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Louis-Ferdinand Destouches

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« Prison préventive » à la Vestre Faengsel


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Lucette Destouches : « Noël approchait. C'est une grande fête que l'on prépare longtemps à l'avance dans les pays nordiques. Louis était très triste. Il avait des prémonitions. Il entendait les meubles craquer pendant que j'étais partie donner mes leçons dans les entrepôts de poissons. Pourtant il n'était pas du genre Victor Hugo à consulter les esprits et faire tourner les tables. Mais il y avait ce bruit bizarre d'une grosse armoire qui semblait bouger, gronder près de nous. Pour lui, pas de doute, c'était un signe, un avertissement. Et puis, le 16 décembre, je reçois ce coup de téléphone : "Lucette, partez tous les deux, n'importe où, on va vous arrêter !" C'était la femme du fils du chef de la police de Copenhague, que nous avions connue par Mikkelsen. Mais comment partir ? Nous n'avions ni passeports, ni argent, ni rien. Nous sommes restés. Nous savions qu'il allait se passer quelque chose mais nous n'y pouvions rien. »



Le 15 décembre, le journal Samedi-Soir avait révélé la présence de Céline au Danemark - information reprise le lendemain dans le quotidien danois Politiken, avec ce titre en première page : « Un nazi français se cache à Copenhague - Il s'agit de l'écrivain Céline, qui a fui avec le gouvernement de Vichy. » Dès lors, tout devait aller très vite. Le jour même, c'est-à-dire le 16 à dix-neuf heures, un marchand de journaux téléphona à la Sûreté de Copenhague, il avait identifié Céline comme l'un de ses clients. Le lendemain 17, après la fermeture des bureaux, le chef de la légation française au Danemark, Guy de Girard de Charbonnière, appela le cabinet du ministre danois des Affaires étrangères pour lui communiquer l'adresse de Céline et réclamer l'arrestation immédiate de l'écrivain. La demande officielle d'extradition lui serait adressée dès le lendemain, mais il fallait faire vite, ajouta-t-il, pour empêcher le traître Céline de s'enfuir.

Avec un zèle inouï, et sans même attendre cette demande d'extradition, le ministre des Affaires étrangères, M. Gustav Rasmussen, ordonna le soir même, à 19 h 30, à la Sûreté de Copenhague, de procéder à l'arrestation de Céline et de son épouse et de les écrouer pour infraction à la législation sur le statut des étrangers. Trois officiers de la police judiciaire se rendirent immédiatement au 20 Ved Stranden.

Lucette Destouches : « Nous avons cru qu'il s'agissait d'assassins venus de Paris pour nous exécuter. Nous avons refusé de leur ouvrir. J'ai regardé par le trou de la serrure. Ils étaient habillés en civil, on ne croyait pas que c'était des Danois. Ils ont frappé plus fort. Paniques, nous avons songé à filer par les toits où Bébert s'était déjà glissé. Ce n'était pas facile, une lucarne, Louis ne pouvait pas me suivre. J'ai appelé au téléphone Birger Bartholin, il habitait à côté. Finalement, les policiers sont entrés. Ils ont trouvé le revolver que nous avions à portée de main. Bien sûr, on ne s'en serait pas servi contre eux, mais on aurait pu vouloir nous tuer nous-mêmes, vous savez, la panique... Bref, ils nous ont embarqués dans un panier à salade, Louis a été enfermé dans une cellule, moi dans une autre dans le quartier des femmes. Bébert aussi a été rattrapé et confié à la fourrière, à une clinique vétérinaire, en cage. »

Le lendemain 18 décembre arriva comme prévu au ministère des Affaires étrangères la demande officielle d'extradition formulée par la légation de la République française au Danemark :



« Monsieur le Ministre,

« J'ai appris que M. Destouches Ferdinand, dit Céline, ressortissant français, inculpé de trahison et ayant fait l'objet d'un mandat d'arrêt décerné le 19 avril 1945 par le Juge d'Instruction près la Cour de Justice de la Seine, a pris refuge au Danemark et résidait, aux dernières nouvelles, à Copenhague, Ved Stranden 20, dernier étage, chez X.

« D'ordre de mon gouvernement, j'ai l'honneur de vous demander de bien vouloir, à titre de réciprocité, provoquer d'urgence l'arrestation et l'extradition de l'intéressé.

« Votre Excellence voudra bien trouver ci-joint la copie du mandat d'arrêt ainsi que les textes (articles 75-76 Code pénaL) sur lesquels se fonde l'inculpation de M. Céline.

« Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, les assurances de ma très haute considération.

« G. de Girard de Charbonnière3*. »



Tant qu'aucune charge n'était encore retenue contre Céline, il ne pouvait être défendu sur place par un avocat. Du reste, comble de malchance, Thor-vald Mikkelsen était parti depuis quelques semaines pour un long voyage professionnel aux États-Unis, et ses collaborateurs ne semblaient pas très au courant du dossier Céline. Malchance, est-ce si sûr ? Il se peut que l'absence de Mikkelsen (qui ne reviendra que le 10 mars 1946) ait finalement incité les autorités danoises à tergiverser. Comment extrader Céline sans avoir d'abord entendu son avocat dont le passé d'ancien résistant était connu et apprécié ? Le temps ne pouvait que jouer en faveur de l'écrivain.

En attendant de prendre une décision d'extradition ou d'examiner son statut d'étranger résidant, ne pouvait-on trouver au moins tout de suite d'autres motifs pour poursuivre Céline, pour l'inculper ? La police danoise s'y employa. Sans grand profit, comme l'explique encore Lucette Destouches :

« Nous avons passé notre première nuit de prisonniers dans une cage, une sorte de cabine téléphonique avec un grillage en haut. Nous n'avons pas eu le temps de nous dire un mot, avant d'être séparés. Le lendemain, j'ai été déshabillée, fouillée. Il a fallu des heures pour me retirer ma bague. J'avais des castagnettes avec moi dont je ne voulais me séparer à aucun prix. Rien à faire... C'était la seule chose que j'avais emportée. Les jours ont passé. Je ne mangeais pas. J'étais seule. Puis je me suis retrouvée avec une compagne de cellule, une vieille femme à qui il manquait toutes ses dents, qui avait assassiné je ne sais plus qui et essayait de me faire manger. En vain. Je ne pouvais pas. Il y avait les promenades dans la cour. J'étais morte d'inquiétude. Je ne savais pas ce qu'était devenu Louis, si on l'avait expédié à Paris, si on l'avait tué. Je n'arrêtais pas de me dire : ça y est, il est fusillé ! Et puis, on venait me chercher pour des interrogatoires. Je racontais ma vie, ce que j'avais fait depuis des années, notre existence au Danemark. Je confondais un peu les dates, je n'ai jamais été très précise, je m'exprimais tant bien que mal avec mon anglais à moi. Ils comparaient mes différentes déclarations, ça n'allait pas, ça ne concordait pas, le fond était identique mais ils ne s'y reconnaissaient pas du tout. Ils m'interrogeaient et je n'avais rien à cacher sauf une seule chose : mes leçons de danses qui étaient illégales.

« Un jour, ils me présentent dans une grosse couverture un bock à lavement, des canules, des tuyaux de caoutchouc qu'ils avaient saisis dans l'appartement, et ils me disent : "Votre mari faisait des avortements." Voilà ce qu'ils avaient trouvé ! En vérité, Louis avait des amibes, il prenait sans arrêt des lavements, depuis ses séjours en Afrique. Eux, ils étaient contents de leur explication. Ils ne voulaient pas en démordre. De surcroît, on avait vu des petites danseuses se rendre chez nous, à qui je donnais des leçons de castagnettes. Des jeunes filles dans l'immeuble, les ragots des voisines, du concierge, tout y était. Pour eux, elles venaient se faire avorter. Comme si c'était le style de Louis ! II m'avait toujours dit que si jamais je tombais enceinte, jamais il ne pratiquerait d'avortement.

« Et les interrogatoires se poursuivaient. J'étais toujours sans nouvelle de lui. Le jour de Noël, on nous a sorties de cellule, on nous a rassemblées dans le couloir pour chanter et on nous a remis à chacune, comme cadeau, un kilo de sucre. Je me revois encore, ce jour-là, avec une bible dans les mains. Je me suis effondrée. Je ne me souviens plus de rien. On m'a conduite à l'infirmerie pour me calmer. Je ne pouvais toujours ni manger ni boire, au bord de l'hystérie. Je me trouvais mal, j'avais des évanouissements. Et c'est là que j'ai connu une petite infirmière qui parlait français et qui m'a dit : "J'ai vu votre mari." C'était extraordinaire. Il était vivant...

« Les autorités danoises avaient peur que je meure. Mais rien à faire, je ne pouvais toujours pas avaler quoi que ce soit. J'ai fini par être libérée. Hella Johansen m'a pris chez elle, à Copenhague. Elle était mariée depuis vingt ans et depuis vingt ans, elle et son mari ne se disaient pas un mot, même pas pour demander : "passe-moi le sel !". Un cauchemar. Je ne pouvais rester trop longtemps chez eux. Après avoir récupéré Bébert, je suis retournée vivre chez Karen, dans l'appartement que nous occupions jusqu'à l'arrestation. »

Lucette resta plus de dix jours en prison, jusqu'au 28 décembre 1945, avant de retrouver par conséquent le domicile du 20 Ved Stranden début janvier. Le sort de Bébert ? Il avait été conduit le soir même de l'arrestation dans une clinique vétérinaire contre un dépôt de 50 couronnes. Cette somme avait été prélevée sur l'argent trouvé dans l'appartement, 3 675 couronnes très précisément, après la perquisition effectuée par la police le mardi 18 décembre. Le 20 décembre, Bébert put sortir de sa « prison » et fut mis en pension chez une amie du couple.

Rien n'avait justifié la détention de Lucette. Du reste, les Danois allaient vite s'apercevoir que les Destouches étaient parfaitement en règle, comme étrangers au Danemark, avec un permis de séjour dûment accordé par les autorités.

Céline, comme Lucette, avait été écroué à la prison Vestre Faengsel, au sud de la ville, une imposante bâtisse de brique rouge, en forme de croix, construite à la fin du siècle dernier, à proximité d'un cimetière - tout un programme ! Dès le 19, il avait dû répondre aux premiers interrogatoires de la police. L'accusation de résidence illégale ne tenait plus. Céline était accablé. Comme Lucette. A bout de nerfs. A bout de larmes. Une surveillance particulière fut exercée sur lui. On craignait un geste irréparable.

A Bende Johansen, la fille d'Hella Johansen, âgée de dix-sept ans et qui suivait des cours de danse avec Lucette, Céline avait écrit aussitôt, d'une écriture très ronde pour lui faciliter la lecture, cette lettre pathétique, inédite à ce jour (archives Lucette DestoucheS), en forme d'appel au secours, et qui vaut la peine d'être citée intégralement :



« Chère Bende « On m'a changé de prison, je ne sais pas dans quelle prison est Lucette. Je ne sais pas pourquoi subitement on nous a si brutalisés séparés si cruellement traités. Je ne comprends rien. Je suis fou de douleur en pensant à Lucette si dévouée, si tendre, si innocente de tout ceci. Ne pourrait-on faire quelque chose au moins pour elle. Elle doit souffrir le martyre d'inquiétude et de chagrin. Personne ne m'a rien dit rien expliqué. Je ne sais pas ce que l'on me veut. Je ne peux rien demander personne ne me comprend. N'aurais-je pas droit à un avocat pour qu'il m'explique au moins quel est mon crime et ce que l'on veut faire de moi et surtout qu'il retrouve Lucette. Je vais mourir de chagrin en pensant à elle. Je n'arrête pas de pleurer. Je ne compte pas mais faire souffrir des innocents je ne peux pas l'endurer. Et notre pauvre petit Bébert notre dernier souvenir de notre pauvre vie. De grâce Bende trouvez un avocat qui me défende un peu et surtout Lucette et enfin qui puisse m'expli-quer ce que l'on me veut - ce que l'on me demande. Pendant neuf mois la police m'a donné chaque mois mes tickets d'alimentation je ne me cachais pas. J'ai été avec Mikkelsen à la police danoise dès les premiers jours de mon arrivée. Tâchez de retrouver la pauvre Lucette. Il est tout de même inhumain de nous traiter aussi cruellement. Quel crime avons-nous commis ? Et surtout après neuf mois de parfaite tolérance - si on ne veut plus de nous au Danemark il est facile de nous le dire et je le comprendrai sans pour cela nous martyriser de cette façon. Je suis souvent dur avec vous Bende il faut me pardonner. J'ai trop souffert j'ai trop de chagrin - Je ne demande qu'un peu de pitié - Je veux bien mourir si on veut absolument que je meure mais j'aurais voulu que Lucette reste avec Bébert. Qui peut trouver plaisir à faire souffrir Lucette ? Tout ceci voyez me semble trop cruel pour être vrai - et pourtant cela existe. Tâchez que quelqu'un vienne m'expliquer ce que l'on me veut. Cet isolement complet est une cruauté effrayante - Pensez que je ne comprends pas un mot de danois. Il est difficile d'être plus malheureux que je le suis - Et surtout pensez à Lucette (et BéberT).

« Je vous embrasse chère Bende et toutes mes amitiés à votre maman - Je crois que l'on peut nous écrire et nous visiter -

« Louis Destouches. »

Le 20 décembre, on l'informa, en anglais, de la demande d'extradition formulée par la France. Il contesta les accusations qu'elle contenait. Le 25, il écrivit une lettre en forme d'appel au secours à Thorvald Mikkelsen, précisant qu'il n'avait jamais travaillé pour qui que ce soit, journaux, radios ou partis, qu'il n'était qu'un écrivain et réclamait le statut de réfugié politique. Contre lui, tout n'était que haine et esprit de vengeance. L'extrader en France, ce serait le torturer, l'assassiner. Enfin, il lui demanda d'intervenir pour Lucette. « Je me fais tant d'inquiétude pour ma pauvre femme, qui est parfaitement innocente de tout cela. Je vous prie, je vous supplie d'aller la voir et de la réconforter un peu. Dites-lui que je pense tout le temps à elle et ne vis que dans l'espoir de la revoir. Elle est incapable de faire du mal, elle est généreuse et honnête. Nous sommes profondément malheureux d'être séparés. (...) Essayez, s'il vous plaît, de dissiper pour nous cet horrible cauchemar. Je deviens fou de douleur. Je me sens innocent de tout. Mais prenez d'abord soin de ma pauvre femme, essayez de me donner de ses nouvelles. Je suis si inquiet34. »

Sans doute ignorait-il que Mikkelsen était alors aux États-Unis. Le même jour, il s'adressa en termes à peu près identiques au directeur de la police de Copenhague, pour le convaincre de dissuader les autorités danoises de procéder à son extradition. Le 28, ce dernier (dont on sait la sympathie qu'il vouait à l'écrivain et à sa femmE) renvoya le dossier Céline au ministère de la Justice, avec une note où il précisait deux points essentiels : tout d'abord, la demande d'extradition ne portait pas mention de faits concrets imputables à l'écrivain ; ensuite et surtout, les infractions aux articles 75 et 76 du Code pénal français n'étaient pas visées par le traité d'extradition signé le 28 mars 1877 entre les deux pays. En bref, il recommandait de ne pas extrader Céline tant qu'on ne disposerait pas d'un complément d'information35.

Cette lettre d'Aage Seidenfaden fut décisive. Elle incita le ministère de la Justice à réexaminer l'affaire. Sans elle, l'écrivain aurait fort bien pu être extradé sur-le-champ... Mikkelsen, de son côté, venait d'être alerté. Il allait commencer par suivre l'affaire - par correspondance. L'un de ses collaborateurs à Copenhague pria le ministère de la Justice d'accorder à Céline l'asile politique en précisant que, du point de vue économique, le docteur Destouches ne serait pas à la charge de l'Etat danois.

L'affaire Céline commençait donc. Une affaire interminable marquée par le flou, les hésitations, le manque de pièces à conviction et l'acharnement des autorités françaises en général, de Guy de Girard de Charbonnière en particulier, qui deviendra la bête noire de l'écrivain français. Injustement ? Sûrement pas. Le responsable de la légation allait multiplier les interventions, au point d'indisposer les Danois. Il le reconnut d'ailleurs le premier, comme dans cette note du 7 janvier 1947 à Léon Blum, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères : « En fait j'ai déjà, au cours des innombrables démarches que j'ai effectuées dans ce but [l'extradition], été beaucoup plus loin dans mes pressions sur les autorités que ne me le permettaient les éléments d'inculpation dont je disposais36. » Une affaire marquée aussi par les insupportables atermoiements des autorités danoises, le ministère de la Justice assez vite favorable à Céline, les Affaires étrangères disposées de leur côté à l'extrader... En attendant, l'écrivain restait en prison, « en état de mise à disposition » pour reprendre la terminologie officielle, passant du quartier des condamnés à mort à celui de l'infirmerie, en de nombreux aller et retour, alors que sa santé se délabrait, que son moral chancelait et qu'aucune charge n'était retenue contre lui.

Le Danemark a-t-il sauvé Céline ? Cette question, la juriste Helga Peder-sen, qui fut ministre de la Justice dans son pays de 1950 à 1953, en fit le titre de l'ouvrage qu'elle consacra précisément à l'affaire Céline. Oui, le Danemark a sauvé Céline, pas de doute, mais à quel prix ! Dix-huit mois de détention pour quoi ? Pour rien. Pour qui ? Pour les beaux yeux de la France, pour l'opinion publique, pour personne. Ou alors pour attendre, pour se donner tout le temps de se poser mille scrupules juridiques, de remarquer que l'on n'était pas obligé d'extrader Céline mais que l'on restait libre de le faire, de multiplier les rencontres, les réunions interministérielles et de constater qu'il était urgent de ne pas agir vite - alors qu'un homme attendait d'être fixé sur son sort, sur sa vie, et moisissait dans une cellule, souffrait de dysenterie, de la pellagre, de maux de tête (on envisagea une trépanatioN), perdait ses dents et allait bientôt peser moins de soixante kilos pour son mètre quatre-vingts...



Plus précisément, le 31 janvier 1946, les Affaires étrangères danoises se décidèrent enfin à demander aux autorités françaises des précisions concernant les charges qui pesaient sur l'écrivain. A quoi la légation française rétorqua par une simple note réclamant l'accélération de la procédure d'extradition et répétant les mêmes accusations générales : Céline membre d'honneur du Cercle européen, auteur de Guignols band et de Bezons à travers les âges - ce qui, une fois de plus, est confondant, souligne l'incompétence de ceux qui avaient pour charge d'instruire le dossier Céline ; d'autres interventions de l'écrivain dans les journaux de la collaboration auraient tout de même été plus convaincantes que ses deux derniers ouvrages totalement apolitiques !

Le 15 février, le bras droit de Mikkelsen adjura les pouvoirs publics d'attendre le retour de l'avocat prévu le 10 mars, tout en faisant état d'une lettre qu'il venait de recevoir de celui-ci : « Je vous demande de faire tout votre possible, et, en tout cas, de vous arranger pour que l'extradition soit repoussée jusqu'à mon retour. Dedichen et moi détenons des renseignements très importants au sujet de cette affaire. J'ai aussi obtenu certaines précisions ici à New York. En extradant Céline sur les données actuelles, le Danemark créera aux yeux du monde entier un précédent dont nous aurons fort à pâtir par la suite. C'est là une affaire de principe de la plus haute importance et dont nous ne pouvons pas actuellement mesurer les conséquences. La mauvaise humeur du chef de la légation n'est rien à côté des suites pénibles qu'aurait une mesure d'extradition arrêtée sur des preuves fragiles et non vérifiées. Le ministre de la Justice et le ministre des Affaires spéciales doivent l'un et l'autre le comprendre pleinement. En tout état de cause, il serait inconvenant d'extrader Céline alors que Dedichen et moi possédons des renseignements que nous sommes en mesure de fournir dans tout au plus un mois37. »

Malade, Céline avait été transféré le 28 décembre à l'infirmerie de la prison où il occupa une cellule individuelle et demeura jusqu'au 5 février 1946. Après quoi il regagna la division ouest, cellule 84, puis la section K du rez-de-chaussée, réservée aux condamnés à mort, cellule 603.

A partir de janvier, Lucette put le voir chaque lundi. Elle lui apportait de la lecture, des journaux et de la nourriture - jambons, biscuits, citrons et oranges qu'elle recevait elle-même par colis de sa propre mère-pour corriger l'ordinaire détestable de la prison...

Comment décrire la détresse de l'écrivain, l'infatigable fidélité et la sollicitude de Lucette abandonnée à elle-même dans une ville étrangère, hostile, dont elle ne parlait pas la langue ? Depuis la Vestre Faengsel, Céline lui adressa plus de quatre cents lettres. On y voit affleurer ses sentiments, ses humeurs, ses révoltes, ses abattements, ses encouragements, ses sursauts d'espoir, ses douleurs. Il s'efforce parfois de ne pas démoraliser Lucette. Et puis il s'abandonne à ses plaintes infinies. Il lui parle de Bébert, lui prodigue mille conseils affectueux. Puis lui décrit par le menu sa vie de prisonnier.



Ci-contre: Lettre inédite de Céline à Lucette, du 28 mars 1946, sur papier à en-tête de la prison de Copenhague, et officiellement adressée à son avocat, M' Mikkelsen. On y trouve la première allusion de l'écrivain à Féerie pour une autre fois, qu'il songe à intituler alors Du côté des maudits.



S'abandonne enfin à sa mélancolie ou à ses imprécations contre tous ceux qui veulent sa peau par jalousie littéraire.

Cette lettre inédite du mercredi 6 février, écrite donc le lendemain de son retour en cellule, après l'infirmerie, est exemplaire de l'état d'esprit qui l'animait :

« Ma Lucette chérie. Je suis retourné hier en prison comme je le pressentais mais à présent tout seul dans une cellule et je suis ainsi très bien. Les gardiens sont très aimables avec moi. Je n'étais pas heureux à l'hôpital. Je me trouve beaucoup mieux tout seul. J'ai moins mal à la tête ainsi. Je me promène deux fois par jour par exemple j'ai si peu de force que c'est assez dur. Mais on me laisse aller à mon pas tout seul qui ressemble à celui hélas à présent de ma pauvre mère. Je suis très bien nourri. On me gâte. Ne te fais pas de chagrin cela me cause plus de douleur que tout le reste. J'aime mieux mourir que de te savoir malheureuse. Et puis d'abord tout ceci ne va plus durer si longtemps une décision sera prise dans un sens ou dans l'autre mais nous sortirons de cette atroce incertitude à laquelle je crois aucune santé ne saurait résister longtemps et la mienne ne valait déjà plus grand-chose. J'ai reçu les livres français il est malheureux que je ne puisse recevoir de journaux français pas même le Times - ou le Figaro. Je voudrais bien que Mikkelsen rentre - mais je suis aussi bien qu'on puisse être en prison. Tout seul ainsi je rassemble mes nerfs peu à peu seulement c'est le cour cette fois qui me paraît avoir un peu cédé. On m'a même donné du papier pour que je puisse me remettre un peu au travail. Si tu étais là je n'en demanderais pas plus pour toujours. Mais cela serait stupide aussi d'autre part. La venue d'Eliane tient vraiment du miracle ! Tout ce passé qui reflue en plein cyclone. Je me revois jeune médecin à Clichy, elle avait cinq ans ! Et puis elle nous retrouve ici dans quelles conditions ! J'espère que cette lettre t'arrivera assez vite. Et puis je te verrai lundi. Tu vois tout de même le temps passe assez vite. Je me parle à moi-même et à toi et à Bébert. Je me refais assez vite une vie supportable si on me laisse tranquille. Ce sont les brusqueries qui me démolissent complètement, j'ai le cour et la tête trop malades à présent pour retrouver mon équilibre comme il le faudrait. Je suis avec toi tout le temps mon petit chéri et tu sais que pour moi breton l'absent compte plus que le présent. Affection à tous. Destouches38. »

Dans cette lettre, Céline fait allusion à Éliane Bonabel, nièce d'un disquaire de Clichy qui avait été l'un de ses amis. Éliane rencontra Lucette à Copenhague mais n'eut pas l'autorisation de rendre visite à Louis. En 1959, elle illustrera de dessins gracieusement juvéniles l'édition des Ballets sans musique, sans personne, sans rien publiés par Gallimard.

Stoïque, religieux même parfois, Céline, face à l'emprisonnement, face à la mort possible ? Certaines lettres le donneraient à croire. « H faut arriver à la mystique comme les solitaires du désert-une douce idée bien fixe-l'infini à deux et Bébert. On a ainsi bien de la joie-on ne vous gêne plus-on souffre à se raccrocher au monde, personnellement moi je suis déjà mort. » Et plus loin, dans cette même lettre à Lucette : « Ne te fais pas de chagrin pour nous rien ne peut plus aller plus mal ! C'est fini nous sommes des gentils morts bien affectueux - Tu viendras me voir au Père Lachaise. Je serai toujours avec toi. J'ai tellement souffert de l'exil que la mort là-bas me sera assez douce. » Pour conclure : « Il ne faut plus jamais être triste mais bien rire au contraire- comme les moines autrefois - c'est une foi qu'il faut voilà tout. Et tu as tout ceci - le martyre est un plaisir une fois que l'on méprise bien les bourreaux39. »

Écrivain au cachot, persécuté, Céline n'hésite pas à accuser d'abord ses confrères de son état. Une façon pour lui d'évacuer toute référence politique, de se rassurer, de se valoriser. « L'acharnement de haine dont je suis victime est d'ordre littéraire, des jalousies des écrivains actuellement au pouvoir Mauriac Malraux qui me voudraient mort. Tout le monde le sait40. »

Que Céline se trompe n'a au fond guère d'importance. Ce qui nous touche d'abord dans ses lettres de prison, c'est ce mélange de plaintes, d'illusions, d'espoir, de lyrisme et cette tendresse envers Lucette. C'est surtout ce besoin d'écrire pour s'accrocher à une planche de salut, remodeler le passé, souligner ses souffrances et, comme il le dit lui-même, sortir un instant de la vie.

« Je suis tout le temps avec toi et Bébert. Je te parle tout le temps. (...) Tu sais que je sors facilement de la vie. Mon bras s'était mis aussi à me faire très mal. On me l'avait massé. On a arrêté. Soigne-toi mon petit chou mignon je t'en supplie il ne faut pas présenter un trop triste visage. Je voudrais que nous soyons internés ensemble mais je peux aussi demeurer des années seul ici en prison. N'importe quoi tu le sais pour qu'ils ne me renvoyent pas. Je demande asile pour 2 ou 3 ans. Tu connais la situation aussi bien que moi. Je suis un écrivain rien qu'un écrivain. Tous les écrivains français ont dû s'expatrier sous un prétexte ou un autre. Tous les prétextes sont bons pour persécuter en France les écrivains. La liste est innombrable. Je ne cite que les principaux à travers les âges qui ont dû fuir - Villon, Agrippa d'Aubigné, Ronsard, du Bellay, Chateaubriand, Jules Vallès, Victor Hugo (20 anS), Lamartine, Rimbaud, Proudhon, Verlaine, Léon Daudet, et enfin en ce moment même Bonnard, Laubreaux en Espagne, Paul Morand en Suisse-Personne ne les a livrés aux bourreaux - c'est une affaire d'attente de 2 ou 3 années. Mes livres incriminés sont déjà anciens ils ont presque 10 ans - Il faudrait qu'on me laisse écrire quand j'irai mieux l'histoire effroyable de tout ceci41. »

Parfois Céline n'hésite pas à infléchir la réalité dans un sens plus souriant, pour apaiser les inquiétudes de Lucette. De sa part à lui, l'homme plaintif par excellence, l'homme souffrant et démesuré dans les cris, les révoltes, les délires, il y a là comme un effort surprenant qui traduit la tendresse pudique qu'il voue à Lucette et que l'épreuve du Danemark va renforcer à jamais.

« Ne m'apporte plus mon petit chéri ni fromage ni jambon nous avons de tout cela en abondance et du beurre en quantité pour moi je suis à un régime spécial très favorisé ! N'aie aucune inquiétude le menu est très soigné je mange trois fois plus qu'à la maison. N'apporte que des biscuits secs, je les préfère au gâteau un peu trop lourd, je les mange avec du lait et des oranges et des citrons c'est absolument tout. Je ne grossis pas parce que j'ai toujours si mal à la tête et que je suis si déprimé mais les soins sont parfaits et je suis à présent bien habitué à cette espèce de passivité malheureuse, d'autant plus que je dépends toujours de l'hôpital pour les soins et que je prends des médicaments pour ma tête 4 fois par jour. Je repense à cette accusation effroyable et mon petit chéri je ne la digère pas et ne suis pas près de la digérer et ils le savent bien. Pardi ! ils seraient à Paris bien heureux de m'entendre déblatérer contre les malheureux de Sigmaringen et d'ailleurs. La danse du scalp. Comment le faire venir ? cette bonne blague ! Un mandat pour trahison ! On reconnaît bien là hélas le genre de notre pauvre patrie, toupet et mauvaise foi et déloyauté. Ils avaient d'autres façons de recueillir mon témoignage je le répète. Une fois dans leurs griffes il faudra bien qu'ils s'acharnent dans l'imposture pour ne pas perdre la face, alors la comédie devient abjecte, on lance toute la presse à la curée, genre campagne de Sampaix, et ce qui était invention devient vérité et l'innocent coupable. C'est l'air de la calomnie - mais je n'ai pas envie de jouer les "pauvres misérables". Je réclame au Danemark l'asile politique comme les juifs le demandaient du temps d'Hitler rien de plus rien de moins. Il faut attendre au moins deux ou trois ans pour rentrer en France qu'ils s'embar-bouillent dans leurs propres méchancetés et divisions fanatiques qu'ils ne sachent plus où ils en sont42. »

La prison comme un enfer, ce n'est pas dans cette correspondance qu'il faut en trouver la traduction mais dans son ouvre littéraire, en particulier Féerie pour une autrefois. Là, le grossissement de la vision célinienne se donne libre cours, les cauchemars se déploient, la vérité est apocalyptique ou elle n'est pas...

Lorsque la nuit tombe par exemple, que les cris, les hurlements des torturés, des condamnés, se répercutent en échos, en souffrances, l'horreur culmine. « Une prison, c'est creux ! » Les judas se referment, les portes se verrouillent... « Trois monts Saint-Michel ! un Creusot de serrures !... » Et lui reste vissé sur son tabouret ou sa paillasse, dans le noir des songes, au pavillon K, quartier des condamnés à mort. « Ils les tuent pas tous ! je vous apprendrai qu'à fond de fosse, vous qui voulez rire, le corps est pris par le moisi, je veux dire les membres, le tronc, le derme, et les yeux hélas43 ! »

Et que dire de ses constipations chroniques, des lavements d'eau bouillie qu'il devait subir, de sa misère ? Non, l'écrivain n'invente pas. Il insiste seulement. Il révèle. La vie en prison est déjà excessive en elle-même. Lui-même ne l'est guère plus dans ses écrits et dans les hallucinations que la réalité provoque.

A la Vestre Faengsel, Céline avait pu reprendre Guignols bondi. Mais il y travaillait difficilement. D s'efforçait aussi de lire. Lucette lui apportait les ouvrages qu'elle pouvait se procurer à Copenhague ou qu'elle empruntera par la suite à la bibliothèque de Mikkelsen, comme les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, des romans de Pierre Loti, des nouvelles de Marcel Aymé et des exemplaires de la Revue des Deux Mondes dont il dévorait déjà avec délectation les vieilles collections au château de Sigmaringen.

Bébert auquel il fait tant d'allusions dans sa correspondance, Lucette l'emmenait parfois au parloir de la prison, lors de ses visites du lundi. Les animaux étaient interdits. Lucette parvenait tant bien que mal à le cacher... « Elle vient me voir avec Bébert... sept minutes... Bébert dans un sac... Ah faut pas qu'il Temue !... l'immobilité complète... le garde mate... et puis faut pas qu'on se parle français Ariette et moi !... anglais seulement !... défendu le français !... Anglais nous ?... Elle est née Française Française Française rue Saint Louis en l'Ile !... moi Rampe du Pont, 11, Courbevoie !... Bébert à la Samaritaine !... nous forcer parler anglais !... moi l'horreur des langues étrangères !... biaiseu-ses baragouineries infirmes !... C'est de l'humiliation capitale ! Nous natifs de Seine comme personne44 !... »

Vraisemblablement les gardiens de prison avaient dû repérer le chat et fermaient les yeux. L'un d'eux, Henning Jensen, était un artiste peintre qui éprouvait une réelle sympathie pour Céline. Son métier n'était vraiment qu'un pis-aller, pour survivre, en attendant des jours meilleurs et des clients pour ses tableaux ! Il parlait de surcroît assez bien le français. Une chance !

De retour à Copenhague début mars, Mikkelsen rencontra le 18 le ministre de la Justice et plusieurs hauts fonctionnaires. La décision d'extrader Céline était loin d'être prise. On envisagea toutefois la possibilité de l'expulser, sous réserve de lui garantir un visa d'entrée dans un autre pays. On aborda enfin l'éventualité de le transférer dans un hôpital (ce qui équivaudrait presque à une libératioN) s'il donnait sa parole de ne pas chercher à s'enfuir. Mais rien ne fut suivi d'effet.

Céline avait repris confiance avec le retour de son avocat. Sa lettre du 20 mars 1946 à Lucette en témoigne. Les Danois, pour une fois, trouvent grâce à ses yeux.

« Mon petit chéri, j'espère que cette lettre t'arrivera assez vite - mais maintenant que notre ami est rentré je reprends tous les espoirs et tous les courages ! Ainsi voilà toute l'accusation ? Une vétille en soi et au surplus un absolu mensonge ! Il faut vraiment que ces gens aient en eux le démon de la haine pour en arriver à d'aussi grotesques manigances ! Ainsi on nous aura rendus aussi atrocement malheureux absolument par plaisir ! et sans aucun motif même avouable ! Vraiment on ne sort pas du cauchemar. Penser à une telle mauvaise foi ! une telle iniquité ! Heureusement que notre ami connaît la France et ses mours politiques et son fanatisme délirant. De telles attitudes absolument folles sont incompréhensibles à ceux qui ne connaissent pas l'histoire française - Malraux l'écrivain, cocaïnomane, voleur (condamné pour vol !) mythomane inverti, jaloux au délire est capable de tout, ainsi que Cassou. Ils sont hélas tout-puissants en ce moment. Aragon ne vaut pas mieux. Pense donc que sa femme Eisa Triolet qui a pris à présent une telle place dans les lettres françaises (née russE) a traduit le Voyage en russe ! Tout pour m'abattre et m'effacer. Je sais trop de choses Je suis trop au courant du guignol - On a tué Denoël pour cette raison - Il avait lancé dans quelles conditions miteuses ! tous ces géants de la littérature actuelle-Enfin espérons à présent un petit peu, maintenant que la vérité est connue - c'est-à-dire l'abominable imposture de mes ennemis. Ils comptaient bien esbroufer le Gouvernement Danois. Ils ont eu affaire à des maîtres en droit ! On possède ici sur ces choses une tradition d'au moins mille ans ! Je souffre toujours bien sûr de partout mais un peu comme le pauvre Scarron dans assez de gaieté - Les jours sans soleil sont terribles et sans sommeil. Je rêve de campagne de vrai café et de fauteuil - et de pouvoir dormir mais j'ai toujours bien mal à la tête - J'attends le Dr Levison pour qu'il me parle de cette opération. A mon âge vous ouvrir encore une fois la tête comporte de grands risques mais je risquerais pas mal de choses pour ne plus souffrir - Les journaux me parviennent bien ils me rendent le ton des choses et de la France et me permettent ainsi de bien mieux situer les attaques dont je suis l'objet. Sans journaux français je me débats dans un nuage45. »

Le 1er avril, Céline fut de nouveau interrogé par la police danoise, en anglais, en présence d'un interprète, à propos des accusations portées contre lui par la France. Il les réfuta encore une fois. Non, il n'avait jamais été membre du Cercle européen, Guignols bond était un livre totalement apolitique et l'inoffensive préface de Bezons à travers les âges écrite pour assurer une meilleure vente à l'auteur.

Le 8 avril, il quitta le pavillon K pour réintégrer l'infirmerie de la prison où les conditions de détention étaient plus clémentes. Une lettre de Céline à Lucette permet de mieux comprendre ce qu'était alors sa vie quotidienne :

« Je suis réveillé vers les 4-5 heures. J'entends les gardiens rentrer. La prison s'anime - à 5 heures je me lève. Là je suis un peu abasourdi. Je fais mon Ut et mon ménage très lentement personne ne me presse - tout mon temps - je lave par terre 2 fois par semaine mais aussi sans aucun effort. Les gardiens sont très gentils avec moi. Après c'est la promenade jusqu'à ma cage où je suis seul et reste 25 minutes à l'air, ce qui est une faveur, je regarde les oiseaux et le ciel et la cime des arbres tout le spectacle du monde enchanté des vivants. Je ne bouge pas beaucoup parce que je suis toujours faible et facilement pris de petits vertiges mais on me laisse aller tranquillement à mon pas. La promenade finie retour en cellule où j'attends le déjeuner. Je reste la tête dans les mains je me trouve mieux ainsi je pense à mes petites affaires et aussi à des pièces de théâtre que je fais et défais. Il m'est tu sais assez facile de demeurer sur moi-même dans un état mi-somnambulique pas douloureux du tout et bien agréable dans l'état où je me trouve. On me soigne très bien on me donne un calmant le matin de la parafine et de la graine de lin - arrive le déjeuner très soigné et très copieux - vers 13 heures (j'estime à peu près je n'ai pas l'heure justE) après le déjeuner si je me sens en train si je n'ai pas trop mal à la tête je travaille à mon récit de notre misère (du côté des mauditS) que je mets en train. Ce n'est pas un gros effort ce genre de récit est farile - ce n'est pas comme Guignols où tout est transposé. A propos j'espère qu'on ne m'a rien trop bouleversé - ni mon ballet pour le Théâtre Royal ! Je le mettrai dans les "maudits" - vers 3 heures une autre promenade encore 25 minutes dans ma cage-et puis retour en cellule. Là je retravaille un peu et puis je commence à lire le livre ou le journal que je possède. Voici le dîner bientôt très copieux encore vers 6 heures. Là, après 2 heures assez pénibles - elles le sont partout -jusqu'au coucher-2 heures où vraiment la mélancolie du jour s'accumule - mais je peux encore m'enfuir dans mon état "second" si j'ose dire et lire et écrire un peu - 8 heures la journée est passée l'on se couche après encore un calmant parafine et graine de lin - Dans l'ensemble il faut l'avouer la journée passe très vite - J'oubliais la bouffée de vie extérieure qu'apporte Politiken vers 14 heures dont je déchiffre les titres au dictionnaire. Te voilà mon mignon tout à fait renseignée sur ma vie. »

Et il concluait sa lettre en adjurant Lucette de poursuivre la danse :

« Je ne sais rien moi de tes journées. J'espère que tu as repris ton travail il le faut. Si nous parvenons par miracle à redresser notre misérable barque nous serons sans doute condamnés à vivoter de notre malice dans je ne sais quel coin perdu. Tu possèdes une admirable technique. A aucun prix ne la délaisse ni l'abandonne. Tu es plus qu'admirable de gentillesse ardente et de génie courageux - ne te détruis pas de fatigue, fais attention aux autos ! S'il t'arrivait un accident ! Il ne le faut pas. Bientôt notre grande ultime bataille va s'engager - A toi. Louis46. »

.: Le texte Du côté des maudits auquel il fait allusion dans cette dernière lettre et qu'il commença à l'infirmerie de la Vestre Faengsel à la fin du mois de mars, portera ensuite le titre la Bataille du Styx avant de s'intituler Féerie pour une autre fois. Il se plongeait cette fois dans ses souvenirs les plus proches, Montmartre à la fin de l'Occupation, avant de rejoindre et de décrire la réalité de l'instant : la prison de Copenhague. En somme, les fantômes frappaient à sa porte, le présent bousculait les évocations du passé. Céline n'avait plus le cour à transposer, à se souvenir, à partir à la recherche du temps perdu. Il transmuait au contraire la réalité immédiate en littérature, en fiction. Comme pour l'éloigner de lui et moins souffrir - le contraire de sa démarche habituelle qui consistait précisément à rapprocher de lui une réalité d'autrefois pour en revivre les convulsions.

Ses lettres à Lucette, les lettres que celle-ci lui adressait, lui parvenaient mal. Avec le retour de Mikkelsen, tout changea. C'est à son avocat que l'écrivain officiellement s'adressait désormais. Après deux lignes impersonnelles, le ton changeait, Lucette devenait sa véritable destinatrice. Mikkelsen, fidèlement, lui transmit tout d'abord ce courrier (qui avait bénéficié du secret qui est l'apanage de toute correspondance entre avocat et détenU). Par la suite, il préféra convoquer Lucette à son cabinet pour lui donner connaissance des lettres. Mais il les conserva puisque, à ses yeux, elles lui étaient « officiellement » adressées.

Pendant ce temps, l'affaire juridique évoluait toujours avec une infinie lenteur. Le directeur de la police de Copenhague, le fidèle Aage Seidenfaden, adressa le 11 avril 1946 une nouvelle note au ministère de la Justice pour lui confirmer la minceur ou l'inexistence des charges retenues contre Céline par le gouvernement français. Une importante réunion au sommet interministérielle, le 16 mai à Copenhague, prit pour seule décision de réclamer à la France une spécification détaillée des principaux chefs d'accusation retenus contre l'inculpé. On fit savoir à la légation que la police française serait libre d'interroger Céline, si demande en était adressée aux Danois... Mais aucune demande ne leur parvint jamais.



La santé de l'écrivain continuait de se délabrer. Il se plaignait de rhumatismes au cour, de lumbagos. Il maigrissait sans cesse. En avril, il dut rester longtemps alité. Soupçonnait-on son état en France ? Peu importe ! L'heure n'était pas à l'objectivité mais à la passion-et à la propagande. Franc-Tireur, le 27 juin, décrivit la vie de Céline en prison comme une aimable villégiature avec servantes en tablier blanc, appartements ravissants, nourriture raffinée... Comment s'étonner, selon ce journal, que l'écrivain ait grossi de six kilos ? Les calomnies, les mensonges laissent sans voix...

En juin, Karen Marie Jensen retourna au Danemark.

Pour Lucette et Louis, bien des choses allaient changer.



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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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