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Nouveaux lecteurs, nouveaux éditeurs ?


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Céline au Danemark ne souffrit pas seulement d'être éloigné de sa patrie. Il ne cessa de déplorer aussi le silence qui régnait autour de son ouvre. Voilà ce qu'il pardonna le moins, en fin de compte, à Jean Voilier et aux éditions Denoël : de ne pas avoir réimprimé depuis la Libération ses anciens livres, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit en particulier, d'avoir contribué ainsi à sa solitude, à son isolement d'écrivain. Le climat qui régnait en France au lendemain de la guerre, la désaffection du public à l'égard de son ouvre, les nouveaux goûts, les nouveaux dégoûts aussi inspirés par la révélation définitive des atrocités hitlériennes, les modes littéraires capricieuses, non, il ne voulait absolument pas en entendre parler. Il attribua aux seuls hommes politiques, magistrats, journalistes ou confrères écrivains la responsabilité de ce climat dont il était la victime. C'est eux et eux seuls qui, par leur esprit de revanche, de vengeance, le coupaient de ses lecteurs, des acheteurs de ses ouvrages.



Sa bête noire à cet égard fut sans conteste François Mauriac qui avait été pourtant l'un des rares grands écrivains français de la Résistance à déplorer certains excès de l'Épuration, à réclamer la grâce de Robert Brasillach, à avoir posé publiquement dès le début de l'année 46 la question de l'amnistie. Céline lui adressa de Klarskovgaard plusieurs lettres persifleuses, insultantes, gratuites ou plus ou moins inspirées d'articles de Mauriac lus dans le Figaro :

« Oh Canaille mais oui vous êtes ! Canaille par tartuferie, messes noires, ou connerie on ne sait ! Résistance de quoi ? à quoi damné imbécile ? Vous avez fait venir les Russes à Vienne, que n'iraient-ils jusqu'à Dax ! Allons dieu vous dégueule pour être si bête, avec ou sans passage du Malin42. »

Ou bien : « Ah Mauriac toujours l'esprit faux ! le jugement faux ! le goût faux ! (qui conduit au crime !)43... »

Ou encore : « Ah Mauriac / vous êtes romancier dit-on, donc tout de même un peu imaginatif... / Vous vous imaginez donc un peu... l'effet que peut me faire votre article : Rossinante ! I Le sacré con il lui a fallu 15 ans et quelle catastrophe !... ah arrêtez-vous Mauriac ! ne vaticinez plus, ne mellifluez plus !... Vous attirez les foudres ! les déluges44 ! »



Que lui, Céline, soit tout bonnement oublié, négligé, il ne parvenait pas, encore une fois, à l'imaginer. Certes l'intelligentsia pesait contre lui. Défendre Céline dans la presse relevait alors de la plus folle audace. La moindre des conspirations à son encontre était encore celle du silence. Reste que ses lecteurs avaient vieilli, avaient disparu ou n'étaient plus disposés à le suivre. Et que de nouvelles générations tardaient encore à le reconnaître. Pour un Roger Nimier qui lui écrivit dès 1949, pour un Jean-Louis Bory tout frais lauréat d'un Goncourt d'après-guerre qui, de passage à Copenhague, tenta- vainement-de le rencontrer, combien d'indifférents, d'adversaires ou d'amnésiques pour qui l'auteur du Voyage ne représentait plus qu'un inquiétant spécimen d'une littérature populiste d'avant-guerre, qui avait sombré dans le racisme et la barbarie ?

Mais que faire pour aider Céline ? Relancer la polémique, défendre l'écrivain à tue-tête, en finir avec les silences honteux ou coupables, rappeler les conditions de son exil, la valeur de son ouvre en dehors de toute référence politique ? Ou au contraire adopter un profil bas, éviter les polémiques, laisser les plaies se cicatriser, avancer avec prudence, ne rien brusquer, ne rien déséquilibrer, ne rien provoquer par maladresse, ni le sang-froid espéré de la Justice, ni l'hostilité de la plus grande partie de la presse ? Albert Paraz était partisan de la première solution. Jean Paulhan de la seconde. Le premier était un agitateur-né, à l'énergique et brouillonne générosité à l'égard de Céline. Le second d'une méfiance ou d'une lucidité infinie. Céline oscilla pour sa part entre les deux attitudes. Ses avocats et de nombreux amis lui disaient de prendre garde. De nouveaux admirateurs comme le peintre Jean Dubuffet ou Pierre Monnier l'encourageaient à se battre.

La parution du Gala des vaches en novembre 1948, qui incluait des lettres de Céline et sa réponse à Sartre, « A l'Agité du bocal » relança toutes les polémiques. Des proches de Céline comme le docteur Camus s'indignèrent. Mikkelsen jugea que ce livre ne pouvait faire que du tort à son client. Céline lui-même, embarrassé, ne sut trop quoi penser. Il écrivit à Paraz le 6 décembre :

« Oh tu sais maintenant je crois qu'il faut arrêter la musique des lettres publiées. Jamais répéter rien. Là c'était fortuit, innocent de ma part c'était bon. Maintenant ça serait du putanat - du truc - Commerce. (...) Je voudrais bien être réédité, gagner ma vie c'est tout. Une exigence d'ouvrier mais rééditer en Belgique ou en Suisse. En France plus question. Et je ne vois rien venir de précis. (...) Un éditeur ça doit être d'abord un banquier très à son aise. Les auteurs : une meute. (...)

« Oh chiottes les Galas I Epiceries Qu'ils se vendent ! J'en donne pas ici. Tout est compris de travers. N'envoie rien !... Voilà Dr Camus, Daragnès, Mikkelsen, outrés -, et Marie c'est sûr !

« On est en pétard avec le monde ! Plus rien à faire. Tout est mal pris. A l'agonie on trouvera qu'on râle mal.

« Mais je serais mauvais quand même tant qu'on me volera mon boulot. C'est dans l'Évangile - à la sueur du front. J'ai sué toute ma vie. J'ai le ciel pour moi ! Ils verront45 !



Un éditeur à l'étranger, pour lui, tout était donc là. En attendant des jours meilleurs. La seule solution pour éviter les menaces de saisies et de confiscations de ses biens par les autorités françaises. Un nouveau manuscrit à lui proposer, il n'en avait aucun. Féerie était bien loin d'être achevé. Il n'avait dans ses tiroirs qu'un ballet ou deux, des broutilles ! Mais il n'allait pas le lui dire, à cet éditeur idéal. Il tenterait au contraire de l'appâter avec son nouveau roman. Une seule condition : qu'il réimprime d'abord ses anciens livres ! Cette position, une lettre à Daragnès de 1948 la résume savoureusement :

« Cela ne peut durer. Et puis au surplus je vais être sans doute bientôt selon l'usage condamné à la saisie de tous mes biens présents et à venir selon la formule. Donc l'édition en France pour moi devient une absurdité. Mais je ne lâche à aucun éditeur Féerie avant qu'il n'ait sorti Voyage, M. à crédit et Guignols.

« Ces messieurs sont tout aussi avides de nouveautés que les clients de bordel ! Qu'ils me baisent d'abord mes vieilles Carmen ! qui baisent encore parfaitement. Quant à la Voilier qu'elle aille se faire foutre et me foute la Paix4* ! »

Pierre Monnier commença alors à se battre comme il l'avait promis, à tirer les sonnettes, à solliciter les éditeurs, à entamer un processus de réédition dont il ne soupçonna pas tout de suite les difficultés. Pouvait-il compter au moins sur l'appui d'une partie de la presse ? Monnier travaillait comme dessinateur à l'hebdomadaire Aux écoutes. Il sollicita une entrevue de son directeur, Paul Lévy, et lui parla longuement du cas Céline...

« Enfin, quand j'eus terminé, il resta un instant silencieux... Je le revois tout petit dans son grand fauteuil... Il se pencha en arrière... "Pauvre et grand Céline... Comment peut-on s'acharner sur cet homme et que lui reproche-t-on ?... Comment ne comprennent-ils pas que Céline est un grand poète et qu'il a le droit de tout dire ?..."

« C'est vrai. Le premier homme de quelque importance auquel je me suis adressé et qui a montré la plus réelle largeur de vue et la plus sincère compréhension, c'est Paul Lévy, propriétaire de Aux écoutes... "Bien sûr, faites des échos, parlez de Céline, de son exil et de son malheur... et puis..." Il s'arrêta, réfléchit et presque timidement... "Pouvez-vous lui dire que je peux, immédiatement, lui faire parvenir 100 000 francs... qu'il les accepte... C'est de tout cour..."

« Ferdinand n'accepta pas les 100 000 francs. Paul Lévy renouvela plusieurs fois son offre... Une fois même par l'intermédiaire de J.-P. Dorian, qui tenait alors à Aux écoutes une chronique parisienne. Mais, si cuirassé, si amer qu'il fût, Ferdinand me dit à plusieurs reprises combien il avait ressenti la marque d'amitié de Paul Lévy qui jusqu'au procès final prit sa défense, impavide et indifférent aux insultes dont on l'abreuva47. »



L'essentiel toutefois allait se jouer sur le terrain de l'édition. Chez Flammarion, Monnier fut éconduit avec courtoisie par d'Ukermann qui lui promit de réfléchir. Chez Pion, Charles Orengo fut encore plus méfiant. Plus tard, partie remise. Et puis non, décidément, rien à faire, pas question pour l'un ou pour l'autre de publier Céline ! Monnier songea alors à Charles Frémanger dont la petite maison d'édition « Jean Froissart » s'apprêtait à mettre sur le marché Caroline chérie de Cécil Saint-Laurent. Dans les bureaux de l'éditeur, sur les Champs-Elysées, on pouvait rencontrer outre Jacques Laurent (Cécil Saint-LaurenT), André Fraigneau ou Antoine Blondin qui y publiera bientôt l'Europe buissonnière. Frémanger accepta très vite de réimprimer le Voyage. Les 18 % de droits d'auteur réclamés par Céline, pourquoi pas ? mais après la vente d'une première édition à 2 500-exemplaires où il ne toucherait que 8 % seulement. Le livre pourrait sortir en Belgique, à l'adresse fictive des éditions Froissart, Bruxelles.

Céline s'inclina d'assez mauvais gré devant ces conditions. Et il précisa à Monnier :

« Comme tout breton, je suis honnête à en crever, et tout de suite j'annonce le Hic, à votre ami éditeur.

« La fille..., héritière archi contestée, archi fripouille, faisane, directrice générale des éditions Denoël (on ne sait ni comment ni pourquoi !) est une salope qui ne rêve que de procès ! Les droits à la suite de mon contrat Denoël sont nuls. Je lui ai d'ailleurs en bonne et due forme et par recommandé signifié cette rupture. (...)

« Si l'on me sort mes anciens romans, que je touche mes droits, je donne une option sur "Féerie", je donne si vous voulez dès aujourd'hui dans ces conditions une option conditionnelle, et en route !

« Si tout ceci chante à votre ami, le mieux sans doute serait qu'il vienne me voir à Korsor pour régler les détails48. »

Charles Frémanger rendit visite en effet à Céline au début janvier 1949, alors qu'un petit éditeur, Charles de Jonquières, venait de sortir, fin décembre 48, le ballet Foudres et Flèches, une plaquette de 88 pages tirée à 1 000 exemplaires à l'enseigne des « Actes des Apôtres » (Daragnès avait servi d'intermédiaire entre Céline et de Jonquières. Cette édition n'allait pas rapporter un centime à Céline et guère plus à l'éditeuR).

Malgré la visite de Frémanger, Monnier resta pour Céline l'interlocuteur privilégié entre eux. C'est à lui seul qu'il ne cessa d'écrire. L'accablant de recommandations. Se souciant de mille et un détails. S'inquiétant des faux-fuyants de l'éditeur.

« Je ne comprends plus rien aux tractations Frémanger. Il ne m'écrit plus rien, ne me tient plus au courant de rien. Autrefois c'était le courrier quotidien, on arrive aux réalisations, c'est la nuit... Je tiens essentiellement à ce que Marie Canavaggia corrige les épreuves, elle seule, je tiens à la correction absolue des textes. J'ai la jeanfoutrerie en horreur, or, elle seule peut corriger ces textes. Elle doit aussi toucher tout de suite 20 000 francs, cela était entendu49. »



En vérité, Frémanger ne disposait d'aucune trésorerie et n'était pas pressé de réimprimer Céline, a fortiori de rémunérer qui que ce fût. L'écrivain mit du temps à s'en rendre compte. Il continuait à dicter ses conditions avec une impatience, une assurance aussi aveugles que pathétiques. Il demandait l'adresse des éditions Froissart en Belgique. Réclamait une couverture simple, classique, pas d'aguichage, pas de coloris. Exigeait des exemplaires de luxe sur beau papier à adresser de sa part à Antonio Zuloaga, Jacques Deval, Georges Geoffroy ou Jean-Gabriel Daragnès. Recommandait de ne pas trop mettre Paraz au courant : « Paraz est une furieuse commère, mille fois attention » (il se souvenait des polémiques suscitées par le Gala des vacheS)...

Les mois passèrent ainsi. Pas d'édition en vue. Céline menaça enfin de tout envoyer promener, malmené par le désespoir, rêvant de changer d'identité... « C'est un autre que je voudrais être, je voudrais finir comme a fini Turner, absolument anonyme, dans un quartier perdu d'une ville loin de tout. Qu'on ne sache même plus que j'existe. Mais il faut bouffer, et même les harengs coûtent cher50... »

Ce désespoir, l'enquête d'Henry Muller (sous le pseudonyme du « Magot Solitaire ») dans Carrefour, en avril 1949, aurait dû un peu l'atténuer. Le chroniqueur littéraire avait proposé à ses lecteurs de désigner les douze écrivains français qui seraient classiques en l'an 2000. Lui-même avait cité d'emblée le nom de Céline, « le plus puissant satiriste de notre société ». Pour l'oublié, le proscrit du Danemark, cette référence était inespérée. Le résultat de l'enquête, en mai, le plaça finalement au septième rang, entre Mauriac et Sartre (dans une promiscuité qui ne pouvait guère l'enchanteR). Mais Céline ne fut pas sensible à cet hommage. Sa lettre au « Magot Solitaire » en fait foi :

« Le jugement de la critique est toujours idiot, celui du public pire. Incompétent, bousilleur, pontifiant, aveugle, sourd, snob ou réactionnaire, jamais vrai, jamais juste, toujours de travers et à côté.

« Il faut pouvoir juger les choses en soi, le livre, le ton du livre, la nouveauté d'âme, le seul fait, le rythme.

« Pour cela il faut être orfèvre. Au diable ces millions de blablateux, cafouilleux, impuissants, ignobles !

« Seule la mort déblaye la scène ! Tout l'encombrement public, critique, auteur. Alors on voit clair ! Le ménage est fait !

« Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même, il me semble.

« Vanité? Oh non, mon Dieu ! Si je m'en fous ! Ai-je été assez excédé par toutes ces haines et ce tapage, de mon vivant ! Seulement je connais l'ouvrage. Parbleu ! Passeront aussi Morand, Barbusse, Ramuz et moi-même ! Les livres se pressent comme des citrons ; tout le jus tiré, c'est fini ! Encore du jus pour cinquante ans ! la belle histoire51. »

Au septième rang en l'an 2000, Céline ? Que lui importait ? Une question plus urgente se posait : comment vivre de sa plume, tout de suite ? comment s'offrir des harengs fumés ? Ce n'est pas Frémanger qui allait lui permettre de s'enrichir. Voyage au bout de la nuit sortit finalement en juin 1949, tiré à 10 000 exemplaires (mais seuls les premiers 5 000 seront vendus, les 5 000 restants soldés semble-t-il à Chaix au mois de décembre suivanT), avec une préface inédite de pure circonstance :



« Il s'est passé beaucoup de choses depuis quatorze ans...

« Si j'étais pas tellement contraint, obligé pour gagner ma vie, je vous le dis tout de suite, je supprimerais tout. Je laisserais pas passer plus une ligne.

« Tout est mal pris. J'ai trop fait naître de malf aisances.

« Regarder un peu le nombre des morts, des haines autour... ces perfidies... le genre de cloaque que ça donne... ces monstres... »

Préface qui contenait encore cette affirmation assez mystérieuse, si l'on veut y voir davantage qu'un simple plaidoyer : « Le seul livre vraiment méchant de tous mes livres c'est le "Voyage"... Je me comprends... Le fonds sensible52... »

Comme si Céline voulait parler là d'un ouvrage sans espoir, à l'émotion désolée, d'une lucidité terrible à l'égard de toutes les idéologies, de tous les mensonges, de toutes les vaines solutions...

Avec une diffusion quasiment inexistante et un éditeur qui s'apprêtait à partir en vacances pour l'été, c'était un coup d'épée dans l'eau. Pas un exemplaire ne fut adressé à Céline au Danemark, pas un centime versé à personne, ni à Daragnès, ni à Marie Canavaggia, ni à Monnier à qui l'auteur du Voyage écrivit, excédé, le 17 août 1949 : « Frémanger est plus que courant d'air, il est menteur, c'est plus grave. » Puis le 20 août : « Notre courant d'air est un voyou aussi finalement. Ces retards aux échéances puent la caram-bouille. » Ou encore le 7 septembre : « Tout à fait d'accord pour Frémanger. Ce petit dingue tourne tout à fait à l'emmerdeur insupportable53. »

En septembre, Jean Voilier et les éditions Denoël portèrent plainte contre « Jean Froissart » et Céline pour contrefaçon. Impossible pour eux d'accepter ce coup de force, cette édition pirate du Voyage, ce qu'ils jugeaient une rupture injustifiée et unilatérale du contrat qui les hait. Mais face à ce coup de force ils jouaient aussi un coup de bluff. La maison Denoël n'allait pas se risquer à un procès qui risquerait d'être perdu. Jean Voilier se désista finalement de sa plainte et un non-lieu fut rendu le 29 janvier 1951.

Le 19 septembre 1949, Céline adressa une lettre recommandée à Charles Frémanger pour exiger ses comptes. « Nous avons conclu ensemble un accord verbal. Vous en avez rompu les termes 20 fois... Cela suffit. Je vous interdis à partir d'aujourd'hui d'imprimer, éditer, mettre en vente le Voyage ou tout autre de mes livres-en France ou à l'étranger. » Le 17 novembre, il s'adressa en termes tout aussi énergiques à Charles de Jonquières qui ne lui avait versé aucun droit pour Foudres et Flèches. Décidément, il n'était guère heureux avec les petits éditeurs avec qui il s'était lié. Des escrocs ? Non. Des amateurs désargentés et un peu trop funambules, dans un marché du livre de toute façon fermé à l'écrivain...

Monnier décida alors de prendre les choses en main. Directement. De s'improviser éditeur, faute de mieux. L'important, à ses yeux, était de continuer, de toutes les manières possibles, à assurer la présence de Céline dans les librairies, après cinq années d'absence.

« Et j'ai une idée... Je vais tâter une jeune maison d'édition qui, contrairement à presque toutes les autres, semble évoluer sans trop d'à-coups. Il paraît qu'une banque importante est en couverture... Amiot-Dumont... Le nom de Céline leur fait dresser l'oreille... Pourquoi pas ?... Mais il y a des risques... Compromettre une affaire naissante dans un imbroglio juridique n'est peut-être pas habile... C'est ici qu'intervient mon idée.. - Je crée une firme... sans un centime... Je propose d'éditer Céline sous ma responsabilité, sous mon nom... Nous serons associés à 50/50... J'apporte Céline, Amiot-Dumont apporte son crédit auprès des imprimeurs. Nous serons ensuite distribués par Chaix, leur distributeur exclusif... Financièrement, ils traiteront eux-mêmes avec Céline54. »

Ainsi naquirent les éditions « Frédéric Chambriand » qui, dès le mois de décembre 1949, lancèrent Casse-Pipe, ce manuscrit inachevé, réduit quasiment à son premier chapitre, que Céline avait interrompu avant-guerre pour se lancer dans la rédaction fébrile de ses pamphlets et dont de nombreux fragments inédits, laissés à Montmartre dans l'appartement de la rue Girar-don, avaient été perdus, dispersés, pillés et éparpillés aux quatre vents de la Libération.

« Il faut le dire partout, si "Casse-pipe" est incomplet, c'est que les épura-teurs ont balancé toute la suite et fin, 600 pages de manuscrit, dans les poubelles de l'avenue Junot, avec le deuxième et troisième chapitre de "Gui-gnol's" et un roman entier manuscrit, "La volonté du roi Krogold". Ça ferait un gentil écho, et c'est vrai55. »

Ne subsistait, dans Casse-Pipe, que l'arrivée du héros, engagé volontaire, à la caserne de cuirassiers, cette plongée dans un univers nocturne, angoissant, fantasmagorique, tels de lointains souvenirs hallucinés de Rambouillet, comme une liaison dramatique entre la fin de Mort à crédit et le début du Voyage.

Pour Monnier, tout ceci ne pouvait être que provisoire. Il n'envisageait pas de rester l'éditeur de Céline. Il n'en avait ni les moyens financiers ni les compétences professionnelles. L'auteur exigeait toujours la réimpression de ses romans, 5 millions comptant et 18 % de droits d'auteur pour chacun de ses titres. Voilà l'objectif. Monnier, à terme, n'entrevoyait qu'une solution idéale : favoriser l'entrée de Céline chez Gallimard (diffusé par HachettE) au prestige littéraire indiscutable.

Avec quel budget assurer pour l'instant des campagnes de publicité pour la réimpression de ses ouvres ? Aucun. Il dut s'en passer. Céline ne s'en formalisa pas trop. « Vous parlez de publicité, frais ? pour quoi faire ? Jamais un sol de publicité. Denoël n'a jamais dépensé un fifrelin pour aucun de mes livres, la publicité, c'est la méchanceté qui la fait, et elle est vigilante56. »



Monnier-Chambriand vendit pourtant Casse-Pipe presque convenablement, si l'on tient compte de la médiocrité de la diffusion, du silence résolu de la presse et de l'hostilité qui pesait sur l'écrivain : 5 000 exemplaires écoulés en trois mois, 3 000 retirés et vendus au cours de l'année. Ce qui parut bien entendu insuffisant à Céline si peu au fait des réalités économiques du marché de la librairie. Pour lui, n'était-il pas plus simple de croire qu'on le trompait systématiquement sur les chiffres ? Son amour-propre d'auteur y trouvait son compte. Son éternelle paranoïa aussi. Les sentiments de gratitude ou de reconnaissance n'étaient pas son fort. Milton Hindus en avait été choqué. Mais ses amis ne s'en formalisaient pas. Thorvald Mikkelsen avait confié un jour à Helga Pedersen, à propos de Céline : « Il était dans une fureur noire aujourd'hui et il m'a fait une sortie incroyable... Que j'étais un bandit et un salaud ! (une pausE). Mais il avait l'air tellement soulagé en me quittant ! » En vérité, trop de souffrances, trop de déceptions, trop de peurs et trop d'ennuis avaient depuis longtemps contribué à attiser ses inquiétudes, ses rancunes, ses colères immodérées.

En décembre 1949, Pierre Monnier refit le voyage à Klarskovgaard. Pour quatre journées chaleureuses de discussions professionnelles mais aussi de bavardages à bâtons rompus, entre les boutades, les sarcasmes, les souvenirs, le pathétique et le burlesque. Monnier vit Lucette se plonger dans la Baltique, Louis lui parler de la langue française à laquelle il se sentait enchaîné (« Je supporterai tout pour elle... Elle est mon souffle... ma respiration57 ») et Bébert le patron faire la police dans la piétaille dissipée des chatons nouvellement adoptés. D'un chaton l'autre...

Après Casse-Pipe, Monnier l'infatigable allait enchaîner avec une réédition de Mort à crédit en avril et de Scandale aux abysses (que Denoël avait fait composer à la veille du débarquement, sans avoir le temps de le sortiR) en novembre 1950. Un tirage de 5 000 exemplaires, une couverture grise et sobre et une bande jaune avec ce texte : « Le bon temps » pour Mort à crédit, une présentation plus fantaisiste pour le ballet, couverture avec motifs dessinés, illustrations à l'intérieur et tirage numéroté à 3 300 exemplaires. Céline en fut enchanté. « Mes très vives félicitations pour le "Scandale" juste reçu, très bien, très spirituel ! (Je veux dire vos dessins !) Le bateau de la fin, surtout, est magnifique ! Tout cela est vivant, rigolo en brio ! En opérette, ce que je voulais exactement, parfait58 ! »

Entre-temps était sorti en juin 1950 le Valsez, saucisses de Paraz, deuxième tome de son journal qui contenait de nouvelles lettres de Céline, soigneusement relues par l'intéressé. Plus de noms propres, d'indiscrétions compromettantes, rien qui puisse irriter ses amis et lui-même cette fois. Céline avait bien mis en garde Paraz auparavant : « Mon cher Vieux - Attention dans ton prochain Gala à ne pas céder cette fois à l'envie de donner des NOMS de me foutre des pataquès au cul dont je n'ai nul besoin-Demeure dans les idééâs ! La joujoute anodine-billevesées-fais-moi déconner tant que tu veux. Mais en rien qui puisse aggraver mon cas - ni me valoir d'autres ennemis ou amis (ce qui revient au mêmE)59. »

Monnier avait conseillé à Paraz de se faire éditer par Amiot-Dumont. Mais ce titre Valsez, saucisses était-il bien opportun ? Le livre fit une carrière désastreuse. Rien ne valsa !

Mort à crédit non plus, chez Chambriand, ne se vendit guère. La presse n'en avait soufflé mot. Ou alors par quelques entrefilets injurieux. Céline pestait. Où était son argent ? Ses relevés de compte ? Le pauvre Monnier qui se démenait comme il pouvait en voyait avec lui de toutes les couleurs. Son interlocuteur se plaignait de tout, des frais considérables qu'entraînait la préparation de Féerie, d'un nouveau réveillon de Noël (décembre 1950) passé à manger encore du porridge et du hareng fumé dans une cabane glacée, de la maladie de Lucette, de la vieillesse, des centaines de milliers de francs que Monnier lui devait sans aucun doute...



Monnier, excédé, eut alors envie de tout envoyer promener. « Et puis j'ai attendu. Comme on pouvait le prévoir, les choses se sont apaisées très vite, et je suis allé à Korsôr, du 6 au 10 janvier, où Lucette m'accueillit avec un air désolé... "Il ne faut pas en vouloir à Louis... Il est si malade..." J'ai coupé court... Tout cela réapparaissait si peu de choses. C'était oublié, effacé... J'ai appris, à ce moment-là, qu'il ne fallait accorder qu'une importance relative aux outrances, imprécations, aux injures dont Ferdinand a toujours accablé ses amis les plus fidèles60... »

Dès son retour en France, Céline trouvera une autre tête de Turc, c'est-à-dire un autre éditeur : Gaston Gallimard. En attendant, Pierre Monnier avait assuré l'essentiel, avait maintenu le contact entre l'auteur et ses lecteurs - un contact très faible, clignotant, exténué, mais qui avait permis toutefois à Céline de se maintenir tant bien que mal en vie, comme en respiration artificielle, en réanimation littéraire. On ne pouvait alors espérer davantage.



Instruction, contumace et amnistie



Désigné le 19 avril 1945, le juge d'instruction Zousman avait eu bien du mal à rassembler des pièces à conviction contre Céline. Plus facile avait été pour lui le dossier Je suis partout contre Lucien Rebatet, Pierre-Antoine Cousteau et Claude Jeantet, car il n'avait en l'occurrence qu'à consulter les collections du journal. L'enquête Céline s'éternisa donc. Le parquet, de son côté, ne semblait pas trop pressé. Zousman avait multiplié les commissions rogatoires, rassemblé quelques textes de l'écrivain dans la presse de la collaboration, sollicité des témoignages. Zélé, le docteur Rouquès avait pris l'initiative de lui écrire en mars 1946 pour affirmer que la réimpression de l'École des cadavres en 1942, avec la préface où il était visé, avait failli lui coûter la vie. Des perquisitions effectuées par la police rue Girardon, dans l'appartement de Céline qu'avait réquisitionné à la Libération Yvon Morandat, n'avaient rien donné. Pas plus que chez Denoël. Restaient les accusations générales transmises en leur temps aux Danois par le Quai d'Orsay et auxquelles Céline avait répondu, nous l'avons déjà signalé.



Cette lenteur de l'instruction, autrement dit ces menaces toujours indécises qui pesaient sur lui, exaspéraient l'écrivain. Des mois et des mois durant, il adressa lettres sur lettres à Albert Naud pour se justifier. Il le sollicitait de surcroît dans son conflit contre la maison Denoël. Il plaidait, il pestait, il se faisait tour à tour flatteur ou insupportable, impatient ou craintif. Il promettait à Albert Naud de le régler plus tard. « Mon cher Maître et ami, je demeure hanté par la question de vos honoraires. (...) Vous savez je suis d'une toute petite famille d'avant 14 - où on se serait pendu plutôt que de faire tort d'un sou à personne6'. » Et Céline se souvenait soudain du logement qu'il avait acheté avant-guerre à Saint-Germain-en-Laye. Qu'était-il devenu ? Lui appartenait-il toujours ? Il proposa de le « donner » à Albert Naud - proposition totalement irréaliste, alors qu'il risquait le séquestre de tous ses biens... C'est son vieil oncle Louis Guillou, âgé de soixante-seize ans, qui tenait toujours son magasin d'imperméables 24 rue La Fayette, et que Céline jugeait d'une grande avarice, qui tentait alors plus ou moins de gérer ses affaires, ses biens immobiliers en particulier, angoissé à l'idée de voir le fisc soudain tout confisquer.

En octobre 1948, sur les conseils de Paul Marteau, Céline demanda le secours d'un deuxième avocat, Me Jean-Louis Tixier-Vignancour. Certes Naud représentait une utile caution politique avec son passé de résistant. Mais ne se montrait-il pas trop mou, trop inefficace ? Tixier au moins serait plus énergique. Encore fallait-il prendre garde aux susceptibilités entre les deux hommes. Ce qui ne manqua pas. Piqué au vif, Naud écrivit à Céline le 13 octobre : « Il [Tixier] a une réputation courageuse d'antisémite notoire. Je me demande s'il serait opportun que sa collaboration avec moi dans votre affaire soit connue du Parquet62. » Céline s'empressa de le rassurer. Il lui expliqua qu'il ne voulait pas rebuter les bonnes volontés qui se présentaient, mais que lui, Naud, restait bien entendu le premier, le défenseur en titre, et qu'en aucun cas Tixier ne pourrait lui faire ombrage, etc. Il assura parallèlement Tixier, le même jour (17 octobre 1948) de sa confiance et de son amitié, lui parla en ces termes de son confrère : « Voici Naud, vous le savez, un petit peu inquiet et grognon que je vous ai demandé de m'assister... Votre amitié et votre talent le fâchent un petit peu - Ah que je suis embarrassé63. »

Avec plus ou moins d'habileté, Céline dès lors n'allait cesser de jouer les bons offices entre l'un et l'autre, les flattant, débinant discrètement le second quand il s'adressait au premier et vice versa, évoquant devant Naud les « sottises » de Tixier et devant Tixier l'indifférence coupable de Naud à son égard. Après le jugement par contumace de février 1950, c'est Tixier qui prendra véritablement en main la défense de Céline et gagnera sa confiance. Naud n'était jamais venu le voir à Korsôr. L'écrivain lui en tint-il secrètement rancune, vit-il là comme une marque d'indifférence ? Tixier obtiendra, lui, la levée du mandat d'arrêt puis l'amnistie en 1951. Il ira voir Céline au Danemark... Mais n'anticipons pas !

Les lettres de Céline à ses avocats offrent un point commun : la ligne de défense adoptée par l'écrivain. Il n'y avait pas plus patriote que lui, il n'avait jamais mis les pieds à l'ambassade d'Allemagne, c'est Denoël qui avait insisté pour réimprimer Bagatelles...

« Je suis patriote absolu - trop absolu, persécuté c'est tout. Quels sont les Français ayant vécu en France entre 39 et 44, quels habitants de la France entre ces deux dates pourraient prétendre avoir été aussi acharnement patriotes que moi - aussi peu collaborateurs ? Quel passé récent de Français résisterait à l'examen haineux, acharné, délirant de tant de magistrats, de bourriques, d'ennemis, d'envieux ? à cette énorme coalition de fous fanatiques éplucheurs sadiques ? Qu'ils se comptent !



« Vous n'oubliez pas que je n'ai jamais appartenu à aucune société franco-allemande médicale, littéraire, politique, à aucun parti - que je n'ai jamais écrit un article de ma vie. J'ai écrit des lettres privées aux directeurs des journaux pour protester sous l'occupation qui ne les ont point fait paraître - ou complètement tripatouillées-déformées-j'ai été harcelé pendant toute l'occupation par la Bibici (sans aucun motiF), menacé perpétuellement - journaux clandestins... cercueil etc. on ne me trouvera ni dans Signal - ni dans les Cahiers franco-allemands - ni aux "visites des littérateurs français en Allemagne", ni ambassadeur de Pétain - rien du tout - je n'ai profité de rien-je ne me suis vengé de rien, de personne, j'ai perdu tout-je n'ai pas joué sur Hitler-on me détestait à l'Ambassade-je suis un patriote pacifiste - je ne voulais pas la guerre - C'est tout - Rien rien rien d'autre64. »

Céline le répétait, il était la proie d'une intolérable persécution perpétuée par des « roublards sadiques ». Voilà la vérité ! Il était Jeanne d'Arc poursuivi par Cauchon, le duc d'Enghien victime de Napoléon, le nouveau Dreyfus d'une nouvelle affaire. D le constatait avec amertume : la France avait l'habitude de se déchirer ainsi en interminables guerres civiles et règlements de comptes. Pourtant, le seul vrai persécuté, à la réflexion, c'était lui. Les autres s'en étaient tirés un peu trop facilement. Il n'hésitait pas à les nommer. Cela ne prêtait plus à conséquence. « On voudrait me voir à Fresnes - Ah qu'on y fasse entrer d'abord Paul Morand, 2 fois ambassadeur de Pétain ! et Bergery, grand ami de l'Ambassade - et Chautemps président du Conseil, condamné pour trahison-tous ces messieurs se promènent au large-le plus gentiment du monde ! Paul Morand n'est même pas inculpé ! Montherlant publiait dans les Cahiers franco-allemands - Marcel Aymé dans Je suis Partout - Merca-dier l'éditeur de la "France" à Sigmaringen est en pleine liberté à Paris - et mille autres ! justice veut dire d'abord équité - avant tout65. »

Bien sûr, il y avait eu l'exécution de Brasillach, mais c'est tout juste si Céline ne reprochait pas à l'ancien rédacteur en chef de Je suis partout d'avoir eu de la chance d'être déjà arrêté, fusillé et c'était fini ! Brasillach, de toute façon, il ne l'aimait pas, il ne l'avait jamais aimé-et c'était réciproque. Il n'y avait rien de commun entre le normalien boy-scout, pro-hitlérien par passion, collaborateur par idéal, antisémite impitoyable par « raison », et l'auteur du Voyage et des pamphlets, le styliste, le forcené, l'intuitif, le solitaire, l'autodidacte des lettres issu d'une petite-bourgeoisie...



Le livre de Maurice Bardèche, Lettre à François Mauriac, publié à la Pensée libre en juillet 1947, venait de mettre Céline en fureur, pour un passage où l'auteur, acharné à défendre la mémoire de son beau-frère Brasillach resté à Paris à la Libération, disait « abandonner » en revanche les Français qui avaient eu le tort de se replier à Sigmaringen. Céline se défoula dans ses lettres à Albert Paraz : « Il y avait à Sigmaringen des gens qui valaient largement Brasillach petit employé zélé de la Propaganda-Staffel, politiqueux, pédaleux néronien-qui serait aussi bien parti pour Londres s'il y avait pu décrocher un ministère du Cinéma - son ambition66. » Ou encore : « Je suis contre le poteau à Brasillach et la tôle à Bardèche bien sûr ! Mais un chat est un chat- Mais si cela ne peut pas se dire qu'il est un chat il l'est quand même - et Bardèche un con et Brasillach idem67. »

Dernière défense de Céline enfin, la contre-attaque, la verve que pouvait lui inspirer sa colère et qu'il brandissait comme une menace auprès de ses deux avocats pour qu'ils transmettent en quelque sorte l'avertissement à qui de droit : juges d'instruction, magistrats, garde des Sceaux...



« Il est facile de hurler contre un misérable enfermé dans un box, de brandir contre lui des loques rouges, mais la grosse artillerie de l'extérieur, "du grand extérieur" c'est moi qui la possède et la déclencherai ! Et moi je sais faire rire. Le rire jaune, le rire vert, le rire à en crever ! qu'on se le dise. Je ne lance pas de défi. Je suis un persécuté qui se défend. Brasillach léchait les pieds de son commissaire du gouvernement ! Brasillach était un vendu, il avait l'habitude de lécher. Vendu aussi Laval. Pas moi. ne pas confondre ! ah pas du tout. Moi ce sera de la foudre ! de la merde ! et du précipice ! et de la rigolade ! le pire ! Je veux être respecté et je le serai. A vous cher Maître ! A votre amitié pour moi, de faire comprendre à ces gens qu'ils ne vont pas accuser un agneau fourbu ! Foutre non ! que je vais les attirer sur un terrain où je suis maître et où ils auront l'air, et pour des siècles, de clowns sadiques, imbéciles, odieux68. »

En mai 1949, l'instruction tant bien que mal achevée, le dossier Céline fut communiqué au parquet et confié pour règlement au substitut Jean Seltens-perger. Il était, selon François Gibault, un remarquable magistrat qui entretenait de bons rapports avec Tixier-Vignancour, et dont l'épouse était une admiratrice de Céline69. Avant de rédiger son réquisitoire, Seltensperger prit plusieurs mois de réflexion. Céline lui écrivit à maintes reprises pour se justifier de tels ou tels points de l'accusation.

« Je suis Déroulède en exil. (...)

« J'ai tenté une fois à Quimper en 1941 d'intervenir en faveur d'un condamné à mort, un marin breton. Il me fut répondu que cela ne me regardait pas. J'ai effectué cette démarche par la voie officielle (zone noirE) par Brinon.

« J'aurais livré à Hitler le Pas-de-Calais, la Tour Eiffel et la Rade de Toulon que mon exécution immédiate ne se serait pas imposée plus immédiatement.

« Ah ! il y a eu aussi la réédition intempestive de Bagatelles. J'ai cédé, là je n'en suis pas fier ! aux prières de Robert Denoël70. »



Seltensperger qui connaissait Céline, sa verve, ses outrances, ne devait pas s'ennuyer à la lecture de ses lettres. Les avocats de l'écrivain non plus. Il n'était guère d'usage, dans un monde juridique où pour chaque correspondance, chaque terme était soigneusement pesé, prudemment, avec les formules d'usage, l'emploi précautionneux des conditionnels, etc., de voir un forcené aussi talentueux écrire et se défendre comme un éléphant dans un magasin de porcelaines, comme un pamphlétaire de génie dans le jardin lexical et terminologique fragile et poussiéreux du monde de la justice.

Rédigé à la fin du mois d'octobre 1949, peu de temps après la visite que Mikkelsen rendit à Seltensperger, le réquisitoire du substitut fut des plus modéré. Il « innocentait » Céline de bien des charges retenues contre lui. Les extraits des Beaux Draps contre les Juifs ne faisaient que poursuivre les réflexions de Céline en 1937. Écrit tout de suite après l'armistice cet ouvrage n'avait certes pas pour but de plaire au gouvernement de Vichy (qui l'avait fait interdirE) ni à l'occupant. Céline n'avait apporté aucune retouche à Bagatelles pour un massacre, comme aurait pu le faire un écrivain collaborateur. L'affaire Rouquès ? Son action antifasciste n'était pas inconnue des Allemands. Si Céline avait voulu se venger de lui, il n'aurait pas attendu l'année 1943. Rien ne prouvait qu'il avait eu l'intention de le dénoncer. Ses lettres à la presse, rien ne permettait non plus de croire que Céline avait l'intention de les rendre publiques. Non, il n'avait pas visité le charnier de Katyn avec Fernand de Brinon ! Seltensperger ne pouvait même pas prouver le voyage de Céline à Berlin pour un congrès médical (où il s'était pourtant rendu bel et bien, afin d'y confier les clefs de son coffre à KareN).

Et le substitut concluait :

« En définitive, si l'on étudie l'activité de Céline au cours de l'Occupation, on peut lui reprocher :

« - Certains passages des Beaux Draps (1941),

« - son accord donné à la réimpression de Bagatelles pour un massacre en 1943.

« Compte tenu des observations faites plus haut, ces faits ne font apparaître ni relations avec l'ennemi, ni intention de servir les intérêts de l'ennemi et ne constituent pas par conséquent le crime prévu par l'art. 75-5° du code pénal.

« Ils ne sont justiciables que de la Chambre civique.

« En conséquence, le soussigné prononce le renvoi de l'inculpé devant la Chambre civique et requiert la main-levée du mandat d'arrêt du 19 avril 1945. »

Rien ne pouvait être plus favorable à Céline. Il ne risquait désormais aucune peine de prison, tout juste une condamnation à l'indignité nationale. Tixier-Vignancour prévenu officieusement par Seltensperger informa aussitôt Mikkelsen des conclusions inespérées de ce réquisitoire. L'indiscrétion vint-elle de l'avocat danois ? Une chose est sûre : le 26 octobre 1949, le journal l'Aurore annonça la nouvelle sous le titre : « L.-F. Céline qui ne risque plus que la Chambre civique reviendrait prochainement en France. » Scandale aussitôt au plus haut niveau. Le substitut Jean Seltensperger fut dessaisi en catastrophe du dossier, au profit de René Charrasse. Céline attribua cette manouvre au nouveau garde des Sceaux du gouvernement Bidault, René Mayer, que Céline surnomma sans tarder dans sa correspondance le duc Mayer de Vendôme-Montrouge (Vendôme comme la place du même nom, siège du ministère de la Justice ; Montrouge comme le fort de Montrouge où étaient exécutés les condamnés à morT). Pour Albert Naud en revanche, tout fut de la faute de Tixier à qui il attribua d'autorité la responsabilité de cette divulgation prématurée du réquisitoire de Seltensperger.



Le 9 décembre 1949, il écrivit ainsi à Céline : « C'est la'catastrophe. L'énergumène que vous savez a tout gâché en se manifestant un peu partout, au Parquet, auprès des greffiers et auprès des Commissaires du Gouvernement pour annoncer la belle plaidoirie qu'il ferait pour vous. Résultat : un des personnages témoin de ce genre de conversation a alerté à la fois le Procureur Général et la Presse. Autre résultat : le Procureur Général a fait reprendre le dossier et a demandé l'avis de la chancellerie. Bien entendu en haut lieu ça n'a pas fait un pli : Renvoi en Cour de Justice et annulation du renvoi en Chambre Civique.

« Voilà exactement où nous en sommes. Après l'effort que j'ai fait je suis à la limite de la désolation. (...) Voudriez-vous me dire si je suis vraiment votre avocat et si je suis le seul afin que je prie mes illustres confrères de me foutre la paix71. »

Céline tenta de l'amadouer et de le réconcilier avec Tixier. Ce qu'il parvint à réussir tant bien que mal. Se gagner les bonnes grâces de René Charrasse fut pour lui plus difficile. Toutefois, le réquisitoire du nouveau substitut s'avéra moins féroce que prévu. Lui aussi avait reçu de longues lettres de Céline et avait choisi de s'en amuser. Un écrivain à ce point excessif, déraisonnable, vitupérant contre le monde entier, ne pouvait pas avoir été un réel collaborateur. René Mayer s'amusa-t-il autant à la lettre outrancière, plus insolite qu'insolente, que Céline lui adressa le 26 novembre 1949 pour présenter énergiquement sa défense ?

Charrasse retint malgré tout dans son réquisitoire contre Céline son appartenance, comme membre du comité d'honneur, au Cercle européen, le fait d'être parti en Allemagne en juin 1944, d'avoir écrit les lettres publiées par Germinal et Au pilori de 1942 à 1944... En conclusion, il renvoya Céline devant la cour de justice. Il renonça cependant à l'application de l'article 75 relatif à la haute trahison pour ne retenir que l'article 83 du Code pénal qui faisait référence aux actes de nature à nuire à la défense nationale. La nuance était appréciable. L'article 75 pouvait conduire à la peine de mort. L'article 83 ne prévoyait que des peines de un à cinq ans de prison et une amende de 360 000 à 3 600 000 francs.

L'audience du procès Céline fut fixée au 15 décembre 1949, devant la cour de justice de la Seine présidée par M. Deloncle. M" Naud et Traer-Vignancour y représentèrent Céline. Jean-Gabriel Daragnès, Pierre Monnier, Marie Canavaggia et le docteur Camus assistèrent aux délibérations. Mikkelsen avait envoyé un télégramme : « Destouches malade impossible de se présenter demande remise. » Naud, au nom des avocats présents, demanda à son tour le renvoi de l'affaire. Ce qui fut accordé. Et la nouvelle audience fixée au 29 décembre...

Céline écrivit encore à Charrasse, mit en lumière l'acquittement de la société Denoël qui devait par contrecoup l'innocenter, lui. Mais il refusa bien entendu de se présenter à l'audience du 29. Obtenir un nouveau renvoi ? Ses avocats le réclamèrent ce jour-là. Vainement. Une procédure de jugement par contumace fut donc décidée, entamée. Et ordre donné à Céline de se présenter à l'audience du 21 février 1950. Cette fois-ci, il n'y aurait plus de report.

En ce début d'année 1950, le journal le Libertaire, à l'instigation de Maurice Lemaître, lança une grande enquête sous le titre : « Que pensez-vous du procès Céline ?» Le journaliste, d'évidence favorable à l'écrivain, souligna que c'était bien ses seuls livres d'avant-guerre, ses succès de littérature et de polémique d'avant-guerre qu'on voulait lui faire payer. Lemaître s'était adressé à de nombreux écrivains, artistes, éditeurs, et leur ouvrit, pour s'exprimer, les colonnes du Libertaire. Leurs réponses furent publiées dans les numéros du 13, 20 et 27 janvier. Favorables à Céline, entre autres : -Marcel Aymé : « Ses ennemis auront beau mettre en jeu contre lui toutes les ressources d'une haine ingénieuse, Louis-Ferdinand Céline n'en est pas moins le plus grand écrivain français actuel et peut-être le plus grand lyrique que nous ayons jamais eu. »

- René Barjavel.

- Jean-Gabriel Daragnès.

- Jean Dubuffet :« L'exil très pénible auquel l'ont obligé depuis tant d'années des factions françaises est tout à fait affligeant. Il faut y mettre fin. Il faut l'absoudre complètement, lui ouvrir grand tous les bras, l'honorer et le fêter comme un de nos plus grands artistes et un des plus fiers et incorruptibles types de chez nous. Nous n'en n'avons plus tant. »

- Jean Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot : « Que Céline puisse être poursuivi cinq ans après la Libération prouve l'hypocrisie de la Justice contemporaine : elle s'acharne sur un écrivain parfaitement désintéressé, alors que tous les gros industriels, coupables de collaboration économique et qui ont gagné des milliards avec l'occupant, n'ont, pour la plupart, jamais été inquiétés. »

- Morvan-Lebesque, rédacteur en chef de Carrefour.

- Paul Lévy, directeur de Aux écoutes.

- Albert Paraz.

- Louis Pauwels... Hostiles à l'écrivain :

- Charles Plisnier qui parla de Céline comme de « l'un des plus grands pourrisseurs de la conscience libre ».

- Benjamin Péret qui s'inquiéta : « C'est toute une campagne de "blanchiment" des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux. Hier, Georges Claude était remis en circulation. Demain ce seront Béraud, Céline, Maurras, Pétain et compagnie. Quand toute cette racaille tiendra le haut du pavé, qu'auront gagné les anarchistes et révolutionnaires en général ? »

- Albert Béguin qui ne voulut retenir qu'une chose : « Après le Voyage, Céline n'a plus écrit une ligne valable. Tout le reste est divagation d'un cerveau malade ou ignoble explosion de bassesse. Tout antisémitisme est répugnant, mais celui de Céline, gluant de bave rageuse, est digne d'un chien servile. »

- André Breton qui rappela : « Avec Céline l'écourement pour moi est venu vite : il ne m'a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j'achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d'un sous-officier d'infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l'ébauche d'une ligne sordide. Aux approches de la guerre, on m'a mis sous les yeux d'autres textes de lui qui justifiaient mes préventions. Horreur de cette littérature à effet qui très vite doit en passer par la calomnie et la souillure, faire appel à ce qu'il y a de plus bas au monde. (...) A ma connaissance Céline ne court aucun risque au Danemark. Je ne vois donc aucune raison de créer un mouvement d'opinion en sa faveur. »



Albert Camus communiqua pour sa part le texte suivant : « La justice politique me répugne. C'est pourquoi je suis d'avis d'arrêter ce procès et de laisser Céline tranquille. Mais vous ne m'en voudrez pas d'ajouter que l'antisémitisme, et particulièrement l'antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C'est pourquoi je suis d'avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu'il veut, qu'on nous laisse tranquille avec son "cas"72. »

En janvier 1950, le "cas" Céline était loin d'être réglé. Le président Drap-pier allait juger l'écrivain, le 21 février. Tous les amis de Céline se mobilisèrent en sa faveur, ainsi que des personnalités, des confrères par eux sollicités. Il y eut des relations d'enfance, des inconnus, un pharmacien qui écrivit sur papier à en-tête de l'Union alsacienne des anciens combattants, Arletty, Marie Bell, Jean Paulhan, Marcel Aymé, Marcel Jouhandeau, Thierry Maulnier, des médecins amis comme le docteur Tuset de Quimper qui rappela l'intervention de Céline en faveur d'un résistant breton condamné à mort, d'autres qui ne le connaissaient pas comme Henri Mondor, Ernst Bendz ou Raoul Nordling qui, tous, écrivirent au président de la cour de justice. Nordling lui rendit même visite peu de jours avant l'audience. Maurice Nadeau, de son côté, n'hésita pas à transmettre à la cour la lettre d'Henry Miller qu'il venait de recevoir :

« A mon avis, ce serait une honte pour la France de faire de Céline une victime expiatoire.

« Pour moi il restera toujours non seulement un grand écrivain mais un grand homme. Le monde peut bien fermer les yeux sur les "erreurs" (s'il s'agissait d'erreurS) de quelques hommes éminents qui ont tant contribué à notre culture. Les vrais coupables s'en tirent généralement bien.

« Je sais que Céline se fout de ce que je pense de lui. Tant pis. C'est maintenant le moment de dire ce que l'on pense. Je crains que beaucoup hésitent à parler avant qu'il ne soit trop tard.

« Qu'on lui donne sa chance73. »

Avec Marcel Aymé et Albert Paraz, c'est Pierre Monnier qui se démena le plus pour arracher des témoignages en faveur de l'écrivain. Il s'était adressé en particulier à Montherlant qui se défila sans grande gloire, rappelant que la littérature de Céline lui paraissait artificielle, désuète et serait illisible dans cinquante ans, avant de préciser qu'il n'avait nulle connaissance du dossier Céline et qu'il se garderait bien de porter dans ces conditions un jugement sur un procès de collaboration74.

Mesuré et favorable se révéla le témoignage que Monnier avait recueilli auprès de Jean Cocteau : « Céline m'a violemment reproché de n'être pas antisémite, mais ces choses n'ont rien à voir avec la liberté d'un homme. J'estime que le poids de Céline écrivain l'emporte sur le poids de ce qu'on lui reproche. Et comme la justice est affaire de balance, je suppose et je souhaite que la balance descende d'elle-même du bon côté75. »



Monnier jugea pourtant les propos de Cocteau inutilisables pour son procès.

Vint l'audience du 21 février. Céline s'était fait excuser pour raison de santé. Mikkelsen avait adressé au président de la cour de justice un certificat médical, en rappelant aussi que son client avait signé un engagement sur l'honneur de ne pas quitter le Danemark sans l'accord des autorités. En réponse aux accusations formulées par le substitut René Charrasse, Céline venait par ailleurs de rédiger le 24 janvier une nouvelle « Réponse à l'exposé du parquet de la cour de justice76 », où il reprenait l'essentiel de son ancienne défense.



L'audience ne fut guère orageuse. Les grands procès de l'épuration ne faisaient plus recette. La mode en était passée. L'opinion publique préférait d'autres divertissements, en ces mois de janvier et de février 1950 : les concerts de Louis Armstrong à Paris, les romans de Biaise Cendrars ou les airs de cithare du Troisième Homme de Carol Rééd. En bref, les passions épuratives retombaient comme un soufflé refroidi. Et qu'espérer de théâtral d'un procès de Céline en l'absence de Céline, où ses défenseurs Naud et Tixier-Vignancour n'auraient même pas le droit de parler, contumace oblige ? Le substitut René Charrasse n'avait rien non plus d'un bourreau sanguinaire, même si Céline avait jugé son réquisitoire : « une accusation assez bafouilleuse en sorcellerie77 ». Les campagnes de presse de la gauche, menées en ce début d'année 1950 contre Céline, n'avaient guère réussi non plus à influencer la justice, à dramatiser son déroulement.

Des extraits de la préface de Milton Hindus à l'édition américaine de Mort à crédit étaient parus dans Combat le 19 janvier sous le titre « Un Juif témoigne pour L.-F. Céline ». Ce qui déclencha une vive polémique dont le journal se fit l'écho dans son numéro du 26 janvier, n y avait là une certaine ironie. Car cette préface avait été écrite avant la visite de Milton Hindus à Klarskovgaard dont il venait de tirer le livre désenchanté et plutôt critique que Céline avait menacé de poursuivre en justice. Cet ouvrage dont le titre évolua (Hindus l'avait d'abord intitulé The Monstrous Giant Céline mais jugea ce titre trop critique et retint finalement : The Crippled Giant, c'est-à-dire « le géant infirme »), sortit finalement aux États-Unis en février 1950. Et Combat encore une fois en publia des bonnes feuilles le surlendemain du procès, le 23 février. Ce qui ne pouvait nuire à l'auteur du Voyage. Mais encore une fois, dans les campagnes de presse hostiles à l'écrivain qui avaient précédé ce procès, ni les affirmations du périodique Regards décrivant le train de vie luxueux de Céline à Copenhague, affirmations reprises et étoffées par l'hebdomadaire communiste Action du 4 janvier 1950, ni l'article de Roger Vailland le 13 janvier dans la Tribune des nations sous le titre : « Nous n'épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline » (où le romancier alors membre du Parti regrettait de ne pas l'avoir exécuté rue Girardon en 1944), ni les accusations de Pierre Hervé dans l'Humanité du 21 janvier qui titrait sans sourciller : « Céline était un agent de la Gestapo », ni enfin les menaces proférées par le Droit de vivre, le journal fondé par Bernard Lecache, qui concluait : « Qu'il revienne Céline ! nous l'attendons à la gare. Et nous lui promettons une belle réception ! »... non, rien n'avait réussi à enflammer les débats.



Le président Drappier donna lecture des lettres reçues par lui, favorables à Céline. Le greffier lut à son tour les deux « défenses » de Céline. Le substitut Charrasse prit la parole...

Pierre Monnier assistait à ce procès :

« Le réquisitoire du procureur Charrasse se termina sur ces mots...

« "Je regrette qu'il n'ait pas été possible de faire subir à l'accusé un examen psychiatrique qui me paraît justifié par les contradictions contenues dans son abondante correspondance..."

« Il y eut un grand moment quand le greffier, chargé de faire connaître au jury les preuves du crime, donna lecture d'extraits des ouvrages incriminés, notamment les Beaux Draps. Cela commença par des moues étonnées, il y eut ensuite des sourires amusés qui peu à peu gagnèrent l'assistance, enfin on entendit se propager un énorme rire qui enfla bruyamment, et tout se termina dans Philarité générale78... »

En conclusion, Charrasse réclama une peine de prison modérée. Et après une rapide délibération, le président Drappier et la cour de justice composée de Mme Claverie épouse Dumont, de MM. Bâillon, Pentel, Pages, Bréant et Merle condamnèrent Céline par contumace à un an de prison et cinquante mille francs d'amende, le déclarèrent en état d'indignité nationale avec confiscation de ses biens présents et à venir à concurrence de la moitié79.

Céline ne pouvait guère espérer une peine plus clémente, dans le contexte de l'époque. La preuve, l'Humanité cria dès le lendemain au scandale. Et l'écrivain le reconnut, dans cette lettre à Monnier écrite le surlendemain du jugement: «Ils ne pouvaient pas faire mieux sans désavouer la Résistance! Tout cela dépasse ma chétive personne, de mille coudées80 ! » Ou encore, le même jour, à Paraz : « Cher Vieux - me voilà indigne à vie et 1 an de trou- Mais j'ai déjà fait presque 2 piges ici. Salut ! Mais Ils ont été aussi peu vaches qu'ils pouvaient-faut convenir. J'aurais tort de râler. J'ai payé pour la raison d'État81. »

Tout désormais aurait dû aller très vite. Céline avait subi au Danemark une peine de prison bien supérieure à celle à laquelle il avait été condamné en France. Il suffisait théoriquement à ses défenseurs d'en apporter la preuve pour faire lever le mandat d'arrêt contre lui. Sans attendre cette formalité, Naud tenta, tout de suite après le procès, de convaincre Céline de revenir en France, de se présenter devant la cour pour bénéficier d'une amnistie problématique. Pas question ! Céline ne voulait courir aucun risque. Il se méfiait. Avait-il tort ? Rien n'est moins sûr.

Le 13 mai 1950 seulement, soit près de quatre mois après le procès, Mikkel-sen obtint du ministère danois de la Justice l'attestation selon laquelle Céline, à la demande du gouvernement français, avait été arrêté conformément à l'article 14 de la loi sur le statut des étrangers et placé sous surveillance et garde à vue à la prison de Vestre Faengsel. Mais tout était encore trop simple. Naud, peu empressé, ne put jamais obtenir par la suite des autorités françaises l'assurance officielle que la peine de prison infligée à Céline avait vraiment été effectuée, c'est-à-dire que soit reconnu le principe de l'équivalence des peines, et surtout que soit levé le mandat d'arrêt qui courait toujours contre lui. D'évidence la chancellerie opposait à cette demande aussi évidente que légitime la plus mauvaise volonté. Du coup, Céline cessa de faire confiance à Naud et se reposa sur le seul Tixier...



La suppression des cours de justice le 1er février 1951 facilita grandement sa tâche. Désormais les tribunaux militaires avaient seuls vocation de traiter les affaires consécutives à l'épuration.

Tixier conseilla d'abord à Céline de rentrer en France, de l'accompagner devant le tribunal militaire de Paris. « Vous vous présentez le mardi 20 février avec moi à 9 heures du matin. Vous faites opposition au jugement de la Cour de Justice et à 9 heures 5 vous ressortez du tribunal militaire aussi libre que vous y êtes entré82. » Céline refusa son plan. Il se méfiait toujours. Pas de retour en France avant une amnistie. Tixier changea de stratégie. Il avait rendu visite à René Camadau, chef du parquet du tribunal militaire, anti-gaulliste aussi résolu que lui selon François Gibault, avec lequel il s'était entendu parfaitement. Par la voie de Me Thurmel huissier à Paris rue de Charonne, Céline fit opposition à l'arrêt rendu contre lui par la cour de justice de la Seine. Le même jour, Tixier présenta une requête au président du tribunal militaire, soulignant l'état de santé inquiétant de Céline qui ne pouvait risquer une arrestation dans ces conditions, rappelant la peine de prison subie par l'intéressé au Danemark et réclamant la main-levée du mandat d'arrêt. Ce qui fut accordé le 15 mars. Désormais, Céline ne risquait plus aucune peine de prison. Première victoire !... sous réserve du moins que le susnommé se présente au tribunal militaire avant le 15 avril.

Tixier s'envola alors pour Copenhague, se rendit à Korsôr et mit au point un stratagème pour favoriser son client. Il lui fit signer une procuration afin d'obtenir, en son nom, un passeport pour rentrer en France. Le 19 mars, il se présenta à l'ambassade de France, fut reçu par Jacques Thomas, le vice-consul, lui présenta l'ordonnance de M. Liné, le conseiller à la cour d'appel, président du tribunal militaire de Paris qui avait signé l'ordonnance de mainlevée du mandat d'arrêt délivré contre Céline, et lui demanda un passeport. Thomas ne pouvait prendre seul une telle décision. Il en référa à l'ambassadeur qui s'adressa à son tour au ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman qui n'accorda le 29 mars qu'un simple laissez-passer pour un seul voyage en France. Mais là n'était pas l'essentiel. Céline n'avait de toute façon aucune intention de rentrer si vite. L'important, c'était que Jacques Thomas acceptât dès le 19 mars de signer un papier attestant la demande à ce jour du dénommé Destouches d'un passeport ou d'un laissez-passer pour se rendre en France, demande qu'il lui avait été impossible de satisfaire.



Avec ce document en poche, Tixier réussit à convaincre, avant le 15 avril, le tribunal militaire que ce n'était pas la faute de son client si celui-ci n'avait pu comparaître. L'opposition de Céline était donc recevable. L'avocat prépara alors sa demande d'amnistie justifiée par l'article 10 de la loi du 16 août 1947, qui permettait de l'octroyer aux grands invalides de guerre condamnés à moins de trois ans de prison, dont la peine avait été effectuée avant le 1er janvier 1951, et qui n'avaient pas été reconnus coupables de dénonciations ni de faits ayant entraîné la déportation de personnes. Tixier avait joint au dossier de son client l'attestation de sa médaille militaire, de son invalidité de guerre, ses états de service et une note du commissaire du gouvernement favorable à la demande d'amnistie.

Dès lors, tout était joué. Ou presque. Encore fallait-il qu'à l'audience du 20 avril 1951, personne ne fit le rapprochement entre l'inconnu Destouches, Louis-Ferdinand, et Céline le sulfureux dont Tixier s'était bien gardé, habilement, de prononcer le nom. Et qu'aucune indiscrétion ne filtrât, alertant les juges et leur faisant refuser l'amnistie. Tixier agit donc dans le plus grand secret. Ni les amis de l'écrivain ni, a fortiori, les journalistes n'avaient été prévenus. Et l'amnistie fut déclarée83. Restait une ultime menace : que le Ministère public se pourvoie en cassation. Il disposait de cinq jours pour cela -cinq longues journées, par conséquent, à attendre, cinq journées de silence, d'espoir, de peur...

Le 26 avril enfin, l'amnistie devint irrévocable. Tixier put prévenir alors les journaux. Le garde des Sceaux apprit la nouvelle et s'étrangla. L'Humanité cria au scandale devant cette amnistie d'un « agent de la Gestapo et glorifica-teur des chambres à gaz nazies » et le quotidien communiste Ce Soir s'indigna tout autant de cette liberté rendue au « porte-parole de Goebbels et de Rosenberg, qui salua frénétiquement les déportations et les massacres de patriotes ».

Céline, au Danemark, n'osa croire tout d'abord à cette nouvelle inespérée. Prévenu confidentiellement, par téléphone, des résultats de l'audience du 20 avril, il écrivit le 23 à Tixier :

« Mon cher Maître et Ami « Nous nous remettons à peine de ce coup de téléphone, de cette fantastique émotion ! Les miracles vous le savez ne sont point tenus pour véritables miracles avant scrupuleuses enquêtes, conciles etc. Car enfin miracle il semble ! Et vous êtes l'astrologue, sorcier grigri »



Et quand tout fut définitif, le 28 :

« Mon cher Ami « Voici donc que l'admirable nouvelle se confirme, s'inscrit dans les Actes ! Il n'est plus que de remercier le Ciel-et surtout si vous permettez les Artisans du Ciel-et vous tout le premier /J'ai tout de suite alerté Thomas-il va donc recevoir cette copie photographique de l'Arrêt - mais je crois (je n'en sais rieN) qu'il faudra qu'il consulte quand même Paris et son Département (siC) avant de me délivrer un passeport normal85. »

Beau joueur (avait-il le choix ?), Naud avait de son côté écrit à Céline l'avant-veille : « Je vous ai apparemment négligé depuis longtemps. A la vérité je suis un modeste et je voulais laisser à Tixier-Vignancour le soin de poursuivre jusqu'au bout l'initiative qu'il avait prise et qui ne pouvait réussir que par des relations personnelles86. »

Rien ne s'opposait plus à la délivrance d'un passeport pour Céline. Le pasteur Lochen admirable de fidélité, d'amitié, de dévouement, se chargea des formalités auprès du consulat et de M. Thomas. Tout se régla assez vite. Une photo du pasteur Lochen souriant remettant à un Céline visiblement enchanté son passeport, à Klarskovgaard, immortalisa l'événement. Le 4 mai, Céline écrivit encore à Tixier : « Ça y est ! Je viens de recevoir mon Passeport et mon jugement d'Amnistie-St Thomas se déclare convaincu du miracle ! le vôtre ! Les termes du jugement sont terribles on y passe comme sous le couperet et se retrouve de l'autre côté indemne prestidigieusement ! C'est extraordinaire87 ! »



Après l'amnistie, Thorvald Mikkelsen de son côté demanda au ministre danois de la Justice de dégager Céline de sa promesse de ne pas quitter le territoire danois. Ce qui fut fait quelques jours seulement avant le départ effectif de Céline du Danemark, mais ne posa guère, en vérité, de problèmes.

Céline souhaitait quitter le pays le plus vite possible. Qui s'en étonn





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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
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