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Louis-Ferdinand Destouches

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De Genève à New York


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Songeant à la thèse de médecine de Louis Destouches sur Semmelweis, le professeur Brindeau disait de son étudiant : « Dites donc, il est fait pour ça... Il est fait pour écrire... Et puis c'est tout... »



Écrire, c'est ce qu'allait faire tout de suite le jeune médecin affecté au Bureau d'hygiène de la S.D.N. à Genève. Écrire et continuer d'écrire, sans cesse, rapports sur rapports, notes et mémorandums, jusqu'à la nausée, jusqu'à l'absurde. La littérature, ce serait pour plus tard avec le goût de l'excès, de la caricature, des métaphores, de la fable, du style et des détours. La littérature à Genève n'était pas à l'ordre du jour. L'ordre du jour, c'était des commissions, des sous-commissions, et toujours des rapports à rédiger et à refaire, encore plus plats, plus neutres, plus concis, plus flatteurs, plus sérieux, plus empreints de certitudes et convaincus de leur utilité. Écrire et puis c'est tout. Brindeau ne croyait pas si bien dire. Ou ne croyait pas si bien se tromper.



Pourtant, tout avait commencé favorablement pour Louis Destouches. Il venait de s'installer fin juin dans le bel hôtel moderne La Résidence, 9 route de Florissant à Genève. Il laissait derrière lui une routine bourgeoise et provinciale trop somnolente à son gré, une épouse trop sage, une petite fille qu'il aimait certes mais qu'il n'avait pas vraiment désirée car son pessimisme s'accordait mal à cette marque d'espoir et de confiance dans la vie qu'est le fait de vouloir un enfant - ce lien, cette sujétion peu compatible avec ses rêves encore brouillons de liberté. H n'éprouvait aucun regret non plus pour cette France qui ne l'intéressait pas, pour cette vie politique médiocre et confuse qu'il observait distraitement, sans y prêter grand intérêt. L'occupation de la Ruhr en janvier 1923, qu'est-ce que cela voulait dire ? Poincaré-la-Guerre vociférait le parti communiste. Et si c'était vrai ? L'élection du Cartel des Gauches - et si cela ne servait à rien ? Que Gaston Doumergue devienne président de la République en mai 24, qu'Edouard Herriot succède à Poincaré à la présidence du Conseil, la belle affaire ! Louis Destouches s'en fichait copieusement. Tout cela ne lui semblait que des divertissements à peine moins futiles que les jeux Olympiques qui s'ouvraient quelques jours plus tard à Paris, à cette époque où il suffisait de franchir 3,95 mètres à la perche, de sauter 7,44 mètres en longueur ou de courir le 110 mètres haies en 15 secondes pour décrocher une médaille d'or sous les sifflets d'un public éprouvé par la canicule - les sportifs apprécieront... Louis, de son côté, arrivait seul à l'étranger avec un traitement mensuel de 1 000 francs suisses pour débuter et un titre ronflant de « médecin de la Section d'hygiène Classe B ». Il se retrouvait face à la S.D.N., face au Pouvoir, face à la Vie Internationale, face à toutes les majuscules possibles. Son ambition peu contestable, sa volonté, ses espoirs, son goût de l'inconnu allaient sans nul doute y trouver leur compte. Mieux, Ludwig Rajchman son patron ne lui avait-il pas promis pour bientôt des missions à l'étranger, vers l'Amérique, ce vieux rêve lointain ? Oui, la Suisse était belle en cet été 24.

Un mot tout d'abord sur la Société des Nations, le bâtard le plus monstrueux né du traité de Versailles et de la paix, accouché au forceps par le président des États-Unis Woodrow Wilson et baptisé le 15 novembre 1920, le jour de sa première assemblée générale à Genève où 42 pays étaient représentés « pour promouvoir la coopération pacifique entre les peuples » selon ses propres statuts. Déjà le bébé n'avait pas très bonne mine. De nombreux parrains lui manquaient : la Russie encore trop sulfureuse avec sa récente révolution bolchevique, l'Allemagne vaincue qui ne pouvait être jugée digne d'accéder si vite au statut de nation civilisée et surtout les États-Unis qui avaient refusé d'y adhérer malgré les efforts de son propre président. Étrange paradoxe ! Le pays qui avait contribué à lancer l'idée de la S.D.N. se retirait du jeu avant même qu'il ne débute, alors que, par le biais de la fondation Rockefeller par exemple dont les fonds allaient contribuer à faire vivre le Bureau d'hygiène, il lui permettait d'exister. Une existence vagissante, confuse, ponctuée d'espoirs fous, de crises de croissance, d'ambitions excessives et d'impuissances désolantes.



Autour de l'assemblée et du secrétariat, c'est-à-dire des organes centraux de la S.D.N. se greffaient, dans ce grand palais moderne de Genève qu'il aurait été difficile de qualifier déjà à l'époque d'architecture nazie ou stalinienne, toutes les autres constellations, les unes juridiques et politiques, les autres à caractère social ou économique, comme une organisation internationale du travail, une organisation de la communication et des transports, une autre de coopération intellectuelle sans oublier des bureaux pour contrôler le trafic de drogue, l'abolition de l'esclavage, le problème des réfugiés dans le monde et enfin une organisation mondiale de la santé d'où dépendait le fameux Bureau d'hygiène... Louis Destouches, nous y sommes enfin !

Il y était en effet. Il y croyait. A son ami Milon il écrivait : « Vois-tu-c'est ici que se trouve ton vieux Louis-Ici, dans la ruche internationale - Entêté je le suis, tu le sais - me voilà. Cette fois j'embrasse les problèmes d'hygiène de belles envergures et mon dieu, j'aime cela2. »

Mais il n'allait pas l'aimer trop longtemps. La bureaucratie allait lui tomber dessus, tatillonne, asphyxiante, impersonnelle, dérisoire. J'exagère ? Peut-être. Mais c'est tout de même ainsi que Louis la ressentit, la vécut, la décrivit par la suite. Et voilà l'essentiel. Au fond, Louis était l'homme des enthousiasmes rares et des déceptions déferlantes, comme s'il voulait se punir par un excès d'amertume du frisson d'optimisme - cette faute impardonnable, ce manquement incompréhensible à son devoir de lucidité - qui l'avait précédemment bercé. De toute façon, on voit mal ce que Louis Destouches, rêveur infatigable, pourchasseur de chimères escorté des fantômes grimaçants de la mort, allait faire à la S.D.N. Aborder des problèmes d'hygiène à l'échelle planétaire ? En finir avec la France des notables, des notaires, des sous-préfets en queue-de-pie et des présidents de la République en pyjama, comme Des-chanel tombé du train en pleine nuit, errant sur la voie ferrée près de Montar-gis en mai 1920 ? Mais c'était oublier, voyons ! que Genève était plus provincial encore que Paris, que le Léman n'était pas un océan et que le Bureau d'hygiène n'avait pas pour vocation de soigner le monde mais de produire des rapports.

Son supérieur s'appelait donc Ludwig Rajchman, un petit homme de quarante-trois ans, le cour à gauche, l'esprit bien droit et le corps toujours en mouvement, d'origine juive polonaise, diplômé de la faculté de médecine de Cracovie, qui avait étudié à l'Institut Pasteur de Paris puis à Londres avant de retourner en Pologne où il avait dirigé l'École nationale d'hygiène et l'Institut central polonais d'épidémiologie. Membre de la commission des épidémies de la S.D.N., il fut chargé par le secrétaire général Sir Eric Drummond de diriger son organisme international d'hygiène le 1er novembre 1921.

Cet homme méthodique aux indiscutables compétences médicales et administratives ne fut pas rebuté apparemment par le caractère de Louis, son assurance bohème, son manque manifeste de rigueur, son impertinence ravageuse. Sans doute le jeune postulant avait-il tenu à se présenter à lui sous les dehors les plus sages, les plus rassurants. Mais on peut penser aussi que son charme, sa séduction, son intelligence opérèrent sur Ludwig Rajchman qui allait lui manifester par la suite tant d'affectueuse et fidèle sollicitude.

« Il (le docteur RajchmaN) accueillit Louis avec un enthousiasme qui tranchait fort sur la courtoisie guindée de style britannique qui était de mise à la S.D.N. Il lui ouvrit chaleureusement son foyer et lui présenta sa femme qui aimait parler de littérature et fut éblouie par sa conversation3. »

On l'a souvent fait remarquer. Ludwig Rajchman fut comme un père pour Louis Destouches-Céline. Un père juif qu'il allait cruellement trahir. Cette « trahison » de Céline, le portrait-charge qu'il fit de Rajchman avec ses épithètes racistes, on les retrouve dans certaines pages de l'Église et de Bagatelles pour un massacre. Il poussa jusqu'au burlesque, jusqu'à la caricature, ce qu'il avait pu observer à Genève. Mais surtout, c'est au seul caractère prétendument « juif » de Rajchman qu'il attribua ses traits de caractère, ses attitudes et ses torts - Rajchman qui devint Yuden2weck dans la pièce de théâtre et Yubelblat dans le pamphlet. L'antisémitisme si particulier de Céline s'y révélait déjà. La Société des Nations lui apparut comme une affaire juive, un ballet irréel et apatride un peu terrifiant. Nous y reviendrons.

« Yubelblat, faut lui rendre justice, il était bien moins con que les autres, dans le genre des grands savants, bien moins mesquin, moins abruti, moins prétentieux. Il pigeait parfaitement l'astuce. Il délirait pas dans sa glace. Mais il était erratique comme tous les vrais prépuces, il tenait pas en place. Il fallait qu'il trace, qu'il revendique. Son genre de voyage favori, c'était la Chine... Il allait militer par là... Il faisait un saut jusqu'au Japon... Il préparait les petites affaires... Et puis il rentrait dare-dare... Il retraversait toute la planète pour un télégramme, pour un soupir... pour rien du tout... Il repassait par la Russie.,. Il repassait plus par la Russie... Il rappliquait par le Sud. Il rattrapait son télégramme... son soupir... son rien du tout. Et puis floc ! je le voyais jaillir I un matin ! je le retrouvais d'un seul coup ! derrière son bureau... Il émergeait de l'autre bout du monde... comme ça... Il faisait le juif errant, l'homme-lubie, l'insolite... Pour réfléchir, il s'arrêtait, derrière ses binocles, il oscillait en avant... tout doucement sur ses tatanes... des vrais bateaux... comme le pendule. (...) Il était souple à l'infini... extraordinaire à regarder, mais au bout des poignes par exemple, il avait aussi des griffes... et des venimeuses comme l'ornithorynx... Il fallait déjà le connaître depuis vraiment un bon moment pour qu'il vous les montre... la confiance n'était pas son faible... Enfin je vais pas prétendre que je m'ennuyais sous ses ordres... Ça serait mentir. (...) A la fin il m'avait dressé, je rédigeais super malin, amphigourique comme un sous Proust, quart Giraudoux, para-Claudel... Je m'en allais circonlocutant, j'écrivais en juif, en bel esprit de nos jours à la mode... dialecticulant... elliptique, fragilement réticent, inerte, lycée, moulé, élégant comme toutes les belles merdes, les académies Francongourt et les fistures des Annales4... »

Céline parle de dressage. On devine un peu ce qu'il veut dire grâce à la lecture d'une petite brochure intitulée la Quinine en thérapeutique signée du docteur Louis Destouches (de PariS), publiée chez Doin en juin 1925, et qui fut vraisemblablement rédigée à Genève, sous l'inspiration du docteur Rajch-man, comme un travail de commande, un exercice de style. En font foi l'inhabituelle et terne neutralité du style qui tranche si fort avec les premiers éclats pyrotechniques de Semmelweis, aussi bien que la banalité résolue de l'opuscule, modeste travail historique de compilation et de classement, sans l'ombre d'une recherche, d'une idée neuve. Cette brochure, la S.D.N. en finança du reste diverses traductions en langues espagnole, italienne et portugaise les années suivantes.



Entre Louis et Edith, pendant ce temps, on ne parlait pas encore de divorce. Mais l'idée était dans l'air. Le sentiment que quelque chose s'était cassé. Que c'était trop tard. Que Louis, décidément, ne serait jamais un mari casamer, un père de famille vigilant, un époux du coin du feu. Edith souhaitait bien sûr vivre avec lui à Genève, c'était sa première idée. A plusieurs reprises, elle fit l'interminable voyage en train avec la petite Colette jusqu'à l'hôtel La Résidence. Mais elle était de trop. Louis ne prit guère de précautions pour le lui faire sentir. Il avait trente ans, une belle situation, une carte de visite flatteuse dont il abusait sans remords, il ne passait tout de même pas ses soirées, à plus forte raison ses nuits, à compulser des dossiers ou à rédiger des rapports, il pouvait dîner en ville, poursuivre le personnel féminin de la S.D.N. de ses impatientes assiduités, s'endetter, s'amuser, s'étourdir et choquer le bourgeois ou le diplomate entre deux migraines et crises aiguës de désespoir. Edith, pendant ce temps, restait seule à l'hôtel avec sa petite fille qui ressemblait tant à son père. Que faire à Genève l'hiver ? Rien. Colette était bien trop petite pour qu'elle l'emmène au cinéma. Edith attendait. Et elle finissait par reprendre le train avec elle. Quelques mois plus tard, Louis lui récrivait, lui demandait de venir le rejoindre. Docile, elle revenait. Pour quelques jours. Il l'aimait à sa façon. De loin. Il lui racontait volontiers ses aventures. « Je ne te trompe pas », lui disait-il. Sa franchise lui tenait d'absolution, pensait-il. Tout cela était si peu conséquent ! Peu convaincue, elle repartait. Blessée, découragée.

Et l'année 1924 s'acheva. En juin, Kafka était mort. En août Joseph Conrad. En octobre Anatole France que Louis avait tant lu et, à l'époque, tant aimé. A Genève, perdu sous les paperasses, un écrivain, pendant ce temps, tardait à naître. Il ne songeait, en attendant, qu'aux États-Unis.

Passons sur un bref séjour à Paris, entre le 19 et le 21 janvier 1925 qui avait plus ou moins pour objet d'entamer les pourparlers en vue de la mission africaine de 1926. Louis y fut chargé en particulier d'entrer en contact avec un certain docteur Abbatucci, sous-directeur du Service de la santé du ministère des Colonies pour stimuler par le moyen d'un échange les noyaux sanitaires existant déjà dans les différentes colonies anglaises, françaises et portugaises qui s'échelonnaient de la Mauritanie à la Guinée espagnole et pour constituer une monographie sur l'organisation et le fonctionnement des services d'hygiène dans les colonies françaises5. Mais la grande affaire, encore une fois, c'était les États-Unis.

De quoi s'agissait-il ? D'accompagner un groupe de huit médecins sud-américains à travers l'Amérique du Nord puis divers pays d'Europe afin de leur faire visiter avec l'accord et la collaboration des autorités locales les principales réalisations en matière d'hygiène et de médecine du travail des pays traversés. Cette mission devait durer cinq mois et demi (dont trois sur le Nouveau ContinenT) et exigeait bien entendu une minutieuse préparation. Tout était au point quand, le 14 février, Ludwig Rajchman « libéra » enfin son jeune protégé qui s'embarqua à Cherbourg à bord du Minnetonka, destination New York.

Louis s'attendait à un choc. La révélation fut plus vertigineuse encore. Le Nouveau Monde, il était là, avec sa prodigieuse vitalité, son énergie, ses foules, son architecture, sa pauvreté, son opulence, son cynisme, la beauté de ses femmes à ne plus savoir par où commencer et ses usines à n'en plus finir... Le Nouveau Monde et d'abord New York.

« Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. New York c'est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n'est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s'allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur tandis que celle-là, l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur6. »



Ces pages de Voyage au bout de la nuit ne trahissent aucune exagération. C'est bien ainsi que le docteur Destouches, débarqué du Minnetonka et installé à l'hôtel McAlpine, vécut ses quatre premiers jours dans la ville, du 24 au 28 février, avant de retrouver début mars à Cuba les confrères qu'il allait emmener en tournée - New York agité alors des grands frissons électoraux (le 4 mars, le président Coolidge allait être élu pour un second mandaT), New York et Broadway « comme une plaie triste la rue qui n'en finissait pas », et Manhattan aussi, « un quartier qu'en est rempli d'or, un vrai miracle, et même qu'on peut l'entendre le miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu'on froisse, lui toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang7... », New York et ses femmes enfin, radieuses, sportives, déliées de la pesanteur, semblables à des déesses et qui furent pour lui comme un moment de surnaturelle révélation esthétique.

New York la ville dressée, la ville debout et ses femmes, on touche là l'un des fantasmes sexuels les plus flamboyants et récurrents de l'écrivain: «Elles me parurent d'autant mieux divines ces apparitions, qu'elles ne semblaient point du tout s'apercevoir que j'existais, moi, là, à côté sur ce banc, tout gâteux, baveux d'admiration érotico-mystique de quinine et aussi de faim, faut l'avouer. S'il était possible de sortir de sa peau, j'en serais sorti juste à ce moment-là, une fois pour toutes. Rien ne m'y retenait plus. Elles pouvaient m'emmener, me sublimer, ces invraisemblables midinettes, elles n'avaient qu'un geste à faire, un mot à dire, et je passais à l'instant même et tout entier dans le monde du Rêve, mais sans doute avaient-elles d'autres missions8. »

Que l'on ne s'y trompe pas ! Céline parle encore une fois au premier degré. Au plus près de son imaginaire le plus intime. Dix ans plus tard, il allait écrire à une amie : «La vie ici aux États-Unis est une aventure démesurée. La beauté des femmes est immense comme le reste9. »

Immense, tout est là. L'Amérique simplement lui parut immense. Avec ses paradoxes, ses enfers et ses paradis, ses femmes et ses fallacieux délires. Et rien ne pouvait mieux la résumer, au fond, que ces cinémas de Broadway où s'enfonce Bardamu comme dans une sorte d'extase erotique. On ne peut s'y méprendre. Le choix des métaphores est suffisamment explicite.

« Il faisait dans ce cinéma, bon, doux et chaud. De volumineux orgues tout à fait tendres comme dans une basilique, mais alors qui serait chauffée, des orgues comme des cuisses. Pas un moment de perdu. On plonge en plein dans le pardon tiède. (...) Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s'embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n'est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. Il faut se dépêcher de s'en gaver de rêves pour traverser la vie qui vous attend dehors, sorti du cinéma, durer quelques jours de plus à travers cette atrocité des choses et des hommes. On choisit parmi les rêves ceux qui vous réchauffent le mieux l'âme10. »



Résumons-nous : New York lui apparut immense comme une promesse et un mensonge. Les Années folles y étaient plus folles encore qu'ailleurs, le charleston plus endiablé, la fureur mécanique plus tonitruante, les girls de Broadway plus ensorceleuses, les affiches lumineuses plus aveuglantes et les écrans de cinéma plus enveloppants. Comment voulez-vous qu'il ne s'y soit pas laissé étourdir ?



Étourdi, Louis Destouches, parlons-en précisément ! Et cela avait commencé bien avant, dès les préparatifs du départ. Louis avait oublié tout bonnement à Genève non seulement une partie de ses bagages mais aussi l'adresse des banques de La Havane, La Nouvelle-Orléans, New York et Toronto où étaient déposés les quelques milliers de dollars nécessaires à son périple et à celui de ses compagnons. Rajchman dut sourire avec indulgence de cette symptomatique étourderie. Il lui répondit, très ironiquement: «J'ai été nullement surpris d'apprendre que vous aviez laissé à "La Résidence" certaines parties essentielles de votre garde-robe, mais je ne croyais jamais que vous auriez oublié l'adresse de la Banque où votre fortune devait être déposée. (...) Envoyez-nous donc un long câblogramme contenant tous les divers oublis que vous avez dû classer dans un fichier de poche". »

Un aller et retour éclair à Washington pour régler d'ultimes détails avec un médecin responsable du Service public de la santé, et Louis quitta bientôt New York pour Cuba où il débarqua le 1er mars. Il y rencontra les neuf médecins qu'il allait piloter, originaires respectivement du Mexique, de Cuba, du Venezuela, du Paraguay, de San Salvador, du Brésil, de l'Uruguay et du Pérou.

Que dire de ce séjour sinon qu'il inaugura assez bien ce qui allait être l'emploi du temps de Louis et de ses compagnons pour leur longue tournée à venir : un ballet étourdissant de visites, de réceptions, de conférences, de dîners, d'enquêtes ; tantôt la découverte d'un hôpital ou d'un laboratoire de sérums et vaccins contre la lutte antityphoïde, tantôt celle d'un centre antituberculeux, pour enchaîner aussitôt sur un discours concernant le Service des eaux, la visite de diverses maisons de santé, de logements ruraux ou d'un indispensable centre de prophylaxie antivénérienne...

Le 9 mars, le groupe quitta Cuba; Le 12, il arriva à La Nouvelle-Orléans pour un nouveau périple en Louisiane, Mississippi et Alabama. Les médecins sud-américains n'en pouvaient plus. Des laiteries à visiter ou des complexes ostréicoles, des déjeuners ou des dîners offerts par les chambres de commerce des villes visitées, des hôpitaux pour enfants handicapés, des écoles pour sourds-muets, des sanatoriums, des stations de dératisation, des mines de sel, des papeteries à parcourir, de Morgan City à Jackson, de New Iberia à Schreveport... Le groupe passait en tornade, conduit par l'infatigable Louis Destouches, tandis qu'un peu plus au nord, dans le Missouri, l'Ulinois et l'Indiana, une autre tornade, une vraie, ravageait alors le pays, détruisait les villes, tuait des milliers de personnes, mais ceci est une autre histoire.

L'histoire de leur voyage trop rapide (comparable à ce qui sera bientôt le périple africaiN), on en trouve un écho sarcastique dans Bagatelles pour un massacre: «Quand je devenais inquisiteur, mon grand patron Yubelblat, il m'expédiait en voyage, en mission d'études... J'ai fait ainsi les continents à la recherche de la vérité. Si les voyages forment l'âge mûr, je peux dire que je suis bien fait. Craquelure ! comme j'ai voyagé ! pour m'instruire, pour accroître toutes mes connaissances ! Comme j'en ai vu des hôpitaux, comparé des laboratoires ! épluché les comptes des nurseries... vu fonctionner des belles casernes ! cavale dans les abattoirs ! admiré tant de crématoire ! expertisé tellement de laiteries, de "modèles" et des moins propres... de la Gold Coast à Chicago ! et de Berg-op-Zoom à Cuba ! Je devrais être de l'Institut, tellement qu'on m'a enseigné des choses, des techniques et des pires encore... extraordi-nairement ennuyeuses ! (...) Je devrais être presque parfait en dix mille matières scientifiques, dont je ne sais plus un traître mot... Je suis vraiment l'un des crétins les plus fieffés de la planète. Ainsi va la vie12... »

Mais il faut reprendre le fil du voyage. Après le sud des États-Unis, ce fut la côte Atlantique et le Nord. New York le 5 avril, Washington le lendemain pour un bref séjour durant lequel, le 10 avril précisément, le président Coolidge reçut la délégation à la Maison-Blanche, sans prêter aucune attention au médecin accompagnateur de la Société des Nations.

De retour à New York, Louis Destouches et ses compagnons s'initièrent à la visite d'un égout collecteur, au fonctionnement de trois abattoirs en compagnie d'un inspecteur des denrées alimentaires, à celui d'un poste de quarantaine de Staten Island et à celui de l'immigration d'Ellis Island. Peu à peu, les décors familiers de Voyage au bout de la nuit se mettaient en place. Louis Destouches observait et Céline allait s'en souvenir... Le mardi 28 avril, au pier n° 8 de Brooklyn, les New-Yorkais poussèrent l'amabilité jusqu'à montrer aux délégués attentifs quelle méthode de fumigation était employée pour la dératisation des navires13.

Ensuite Bridgeport, New Haven, Waterbury, Hartford, Détroit, Pitts-burgh... Mais seules ces deux dernières étapes du périple américain nous retiennent parce qu'elles firent l'objet d'un double rapport de Louis Destouches, le premier consécutif à la visite des usines Ford les 5 et 6 mai, le second à celle de la Westinghouse le 8.

Céline fit subir d'étranges distorsions aux conclusions de sa «Note sur l'Organisation des usines Ford à Détroit14», dans une conférence faite à des médecins parisiens en 1928, alors qu'il n'appartenait déjà plus à la S.D.N. puis dans Voyage au bout de la nuit, sans oublier les interviews successives. Il s'est créé du reste une véritable légende sur Céline et les usines Ford de Détroit, l'écrivain n'hésitant pas à affabuler, écrivant du Danemark à son ami suédois Ernst Bendz qu'il avait été quatre ans médecin aux U.S.A.15, parvenant à convaincre Robert Poulet ou Henri Mondor, le responsable de la première édition du Voyage en Pléiade, qu'il avait encore été médecin chez Ford - affirmation reprise dans l'entretien avec Jean Guénot et Jacques Darribe-haude.



Du premier rapport, que retenir ? Louis Destouches est surtout frappé par la simplification et la spécialisation du travail dans les chaînes de montage d'automobiles. Les ouvriers agissent de façon mécanique, un ou deux gestes répétés autour d'une machine, c'est tout. Chaplin n'a rien exagéré dans les Temps modernes. Mais là n'est pas l'essentiel. Cette crétinisation du travail permet à tous les déchets, les vieillards, les invalides de trouver des emplois à l'usine. «Nous avons assisté à l'examen d'entrée de plusieurs centaines d'ouvriers qui venaient combler les emplois vacants depuis six mois. On ne procède à l'embauchage qu'un certain nombre de fois par an. Nous avons vu passer devant nous un musée clinique, pas ou presque pas d'indemnes, certains complètement déchus. Le médecin chargé des admissions nous confiait d'ailleurs "que ce qu'il leur fallait, c'était des chimpanzés, que cela suffisait pour le travail auquel ils étaient destinés"16. »

Louis Destouches exagère-t-il ? Sans doute. L'emploi exclusif des travailleurs handicapés ne semble pas avoir été la politique de Ford. Mais ce qui frappe surtout, c'est la conclusion du rapport qui, curieusement, n'est pas négative. « Cet état de chose à tout prendre au point de vue sanitaire, et même humain n'est point désastreux quant au présent, il permet à grand nombre de gens de vivre qui en seraient bien incapables en dehors de chez Ford17. »

En revanche, dans la conférence de Ï928, le système Ford ne lui semble plus qu'un moindre mal, tout juste préférable au système alors en vigueur en France de l'assurance maladie.'Et dans Voyage au bout de la nuit, tout bascule résolument dans le cauchemar. Aux usines Ford, Bardamu fait connaissance avec l'enfer, dans le vacarme épuisant des machines. «On cède au bruit comme on cède à la guerre. » Toute vie est abolie dans la répétition dodelinante des mêmes gestes. « On existait plus que par une sorte d'hésitation entre l'hébétude et le rêve. Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes17. ».

Cette autre vérité de l'Amérique, ce n'est certes pas un rapport à la Société des Nations qui pouvait l'exprimer. On peut penser que Louis Destouches, alors, ne la voyait peut-être pas lui-même très clairement. Il allait trop vite, frôlait les apparences, enfermé qu'il était dans son rôle d'officiel, lointain, protégé de la vie... La vision hallucinée de ce que pouvait être vraiment la vie quotidienne d'un ouvrier des usines Ford, elle ne put lui venir que plus tard, en écrivant, en imaginant - de ce pouvoir de l'imagination qui rapproche toujours de la mort. D'où les dérisoires affabulations céliniennes pour justifier réellement, aux yeux de ses interlocuteurs ou correspondants, ce qu'il avait imaginé de la misère de là-bas.

Après Détroit, après Pittsburgh, la tournée américaine s'acheva par l'éternelle photo de famille aux chutes du Niagara. Suivirent une dizaine de jours au Canada, du 9 au 21 mai, pour d'autres visites et d'autres réceptions : Toronto, Ottawa, Montréal, Québec. Enfin, le 22 mai, le groupe s'embarqua à bord du Mont-Royal à destination de Liverpool.

L'Amérique bouleversa donc Louis Destouches. En 1935, il écrivait à Eugène Dabit qui avait envisagé un voyage vers New York : «Je ne connais rien de plus violent dans le domaine de l'oubli. Rien de ce qui constitue notre orgueil n'existe là-bas et c'est cela surtout dont nous avons besoin, d'humiliations, d'humilité spirituelle c'est-à-dire18. » Comme si l'individu n'existait plus, soudain, à l'échelle de ce pays. Comme s'il fallait payer en quelque sorte le tribut de sa vitalité prodigieuse, de la beauté de ses femmes, de la puissance de son industrie, de la fascination de ses usines à rêves et de ses écrans gigantesques, par une dissolution de sa personnalité, un retour à l'anonymat, l'homme dans la foule. L'Amérique, pour Louis Destouches, symbolisa le progrès. Il la découvrit, fasciné, en ce printemps 1925. Bien entendu, on éprouve toujours de la fascination pour cela même qui vous menace et que l'on refuse. Céline s'effraya de l'Amérique comme d'un miroir qui lui présentait l'image de son avenir. Au même titre qu'il s'effraya de la Société des Nations et de l'abstraite chorégraphie des délégués qui régentaient le bonheur des peuples. Après l'Amérique, il devint un homme du passé. Ou, comme il allait l'écrire dans l'Église, « un garçon sans importance collective, tout juste un individu ». Sa révolte ultérieure, escortée de tous ses excès, allait sans doute naître de là.



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Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches
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