affrontement avec d'autres éléments recharge le réel de toute une part de magie bénéfique.



Sur le versant aquatique de l'imaginaire charien apparaît une série d'opérations analogues. S'il arrive ainsi à Char de croiser 1 eau et le feu (comme le suggère l'image des «eaux de verte foudre » qui ouvre « Médaillon », ou le motif du Soleil des eauX), il oppose surtout à la mobilité de l'eau un contrepoids de terre : d'où l'importance de motifs comme la berge - la note 56 des Feuillets d'Hypnos qualifie la poésie de «jeu des berges arides3'' » - ou comme le rocher - « Aussi chez Braque la source est-elle inséparable du rocher40 », nous avertit ainsi Char pour montrer la nécessité du mouvement et de la fixité dans la dynamique de la création artistique. C'est parce qu'elle vient buter contre un obstacle que l'eau peut d'autant mieux déployer sa force, au lieu de se perdre dans des sables stériles. On comprend dès lors le privilège accordé par Char aux images de l'eau canalisée ; le motif de la fontaine, en particulier (mis en valeur avec une expression comme la « Fontaine narrative », titre d'une section de Fureur et mystèrE), matérialise le bonheur d'une parole qui a su capter le jaillissement de l'inspiration sans se laisser déborder par sa violence. Dans « La Bibliothèque est en feu », c'est même d'une véritable fontaine de jouvence qu'il s'agit :



« Parfois la silhouette d'un jeune cheval, d'un enfant lointain, s'avance en éclaireur vers mon front et saute la barre de mon souci. Alors sous les arbres reparle la fontaine. »



À la croisée de l'air, de l'eau, du feu et de la terre apparaissent ainsi des motifs qui non seulement emblematisent la possibilité de découvrir une harmonie paradoxale, mais jettent un défi aux lois de la nature : « l'exaltante alliance » des éléments contraires signale en effet une transgression de l'ordre du cosmos, et ces miracles de « sérénité crispée » que sont le nuage, la fumée ou « la pierre du torrent42 » renvoient moins à une réalité naturelle dont les éléments seraient les principes et dont une écriture descriptive ou didactique se chargerait de rendre compte, qu'à la célébration d'une « réalité noble43 » (pour ne pas dire d'une surréalité) capable de rénover notre perception du monde en lui rendant une part de sacré et de magie. Ainsi placés dans un combat mutuel qui ne les rend féconds qu'au prix de leur impureté, les éléments perdent surtout leur capacité traditionnellement reconnue à être les constituants de base de la totalité du réel et les garants irréductibles de la régularité des phénomènes. Parce qu'ils traduisent la puissance du devenir, les éléments disent donc paradoxalement le désordre du monde. Les quatre éléments se révèlent donc incapables de fonder une synthèse et d'apparaître pour la parole poétique autrement que comme des modèles transitoires de réussite - le temps d'une alliance paradoxale et violente, ou d'un « bond » qui refuse son enlisement dans « le festin, son épilogue », comme le dit la note 197 des Feuillets d'Hypnos44. Mais la poésie charienne, si elle ne confère finalement aux éléments qu'un rôle ambigu, ne se dispense pas pour autant d'une logique combinatoire propre à l'idée même d'élémentaire, et par là de la possibilité de bâtir une totalité ; au contraire, l'idée même d'une « parole en archipel » implique de concevoir une unité souterraine et une composition entre des éléments d'un nouveau genre - non pas les éléments au sens de la physique ancienne, mais les morceaux incomplets d'une totalité disparue.



Le morceau, un « outil nuptial »



Dans un aphorisme des Matinaux, Char prescrit de détruire « avec des outils nuptiaux45 », c'est-à-dire ménageant la possibilité même d'une reconstruction. Or les quatre éléments se révèlent inaptes à cette tâche, puisqu'ils renvoient à des forces toujours potentiellement destructrices et qu'ils ne s'équilibrent que dans des tensions exceptionnelles constituant autant de fragiles bonheurs recensés par l'écriture. Si un outil nuptial existe, c'est au contraire dans la notion de fragment que 1 écriture charienne le trouve : la fonction de l'élément (servir d'unité de base dans la formation d'un tout composé) sera donc paradoxalement assumée par des morceaux incomplets, que le fait d'avoir été arrachés à une unité initiale rend par là même vivants.



Les morceaux vivante



Pourquoi les morceaux plutôt que les éléments ? Parce que si l'élément est une énergie toujours susceptible de se convertir en puissance mortifère (d'où la nécessité de le retourner contre lui-même et contre d'autres élémentS), le morceau témoigne à l'inverse de l'affirmation des puissances de vie au-delà de l'épreuve de la mort et de la destruction : il offre ainsi une preuve de résistance qui le rend particulièrement propice à recréer une nouvelle totalité.

Que le morceau soit doué d'une force vitale susceptible de défier la mort, plusieurs extraits de l'ouvre le montrent, et au premier chef ce passage des « Compagnons dans le jardin » où le morceau apparaît comme la compensation inattendue et merveilleuse de la décomposition du cosmos en chaos : « Dans l'éclatement de l'univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s'abattent sont vivants.46 » Par ailleurs, le terme bénéficie souvent d'une connotation positive, que ce soit pour évoquer le « morceau tendre de campagne » dont se dit épris le narrateur de « Biens égaux47 » ou pour célébrer la mémoire du compagnon de résistance Emile Cavagni, associé dans « La lune d'Hypnos » à un « lourd morceau de soleil48 ». Dans le même champ lexical que morceau, le substantif bout véhicule lui aussi l'idée d'une persistance de la vie à travers le passage par la mort :



Les poèmes sont des bouts d'existence incorruptibles que nous jetons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l'unité.



Avec ces « bouts d'existence », ce début du « Rempart de brindilles » fait ainsi de la fragmentation la condition nécessaire à la reformation d'une totalité. C'est ce qu'indique aussi le terme de parcelle, utilisé dans « Nous tombons » pour désigner les matériaux nécessaires à la reconstitution soudaine et merveilleuse du corps d'Osiris (« Tes parcelles dispersées font soudain un corps sans regard50 ») ou dans « Lettera amorosa » pour célébrer dans une sentence impersonnelle le pouvoir enchanteur de certains lieux privilégiés (« Il est des parcelles de lieux où l'âme rare subitement exulte »).

Quant au terme générique de fragment, ses emplois sont plus complexes. Ils soulignent à la fois le caractère douloureux et mutilant de la dislocation du monde (« La quantité de fragments me déchire », dit Char dans « Afin qu'il n'y soit rien changé52 »), mais aussi la capacité régénératrice propre aux « morceaux vivants » : avec le rêve, nous dit par exemple « Se rencontrer paysage avec Joseph Sima », « on rebondit de fragment en fragment au-dessus des possibilités mortes53 » ; quant à la phrase fascinante que « Possessions extérieures » inscrit dans «l'infini du ciel», elle se lit «en chemin, par fragments54 », s'enrichissant ainsi de notre propre mystère. Mais le fragment a beau être appréhendé avec une conscience plus douloureuse que le morceau, il n'en reste pas moins lié lui aussi à cette « vraie vie » dont parlait Rimbaud et que Char évoque dans « Commune présence » :



La vie inexprimable

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir

Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés

Au bout de combats sans merci



Si difficile que soit la mission du poète, comme en témoignent ces vers, le choix du fragment, comme celui du morceau, représente un pari sur la capacité de la dissémination à reparer le chaos originel : « Essaime la poussière / Nul ne décèlera votre union », conclut « Commune présence ». Fragment, morceau, parcelle, bout, autant de traces d'une résistance à la mort, autant de défis jetés à la destruction dont ils sont pourtant issus, autant de matériaux prêts pour rebâtir une maison poétique parce qu'ils ont déjà été mis à l'épreuve de la contradiction et de la disparition (ce qui n'est pas le cas des élémentS). Ainsi la formation d'une unité ne passe pas par la combinaison d'éléments finis, mais par la réunion de parties incomplètes, elles-mêmes arrachées à une unité plus ancienne : manière de penser l'infini à l'intérieur du fini, manière de rendre compte par une esthétique du fragment du désordre et de l'éclatement du monde. Et cette logique des « morceaux vivants » apparaît de manière privilégiée dans le recueil intitulé En trente-trois morceaux.



Trente-trois morceaux pour bâtir un livre

En trente-trois morceaux, publié en 1956, est une micro-anthologie constituée d'extraits de livres antérieurs à la Seconde guerre mondiale: Le Marteau sans maître (1934), Placard pour un chemin des écoliers (1937), Dehors la nuit est gouvernée (1938), sans oublier certains poèmes des Cloches sur le cour (1928) que Char a remaniés et repris dans Premières alluvions (1946), recueil lui-même placé à la suite d'Art bref en 1950. Ainsi, de son ouvre passée, le poète extrait trente-trois morceaux qui témoignent tout autant d'une relecture sélective que de l'affirmation d'une poétique du fragment poussée jusqu'à ses ultimes conséquences, fussent-elles dommageables pour la production poétique passée. En ce sens, le préambule donne à lire une véritable mise en scène destinée à justifier la genèse et le fonctionnement d'un recueil qui s'édifie sur les décombres des livres antérieurs.



Une des nuits dernières, [...] la masse verticale et peu illuminée de mes premiers ouvrages posée en équilibre sur ma tête, j'avançais sans prudence. De loin en loin une mèche d'arbre surgissait dans l'intervalle de deux maisons. Soudain - à la suite de quelle maladresse ? - la tour de mes poèmes s'écroula au sol, se brisa comme verre. Sans doute, forçant l'allure et rencontrant le vide, avais-je voulu saisir, contre son gré, la main du Temps - le Temps qui choisit -, main qu'il n'était pas décidé à me donner encore. Le Marteau sans maître, Placard pour un chemin des écoliers. Art bref. Dehors la nuit est gouvernée, n'avaient plus du livre que le nom. Je ramassai trente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n'avais perdu dans cet accident que le sommet de mon visage56.



Cette fable proposée en guise de préambule, Char l'associe au nom de Proust : référence compréhensible dans la mesure où l'auteur d'A la recherche du temps perdu voyait dans l'ouvre d'art le redéploiement d'une série de fragments eux-mêmes arrachés à la vie et fournis par la mémoire involontaire. Pour autant, l'écart du poète avec la reviviscence proustienne est patent : loin d'accéder à une résurrection épiphanique du passé, le poète ne ressaisit au terme de son aventure que quelques fragments épars. Les incidents de la nuit attestent non un Te ips retrouvé, mais bien plutôt un changement d'époque : la continuité avec les ouvrages d'avant-guerre est rompue, et leur écho n'est plus accessible qu'à travers leur disparition. Or, contre toute attente, cette situation, au lieu de susciter une quelconque nostalgie, est envisagée avec une certaine désinvolture ; en affirmant ironiquement qu'il n'a « perdu dans cet accident que le sommet de [son] visage », Char suggère en effet que la disparition de ses premiers ouvrages est loin d'entamer la base de sa poésie.

De ce point de vue, l'accident qui provoque la chute des poèmes pourrait même être interprété comme un acte manqué, comme le signe d'un attentat de l'auteur contre une partie de son ouvre : en faisant s'écrouler la « tour » de ses poèmes, Char briserait ainsi le monument d'une production d'avant-guerre qu'il a soigneusement rééditée à l'issue de la Libération (avec Le Marteau sans maître suivi de Moulin premier en 1945, puis Premières alluvions en 1946, et enfin Dehors la nuit est gouvernée précédé de Placard pour un chemin des écoliers en 1949), afin de mieux recueillir ce qui en subsiste, les « trente-trois morceaux » les plus solides. Dès lors, ce geste apparaît d'une part comme la sanction fantasmatique infligée à des textes désormais étrangers à Char, et d'autre part comme un pari sur la capacité de la destruction à devenir la pierre de touche de nouveaux éléments, destinés à fournir les bases d'une reconstruction. C'est que l'anthologie, par son principe même de sélection, apparaît comme une mise à mort implicite des textes qui restent dans l'ombre : en accentuant ce mécanisme par une logique de fragmentation poussée à l'extrême, Char aboutit ainsi à une anthologie singulière, où le morceau n'est pas un morceau choisi (sinon par «le Temps») et représentatif de l'ouvre passée (puisqu'il est arraché à son contexte et parfois réécriT), mais un fragment sauvé de la pulvérisation et de l'oubli, à l'exemple du texte héraclitéen ou de ces « pans de poèmes » qui se détachent de l'ouvre d'un Hugo « mis en pièces par l'obus baudelairien57».



C'est ainsi que l'entreprise de Char n'est pas purement destructrice : les morceaux qui subsistent, privés de toute indication de provenance, se suffisant à eux-mêmes ou bien se répondant entre eux, deviennent autant de matériaux disponibles pour la reconstruction d'une unité nouvelle. Il n'est pas jusqu'au nombre de morceaux conservés qui n'apparaisse, de ce point de vue, significatif. Car l'anthologie devait s'intituler En trente-huit morceauz, comme en témoigne le manuscrit ayant servi à l'impression58. Ce manuscrit montre également combien le recueil a.. élaboré : alors que cinq morceaux et une note dactylographiée ont été éliminés de la version définitive, le poète a ajouté le texte XXXIII ainsi que le dernier paragraphe, non prévus initialement, tout en corrigeant plusieurs autres fragments par rapport aux éditions originales. Le travail de composition montre ainsi un Char désireux d'aller au-delà du morcellement pour produire un effet d'ensemble, dans lequel le chiffre trente-trois prend une résonance particulière. En passant de trente-huit à trente-trois fragments, l'anthologie retrouve évidemment un chiffre riche de connotations : trente-trois ans, c'est l'âge auquel meurt le Christ, mais aussi Alexandre le Grand - et Char n'a-t-il pas porté durant la guerre le pseudonyme de capitaine Alexandre ? En ce sens, le titre invite à considérer l'anthologie comme le tombeau d'un poète mort avec l'arrivée de la guerre : Char a trente-trois ans le 14 juin 1940, jour où les troupes allemandes pénètrent dans Paris, avant que l'armistice ne soit signé le 22. La destruction des livres parus avant-guerre signifierait alors l'impossibilité de leur retour, du moins sous leur forme originelle, après la coupure provoquée par l'Occupation.



En trente-trois morceaux réussit ainsi à transformer les membra disjecta d'ouvres détruites en recueil à part entière, en jeu sur les possibilités offertes par des extraits délivrés de leur contexte d'origine. À ce titre, l'accès à l'autonomie à'En trente-trois morceaux sera assuré de manière décisive par sa présence dans les Ouvres complètes, au même rang que Fureur et mystère. Et c'est bien parce que les fragments parviennent à recomposer une unité inédite, que la conclusion d'En trente-trois morceaux3 peut inviter à un nouveau départ, à un nouveau « tête à tête » du poète avec la «juvénile hostilité» de la poésie: la flamme poétique s'entretient par un perpétuel en-avant rimbaldien, et non par un retour en arrière nostalgique - par un saut dans l'« inconnu équilibrant », et non par un refuge dans la masse déséquilibrante d'une production poétique passée et dépassée, telle cette « tour » dont ne subsistent que trente-trois morceaux. « Se démanteler sans se détruire*" », écrivait Char dans Moulin premier : c'est bien au démantèlement du Marteau sans maître ou de Dehors la nuit est gouvernée que procède En trente-trois morceaux, sans pour autant aboutir à une tabula rasa complète, puisque les fragments recueillis composent une nouvelle et fragile demeure pour la poésie, à l'instar de ces répondants métaphoriques du poème charien que sont le « rempart de brindilles », les « fagots » ou les pierres de la « maison sèche ».



Le morceau et l'esthétique du fragment



Quelle conclusion tirer de ce passage par les trente-trois morceaux? Tout d'abord que l'esthétique du fragment semble s'offrir chez Char comme la seule possibilité de retrouver une unité perdue : c'est la logique de la « parole en archipel », selon laquelle les éclats disséminés, tels les trente-trois morceaux survivant à une époque révolue, sont reliés par une continuité souterraine et invisible. Le fragmentaire serait ainsi la forme sous laquelle l'écriture de Char réalise l'élémentaire - laissant en revanche entrer les éléments au sens traditionnel dans le jeu de «l'exaltante alliance des contraires ». Logique paradoxale, comme souvent chez Char. On pourrait croire en effet que son statut de partie arrachée à un tout rend le morceau inapte à entrer dans une nouvelle composition. Or c'est le contraire qui se produit : parce qu'il provient justement d'un ensemble démembré, le morceau peut participer à un remembrement; parce qu'il est le fruit d'une décomposition, il est le matériau idéal de composition et de recomposition de l'ouvre. On reconnaît l'un des mouvements familiers de la poésie de Char, celui du « retour amont » : le morceau invite à remonter vers une unité disparue, mais sans nostalgie d'un arrière-monde puisque Pen-avant perpétuel qu'est l'écriture assume la destruction en pariant sur elle.



Aussi la vertu élémentaire du morceau réside-t-elle non dans une clôture ou dans une autosuffisance mortelles, mais dans son lien à une totalité perdue, qui autorise par là même la possibilité de rebâtir une nouvelle réalité, spiritualisée par l'imaginaire sous les formes de l'écriture poétique ou de l'activité artistique. En ce sens, Char renouvelle certains enjeux de l'esthétique du fragment développée par le romantisme allemand : si le morceau poétique reflète l'éclatement d'un monde privé de transcendance, il est néanmoins doué d'une vie qui permet d'envisager la réparation ou la rénovation du chaos ; et tout autonome qu'il soit, le fragment ouvert de Char conserve néanmoins, à la différence du fragment clos de Schlegel, une part d'incomplétude qui le rend apte à exprimer l'infini dans le fini, à suggérer l'absolu dans le relatif.



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René Char
(1907 - 1988)
 
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Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

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