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René Char

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IMAGES DE L'EAU DANS L'OUVRE POÉTIQUE DE RENÉ CHAR


Poésie / Poémes d'René Char





René Char est sans doute un poète de l'élémentaire. Les éléments peuplent son ouvre, y sont continuellement présents sans avoir pour autant de valeur en soi (même s'appuyant sur un dictionnaire des symboles, il serait difficile de leur conférer un sens préférentiel, voire uniquE), mais en acquérant dans leurs échanges mutuels. Et parmi les éléments qui tiennent une place de choix dans l'ouvre poétique de René Char, on retrouve incessamment la présence de l'eau. Même si la fréquence des images aquatiques est plus réduite que celle du feu, du soleil et de la lumière, ou que les images de l'air qui prend le plus souvent la forme du vent, de l'orage ou de l'ouragan, l'image de l'eau frappe par ses emplois multiples et évocateurs. Le mot « eau » apparaît 82 fois dans les poèmes de Char, sans parler des nombreuses occurrences de ces visages de l'eau que sont le fleuve (une vingtaine d'occurrenceS), la rivière (26 occurrenceS), le ruisseau (15 occurrenceS), le torrent (15 occurrenceS), la source (25 occurrenceS), la fontaine (14 occurrences, auxquelles s'ajoutent 6 occurrences du mot « puits »), la mer (41 occurrences +5 occurrences de « océan »), etc.





Nous retrouvons dans la poésie de Char les deux types d'eau dont parlent Bachelard et Gilbert Durand' : l'eau claire, à valorisation positive, et l'eau « stymphalisée »2, comme l'appelle Bachelard, Veau noire (qui parfois chez Char devient «eau grise»), eau hostile à valorisation négative, eau monstrueuse, symbole du néant. L'eau noire de la mort hante parfois la poésie charienne (Ainsi un vers tel : « Comme gel sous l'eau noire sommeil fatal crapaud » - OC, p. 40 réunit toutes les images de la dissolution finale ; et un poème de vieillesse s'intitule - saisissant contraste entre les images de la vie et du néant - Une bergeronnette marche sur l'eau noire - OC, p. 834.). Le risque mortel suggéré par l'image de l'eau gisante n'est jamais absent des poèmes de René Char :



Qui a creusé le puits et hisse l'eau gisante

Risque son cour dans l'écart de ses mains. (OC, p. 430)



Et « quelques gouttes de sang sur la fleur de l'eau grise » (OC, p. 864) associent l'eau au sang qui coule d'une profonde blessure. Cependant, il faut souligner une nette dominante chez René Char de l'eau limpide, bénéfique, purificatrice. Au point que la ville réelle d'Aiguesmortes et ses eaux mortes se métamorphoseront dans un poème de Char en Aiguevive ; par choix, les eaux mortes de la « terre gaste » se changeront en eaux vives et courantes : « revers des sources » (cf. OC, p. 433)

Le pouvoir rénovateur de l'eau est une constante généralement acceptée. L'eau, traditionnellement, est à l'origine de tout, eau-mère, comme le dit le titre d'un poème du Marteau sans maître (où le mot « eau » apparaît une douzaine de fois, devenant le leitmotiv obsessionnel du poèmE), source de vie, voire de résurrection. Ainsi, dans cette relation de rêve, le cercueil plein d'eau, lieu de mort, qui renferme l'enfant noyé deviendra également le lieu à partir duquel peut s'opérer la résurrection ; l'eau devient élément intercesseur, lieu de passage de la mort à la vie. Parfois cette résurrection est marquée par l'opposition de l'eau morte, stagnante, et l'eau qui court et bouillonne, image de la vie tumultueuse :



Parfois j'imagine qu'il serait bon de se noyer à la surface d'un étang où nulle barque ne s'aventurerait. Ensuite, ressusciter dans le courant d'un vrai torrent, où tes couleurs bouillonneraient. (OC, p. 343)



Mort et résurrection des amants dans le milieu aquatique qui établit un lien entre l'eau et l'amour ; lien que l'on retrouve plus d'une fois dans la poésie de René Char, car ce milieu germinatif qui favorise la vie doit être naturellement propice à l'amour :



Eaux de verte foudre qui sonnent l'extase du visage aimé, eaux cousues de vieux crimes, eaux amorphes, eaux saccagées d'un proche sacre...Dût-il subir les semonces de sa mémoire éliminée, le fontainier salue des lèvres l'amour absolu de l'automne. (OC, p. 135)



Cette eau associée à l'amour est naturellement une eau courante qui s'oppose à toute stagnation, à tout engourdissement monotone qui ferait disparaître la fraîcheur première du sentiment. L'image des eaux courantes parcourt les recueils les plus divers de l'auteur, y apparaissant comme un motif obsédant à reflets variés. Il s'agit là de ce que Jean-Pierre Richard appelle « un profond pessimisme de la continuité vécue » , entraînant un désir d'abolir « toute tentation de prolongement ou de rémanence »4 qui voudrait s'installer au sein du bonheur sensible. Le poète préfère « l'antistatique » avec ses chances pathétiques à la paix et à la stabilité :



Nous regardions couler devant nous l'eau grandissante. Elle effaçait d'un coup la montagne, se chassant de ses flancs maternels. Ce n'était pas un torrent qui s'offrait à son destin mais une bête ineffable dont nous devenions la parole et la substance. Elle nous tenait amoureux sur l'arc tout-puissant de son imagination. (Les Premiers instants, in OC, p. 275)



L'eau nous apparaît ici « grandissante », le poète mettant en valeur le moment de son jaillissement soudain, de son irruption vigoureuse, de son élancement hors de la matrice rocheuse vers un au-delà imprécis. « Les premiers instants », qui sont ceux d'une naissance violente dans le monde, annoncent le commencement d'un parcours intense et sauvage, d'un temps de ruptures et d'évolutions incessantes. La formidable mobilité de cette eau et sa pulsion irrépressible vers l'avenir - soulignés par des mots tels « se chassant», «effaçait», torrent», «jeté», «couler» - traduisent avec force un des élans essentiels de l'homme : comme cette eau « nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée. {OC, p. 411 ) Et le jaillissement de l'eau est également purification ; car l'eau jaillit de la roche purifiée pas son opposé.

« Tout surgissement traverse une limite, franchit un obstacle, se risque dans un espace imprévu ; les premiers instants du poème, de l'amour ou du fleuve sont liés entre eux par de puissantes analogies. Ils portent en eux la révélation du passage. »5 L'eau et l'amour ne sont compatibles, ne s'associent dans un mouvement de fraîcheur et de nouveauté perpétuelle, qu'à la condition que l'eau nous lave de toute routine, de tout engourdissement qui tue l'amour, nous permettant de le reconstruire incessamment ; ainsi les eaux deviendront des « eaux vives », ressuscitant sans cesse le sentiment, l'empêchant de se dissoudre, de se perdre à tout jamais :



Continue, va, nous durons ensemble ; et ensemble, bien que séparés, nous bondissons par-dessus le frisson de la suprême déception pour briser la glace des eaux vives et se reconnaître là. (ffC,p.369)



Tout ce qu'il y a de vital et de neuf dans l'instant de Char se trouve réuni dans l'image de l'eau vive, qui par sa propagation incessante s'insère dans un temps premier et frais. Les eaux vives sont le symbole d'une renaissance en même temps que de la pureté de l'éternelle jeunesse, d'une fraîcheur sans cesse renouvelée ; eau de neige qui purifie tout ce qu'elle touche :



Dans le chaos d'une avalanche, deux pierres s'épousant au bond purent s'aimer nues dans l'espace. L'eau de neige qui les engloutit s'étonna de leur mousse ardente. (OC, p. 409).



Pureté et fraîcheur qui s'opposent aux eaux sales, pollués, réceptacles du mal, signe de la souillure :



Humeur ! L'égout n'assortit plus ses eaux De neiges éternelles. (OC, p. 568)



C'est d'ailleurs à ce danger de souillure qui menace l'eau pure, l'eau cristalline que l'«on peut mesurer la ferveur avec laquelle nous accueillons, dans leur fraîcheur et leur jeunesse, le ruisseau, la source, la rivière, toute cette réserve de limpidité naturelle. »



Il s'agit là d'une « eau lustrale », eau qui - comme le montre Gilbert Durand7 - « a d'emblée une valeur morale ; elle n'agit pas par lavage quantitatif mais devient la substance même de la pureté, quelques gouttes suffisent à purifier un monde. » Et en effet, l'eau limpide détient pour Char une saisissante force purificatrice. Elle purifie tout aussi bien l'homme que le monde tout entier, les ouvrant vers l'avenir :



Monde aux bleus regards, te voilà lavé, revêtant l'avenir. (OC,p. 813)

Et la fraîcheur - autre trait essentiel de cette eau - « joue en opposition avec la tiédeur quotidienne. » « L'eau lustrale -souligne Durand - est l'eau qui fait vivre par-delà le péché, la chair et la condition mortelle.



En outre, comme le montre Gaston Bachelard, l'eau «tempère les autres éléments. En détruisant la sécheresse-l'ouvre du feu - elle est vainqueur du feu ; elle prend sur le feu une patiente revanche ; elle détend le feu ; en nous, elle apaise la fièvre. » Dans sa modestie, l'eau charienne arrive à s'opposer au soleil même et à lui survivre, sans pour autant proclamer sa suprématie :



Il y aura toujours une goutte d'eau pour durer plus que le soleil sans que l'ascendant du soleil soit ébranlé. (OC, p. 263)



Saisissant contraste entre l'humble goutte d'eau et toute la force et la grandeur du soleil.

La « reviviscence » (mot isolé dans le manuscrit de À une sérénité crispée, ensuite devenu le titre d'un poèmE) et la renaissance se joignent dans l'eau médiatrice et rénovatrice. En particulier, elles sont associées le plus souvent à l'image d'une fontaine ou d'une source, promesse de renaissance perpétuelle, telles la Fontaine de Vaucluse pendant sa crue de printemps dans Les premiers instants ou la fontaine-miroir de Marthe, où la présence et le présent qui s'accumulent de plus en plus constituent la surface et la profondeur où le poète lui aussi se reflète :



Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s'approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n'ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s'accumule. (OC, p. 260)



La fontaine est ici l'image de l'absence-présence de l'être aimé. « Le présent-passé, le présent-futur » (OC, p. 513), c'est là le temps auquel René Char choisit de se fier, à tel point qu'il veut que nous accédions, nous aussi, à la vérité que la source recèle, que nous retrouvions le temps vierge et pur de notre être le plus secret :



Fontainier, quel dépit de ne pouvoir tirer de son caveau mesquin

La source, notre endroit. (OC, p. 368)



Et dans Les Premiers instants (OC, p. 275) les attributs de la source et de la rivière convergent, l'instant et l'avenir se confondent. Le moment de la résurgence se mue tout de suite en un écoulement fiévreux vers le lointain et vers le futur.



La pureté et la fraîcheur des fontaines subsistent et s'opposent au sombre destin, réconfortent l'homme et l'aident à « tenir », à supporter sa condition mortelle, les vicissitudes du sort et les tares de sa propre condition :



Loin de l'embuscade des tuiles et de l'aumône des calvaires, vous vous donnez naissance, otages des oiseaux, fontaines. La pente de l'homme faite de la nausée de ses cendres, de l'homme en lutte avec sa providence vindicative, ne suffit pas à vous désenchanter. (OC, p. 132)



Les «jours heureux» de la fontaine sont ceux où l'animal légendaire, déjà blessé par le fer futur, trahi et farouche, et pourtant ne trahissant jamais ni son destin ni sa douleur, vient tranquillement chercher sa nourriture. La scène, à large portée et au sens complexe, est approfondie par l'interrogation continue :



Temps, mon possédant et mon hôte, à qui offres-tu, s'il en est, le temps heureux de tes fontaines. À celui qui vient en secret, avec son odeur fauve, les vivre auprès de toi, sans fausseté, et pourtant trahi par ses plaies irréparables ? (OC, p. 472)



Cette plongée dans un passé insondable mais heureux, celui de l'homme de Lascaux en étroite communion avec la nature environnante, appartient également au poète, qui y trouve les sources vives de sa poésie :



Je viens avant la rumeur des fontaines, au final du tailleur de pierre. (OC,p.374)



Et la poésie est naturellement associée au rire de l'eau, de l'eau claire et joyeuse des fontaines. Rire que la parole poétique vient troubler de tout son poids de secrets irréductibles ; car il faut que l'eau régénératrice se révèle avec toute la force d'une ouvre d'art accomplie :



Le poète vient troubler à l'aide d'injaugeables secrets la forme et la voix de ses fontaines. (OC, p. 166)



Car, comme le prouve Gaston Bachelard1 , ces attributs essentiels que sont la fraîcheur et la clarté n'appartiennent pas seulement à l'eau en soi, mais aussi à sa « chanson ». « Le bruit des eaux prend tout naturellement les métaphores de la fraîcheur et de la clarté. »

La Fontaine narrative, titre d'un recueil de poèmes de Fureur et Mystère (OC, p. 271) se mue ainsi en un art poétique personnel. « Qualifiée par l'épithète 'narrative', la fontaine acquiert une 'voix' et une 'forme', et se mue en l'image pittoresque d'un récit ; c'est un discours dont les composantes individuelles se constituent en un tout, en une suite de mots significatifs. Mais c'est par le substantif 'fontaine' que Char qualifie le genre de discours dont il s'agit. À la différence de la continuité d'un langage logique et clair - celui par exemple de l'expression prosaïque de la vie ordinaire - le propos de la fontaine se manifeste seulement dans son écoulement discontinu.» Il s'agit donc d'un langage pulvérisé ou fragmentaire, les mots se révélant dans un surgissement spontané et vigoureux ; c'est la narration incohérente et dynamique d'une poétique de dispersion verbale infinie.

La fontaine devient donc l'image d'un temps souhaité : jaillissement incessant constituant un présent à la fois constant et mobile, recommencement perpétuel, accumulation et dispersion infinies :



Gravitaient autour de son pain aigre les circonstances des rebondissements, des renaissances, des foudroiements et des nages incrustantes dans la fontaine de Saint-Allyre. (OC, p. 158)



L'image de la fontaine accroît à chaque apparition son pouvoir rénovateur. L'eau de la fontaine ou du puits a toujours une valeur inaugurale ; et c'est un phénomène de lucidité, qui ne peut se passer qu'en pleine lumière :



Hisser, de jour, le seau du puits, où l'eau n'en finit pas de danser l'éclat de sa naissance. (OC, p. 512)



Et l'absence du puits dit la sécheresse, la soif, tout le poids de privations et de malheurs qui pèse sur la douloureuse condition humaine :



Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits. (OC, p. 197)



De même la source, épanchant sans cesse une eau nouvelle, est promesse de renaissance perpétuelle. « Dans son effervescence et sa dispersion continuelles, l'eau des sources est à la fois durable et passagère, permanente et éphémère. »12 De même que la fontaine, la source conserve sa clarté originelle, se maintenant dans un présent toujours vif et concret. Elle apaise et guérit, inspirant à Char un appel déchirant :



Où êtes-vous, source ? Où êtes-vous, remède ? (OC, p. 184)



D'après Gaston Bachelard13, la source « a la responsabilité et le mérite du cours entier. La force vient de la source. » L'imagination n'attribue aucun rôle aux affluents, « le rêveur qui voit passer l'eau évoque l'origine légendaire du fleuve, sa source lointaine. » Et la source qui jaillit, toute fraîche, d'une montagne ou d'un cour, ne vaut égards et considérations que si elle est à l'origine d'une eau courante :



Le merveilleux chez cet être : toute source, en lui, donne le jour à un ruisseau. (OC, p. 383).



Voilà donc posé l'indestructible lien entre l'eau et la création poétique. Et il s'agit pour Char avant tout de l'eau courante, donc de l'eau qui bloque tout engourdissement, toute stagnation incompatible avec l'acte poétique.

Char n'aime pas les eaux stagnantes et tranquilles (comme le prouve la présence assez réduite, et souvent avec des connotations négatives - des mots « étang » - une seule occurrence, « lac » - 10 occurrences, « marais » - 3 occurrences, etc.) C'est aux « eaux sauvages » qu'il conseille à Francis Curel de se confier à l'époque de la guerre :



Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s'afficher hardiment. (OC, p. 633-634)



Et seule cette violence de l'eau courante est capable de nous arracher à tous le maux qui nous guettent sans cesse, de chasser l'« aridité » de notre désolante condition d'hommes :



Nous appartenons à ces ruisseaux prodigues qui poussent leurs eaux dans des terres de plus en plus accablées. Elles bouillonnent et rompent. (OC, p. 581)



De même que l'image d'une eau instantanée ne cesse de fasciner Char, de même l'image de son trajet le hante et le séduit. Le torrent, le ruisseau, la rivière, le fleuve tracent un chemin à l'infini à travers les paysages de sa poésie. Il s'agit là d'une manifestation de cette « éthique de la mobilité », du principe charien de l'« antistatique » dont parle Jean-Pierre Richard.14 L'eau courante, ruisseau, rivière, fleuve ou torrent, représenterait selon Richard « la merveilleuse image d'un temps fluide et transparent. Chaque seconde nous apporte une eau nouvelle, une fraîcheur que nul encore n'a savourée. » L'eau courante est tout à la fois le temps et un véhicule étrange grâce auquel l'homme se sent porté par ce temps. « On est le passager du véhicule-temps. » (Georges MouniN)15 L'eau fraîche et courante nous apporte le sentiment d'une rénovation qui doit présider également à la création poétique :



Quand on a mission d'éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi. (OC, p. 329)



C'est que, selon Gaston Bachelard, « on plonge dans Peau pour renaître rénové »' Et cela nous aide à regarder le monde d'yeux neufs. « L'expression de fraîcheur que donne le monde visible est une expression de fraîcheur que l'homme projette sur les choses. » ; et la fraîcheur de l'eau est une force de réveil : « L'eau sur le visage réveille l'énergie de voir. Elle met la vue à l'actif; elle fait du regard une action claire, nette, facile. On est bien tenté alors d'attribuer une jeune fraîcheur à ce que l'on voit. »



L'eau qui court s'oppose à l'immobilisme, à l'enlisement ; et c'est là justement la tâche de la poésie :



La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s'attarde le moins au reflet de ses ponts. (OC, p. 267)



La rivière devient ainsi l'image de la poésie et de ses surfaces étincelantes, chatoyantes, limpides, car toutes deux se transforment sans cesse, sont mouvantes, insaisissables, changeantes, floues. Au point que Rosemary Lancaster18 parle d'une « esthétique de la rivière » dans la poésie charienne, « et même, plus spécifiquement, de la conscience fluviale du poète », les images de la rivière et du fleuve étant envisagées « comme manifestation d'une certaine perception de la vie et du temps, certes, mais aussi comme principe de poésie et figure puissante et active, étroitement liés aux intentions artistiques les plus profondes de l'ouvre, voire au dynamisme fondamental de celle-ci. »



Violence, vigueur, mobilité, éclat - voilà les caractéristiques les plus frappantes de Peau charienne. Dans Bandeaux de Claire, par exemple, Claire, à la fois « rivière » et « confidente », apparaît comme « bien vivante, jeune, passionnée, active » ; elle « s'avancera et liera conversation avec toi. »



Telle est la rivière que je raconte », ajoute le poète. « Elle est faite de beaucoup de Claires. Elles aiment, rêvent, attendent, souffrent, questionnent, espèrent, travaillent. [...] En touchant ta main, jeune fille, je sens la douce fièvre de l'eau qui monte. Elle m'effleure, me serre en s'enfuyant, et chasse mes fantômes. (OC, p. 654)



(Pas la peine d'insister - Bachelard, Durand, bien d'autres encore ne Pont déjà que trop fait - sur le caractère « féminin » de l'eau, sur le lien subtil mais insinuant et solide qui se noue entre l'eau et la féminité, lien qui semble aller parfois chez René Char jusqu'à une sorte de fusion.)

Et la Sorgue, rivière imprégnée dans son regard et son cour depuis sa plus tendre enfance, qui ne cesse de fasciner le poète et de hanter ses poèmes, est elle aussi une eau qui jaillit fougueusement du flanc de la montagne avant de se précipiter sur les environs de L'Isle-sur-Sorgue. Déjà dans Le Marteau sans maître la Sorgue, transformée dans une véritable eau de rêve, s'insère dans un temps linéaire et progressif:



Mon attention est attirée par un large fleuve sans sinuosité qui s'avance vers moi creusant son lit sur son passage. {Eaux-Mères, in OC, p. 50)



Le fleuve apparaît ici - comme dans maint poème charien - moins comme une ligne ou une surface, mais plutôt comme un volume.



Dans Déclarer son nom la rivière est nommée et identifiée - d'abord comme évidence du passé et de l'insouciance de l'enfance :



J'avais dix ans. La Sorgue m'enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le sage cadran des eaux. (OC, p. 401)



Elle devient en quelque sorte particule de noblesse ajoutée au nom de son ami Louis Curel, son avancement étant décrit dans des termes d'une étonnante somptuosité :



Sorgue qui t'avances derrière un rideau de papillons qui pétillent, ta faucille de doyen loyal à la main, la crémaillère du supplice en collier à ton cou, pour accomplir ta journée d'homme, quand pourrai-je m'éveiller et me sentir heureux au rythme modelé de ton seigle irréprochable ? (Luis Curel de la Sorgue, in OC, p. 141 ).



Comme le montre Paul Veyne dans sa très dense étude sur René Char, « la Sorgue est pour Char la métonymie de sa vocation poétique »19 et point de départ de la réflexion. Non seulement qu'elle est présente dans plus d'un poème charien, mais Char lui consacre un poème tout entier, poème qui commence et se clôt sur l'image du mouvement rapide, brutal, voire violent, que Char valorise positivement, et qui met en valeur les deux éthiques d'éclat et de mobilité, d'instantanéité et de rupture (donc de progrèS) :



Rivière trop tôt partie, d'une traite, sans compagnon

Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.

Rivière de pouvoir transmis et du cri embouquant les eaux

De l'ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau

Rivière au cour jamais détruit dans ce monde fou de prison

Rend-nous violent et ami des abeilles de l'horizon. (OC, p. 274)



Ce poème est intitulé La Sorgue ; il prend donc son point de départ dans cette image de la rivière jaillissant « d'une traite » du flanc de la colline avant de se projeter sur ce paysage que Char connaît depuis les premières années de sa vie et auquel il se sent tellement attaché. Le poème est donc, selon toutes les apparences, un hymne à la rivière, qui retrace le cours de celle-ci depuis son apparition brusque jusqu'à sa disparition au-delà de l'horizon.



Et pourtant, dans les lignes qui suivent, cette rivière familière et aimée subit de profondes métamorphoses, de sorte qu'elle perd son caractère reconnaissable, prend des dimensions nouvelles et inattendues. Puissante et énergique, intégrée à une vision d'espaces immenses, mouvementés, elle s'impose finalement comme l'invention d'une imagination débordante. Elle cesse d'être un élément réel pour se muer dans le vecteur linguistique d'un voyage spirituel, elle dit un dépassement des limites et un passage vers l'infini.

Cependant, tout cela est formulé dans des termes bien concrets. Dès sa naissance, cette rivière incame la notion d'une mobilité violente, explosive. Tout d'abord source, jaillissement soudain et spontané, elle devient par la suite un torrent impétueux qui « roule » traçant son chemin hasardeux vers un avenir infini. Rien n'arrive à stopper son avancement, son progrès indestructible. Il semble que ce soit cette mobilité même qui assure son extraordinaire pouvoir : délivrée de ses contraintes premières, elle change sans cesse et métamorphose, dans son mouvement implacable, toutes les choses qu'elle rencontre. Elle « rouille le fer », assombrit les étoiles. Son énergie est intarissable et elle influe sur les êtres les plus divers : les farfelus, les fiévreux, les apprentis, les enfants, le poète, le pauvre. Elle résout les contraires - vieille et persistante hantise de Char -, étant à la fois le lieu « où l'éclair finit et où commence ma maison ». (C'est que, à chaque instant, le poète y trouve à la fois un point de départ et un nouveau lieu où vivre. D'ailleurs il faut bien préciser que le cours de la rivière ou du fleuve est pour Char une image exemplaire, un précepte sensible enseignant l'alliance entre la fixité et le mouvement, entre l'enracinement et le flux. Écoulement impétueux, il est également « le jeu des bergers arides ».) La rivière inspire des réactions variées et contradictoires : la solitude, la misère, le soupçon, la pitié, et paradoxalement elle suscite la peur tout en nous offrant un secours. Elle semble douée d'un paradoxal pouvoir destructeur-constructeur. Dans son cours délirant, enivrant, cette eau devient le synonyme de la libération, apporte l'espoir d'une délivrance et d'un réconfort, annonce le renouveau. Si elle est la « rivière de l'ouragan » qui « mord la vigne », elle est aussi celle qui « annonce le vin nouveau ». À la suite de ses dévastations, le monde sera recrée. Et en choisissant de se lier à l'aventure symbolique de la rivière, le poète sait qu'il sera libéré de « ce monde fou de prison » pour rejoindre « les abeilles de l'horizon », êtres qui marquent le passage vers un monde autre.



Le mouvement violent de la rivière qui trace un chemin vertigineux à travers le paysage s'associe tout naturellement à d'autres violences élémentaires, en l'occurrence à celle de l'ouragan, marquant lui aussi l'arrachement, la rupture, un nouveau départ. Comme le remarque Paul Veyne, le mot « violent », au singulier, montre que le poète ne prie que pour lui-même : la solitude de la rivière partie « sans compagnon » trouve son pendant dans la solitude de l'acte poétique, entreprise individuelle par excellence. Et « être violent est un éloge : 'violence' est le nom qu'après réflexion Char donne à l'énergie. »20 « Tel est ce fleuve passionné, énergique et solitaire, obsédé par son propre cours et toujours à l'écoute d'une transcendance qui ne délivre que des messages obscurs. [...] Ce fleuve suprêmement individuel n'a rien à voir avec le Fleuve cosmique d'Heraclite, le Fleuve de tous les hommes ; il est même le contraire, car il coule afin que certaines choses ne passent jamais. Quiconque a cette vocation d'éterniser vit dans son fleuve particulier :



Seuls aux fenêtres des fleuves

Les grands visages éclairés

Rêvent qu'il n'y a rien de périssable

Dans leur paysage carnassier. {OC, p. 37)



Comme le souligne Georges Mounin22 on retrouve ici le temps perçu comme une réalité palpable, les fleuves devenant dans cette image « des sortes de prismes d'eau, des solides habitables, habités par les grands visages des poètes ». Le fleuve n'est donc pas seulement l'entraînement infini d'un mouvement sans matière et comme réduit à sa transparence ; il a quelque chose de solide, il a la dureté de la glace qu'il peut devenir, se charge d'une densité matérielle peu commune.



Cette violence de l'eau courante ne se manifeste pas toujours comme un spectacle visuel. Elle peut également résonner dans l'image auditive, le tumulte de l'eau s'associant parfois à d'autres mouvements convulsifs évoqués par cette poésie : aux détonations de la foudre, au martèlement insistant du marteau, etc. (Ainsi, par exemple, dans La Patience, s'ajoutant au « bruit long qui sort par le toit », l'eau « broie » le grain - OC, p. 241 avec la même force énergique que celle, ailleurs, du « durable tumulte des fontaines » - OC, p. 681 ou de la « frénésie des cascades » - OC, p. 261, où mouvement et son se confondent dans la double évocation d'un rythme vertigineux et d'un bruit incessant.)

La violence et la fraîcheur de l'eau semblent conférer à l'homme jeunesse et intégrité. « Car l'eau qui court est sans mémoire : elle nous lave, au sens propre, de tout ce que nous étions. Chacun des passages y efface le passage antérieur, chaque afflux y délivre de ce flot qui s'éloigne. La volubilité de la rivière nous accorde ainsi la grâce, quelquefois affolante, d'une sorte d'avènement perpétuel. [...] La magie des eaux courantes tient ainsi à leur discontinuité glissante... »

Cette magie veut que nous soyons arrachés à l'insouciance et à l'inaction de notre existence quotidienne. La formule : « Confort est crime, m'a dit la source en son rocher » (OC. p. 766) marque ce refus de l'engourdissement qui est prôné par celui qui cherche « la connaissance aux cents passages » (OC, p. 263) : une connaissance qui n'est jamais définitive, qui se multiplie et se renouvelle à l'infini et dont la quête s'oppose à tout immobilisme.

Aussi l'eau courante s'oppose-t-elle souvent chez Char à l'eau stagnante, inerte, aux marais ou aux lacs, qui bloquent tout élan, tout mouvement, toute quête



Cette tête ne vaut pas

Le marécage qui l'enlisé

Le lac qui la noie. (OC, p. 34)

Cette opposition est explicite dans le poème La Sorgue, où l'eau courante, la rivière est valorisée positivement au contraire des eaux de la mer :

Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,

Où les étoiles ont cette ombre qu'elles refusent à la mer.

(OC, p. 274)



Pour citer Paul Veyne" , « la Rivière ronge les rationalismes, car elle sait que les étoiles existent, même si la mer humaine l'ignore. » (Pour Char, qui n'aime pas la mer, ce mot désignerait donc, selon Paul Veyne, les foules humaines.) Les étoiles, pense Veyne, ne se montrent qu'à la rivière ; et si leur lueur jette sur les eaux une ombre et non un éclat lumineux, c'est qu'elles nous signifient ainsi leur éloignement, et que leur message idéal nous reste malheureusement obscur - « encore que cette obscurité vaille mieux que d'autres lumières. Comme le Vide, l'obscur a valeur positive. »

La mer immobile, la mer qu'aucun mouvement de l'air n'agite, se charge de connotations négatives, devient « eau noire » (cf. OC, p. 424), est froide et indifférente (« La vaste mer, il me semble, sans tempête et sans chaleur. » - OC, p. 824)

Cependant elle peut être valorisée positivement au moment où elle s'associe au vent, à la tempête, à l'ouragan, au moment où elle devient agitation et mouvement, se chargeant de vagues qui anéantissent tout immobilisme, toute stagnation paralysante qui freinerait l'évolution, l'avancée impétueuse :



La mer se couvre de ronces aux baies furieuses. Êtes-vous de retour du marché du large ? Au rivage le vent s'obstine, s'adosse aux portes jusqu'à ce qu'une lampe apparue à l'horizon intérieur abatte sa ténacité. (OC, p. 704)



La tempête est ainsi source de lumière intérieure, et le vent ne saurait cesser qu'après avoir fait surgir cette lumière qui à la fois apaise et éclaire.

Il y a ainsi la « mer enragée » et dévastatrice qui domine les lignes passionnées du feuillet pour la deuxième édition du Marteau sans Maître (OC, p. 3) et qui - nous dit l'auteur -devient une image préfigurant, retraçant une vision sur l'avenir. La mer étale se couvre donc tout d'un coup, comme par miracle, de vagues qui brisent son immobilité engourdissante :



Ensuite, de vagues grandes femmes blanches, tirées par des voux, s'élancèrent des créneaux, fendirent la mer - la mer fixe des templiers ! -saluèrent. (OC, p. 57).



Magnifique image où le substantif « vague » s'adjectivise et se rattache à la femme - féminité de l'eau qui est un des éléments essentiels du symbolisme aquatique. De nouveau l'eau prend un visage de femme ; et la mer peut devenir le milieu propice à Pépanchement de l'amour. Mais il faut pour cela se laisser entraîner par l'eau déchaînée, éviter l'immobilité qui fait planer sur nous la menace de l'engourdissement, de la monotonie endormeuse qui dévalorise ou tue le sentiment :



L'amour qui s'était assoupi

Comme la mer sous une vague

Garde un visage de momie

Et parle une langue de sable (OC, p. 793)



Et les vagues se doivent de garder la mer en perpétuel mouvement, sous peine de croupissement, d'immobilité stérile qui cesse d'éveiller l'intérêt du poète :

Ne regardez qu'une fois la vague jeter l'ancre dans la mer.



On peut donc découvrir à l'intérieur de la vaste mais homogène ouvre poétique de René Char un motif de l'eau, et notamment des eaux courantes, ou du moins des eaux en perpétuel mouvement, d'un « sur-poème des fleuves et du temps », selon l'expression de Georges Mounin25, ou plutôt un sur-poème des eaux courantes associées intimement aux sentiments de l'instant et de l'avenir, grâce à la force accumulée des multiples évocations de l'eau tumultueuse. Il n'y a aucune stabilité dans cet univers des transformations liquides. Les images de l'eau en perpétuel mouvement, de l'eau qui jaillit et court finissent par exprimer la notion de l'en-avant et du « présent perpétuel » (OC, p. 729), du « devenir », de la rupture incessante avec le passé et de l'ouverture vers l'avenir qui est au centre de la pensée charienne. Comme le montre Rosemary Lancaster26 « la sagesse du poète, 'identique' à celle des eaux, ressemble à une autre sagesse, définie ailleurs, qui 'est de ne pas s'agglomérer, mais [...] de trouver [...] notre passage' (OC, p. 330) ; c'est la sagesse du poète qui accepte de 'pousser plus en avant dans son ordre' (OC, p. 180), d'être un 'devancier' (OC, p. 226), celui qui 'vivifie, puis court au dénouement' (OC, p. 324) de son devoir, c'est la sagesse de celui qui se débarrasse du passé, du 'poids qui décourage', pour entreprendre un voyage d'initiation qui gardera toute l'allégresse chargée de l'éclair. »



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René Char
(1907 - 1988)
 
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Portrait de René Char

Biographie / Ouvres

René Char est né le 14 juin 1907 à L'Isle-sur-la-Sorgue dans le Vaucluse.

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