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IMPRESSIONS D'AFRIQUE


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





A bord du R.M.S. Accra



Pourquoi ce départ en Afrique ? La question, à vrai dire, mériterait d'être inversée. Pouvait-on imaginer Louis Destouches de retour d'Angleterre, ayant fermé avec précipitation la parenthèse heureuse et trouble de Londres, s'installant sans difficulté dans une vie sédentaire et bourgeoise ? Pouvait-on croire un instant qu'il en avait fini des expériences et des voyages ? Non, il lui fallait encore fuir, traverser ces grandes épreuves qu'il appelait de ses voux en 1913 quand il rédigeait à Rambouillet les Carnets du cuirassier Destouches, ces crises nécessaires, disait-il, pour mieux connaître et savoir. A vingt et un ans, il pensait que les voyages géographiques sont les plus sûrs moyens pour partir aussi à l'exploration de lui-même. La France l'assourdissait de ses clameurs patriotiques et sanglantes. S'en aller au plus loin de la guerre, de ses obus qui lui résonnaient atrocement dans la tête, ne plus côtoyer les enrichis et les planqués de la capitale : l'Afrique lui offrit soudain ce double privilège. L'occasion était à saisir. El n'hésita pas.



C'est un rôle facile parfois que celui du biographe qui raconte et connaît la suite de l'histoire. Il met en lumière le fil conducteur, la logique, la cohérence d'une existence - comme si une vie était toujours conduite comme un fil, logique, cohérente, ordonnée et non la résultante brinquebalante de mille accidents et rencontres. La façon dont un caractère se construit, se forme, nécessairement, voilà ce qu'il prétend épier de mois en mois, d'année en année, en oubliant tous les hasards d'une destinée. Ou plutôt il répugne à en tenir compte comme d'éléments décisifs. Pourtant avec Louis Destouches en Afrique, force nous est d'accepter les règles de ce double jeu. Son nomadisme, sa soif d'aventures appelaient logiquement le futur écrivain à tenter l'expérience africaine, cet accident qui se présenta. Et cet accident fut déterminant pour la suite de sa vie. En Afrique, Louis allait découvrir la médecine, nous le verrons, il y envisagerait même, de façon ô combien confuse, une carrière annexe dans la littérature.

En mars 1916, il signa un contrat avec la Compagnie forestière Sangha-Oubangui (siège social, 5, rue La RochefoucaulD) chargée de l'exploitation du Cameroun. Le projet de contrat entre les deux parties nous est connu1. Louis s'engageait pour une période de deux ans et demi : six mois de stage pour un traitement mensuel de 150 francs, puis, après titularisation, deux années à raison de 200 francs par mois. Toutefois, l'article 8 précisait qu'il était libre de quitter la Compagnie au bout d'un an, après un préavis de trois mois, le voyage de retour étant dans ce cas à sa charge. D devait se rendre à Douala par un bateau français quittant Bordeaux le 2 mai 1916. La Compagnie lui avançait seulement le prix du voyage mais s'engageait à prendre à ses frais son rapatriement, même si celui-ci devait être anticipé pour raison de santé. Louis devait travailler exclusivement pour le compte de la Compagnie. L'article 10 stipulait : « Pour des motifs graves ou des fautes lourdes et particulièrement si vous faites du commerce pour votre compte, la Société se réserve le droit absolu de vous révoquer et, dans ce cas, vous devrez supporter tous les frais de votre voyage tant à l'aller qu'au retour et aucune indemnité de licenciement ne vous sera due. »

L'intempérance habituelle est un motif de révocation immédiate sans aucune indemnité.



Pour comprendre les raisons de cette colonisation civile et de cette exploitation commerciale précipitée du Cameroun pendant la guerre, il faut revenir au traité du 4 novembre 1911 qui permettait à l'Allemagne d'étendre son protectorat sur le Congo et le Cameroun, en échange de la reconnaissance officielle du protectorat français sur le Maroc. Après le déclenchement des hostilités, une expédition franco-anglaise composée de forces navales et d'un corps de débarquement entreprit de « libérer » ce territoire. Les troupes britanniques s'élevaient à trois mille hommes, les françaises provenant de l'Afrique occidentale à deux mille environ. C'était plus qu'il n'en fallait. Après une administration britannique de fait sur Douala dès le mois de septembre 1914, un accord faisait du Cameroun, un an plus tard, un condominium franco-anglais. En février 1916, la conquête du pays était achevée et celui-ci partagé en deux zones d'influence. La zone proche du Nigeria fut placée sous le contrôle britannique. La partie française comprenait Douala et s'étendait sur les neuf dixièmes du territoire. Elle fut soumise d'abord à l'autorité du général Ayme-rich puis, après le 5 septembre 1916, du gouverneur Lucien Fourneau2. On comprend donc pourquoi les Français tenaient soudain à faire nombre pour justifier ce partage qui les avantageait. Les grandes sociétés coloniales furent chargées du recrutement. Louis Destouches, sous-officier, réformé, célibataire (croyait-oN) et disponible répondait au portrait-robot du colonial type. Il ne répondit pas du moins à toutes les injonctions du contrat. D ne se rendit pas à Bordeaux, il ne s'embarqua pas sur un navire français comme promis. Il préféra gagner l'Angleterre. Début mai, il prit un train pour Le Havre et traversa la Manche jusqu'à Southampton. Une autre aventure commençait avec ses incertitudes et ses risques, il le savait. Peut-être allait-il quitter la France pour toujours. C'est du moins ce qu'il écrivait à Simone Saintu avec un brin de docte et volontairement drôle théâtralité : « Je verrai sans frémir "la terre de France se confondre avec l'horizon" et devant ce spectacle mes yeux resteront d'une sécheresse saharienne, j'ai de longue date l'habitude d'une sage contention de sentiments3. »



Un saut à Londres puis, le 6 mai, il se retrouva à Liverpool. Il y rencontra un vieil ami affublé du surnom de «Monseigneur Bernadotte» parce qu'il avait été autrefois, à Lyon, secrétaire particulier de l'Éminence de cette ville. Ce Bernadotte avait par la suite tâté un peu de tous les métiers sous toutes les latitudes. Le 8 mai 1916, il s'apprêtait à embarquer à bord d'un steamer pour l'Amérique du Sud. Et, concluait Céline dans une lettre à Simone Saintu toujours, « nous nous dîmes non pas adieu mais au revoir - Notre mobilité respective étant à nos yeux un gage de rencontre certaine à plus ou moins brève échéance4 ».

Nul ne sait qui est ce météorique Bernadotte qui ne reparaîtra jamais, semble-t-il, dans la vie de l'écrivain. Il serait donc de peu d'importance si son caractère aventureux, sa mobilité, l'hypothèse avancée par Céline de le revoir très vite sous d'autres deux, ne nous faisaient penser soudain à un autre personnage, fictif celui-là, au fameux Robinson du Voyage au bout de la nuit, cet alter ego de Bardamu, ce vagabond, ce porte-misère, qu'il ne cesse de rencontrer dans les Flandres, en Afrique, en Amérique, dans la banlieue parisienne, partout. Qui était le vrai Robinson ? Il n'y a probablement pas de clef unique pour ce personnage forgé pour les nécessités dramatiques de l'action, comme un guide, un faire-valoir, un point fixe qui illustre l'évolution du héros et de son caractère. Ce Robinson a dû naître et s'inventer à partir de plusieurs rencontres, de plusieurs attitudes. « Bernadotte » l'itinérant, l'aventurier serait-il l'un de ses modèles ? Probable...

Le 10 mai 1916, le R.M.S. Accra, courrier régulier de la British and African Steam Navigation Company, leva l'ancre à destination de l'Afrique. Ce long et étroit navire à une seule cheminée n'embarquait que deux passagers, dont Louis Destouches. A trois reprises dans sa correspondance5, Céline fit allusion à de mystérieuses difficultés que lui auraient faites Georges Geoffroy et ses amis, s'efforçant d'entraver son retour en Angleterre et, par voie de conséquence, de s'embarquer à Liverpool. Quelle indélicatesse avait donc commise Louis Destouches à Londres auparavant ? De quelle vengeance ou de quelle mise en garde s'agissait-il ? Georges Geoffroy dans le témoignage qu'il nous a donné sur sa vie londonienne avec Céline, ne fit aucune allusion à de tels règlements de comptes.

Le 25 mai, l'Accra fit escale à Freetown, capitale de la Sierra Leone alors colonie britannique. La traversée avait dû être épouvantable : chaleur, forte fièvre, ennui. Écrivant à Simone Saintu, Louis revoyait « errer des requins, quelques baleines, une foule de poissons-volants, des nègres, le tout sur fond vert-sautant, vaguant, roulant, valsant au son d'un piston de machinerie que j'entendrai encore au Jugement Dernier6 ».

A ses parents il réclamait d'urgence 1 000 francs qu'il promettait de leur rembourser plus tard à Paris, par tous les moyens. Malade, écrasé par la fièvre, bloqué sur le navire en quarantaine où deux morts s'étaient déjà déclarés, sous une chaleur qu'il qualifiait de formidable, il attendait de gagner Douala...

Le Ie' juin, nouvelle escale : Lagos. Une ville, pour reprendre ses propres épithètes, nauséabonde, malsaine, chaude, noire, humide, antichambre d'enfer. Et Louis toujours secoué « par une fièvre qui paraît m'affectionner légèrement rendu myope par les doses exorbitantes de quinine absorbées, transpirant ou grelottant suivant les heures7 ».

Le jeune colonial voyait alors son avenir aussi noir que l'Afrique qu'il allait aborder. Dans une lettre, il dissuadait son ami Milon de venir le rejoindre (ce dernier n'en avait sans doute nulle enviE). Certes des affaires étaient possibles, lui écrivait-il, mais rien à faire pour garder sa santé, pour mener une vie saine.

Le 16 mai, le R.M.S. Accra gagna enfin Douala. La traversée de Louis Destouches s'achevait. Faut-il la rapprocher de celle de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, à bord de YAmiral-Bragueton ? Une différence essentielle s'impose. Aux conditions climatiques aussi éprouvantes, sans un atome d'air mobile, dans une « moiteur d'agonie », une « étuve mijotante », répond, sur YAmiral-Bragueton, la médisance meurtrière des autres passagers, nombreux cette fois. Le voici le seul, le véritable enfer: les hommes, les autres, ceux qui s'ennuient, ceux qui médisent, ceux qui tuent ou qui raffolent du moins des jeux du cirque, des gladiateurs et des myrmidons, ceux qui ont peur de la mort pour eux-mêmes et recherchent désespérément une distraction, au sens pasca-lien du terme. Bien entendu Louis ne fut jamais en butte à l'hostilité des marins de Y Accra. Cette hostilité, ce rôle de bouc émissaire, il l'inventa par la suite. La haine des hommes est plus terrible, plus dramatique que la violence terrible du climat, que toutes les tempêtes, que tous les naufrages. C'est cette haine-là que le romancier devait inventer, voulait exploiter.



Deux paquets de Maryiands pour une défense d'éléphant



Le séjour de Louis Destouches en Afrique nous est surtout connu par sa correspondance miraculeusement préservée. Au-delà des sentiments, des indignations, des anecdotes qu'elle développe, elle permet aussi, plus généralement, d'apprécier le « ton » du futur écrivain. Elle marque une étape dans l'histoire de son style. Et son goût déjà très vif pour les histoires, la fiction même.

Céline s'y met en scène. Il raconte pour le simple plaisir de raconter et, comme dans ses romans, il alterne les récits et les aphorismes, les jugements moraux et les notations impersonnelles. Surtout - et c'est là où il révèle une maîtrise précoce de son art-il apprend à la fois la sincérité et le mensonge, il ose se livrer et sait déjà transposer. Il module ses effets. Devant son ami Milon, il s'avoue sincère jusqu'au cynisme, il recherche avec lui une complicité et il ment par excès, par vantardise ; ses phrases se font syncopées, allusives. Avec ses parents, il est bref, rassurant devant sa mère, inquiétant devant son père ; il incarne un peu le rôle du mauvais sujet repenti qui réclame toujours quelque chose. Avec Simone Saintu son amie d'enfance, confidente lointaine et sage, ses phrases se font plus souples ; Céline prend plaisir tantôt à la moraliser, tantôt à la choquer ; il la considère surtout comme un lecteur idéal, inaccessible, et c'est devant elle qu'il s'efforce de multiplier les séductions du beau style, qu'il joue à l'écrivain.

Ce jeu est convaincant. Ses lettres témoignent déjà de son individualisme forcené, de sa haine de la guerre, du colonialisme et de toutes les formes d'oppression. Céline a peur des hommes, il connaît leur misère et les délires bruyants par lesquels ils s'efforcent de l'oublier, il révèle encore son goût de la solitude et du silence. Par moments il trahit ses premiers réflexes racistes. Mais revenons aux travaux et aux jours, à Y ordinaire de Louis Destouches l'Africain...

Débarqué à Douala, il put se rétablir enfin de sa fièvre, les comprimés de quinine aidant. Il découvrit une petite ville coloniale, sa population cosmopolite, ses moustiques cauchemardesques et ses moustiquaires approximatives, ses cafés, ses cocotiers, ses bordels, sa fameuse « pagode » qui servait « pour l'amusement des rigolos erotiques de la colonie » et son hôpital enfin, l'un des plus grands bâtiments de la ville avec son vaste portique qui courait le long de ses quatre côtés.

Il n'allait pas rester longtemps à Douala (le Fort-Gono du VoyagE). Fin juin, il dut rallier le poste de surveillant qui lui avait été attribué par la Compagnie forestière Sangha-Oubangui dans une plantation qui s'appelait Bikobimbo (Bikomimbo dans le VoyagE), bien au sud de Douala, non loin de la Guinée espagnole. Les ports les plus proches et les plus importants étaient ceux de Campo au nord-ouest et de Bâta en Guinée espagnole au sud-ouest, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière sud du Cameroun (respectivement dans le Voyage : Topo et San TapetA).

A Bikobimbo il se trouvait, disait-il, à onze jours de marche du premier Européen, dans un petit village peuplé de Pahouins de langue bantoue, chasseurs et commerçants, sculpteurs de masques et statuettes, auxquels il attribua bien entendu des mours anthropophages. Aux épidémies périodiques, malaria, maladie du sommeil, etc., se joignait donc la traîtrise supposée des indigènes. Délire célinien de persécution ? « Il en résulte que du matin au soir, je me promène entouré d'épais voiles contre les moustiques - je fais ma cuisine moi-même de peur d'être empoisonné - je m'intoxique à la quinine et à pas mal d'autres drogues pour me protéger des fièvres, enfin je ne sors jamais sans casque et sans lunettes épaissement fumées par crainte des insolations j'ai également nuit et jour un revolver à ma portée pour régler mes différends avec mes clients dans les yeux desquels je surprends parfois un éclair de vive convoitise8. »



Quant à son activité commerciale, il la peignait ainsi, avec un cynisme à l'enjouement désespéré : « Le commerce que je fais est d'une simplicité angélique il consiste à acheter des défenses d'éléphants pour du tabac vous ne saurez imaginer combien le nègre préfère fumer une cigarette que de toucher l'argent en espèce dont il ne connaît pas la valeur c'était un spectacle rare pour moi dont j'ai vivement tiré parti à la satisfaction de tous en leur vendant en moyenne - 2 paquets de maryiands pour 1 défense d'éléphant Ces détails techniques vous intéressent sans doute fort peu, mais c'est la seule raison qui m'incite à séjourner encore en ce charmant pays, l'abreuvant de tabac jusqu'à la mort du dernier éléphant9. »

Avait-il franchi un autre cercle de l'enfer, dans un pays dont il avait démonté en quelques jours les effroyables mécanismes coloniaux d'exploitation commerciale et humaine ? Sûrement pas. U bénéficia soudain en Afrique, dans ce prodigieux isolement, au cour des ténèbres comme aurait dit Conrad, là où le Blanc arrivé au plus extrême de la civilisation peut basculer soudain, impunément, dans la plus absolue sauvagerie, de ce qu'il réclamait depuis des années, de ce que la vie militaire lui avait fait très provisoirement oublier et qu'il définissait ainsi : « L'absence absolue de commentaires sur ma conduite - et la grande, totale, absolue liberté10. »

L'Afrique du Voyage au bout de la nuit, on la pressent, on la reconnaît déjà à chaque détour, à chaque lettre, dans l'itinéraire de Louis Destouches, dans ses rencontres, ses émotions, ses indignations : c'est l'exploitation des indigènes, la solitude, la nature asphyxiante et magique, la misère hargneuse des petits Blancs malmenés de solitude, d'alcools, de fièvres et d'ennui. H faut relire aussi le premier acte de l'Église... Mais il y manque pourtant le versant heureux : cette ivresse célinienne, cette dilatation de l'espace, ce sentiment de liberté en parfait écho à des paysages terrifiants peut-être mais somptueux. ,

D'un petit village de Guinée espagnole où il avait fait un saut, en juillet 1916, il découvrit la mer et ses vagues inlassables, la dune couverte de fleurs roses et blanches. A Simone Saintu, il avouait : « Je jouis égoïstement de la minute présente - Je crois que c'est la seule forme du bonheur humain, la seule qui ne trompe pas, celle dont [nous] soyons vraiment sûrs, puisqu'elle ne dépend de personne. » Et il concluait :« Je suis un instant absolument exclusivement, parfaitement heureux -

« La brise, arrive du large, saccadée rageuse et saupoudre de sable doré les mille petites fleurs roses et blanches qui se secouent aussitôt, toutes ensemble, en petites fleurs soigneuses de leurs corolles11. »

La guerre soudain lui paraissait inconcevable, si loin en Europe, nulle part. Qu'était devenu le 12e cuirassiers ? Dans une lettre restée inédite à ce jour (archives Lucette DestoucheS) et adressée à ses parents le 29 septembre 1916, il écrivait ainsi :

« Pauvre régiment qui n'existe même plus de nom ! Que de moulinets perdus, que de mises en bataille au galop foudroyantes autant qu'inutiles ! !

« Souvent, à cheval, je pense "au Contact" je le vois encore galopant isolé, dans la forêt de Rambouillet, pourfendant un ennemi imaginaire d'une cravache folle.

« Pauvre de Lagrange qui moisit dans un dépôt, mi-aveugle - pauvre défroque pendue au grand vestiaire du passé, d'où se dégage lorsqu'on l'ouvre, l'odeur doucement vieillotte, mélancolique, que dégagent les vieilles choses dans les vieux musées.

« Bien affectueusement.

« L. des T. »

L'Afrique lui offrait par contraste de vrais moments de grâce. Des moments étranges bien sûr, rarissimes chez Céline. Lire sous sa plume : « je suis parfaitement heureux », on a envie de se frotter les yeux, il doit y avoir un malentendu, une coquille, c'est l'effet d'un mirage, d'un délire. Il faut toutefois se rendre à l'évidence : l'Afrique sut lui ménager de telles accalmies dont jamais bien entendu il ne fera état dans ses livres.

Si la forêt équatoriale, si les lézards, les crocodiles, les singes, les éléphants devenus comestibles, si les fleuves boueux, les baobabs, les pythons et les autres l'angoissaient, ils s'accordaient aussi à sa démesure. En un sens, ils devaient lui plaire. Une certaine folie célinienne répondait à l'exubérance africaine. La nature morbide, foisonnante, délirante du Cameroun, ses confusions de lianes, racines, mares à serpents, justifiaient jusqu'à l'euphorie ses vagabondages d'expert es catastrophes, de compagnon de route de l'Apocalypse, de témoin sarcastique et jubilant des mondes qui agonisent en des contorsions grotesques. Ah ! les nuits africaines et leurs sortilèges démultipliés ! Céline s'en souvenait, trente ans, quarante ans plus tard, en écrivant Féerie pour une autrefois, en écrivant Nord. Comme d'un prodigieux délire, d'un concert extravagant dans les profondeurs magiques de la forêt. Et non, ce délire n'était pas triste. Il ressemblait à un immense dérèglement de tous les sens, rieur jusqu'à la grimace ou la contorsion...

« Certains bruits je suis chiche d'autres je les donne... des bruits du Cameroun tenez, tant que vous voudrez !... de ces orchestrations de forêts !... de nuit, hein !... de nuit !... faut entendre les égorgements des énormes amours animales !... c'est l'orage des instincts chez eux ! et les Paouins du village qui se régalent de viandes personnelles !... Tam-Tam ! et vas-y ! et yop !... et syncopes et danses tressautantes... faut pas y aller voir !... Grand'mère à petit feu... Ça c'est des beugleries quelque chose !... Je vous donne vingt Paouins de mon village vous les ferez hurler !... des êtres, des bêtes qui s'adorent, se happent, se dévorent... Je vous vends leur grand clair de lune, si géant miroir de nuit que la forêt comme monte au ciel !... »

Ou encore :

« Souvenez-vous du nom... le village : Bikomimbo !... Rio Cribi !... des vrais chantres ! La nuit bien entendu... La nuit !... des profondeurs naturelles !... Faut entendre ça !... Faut les entendre !... c'est la compréhension d'instincts l'accompagnement, la vocalise : "Dingua !... boue !... saoa !... boue !... ding... a !... boue !... Ding... a !... boue !"... et tout percuté naturel !... au tronc d'arbre creux à seize baguettes !... alors l'envoûtement ! attention !... du creux d'élément !... c'est pas à vous rapprocher !... Moi qu'étais à cent mètres, ma case, jamais j'y fus voir... le creux de l'Écho est sacré !... c'est autre chose qu'un creux de conne prison !... Tenez moi je peux chanter paouin... je peux encore !... "Ding... a ! boue !... et sao !... a !... boue !..." Ça porte, je vous dis !... J'ai jamais regardé ces festins, c'était entre eux et puis c'est tout... Us aimaient la viande humaine mais les autres viandes aussi je suis sûr... chevreuils, phacochères, buffles... pythons... J'ai eu les preuves !... Faut s'occuper de ses affaires !... Discret !... discret !... et pas de mensonges... J'affabule rien... les faits c'est tout !... Bikomimbo 191612 !... »

Plus prosaïquement, Louis Destouches continuait de gérer sa plantation de Bikobimbo, multipliant les expéditions, les excursions, s'acheminant vers Port-Batanga à l'arrivée du courrier amené par un antique caboteur, rencontrant de-ci de-là des aventuriers, des épaves, un Américain engagé dans la Légion, un missionnaire portugais...

A Simone Saintu, le 7 juillet, il déclarait qu'il adressait par le même courrier une nouvelle à l'intention du Journal, ce quotidien parisien de grande diffusion. Quelques mois plus tard, Louis laissait entendre à ses parents que sa nouvelle avait été acceptée par Henri de Régnier qui venait d'en devenir directeur littéraire. On n'a jamais retrouvé trace de ce texte. Mais enfin, il faut prendre date. Le premier essai littéraire vraisemblable de Louis, sa première ouvre destinée au public remonte à juillet 1916. Louis Destouches en Afrique commençait donc à se trouver lui-même, à s'approcher lentement de Céline.

Faut-il citer encore les poèmes qu'il adressa à Simone Saintu et à ses parents, à la fin du mois d'août13 ?



Stamboul est endormie sous la lune blafarde

Le Bosphore miroite de mille feux argentés

Seul dans la grande ville mahométane

Le vieux crieur des heures n'est pas encore couché -

Sa voix que l'écho répète avec ampleur Annonce à la ville qu'il est déjà dix heures Mais par une fenêtre, de son haut minaret Il plonge dans une chambre son regard indiscret

Il reste un moment, muet, cloué par la surprise Et caresse nerveux sa grande barbe grise Mais fidèle au devoir, il assure sa voix

Et l'écho étonné, répète par trois fois A la lune rougissante, aux étoiles éblouies A Stamboul la blanche, qu'il est bientôt midi

Sans oublier les alexandrins du « Grand Chêne » :

Mais déjà, lentement, le ciel se décolore Les rayons du couchant, pourchassés par la nuit Luttent contre les ténèbres et résistent encor Pour voiler la retraite du soleil qui fuit En haut du noir rocher qui domine les bois Le chêne retient encore la lumière qui décroît Cependant peu à peu l'ombre monte et le prend Et le plonge à son tour dans le tout inquiétant

On ne glosera pas longtemps sur la qualité littéraire de ces vers. Ils témoignent surtout de l'application fantaisiste d'un jeune homme imaginatif qui s'ennuie, qui rêve, qui se pique de beau style, qui ht Richepin, Emile Faguet, Albert Samain aussi bien que Voltaire, Talleyrand ou Montluc, qui cite volontiers Musset et Claude Farrère, Pascal et Goethe, Bernardin de Saint-Pierre et Oscar Wilde...

Ces poésies-pastiches signées Louis des Touches, ce jeu dont il était peut-être un peu dupe, c'était aussi pour lui une manière de se rattacher à l'Europe, à ses jeux littéraires convenus, à une forme rassurante de civilisation, face à l'étrangeté de l'Afrique.

Il venait d'avoir vingt-deux ans. Volontiers il avouait sa peur à Simone Saintu, le soir, quand il faisait son campement sous la voûte des branches, seul avec ses porteurs, en train de faire réchauffer ses boîtes de corned-beef, alors que la nature, les animaux devinés dans les ténèbres semblaient protester contre sa présence. Écrire, c'était une fuite, une illusion. Pour échapper au temps présent, à l'Afrique comme à la guerre en France. Car enfin, répétons-le, tout valait mieux que ce conflit qui se révélait à lui, à mesure qu'il s'en éloignait par l'espace et le temps, sous son éclairage le plus brutal. Il avait découvert enfin qu'il tenait à la vie. Mourir en faisant son devoir, non, ce n'était plus de mise. Ce goût du sacrifice ne peut naître que de trois causes, écrivait-il à Simone Saintu : d'abord le feu sacré, autrement dit une phobie, une maladie ; ensuite un manque d'imagination, et comment ne pas penser aussitôt au fameux aphorisme du Voyage : « quand on n'a pas d'imagination, mourir c'est peu de chose » ; enfin un amour-propre dévoyé, le souci de poser théâtralement au héros.

Louis Destouches découvrit en Afrique les vertus de l'individualisme et de la méfiance. « Ne croyez pas non plus, que je professe une haine quelconque pour mes semblables, j'aime au contraire les voir, les entendre, mais je fais mon possible pour échapper à leur emprise, pour entendre le son d'une cloche, il vaut mieux en être éloigné, le bruit trop rapproché vous assourdit14 », écrivait-il toujours à Simone Saintu en juillet.

L'étape africaine est précieuse pour dresser le premier portrait de l'écrivain en jeune homme, en adulte. Dès son retour en Europe, l'action, les activités multiples de bric et de broc, les rencontres, les études l'entraîneront dans un peu discutable tourbillon où il aura tendance lui-même à s'estomper, à devenir plus flou, à disparaître même. Au Cameroun, Louis Destouches a tout le temps de nous apparaître, complexe, déchiré déjà par ses contradictions.

On vient de souligner son individualisme. De l'individualisme à l'anar-chisme, de l'anarchisme à Pégoïsme, le pas est parfois vite franchi. « Je n'ai jamais voté et ne voterai jamais, mais si cela devait m'arriver je voterai pour moi. Je prétends être le seul qui sache me diriger15. »

Oui mais... Louis est généreux. Et mieux, c'est sa lucidité qui est généreuse - ou son imagination. Dans une belle lettre à Simone Saintu datée du 20 août 1916, il parle des femmes africaines, il explique pourquoi il répugne à en faire des maîtresses. Ces femmes habituées en général à être les esclaves de leurs maris se voient soudain portées au pinacle. Une fois abandonnées par le Blanc, elles ne peuvent se réadapter, mille fois plus malheureuses qu'avant. « Elle se traînera probablement comme un boulet, sa vie entière, à moins qu'elle ne se suicide, ce qui arrive souvent, non à cause de la perte du blanc dont elle se soucie fort peu, mais à cause de la perte de confort dont elle se soucie beaucoup plus16. »

Oui mais... C'est le Louis Destouches cynique qui reparaît aussitôt et efface l'autre. Celui qui prévient son ami Milon au cas où celui-ci irait le rejoindre (ce dont il n'a encore une fois nulle enviE) : « Pas de femmes elles ont toutes la vérole17. »

Qu'éprouve-t-il face aux populations indigènes? Il les plaint comme on plaindrait des animaux, des malades, des enfants, des victimes, des êtres sans défense. En Afrique, il est là d'abord pour réussir. Pour gagner de l'argent...

A la mi-septembre 1916, il quitta Bikobimbo. La Compagnie forestière Sangha-Oubangui l'avait nommé gérant d'une plantation de cacao, au poste de Dipikar, non loin de son ancienne affectation, à deux kilomètres du fleuve Ntem. La région de Dipikar avait été, disait-on, la propriété personnelle de l'empereur d'Allemagne. Son nouveau travail promettait d'être plus intéressant, moins fatigant. A son père, il annonçait avoir déjà mis 5 000 francs de côté. A Milon il expliquait comment il se retrouvait à un mois de son patron, seul avec des Noirs, en réussissant à mettre de côté 2 000 francs par mois (alors qu'il était censé en gagner 200 !). Qu'importe les contrats passés avec la Compagnie ! Ils n'avaient plus aucune valeur à ses yeux. Il exploitait désormais la région pour son propre compte.

Oui mais... Il repense aussitôt à la guerre lointaine, aux boucheries sans nom. « J'éprouve un profond dégoût pour tout ce qui est belliqueux. Je me demande à quel point une victoire achetée au prix de la consomption d'un pays est une victoire - Je n'ai plus d'enthousiasme que pour la paix18. »

Ses parents, il les tarabuste pour améliorer son ordinaire. D n'avait trouvé à Dipikar qu'un lit de camp et une malle-cuisine. D leur réclame du chocolat, des draps, des pantalons, un oreiller...

Oui mais... il se soucie aussi de leur vie, de leur bien-être. Les lettres qu'il leur adresse sont souvent affectueuses et déférentes. En témoigne celle-ci, inédite (archives Lucette DestoucheS), du 11 janvier 1917, et qui explique assez bien le rapport de Céline à l'argent comme son individualisme sceptique :

«... On m'apporte que la vie est horriblement difficile en France et particulièrement à Paris.

« Éprouvez-vous quelques difficultés ?



« Ne craignez point d'avoir recours à mon argent, ce n'est que trop naturel. Difficilement ou facilement gagné, je tiens à vous dire que je m'en fous complètement. Si je mets un point d'honneur à en gagner c'est simplement pour prouver que cela n'est pas très fort à ceux qui en tirent une fierté si illégitime. Moi, je refuse obstinément quelque soient (siC) les circonstances de rentrer dans le troupeau. Je préfère de beaucoup la marge. Je me méfie des organisations sociales de mes semblables comme de la peste et je suis terriblement incrédule quant aux changements et à l'aisance apportés dans la lutte pour la vie, par des événements de quelque envergure soient-ils... »

Dans une autre lettre toujours inédite à ses parents, écrite le même jour quelques heures plus tôt (le 11 janvier 1917), il évoque ses craintes de voir le Cameroun envahi par des troupes germaniques et de se voir par conséquent, lui, réquisitionné. Puis il fait allusion à des papiers que sa mère a dû retrouver dans sa chambre de la rue Marsollier, relatifs sans doute à ses frasques londoniennes.

« Maman me parle dans une de ses lettres de papiers personnels dont la teneur provoque ses commentaires - je vous prierai de bien vouloir brûler tous ceux qui ne vous sont pas adressés particulièrement - je goûte peu les réminiscences du passé. L'histoire des hommes quels qu'ils soient, prouve que l'on a intérêt à le considérer en bloc et non le disséquer selon des phrases. [...] Quel que soit le degré d'intimité qui lie les différents membres d'une famille aussi unie que la nôtre, il est certaines portes surtout chez les jeunes éléments qu'il est inutile et regrettable de pousser à certains moments et surtout de réouvrir. Je liquide ma plantation. J'ignore ce que je vais faire je gagne de l'argent je n'envoie rien-ne sachant de quoi sera fait demain-et ce qu'il me réserve. »



Et un peu plus loin, dans la même lettre, il écrit ces lignes si peu prémonitoires : « Si nous devons, ce qui est possible, rester quelque temps sans correspondance - n'en ayez point d'inquiétude. Je suis beaucoup plus sage que maman paraît le prétendre. Seulement mon genre de sagesse est assez inaccoutumée. Je finirai je crois dans la peau d'un doux philosophe. »

En attendant, Céline est confronté aux épidémies, aux maladies des populations indigènes. Comment resterait-il indifférent ? H réclame encore à son père un nécessaire d'aiguilles et fils pour faire des points de suture, du coton hydrophile, des seringues, de l'alun, de l'argent colloïdal, de l'éther sulfu-rique, du citrate de soude, de l'acide lactique, de l'huile camphrée, de l'acide phénique, du sérum antivenimeux, de la teinture d'iode, des pinces hémostatiques, on n'en finirait pas de recopier la liste des produits et instruments dont il a besoin. Le voilà, le véritable apprentissage de la médecine, le goût, la nécessité de soigner, de soulager les souffrances qui l'entourent, cette vieille vocation née, dira-t-il plus tard, Passage Choiseul, quand il voyait le médecin, cet être magique et lointain, apaiser les maux, guérir les maladies, et cela seul comptait. Le docteur Destouches naît véritablement en Afrique. Il a dû apprendre sans aide les premiers rudiments de la médecine, lire des bouquins, observer, comprendre, répéter. «(...) je tâche de faire un peu de bien, je suis à la tête d'une pharmacie, je soigne le plus de nègres possible, quoique je ne sois nullement persuadé de leur utilité". »

Et toujours le racisme donc, le cynisme, et le goût aussi de Louis Destouches pour l'expérimentation. Il fait des tests sur les singes, il étudie au microscope les toxines végétales ou animales, il fait, dit-il, son petit Fabre en examinant à la loupe les insectes ou les mille petites bêtes qui grouillent autour de lui...

Ah non, il n'est pas facile de rendre homogène le portrait de Louis Destouches le traficoteur, le curieux impénitent, le cynique, le médecin improvisé, l'obsédé de la guerre, le rêveur de la paix, Louis Destouches le douloureux, l'halluciné, victime, à la fin du mois d'octobre 1916, d'une terrible attaque de dysenterie, et qui se décrivait alors comme un « précoce désabusé »... Sans oublier la part des rêves. Simone Saintu lui faisait envoyer l'hebdomadaire satirique le Cri de Paris, son père lui adressait aussi les bouquins qu'il réclamait. Et les livres, disait-il, « c'est encore ce qu'on a fait de mieux ».

' Céline l'Africain. On peut affirmer que dès 1916 tout est déjà en place de ce qui fera de lui l'écrivain que nous connaissons. Il tient ses sujets. Sa culture est considérable, brouillonne, elle n'évoluera guère. Et son caractère est quasiment formé. On le sent même habité par l'ambition d'écrire. Si l'on préfère, les pièces sont disposées et le mouvement est lancé - ce qui, soit dit en passant, réfute cette légende tenace selon laquelle Céline aurait été, à la parution du Voyage au bout de la nuit en 1932, un débutant miraculeux de trente-huit ans. J'ai parlé de ses sujets. Son ouvre, on le sait, se déploie comme une immense transposition d'expériences autobiographiques. Et à la fin de 1916, il peut se souvenir non seulement de son enfance (thème de Mort à crédiT), il a connu encore l'expérience de la guerre (thème de Voyage au bout de la nuiT), il a séjourné de longs mois à Londres (thème de Guignols banD) et découvre à vingt-deux ans la réalité coloniale (autre thème du VoyagE). Bien sûr, Céline n'est pas devenu médecin, mais son expérience médicale qui donne à ses livres leur éclairage singulier, s'amorce déjà...

Toutefois, ce mouvement ne suffit pas. L'expérience africaine et surtout les lettres et les premiers écrits qu'il rédige alors, permettent de mesurer l'absence de ce qui fera plus tard le génie de Céline. Non pas une sensibilité, une ambition, une démarche, un sujet, un thème, une pensée, une morale, que sais-je ? Non, tout cela est déjà présent ! Mais plus simplement une « petite musique » - c'est-à-dire la perfection d'une écriture ajourée comme de la dentelle - et un souffle visionnaire - c'est-à-dire la perfection d'une construction patiemment élaborée comme tous les grands délires ou les grands désordres.



Des vagues



En janvier 1917, Louis Destouches procéda à la liquidation de la factorerie de Dipikar. Avait-il donné son congé à la Compagnie forestière Sangha-Ouban-gui, comme il en avait la possibilité au terme de la première année révolue ? Il se plaignait d'une dysenterie chronique. Sa blessure au bras continuait de le faire souffrir. Début mars, il regagna Douala en bateau.

Sans doute ne songea-t-il pas tout de suite à rejoindre l'Europe. Il envisageait de rester encore plus d'un an en Afrique, de repartir même dans la brousse pour monter sa propre affaire de négoce en territoire camerounais sous contrôle britannique. Ce projet ne fut que feu de paille. Quelques jours après son arrivée à Douala, il entreprenait les démarches administratives pour son retour en France. Le 10 mars, les autorités françaises du Cameroun sous le commandement du lieutenant-colonel Thomassin, lui délivraient son passeport, pour qu'il s'embarquât à bord du S.S. Egori quittant Douala pour Liverpool le 17 mars.

Mais de nouveaux troubles de santé nécessitèrent son hospitalisation à Douala. Là, un certificat médical lui fut délivré le 2 avril par un docteur Draneau qui attestait des troubles moteurs et sensitifs de son bras droit, consécutifs à sa blessure de guerre, et une entérite chronique ayant retenti sur son état général. En conclusion, écrivait-il, « ces phénomènes, qui ne sont nullement susceptibles de s'améliorer si M. Destouches prolonge son séjour à la Colonie rendent nécessaire son évacuation en France, où il pourra rétablir sa santé et recevoir les soins que réclame son état20 ».

Finalement Louis Destouches trouva un passage à bord du R.M.S. Tarquah de PAfrican Steam Ship Company, qui quitta Douala le 5 avril. Le navire fit escale à Calabar, Lomé, Freetown. Il atteignit Liverpool le 1er mai.

I C'est à bord, en date du 30 avril, que Louis Destouches, pardon Louis des Touches, rédigea et signa sa nouvelle intitulée Des vagues, son premier essai littéraire que nous connaissons.,

S'était-il amusé à décrire et à transposer les passagers qui revenaient d'Afrique avec lui, avait-il rencontré le major Tomkatrick qui « vidait en conscience un verre toujours renouvelé, de soda mélangé alternativement de brandy ou whisky, dans de respectables proportions », le gouverneur huileux d'une colonie portugaise ou un négociant suisse sans âge apparent, « paisible et gras comme un pâturage bernois21 » ?

On songe encore une fois à l'épisode de Y Amiral-Bragueton dans le Voyage. Les analogies sont évidentes : même récit d'une traversée, même entreprise de démolition de tous les personnages (passagers militaristes fantocheS), même volonté de forcer les traits jusqu'à la caricature. Malheureusement les différences ne sont pas moins criantes. On sent, dans Des vagues, Céline empêtré dans sa recherche du beau style, de la formule brillante, de la remarque caustique. Il s'attaque déjà au langage mais il ne le déforme pas assez pour traduire sur la page l'impression juste et l'émotion recherchée. Bref l'ironie supplée à la violence avouée.

Mais il y a plus. Des vagues semble manifestement avoir été écrit par un passager qui, pour tromper son ennui, s'amuse à dresser une galerie de portraits-massacres. A bord de YAmiral-Bragueton, les rôles étaient renversés, et c'est le narrateur qui se trouvait en butte aux accusations et aux menaces des autres passagers. Il se vengerait seulement plus tard en écrivant.* Ainsi se développait cette dialectique persécuteur-persécuté qui donne à cet épisode du Voyage-comme à l'ouvre ultérieure de Céline-son point de vue ultime et irremplaçable. Et ce point de vue-là manque totalement dans le récit composé à bord du Tarquah...

A Liverpool, Louis descendit au Midland Adelphi Hôtel. Vraisemblablement il gagna Londres peu après. Il s'y enfonça, il y disparut pour quelques mois, un été, on ne sait, le temps de problématiques dissipations... Comme s'il voulait retarder le plus possible son retour à Paris, rue Marsollier. Ce moment où il lui faudrait se colleter de nouveau avec la vie, accepter plus ou moins l'autorité parentale, rendre des comptes, envisager un métier, une formation, des responsabilités, sacrifier en somme l'absolue liberté dont il avait bénéficié au Cameroun.

En Europe, il allait retrouver aussi l' actualité. Et l'actualité, c'était une France épuisée, au moral chancelant. Pas de familles qui n'aient eu à pleurer un mort au combat après les hécatombes de Verdun et de la Somme. La pénurie s'installait. L'opinion commençait à s'indigner des massacres inutiles, des stratégies vouées à l'échec, du fiasco des opérations en Orient. On espérait la fin des combats. La guerre redoubla. En mars 1917, Nivelle promit au gouvernement une offensive de grande envergure. On allait voir ce qu'on allait voir. On vit en effet. On ramassa 100 000 morts du côté allié en moins de cinq jours. Les Allemands connaissaient les dispositions françaises. Us les attendaient au tournant des tranchées. Une minorité de socialistes se rappela alors les vertus de la paix. Des grèves ouvrières agitèrent Paris en mai 1917. Des mutineries éclatèrent dans l'armée française. Pétain énergique fit fusiller près de 500 soldats. C'est que l'Allemagne ne voulait toujours pas rendre l'Alsace et la Lorraine, et à quoi bon parler de paix dans de telles conditions ?

Le 6 avril 1917, Louis Destouches était en mer et les États-Unis déclarèrent à leur tour la guerre à l'Allemagne. Mais le tsar était déposé et la Russie baissait les bras, elle avait trop à faire à inventer la révolution moderne. En France, Clemenceau allait bientôt retourner au pouvoir et galvaniser les énergies nationales. A la Chambre, dans son célébrissime discours, il affirmait : « Ma politique étrangère et ma politique intérieure, c'est tout un. Politique intérieure : je fais la guerre. Politique étrangère : je fais la guerre, je fais toujours la guerre. »

Louis Destouches ne voulait entendre parler que de paix. A vrai dire, il ne voulait plus entendre parler de rien. Il serait bien resté toute sa vie en Afrique, à bord du R.M.S. Tarquah ou à Londres, n'importe où. Mais comment fuir éternellement ?



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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches
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