wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

Louis-Ferdinand Destouches

right_old_somall

Bezons et Montmartre


Poésie / Poémes d'Louis-Ferdinand Destouches





Pour rencontrer Céline sous l'Occupation, il ne fallait pas le chercher chez lui, à Montmartre, il n'y recevait pas. Espérer le surprendre dans les salles de rédaction des journaux ultra-collaborateurs, il n'y mettait jamais les pieds. Dans les soirées organisées par Otto Abetz à l'ambassade d'Allemagne, aucune chance, il ne s'y rendit qu'une fois ou deux, mû par une curiosité goguenarde. Au théâtre ou au cinéma, il s'ennuyait le plus souvent. Au centre des mondanités, des cocktails, du Tout-Paris chic et frivole que n'offusquait pas la vue des officiers de la Wehrmacht, cette seule idée fait sourire. Non, le Céline des années 40-44, il fallait traverser Paris, la Seine, Courbevoie, Asnières pour l'apercevoir enfin, chaque jour de la semaine ou presque, au dispensaire municipal de Bezons.



Il avait plus que jamais les apparences d'un médecin peu conformiste, méconnaissable par rapport à ce jeune propagandiste de la mission Rockefel-ler qu'il avait été autrefois et qu'Edith Follet avait connu à Rennes en 1918, élégant sinon dandy, avec une grande écharpe blanche autour du cou et parfumé d'une eau de Cologne Guerlain. Désormais Céline s'habillait avec une désinvolture bohème, des vêtements dépenaillés, des costumes qui avaient dû être autrefois d'un chic très anglais mais étaient devenus totalement avachis et déformés. Des ficelles lui tenaient lieu de ceintures et lui servaient pour suspendre ses gants autour de son cou. Il portait une gabardine kaki doublée de peau de mouton ou un imperméable mastic maculé d'huile. Il empruntait parfois les transports en commun mais venait le plus souvent à Bezons sur une pétrolette asthmatique dont Lucette ne parvient plus à se rappeler la marque.

Soigner les malades, les contagieux, les estropiés, les rhumatisants et les cardiaques, c'était évidemment sa tâche primordiale. Qu'il expédiait parfois avec une désinvolture plus ou moins distraite. Le docteur Destouches à l'écoute de ses patients ? Hum. Non pas qu'il se désintéressât de leur sort. Mais il fallait que leurs maux s'accordassent à ses idées préconçues. Céline était convaincu par exemple de l'hygiène douteuse de la population de Bezons. Dès lors, il soignait la gale pour un oui ou un non, et tant pis pour ceux qui n'en souffraient pas, ils auraient dû ! Les écoliers se voyaient crédités de doses désespérantes d'huile de foie de morue, et les adultes devaient avaler des litres de sirop iodotanique phosphaté32.

Les miséreux, les démunis, les pauvres l'intéressaient à vrai dire davantage que les malades. L'hiver, il ouvrait grandes les portes du dispensaire et les clochards venaient trouver un peu de réconfort dans la salle d'attente bien chauffée. Quand la clientèle était rare, Céline écrivait à son bureau, il expédiait sa correspondance privée mais rédigeait aussi ses livres, comme Gui-gnol's band en particulier. Il ne savait pas rester sans rien faire. Il prodiguait les bons de lait, les tickets de rationnement aux mères de famille, aux nécessiteux, et il lui fallait à son tour tirer les sonnettes, voir des officiels, faire jouer ses relations afin d'obtenir davantage de passe-droits pour sa population.

« C'est exact y avait du monde... une foule à la consultation... une clientèle vraiment fidèle... une, deux, trois, quatre ordonnances... et puis un Bon... c'est le rythme... un... deux... trois Bons... une ordonnance !... C'est la cadence depuis l'hiver... de moins en moins d'ordonnances... de plus en plus de bons... chaque fois un quart... un demi-litre... je me fais prier énormément. .. J'ai la panique du téléphone... que ça sonne, qu'il y en a plus... que j'ai donné tout le lait de la ville... à mesure que la gêne augmente de moins en moins d'ordonnances... de plus en plus de bons... 25 morceaux de sucre... un petit seau de carbi... que la misère s'arrête plus... qu'elle augmente... qu'elle recouvrira bientôt tout... et la médecine à la fin... qu'elle en laissera plus du tout... »



Nulle exagération dans ces pages qui comptent parmi les dernières des Beaux Draps. Aux yeux de Céline, il n'y avait pas d'urgence plus grave que celle de ces enfants sous-alimentés dont les pères étaient prisonniers en Allemagne et dont il tentait de pallier les carences en sucre, lait, graisses, viande, vitamines, sans parler des allocations charbon, qu'il devenait urgent de distribuer aux vieillards, durant ces hivers interminables de la guerre.

A Bezons, Céline entretenait des bons rapports avec son prédécesseur le docteur Hogarth empêché d'exercer mais dont l'épouse, française et médecin, continuait d'assurer au dispensaire la consultation des femmes et des enfants. Durant les fréquentes absences du docteur Destouches, elle prenait la relève.

Autre personnalité de Bezons, le commissaire Joannin Vanni avec qui Céline, médecin légiste ne l'oublions pas, devait établir des liens professionnels, et qu'une vive sympathie ne tarda pas à unir. Mais le docteur Destouches restait fort discret sur sa vie privée. En dépit de leur amitié, le commissaire mit un an à apprendre que le médecin était aussi un écrivain. Il le trouvait parfois « un peu trop pour les Schleus » mais il s'accordait avec lui sans mal sur l'anticommunisme. Ils discutaient durant des heures. Joannin Vanni n'était pas à proprement parler résistant mais il n'hésitait pas cependant à utiliser toutes les filières possibles pour alerter les hommes que le S.T.O. avait désignés pour partir en Allemagne. Bien sûr, Céline était soigneusement tenu à l'écart par ses confrères des réseaux ou organisations encore naissantes de la Résistance. Il n'empêche : le commissaire et bien d'autres personnalités de Bezons savaient que le docteur Destouches signait volontiers des certificats médicaux de pure complaisance pour les réfractaires au S.T.O. et certains Juifs. Comme cette attestation du 7 mai 43 : « J'atteste avoir donné mes soins à M. Plazannet Marcel depuis qq temps et observé, au cours de l'hiver, chez celui-ci, des symptômes de congestions apicales, avec radioscopie des sommets douteux, état général médiocre, petites poussées fébriles, phases de toux - Il nous semble que M. Plazannet devrait passer avant son envoi en Allemagne devant une commission médicale33... »

Depuis longtemps, Céline éprouvait aussi une vieille amitié pour Albert Sérouille, instituteur à la retraite et, selon certains, ancien maître de danse à l'Opéra-Comique34. D avait été nommé bibliothécaire municipal de Bezons sous l'Occupation. Céline l'incita à écrire une Histoire de Bezons. Le vieil homme sauta sur l'occasion. Et son livre, Céline contribua à le faire éditer chez Denoël en janvier 44, écrivant pour l'occasion une somptueuse préface où résonnaient chez lui, natif de Courbevoie, toute une mélancolie lyrique, une forme de fidélité tragique à ses origines modestes.

« Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s'essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d'usines, gavée d'épandages, dépecée en loques, ce n'est plus qu'une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance, Paris "le cour de la France", quelle chanson ! quelle publicité ! La banlieue tout autour qui crève ! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous les bombes, qui s'en soucie ?



« Vive donc la mort à Bezons ! Je l'y connais un petit peu. M. Sérouille nous l'ornemente. Vive Montjoye et Saint-Denis ! Pas bien loin ! Vive Courbe-voie ! ma naissance ! Toute ma patrie, hélas ! est là déjà sous terre ! Je m'intéresse forcément. Un dernier coup d'oil. (...)

« Bezons dans le dictionnaire ? Deux lignes et maussades... Quelle vilenie ! Quelle saleté ! Mais toute l'Histoire de la France passe par Bezons ! Précisément ! Au plus juste sur le pont de Bezons. Les années de la France sont-elles d'abondance, de prospérité, de bonheur ? La Foire de Bezons bat son plein ! On chasse à Maisons-Laffitte, les troupes paradent vers Carrières, ce sont cortèges, joies et bombances, sur les deux rives tout va bien !

« Les années sont-elles funestes ? Les malheurs fondent-ils sur la France ?... Les avant-gardes du désastre campent à Bezons... Le pont saute !... C'est le grand signe !... Allez le voir... On le répare à peine35... »

Aujourd'hui l'Histoire rejoignait donc Bezons, victime des bombardements de la Royal Air Force en 1943 et 1944. Les ponts étaient visés comme la zone industrielle voisine d'Argenteuil. Céline devait alors se rendre sur place avec les équipes de secours. Et lui qui s'était peu à peu attaché à cette ville, qui avait contribué au développement de la caisse des écoles et de la bibliothèque municipale, qui n'avait pas hésité à solliciter ses amis, comme Marie Bell, pour adresser des dons à ces deux organismes, ne pouvait qu'être affecté par ces destructions systématiques. Son anglophobie y trouvait de nouvelles justifications.

Craignait-il d'être victime lui aussi des bombardements ? A partir de 41, Céline redouta surtout les attentats. Il se voyait encore une fois comme l'homme à abattre. Il était un peu en avance sur l'Histoire. Pour l'instant, c'était les autres qu'on abattait, qu'on pourchassait, les Juifs, les étrangers, les résistants. Mais Céline ne faisait pas le détail. A partir de 41 donc, il se rendit un peu moins souvent à Bezons, deux ou trois jours par semaine, sans compter ses voyages, ses vacances ou ses expéditions en province pour s'approvisionner au marché noir. Mais une fois sur place, sa sollicitude ne se relâchait pas.

Le cas de D. est exemplaire. Cette jeune fille de dix-huit ans, juste titulaire d'un diplôme de la Croix-Rouge, se proposa pour travailler au dispensaire, au besoin comme bénévole. Elle voulait échapper à tout prix à son milieu familial. Son père, brigadier de police, était le parfait spécimen de la brute épaisse. Sa mère n'hésitait pas à la battre, à la maltraiter. Céline la prit sous sa protection. Il la fit entrer dans une école d'infirmières. Il supervisa ses études. Il fut pour elle comme un mentor, un expert en lucidité, en amertume et en cynisme, il voulait s'efforcer en fait de l'armer contre toutes les noirceurs et les pièges de la vie. Fut-il aussi pour elle un amant distrait, rapide, comme il l'avait été pour Erika Irrgang et Cillie Pam qu'il avait autrefois recueillies et à qui il avait donné des conseils d'une aussi précieuse que redoutable crudité ? Vraisemblablement pas. Il tenta bien de l'entraîner chez Gen Paul, de la faire poser comme modèle dans son atelier. Devant son refus, il n'insista pas. Son voyeurisme léger trouvait sans doute face à elle des satisfactions plus minimes, plus subtiles. Ce qui ne retire rien à sa générosité. Pour elle, le docteur Destouches resta le seul à lui avoir permis de « vaincre la misère », avec sa « gentillesse à toute épreuve36 ».



Au Céline professionnel de Bezons, il faut bien sûr opposer le Céline privé et secret de Montmartre, le Céline non pas médecin mais malade, secoué par ses éternels bourdonnements d'oreilles et ses névralgies. Le Céline que le bruit faisait fuir et qui, pour cette raison, n'a jamais toléré de machine à écrire à son domicile. Autrefois, avant la guerre, il se rendait square de Port-Royal chez Marie Canavaggia. Les deux sours de Marie discrètement s'éclipsaient quand Louis était attendu. Il parlait peu. Toujours anxieux, acharné de perfection. Il confiait son manuscrit à la jeune femme. Le texte mis au point, après de nombreux aller et retour entre Marie Canavaggia, la dactylographe et lui-même, il le lui rapportait une dernière fois, sans plus le regarder, le contrôler jusqu'à l'impression définitive. Il avait en elle une confiance extrême. Mais depuis quelque temps, il ne prenait plus le chemin du petit appartement du square de Port-Royal où vivaient les trois sours Canavaggia qui avaient pour lui des allures tchékhoviennes. C'est Marie qui se rendait à Montmartre, rue Girardon, qui pénétrait dans son bureau, découvrait son rangement extravagant pour le non-initié, ses dossiers qui s'empilaient, chapitre après chapitre, retenus par les fameuses pinces à linge. Pourtant, tout relevait d'un ordre extraordinaire, affirme Lucette Almansor. Un ordre perceptible à lui seul.

Comme Flaubert qui passait ses manuscrits à l'épreuve du gueuloir, Céline avait besoin de les lire. Lucette lui servit d'auditeur. Ce rôle totalement passif, elle commença à le tenir dès l'Occupation...

« Moi je ne faisais pas de remarques. Je riais ou je pleurais. Je ne me permettais rien d'autre. Je lui disais seulement si ça me donnait l'émotion qu'il cherchait. Du reste il le voyait bien sur ma figure. Il Usait à haute voix pour lui-même. Tout le temps quand il écrivait ou le soir, il me disait : assieds-toi, ne bouge pas ! Moi, j'avais un mal fou à rester sans bouger. Il me disait : laisse tomber la danse, viens t'asseoir, ne bouge pas !

« Il faisait ça dès qu'il avait fini un chapitre. Je ne disais donc rien. J'écoutais. J'étais son espèce de témoin. Il l'aurait fait avec n'importe qui d'autre. U fallait qu'on l'écoute, qu'il puisse lire tout haut pour s'assurer si ça marchait ou non, si la musique était là ou pas. Ça pouvait durer une heure. Je ne pipais pas. Et si par malheur quelqu'un parlait ou appelait, il ne répondait pas. Il était comme en transes. Il travaillait en transes. Je crois que les musiciens doivent travailler comme ça. Il n'était plus présent...

« II écrivait le matin à six heures, ou le soir, ou la nuit à la fin de sa vie, pour être sûr de ne pas avoir de bruit. Le bruit, ce n'était pas possible. C'est aussi pour ça qu'on est venu ici, à Meudon. Il écrivait tant qu'il avait de la force. Parfois il avait des crises, des douleurs durant deux ou trois heures. A ce moment-là, il était comme mort. On ne pouvait plus lui parler. Sitôt qu'il reprenait de la force, il retravaillait. Déjà à Montmartre, il avait de tels moments de fatigue. Je le voyais verdir, il s'allongeait, il ne pouvait plus parler, et plus tard, sans rien dire, il se remettait au travail. »

Lucien Rebatet en visite rue Girardon s'étonna de ne voir aucun rayonnage, aucune bibliothèque apparente chez lui. « Pas une trace de vie artistique ou intellectuelle, les bouquins dissimulés comme chez de vieux paysans qui lisent, mais croiraient se révéler dangereusement en laissant connaître leurs lectures37. » Point n'est besoin de chercher des explications savantes ou psychologiques. Céline avait emménagé rue Girardon en catastrophe. Il avait laissé des caisses de livres au garde-meuble. D'autres étaient entassés dans la chambre de Lucette. Mais les livres, c'est vrai, Céline ne les gardait pas précieusement. Une fois lus, ils avaient cessé de servir. D les négligeait comme il négligeait son confort ou plutôt la décoration de son intérieur. Autrefois, il avait été plutôt collectionneur. Il tenait à ses objets africains, ses masques rapportés du Cameroun, aux meubles de valeur qu'il avait achetés à Genève, à ses tapis. Lucette se souvient d'une très belle commode Boulle qui lui venait de sa mère et qui disparut à la Libération. Mais de toute façon, il ne s'installa jamais vraiment rue Girardon, il ne fit qu'y camper. Un long bivouac de trois ans que peu de gens, encore une fois, eurent l'occasion d'observer, sinon les quelques intimes de Montmartre, Gen Paul, Le Vigan, Marcel Aymé, ou des visiteurs occasionnels parmi lesquels Marie Bell qu'accompagnait parfois Florence Gould, française de naissance et épouse du milliardaire américain.

«... elle forçait notre modeste logis, avec Marie Bell (de la Comédie-FrançaisE) elles apportaient leur dîner ! moi qui ne reçois jamais personne j'étais bien forcé de la recevoir ! Elle voulait à toute force m'acheter mes manuscrits. Je m'y refusais ne voulant rien devoir au milliardaire américain. Mais elle n'était ni désagréable ni sotte-Dans sa précipitation, la nuit et ivre, elle s'est même cassé la jambe en bas de mon escalier rue Girardon - J'ai refusé d'aller la voir dans son lit comme elle l'y conviait, à la soigner ! par télégramme39. »

Des fenêtres de son appartement, la vue plongeait sur Paris. Lui le voyeur visionnaire était à son affaire. La vie quotidienne des Français sous l'Occupation, il s'y intéressait modérément. C'est la vie universelle, le point de vue le plus général qui le retenaient. Les bombardements alliés sur le nord et l'ouest de la capitale, les projecteurs de la D.C.A. qui striaient et balayaient le ciel, l'embrasement des bombes, la lueur fauve des incendies sur les usines Renault de Billancourt le 3 mars 1942... là il était à son affaire, « chroniqueur des grands-guignols » aux premières loges du haut de la butte Montmartre, quand la réalité rejoignait la fiction et l'Histoire se rapprochait de ses délires. Au fond, il aurait suffi d'un rien et c'était Paris en feu, Montmartre s'écroulant sôus ses propres caves et ses carrières, comme un château de cartes, les bombarbiers de la R.A.F. dans le ciel semblables à des cavaliers de l'Apocalypse... Un rien en effet, juste l'infime coup de pouce de l'imagination, de la folie, la mise en jeu d'une écriture déformée et d'une vitesse stupéfiante, ce que sera par exemple Normance, ce livre-phénomène écrit peu après la guerre, cette longue divagation cauchemardesque au cours d'un seul bombardement nocturne sur Paris.

Lucette n'était pas toujours auprès de lui, il lui arrivait de partir en tournée, pour quelques jours, à Bruxelles avec Serge Lifar ou ailleurs. Elle poursuivait par ailleurs ses cours chez Mme Egorova. Elle louait une salle aux studios Wacker où elle enseignait ses danses orientales ou espagnoles avec castagnettes, qu'elle affectionnait tant. Ses élèves la payaient quand elles en trouvaient le temps, ou ne la payaient pas, c'était selon. Le soir, Lucette avait parfois des engagements pour de courts numéros dans des cabarets. Louis venait la rechercher.

Karen Marie Jensen restait l'une des plus proches amies du couple après avoir été la compagne d'Elizabeth Craig. Céline ne cessait de correspondre avec elle. Le Danemark demeurait dans son esprit un pays-refuge. La présence de Karen n'était pas étrangère à ce choix. Il espérait la venue de la jeune femme à Paris. En vain. De son pays natal à l'Espagne, Karen la troublante, la mondaine, évitait la France occupée. Céline lui écrivit le 20 avril 1942 :

« Je vais demander pourquoi on ne vous laisse pas venir à Paris, sans doute à cause de la nourriture-déj à difficile à trouver-Je vais passer tout le mois de juin en Bretagne-précisément pour me ravitailler avant l'hiver-qui ne sera pas facile, je le crains - Lucette commence à avoir des élèves - Je voudrais qu'elle monte un petit studio - comme Mme. d'Alessandri ! Je veux finir ma vie dans les cours de danse - Avec le vôtre à Copenhague - j'aurai aussi de bonnes raisons de voyager - Vous allez avoir un été bien chargé ! avec votre troupe ! mais quelle charmante occupation ! Vous êtes la plus heureuse des femmes et la plus gentille et la plus dévouée des amies - et la plus belle - Il faut vous revoir bientôt, nous nous ennuyons tous sans vous et moi tout particulièrement. Vous savez comme je suis fidèle sans en avoir l'air ! enfin dans mon genre... Vous auriez fait une bien jolie Duchesse de Bretagne si j'avais été Duc - (...) Montmartre est en train de verdir et de fleurir - nous avons cent moineaux sur notre balcon qui réclament hélas énormément de pain ! Ainsi va la vie, pas très gaie mais heureuse tout de même, de vous avoir vue3' ! » .

Les difficultés de ravitaillement auxquelles Céline fait allusion étaient le lot commun de tous les Français. Elles obsédaient particulièrement l'écrivain, avec sa peur panique de manquer (c'est-à-dire de devoir quelque chose à quelqu'uN), son souci d'entasser, de préserver, de stocker des pièces d'or ou des saucissons. Les lettres que nous connaissons de Céline à Henri-Albert Mahé, le père de son ami Henri Mahé, et qui vivait retiré à Rétiers, en Ille-et-Vilaine, ne manquent pas de saveur. L'auteur du Voyage lui en adressa plus d'une trentaine en 1941 (Henri-Albert Mahé devait mourir le 16 décembre de cette année-là, à l'âge de soixante et un anS) pour lui réclamer des colis de vivres, l'en remercier, lui faire de nouvelles demandes plus pressantes encore, plus plaintives...

« Je vous fais parvenir demain 100 francs à titre de crédit !... et compte courant ! Puis-je vous recommander pour le prochain, beurre, rillette, et rôti, comme celui-ci, vraiment admirable, mais point de pâté que j'estime moins que la rillette, excellent certes, mais l'air de la campagne nous manque et le vif appétit pour apprécier de tels substancielles (siC) délices ! Beurre, rillettes et rôti sont parfaits pour notre misère actuelle, du lard s'il s'en trouve » (lettre du 1" mars 1941).

« Je me permets de vous envoyer une boîte contenant 3 boîtes en zinc - destinées au beurre. Vous aurez peut-être la bonté de les remplir... » (lettre du 6 août 1941).

« Dois-je encore vous excéder à propos de beurre et de fromage et de jambon ? Le fromage peut-être pourrait, si vous en avez, être expédié dans des boîtes en zinc. Enfin à votre gré » (lettre du 22 octobre 1941).

« Vous êtes mille fois aimable de nous avoir envoyé ces magnifiques fromages -que nous allons savourer très lentement-car il faut qu'ils durent. Vous me direz le prix de ces merveilles. Pensez à nous pour le beurre. Il fait ici cruellement défaut - et il paraît qu'il est partout réquisitionné avec rage. Dois-je encore vous remémorer le jambon » (lettre de la fin octobre 1941)40.

Céline n'était pas un jouisseur, un Lucullus, un bâfreur, on le sait. C'était un homme de l'angoisse. Si le passé rimait avec la nostalgie, l'avenir s'accordait à toutes les menaces. Rillettes, jambons et beurre dans le placard pouvaient sans doute contribuer à dissiper un tout petit peu cette grande peur des lendemains, comme un exorcisme qui n'était point si dérisoire après tout dans ces années de pénurie, de tickets de rationnement, de queues devant les magasins d'alimentation et de marché noir effréné, où l'on entamait à pied la « traversée de Paris » dans le seul espoir plus ou moins fantomatique d'un jambon.

Trois faits essentiels marquèrent la vie privée de Céline sous l'Occupation. Tout d'abord le mariage de sa fille Colette le 10 juin 1942. Bien sûr, il n'avait pas veillé directement sur son éducation, elle avait vécu auprès de sa mère (et de son beau-pèrE) mais Louis avait continué de la voir régulièrement, soucieux de sa santé, de ses études, de son bonheur, et sûrement plus possessif à sa façon avec elle qu'il ne l'avait été avec aucune de ses épouses, de ses maîtresses. Il avait rêvé pour elle d'un avenir glorieux, d'une carrière médicale, comme pour resserrer leur complicité. Elle n'en eut jamais l'intention. Quand elle lui annonça qu'elle était enceinte et qu'elle comptait épouser le père de l'enfant à naître, un nommé Yves Turpin, catastrophe ! Louis tenta de la dissuader de ce mariage. H ne pouvait admettre qu'on lui volât sa fille. Il n'assista pas à la cérémonie. U cessa toute relation avec elle. Ne se soucia apparemment pas le moins du monde de la naissance de son petit-fils Jean-Marie le 3 août 1942. Il ne revit Colette que bien plus tard, à son retour du Danemark, après 1951.

Autre mariage, le sien avec Lucette, célébré le 23 février 1943. Pourquoi une régularisation si tardive ? Sans doute, encore une fois, par peur de l'avenir, pour assurer à Lucette un minimum de protection légale, à l'heure où la défaite de l'Allemagne lui semblait inéluctable, où la Wehrmacht avait capitulé à Stalingrad, où lui-même Céline devrait fuir sans doute un jour - et dans quelles conditions ? - pour échapper aux règlements de comptes.

Lucette : « Moi je ne voulais pas me marier. Louis, quand il se sentait contraint par une chose, se mettait à la détester. Un peu à la manière d'un animal. L'affection pouvait être une emprise, et il se sauvait. A quoi bon s'attacher ? Il m'avait pourtant parlé de mariage très souvent. Et ça retombait à l'eau. Et puis un jour, il a fait les démarches, il m'a dit : on se marie tel jour. Et il a pris comme témoin un garçon qui travaillait à la mairie, qu'on appelait « le poète de la butte », Victor Carré, responsable du ravitaillement. On est parti à la mairie du XVIIIe et Louis est retourné aussitôt après à son dispensaire. H n'y a rien eu du tout, pas de déjeuner protocolaire, non. Ce mariage, même sa mère l'a appris quinze jours plus tard. Nos témoins, Gen Paul et cet employé de mairie, c'était tout. Je ne l'avais pas dit non plus à mes parents.

« Sa mère voulait qu'on se marie. Elle me répétait : mais pourquoi vous ne vous mariez pas, ma petite ? Louis aussi m'en parlait tout le temps, dès 1936. Mais j'avais le pressentiment que le mariage aurait brisé notre entente. En fait, il n'a rien changé du tout entre nous. Il m'avait donné comme excuse aussi : ça sera mieux, tu comprends, c'est plus pratique si on veut voyager. Il pensait au voyage en Russie où je ne l'avais pas accompagné.

« Denoël était très mondain, brillant, intelligent, assez méprisant. On n'était pas en très bon terme, tous les deux. Il était très amoureux de Louis, c'était sa chose. Le jour où on s'est marié (j'ai senti qu'il aurait tout fait pour qu'on ne se marie paS), il a tout de même envoyé une gerbe de fleurs magnifiques. C'était le seul parce qu'on s'est marié sans prévenir personne. On est revenu. Louis s'est remis à son travail. Une journée comme une autre. »

Le 10 février, Céline et Lucette signèrent, en l'étude de Me Robert Thomas, notaire à Bougival, un contrat de mariage. Ils avaient opté pour le régime de la séparation de biens, ce qui était plus prudent pour Lucette en cas de poursuite, saisie des biens de Céline, etc. Mais il avait fait en revanche un testament en faveur de sa femme.

Lucette : « Louis avait sa motocyclette. J'étais venue en vélo. U m'avait dit d'aller chez le notaire. C'était un jour assez beau. Donc Louis arrive le premier et le notaire lui dit : vous allez signer là et là, mais où est votre femme ? Et lui : elle arrive, elle arrive ! Je suis en effet arrivée une demi-heure après. Et nous sommes repartis, lui à moto et moi à bicyclette. Et c'est drôle, ce vieux notaire, ça l'avait tellement amusé ! Il n'avait jamais vu ça. Il m'en a reparlé souvent, chaque fois que je l'ai revu par la suite. »

Troisième fait marquant enfin dans la vie privée de Céline, après le mariage de Colette, avant son mariage avec Lucette, sa rencontre avec Bébert, le fameux Bébert, l'immortel, le compagnon de la débâcle, le fidèle de Neurup-pin et de Sigmaringen, Bébert qui sera de toutes les odyssées et de tous les exils, à Copenhague et au bord de la Baltique, Bébert de retour avec lui en France, qui finira ses jours à Meudon, Bébert le héros de D'un château l'autre, Nord et Rigodon, Bébert au regard si doux et aux griffes si pointues, le chat Bébert enfin, révélateur de Céline et personnage clé de ses romans, sur lequel on n'écrira jamais assez de livres41 !

Bébert était un beau et gros chat tigré européen que l'acteur Le Vigan avait acheté aux Grands Magasins de la Samaritaine en 1935, pour fêter, symboliser sa rencontre - et sa vie commune-avec une jeune femme, Tinou, qu'il avait connue en Algérie au moment du tournage de Golgotha de Duvivier, où il incarnait le rôle du Christ. Dès lors, Bébert gagna Montmartre et le domicile de Le Vigan, point de départ de ses raids, de ses expéditions le long des ruisseaux de la rue Norvins ou de l'avenue Junot. Selon qu'il était prospère ou efflanqué, les amis de son maître pressentaient si le couple était idyllique ou bagarreur, si Le Vigan et Tinou songeaient ou non à le nourrir. En bref, le ventre de Bébert était comme un baromètre de leurs amours. Le couple se sépara fin 42. Et Bébert ? Il fut finalement recueilli par Lucette. Louis tout d'abord protesta. Que ferait-il d'un chat ? Il n'avait jamais vécu dans leur intimité. Et la guerre qui redoublait, l'avenir aussi bouché qu'un ciel d'orage ? Il finit malgré tout par se laisser convaincre, de mauvais gré. Aussitôt Bébert devint « son » chat, son compagnon, son complice, son témoin silencieux, « l'ensorcellement même, le tact en onde ».

Bébert, « le lutin de gaieté », accompagnait parfois Louis et Lucette dans leur promenade du soir vers la place Blanche ou la Trinité. Une peur panique des motos le jetait alors à pleines griffes contre son maître, comme s'il sautait après un arbre pour y trouver refuge.

Ah ! Bébert, Céline en a si bien parlé, sobrement, avec une tendresse malicieuse, une intimité qui bouleverse, comme s'il trouvait dans son chat toutes les compensations au commerce si malheureux des hommes ! Bébert le lucide ! « Il se rendait compte de la tragédie... » Bébert « d'une fidélité de fauve », Bébert le désobéissant fini et qui pourtant leur collait aux talons, Bébert le vorace, le voyant, Bébert qui savait se méfier des paroles, des mensonges...

Oui, Bébert fut l'une des rencontres décisives pour Céline, sous l'Occupation. Et que l'on ne voie dans cette affirmation nulle ironie, nul paradoxe ! Bébert adopté fin 42 devint l'un des personnages marquants de sa vie, l'un des déclics les plus puissants de sa sensibilité et peut-être de son imaginaire.

En un sens, sa rencontre avec Bébert en éclipsa bien d'autres. Osera-t-on dire : même celle avec Arletty qu'il connut à cette époque ? L'écrivain et l'actrice furent présentés l'un à l'autre au domicile du conseiller juridique à l'ambassade d'Allemagne, William von Bohse, en présence de Josée Laval... « Une amie m'invite à prendre le café et me réserve une surprise. Dans un coin du salon, debout, un très bel homme aux yeux gris. Présentations : - Céline. - Arletty. Ensemble : "Courbevoie". Longue embrassade. Début d'une amitié que rien n'a pu troubler42. »

Il aima donc Arletty, sa payse de Courbevoie. Il la revit à son retour d'exil. Une étroite et affectueuse complicité la retint à lui. Mais Bébert, ce fut plus, ce fut un reflet, une projection de lui-même, la première découverte d'un monde sensible et à jamais mystérieux, aussi détaché de la pesanteur qu'un rêve de danseuse.

Robert Le Vigan, l'autre Bébert, son ancien maître, fils de vétérinaire, montait parfois les quatre étages pour surprendre le chat... ou Lucette !

Lucette : « Le Vigan guettait Louis quand il partait à son dispensaire. On savait tout ce qui se passait sur la butte. Alors il venait frapper à la porte : Ouh ! ouh ! c'est Bébert ! disait-il. Et moi, la première fois, j'ouvre, croyant qu'il avait quelque chose à me dire. Et lui voulait me sauter dessus, on a couru autour de tous les meubles. Je lui jetai des trucs à la figure. Je l'ai foutu dehors. Par la suite, il pouvait bien dire : c'est Bébert ! Rien à faire. Il ne se vexait pas. Il recommençait. C'est Bébert ! Il savait bien que je n'osais pas le dire à Louis. Même en Allemagne, il continuait. Il n'était pas beau mais il était intelligent...

« Il parlait à Bébert (le chaT), c'était fantastique, il parlait chat, vraiment, ils se battaient tous les deux. Tout à coup, Bébert n'était plus d'accord. Ils se foutaient des torgnoles. Le Vigan était un personnage très attachant. Il vous racontait des histoires, il avait le don pour raconter, c'était un conteur, il n'était jamais lui-même. Pour une fois, avec Céline, je crois que c'est Le Vigan qui parlait le plus. Louis, ça l'amusait de l'entendre. Il écoutait. Il était très drôle, Le Vigan, et mouchard. Il a donné tout Paris, toute la Comédie-Française, tout Marigny. Tout y est passé. Il dénonçait ses copains. Il envoyait des grandes lettres à la Gestapo. Tout le monde le savait mais on lui pardonnait. Il était comme ça... E habitait à ce moment-là avenue Junot, près de chez Daragnès. Il avait transformé son appartement en blockhaus, avec des sacs, comme pour se retrancher. »

Le chat Bébert, ce fut le point fixe, le repère magique de l'intimité domestique de Céline à Montmartre et sur lequel il semble opportun de fermer cette séquence, comme par un magique fondu au noir...



Autour de la France occupée



Bezons et Montmartre, c'étaient en somme deux mondes immobiles, deux mondes de la vie quotidienne où l'actualité, l'imprévu, l'accidentel jouèrent un rôle minime durant les premières années de l'Occupation. Seule importait au fond la routine des travaux, des replis, des secrets, des silences, des émotions, des écrits et des jours.

Mais entre Bezons et Montmartre, Céline devait traverser Paris, rencontrer parfois des gens et se manifester d'une manière ou d'une autre. Mieux, au-delà de Montmartre et Paris, il lui arriva de s'échapper aussi. Vers la Bretagne chaque été ou pour un court séjour en Hollande ou en Allemagne. En bref, le Céline de l'Occupation, il faut le raconter aussi chronologiquement, tel un témoin de l'Histoire, un acteur modeste, un observateur attentif et distrait, un ermite obstiné et un provocateur d'occasion.

Ces années d'occupation ne commencèrent pas pour lui sous un jour particulièrement favorable. Le 14 mars 1941, le coffre qu'il possédait à la succursale parisienne de la Lloyds fut ouvert par ordre des autorités allemandes. La mesure ne le visait pas directement. C'est la banque - étrangère et ennemie - qui était concernée. Qu'importe ! Céline l'économe détestait toute incursion dans ses affaires. Défense de toucher au bas de laine ! Et ce n'était qu'une première alerte.

Céline, l'antisémite tonitruant d'avant-guerre, avait été contacté dès l'armistice pour appuyer la politique de collaboration. Comme journaliste et écrivain, on a déjà eu l'occasion d'en parler. Mais il est vraisemblable qu'il fut pressenti aussi par Vichy pour la mise en place, le 29 mars 1941, du commissariat général aux Questions juives. L'écrivain, bien entendu, se défila. C'est Xavier Vallat qui en fut le premier commissaire, avant Darquier de Pellepoix le 6 mai 1942.

L'Institut d'études des questions juives fut constitué peu après, à l'instigation des Allemands qui supervisaient déjà le commissariat général, et son siège social installé rue de la Boétie, dans un immeuble confisqué à un propriétaire d'origine juive, symbole oblige ! Les Allemands tentaient par tous les moyens de discipliner les Français, de leur inculquer enfin un sentiment antijuif idéologique. Tâche difficile comme en fait foi cette lettre de février 41 du colonel S.S. Knochen, supérieur direct de Lischka :

« Il est apparu qu'il est presque impossible de cultiver chez les Français un sentiment antijuif qui reposerait sur des bases idéologiques tandis que l'offre d'avantages économiques susciterait plus facilement des sympathies pour la lutte antijuive (l'internement de près de 100 000 Juifs étrangers habitant Paris donnerait à de nombreux Français l'occasion de se hisser des couches inférieures aux classes moyennes43. »

Pour les Allemands et leur ambassadeur à Paris Otto Abetz, Céline figurait a priori parmi les Français d'une réelle autorité intellectuelle dont l'antisémitisme ne pouvait être suspecté. Son nom, du coup, figura sur plusieurs listes : l'une qu'un indicateur anonyme avait adressée aux Allemands afin de les conseiller sur les personnalités à contacter éventuellement pour participer à la commission consultative de l'Office central juif ; l'autre, adressée par Otto Abetz à son expert aux questions juives à l'ambassade, où le nom de Céline figure encore (avec ceux de Jean de la Hire ou du comte de PuységuR) comme sympathisant ou collaborateur possible à l'Office central juif... Mais Céline ne fit partie d'aucune commission, d'aucune administration. Il se déroba sans ambiguïté. Jamais il n'aida en quoi que ce soit, par des rapports, des conseils directs ou des indications, l'ambassadeur d'Allemagne, à plus forte raison la Gestapo ou l'Office central juif.

Revenons à l'Institut d'études des questions juives qui fut inauguré le 15 mai 1941. Céline assista à cette séance. Tout comme Lucien Rebatet non loin de lui...

« J'étais invité. J'avais repéré et salué tout de suite Céline, incognito, acagnardé tout au fond, dans l'angle, enseveli dans sa peau de mouton et son cache-nez pisseux, le regard filtrant à peine entre les paupières somnolentes. Il n'y avait aucun siège libre près de lui. Je m'étais installé plus avant.

« Sur l'estrade, le président-chaisier épelait en transpirant sous l'effort un gros paquet de dactylographie. Il lisait "Léon Blume", comme "plume". Parmi les membres du comité, trônait près de lui un vieux capitaine, retraité de la coloniale, cuit jusqu'à l'os dans le mandarin et qui avait déjà visiblement arrosé cette fête.

« Tandis que le chaisier ânonnait, j'entendais s'élever du coin de Ferdinand des grommellements d'un timbre sur lequel je ne pouvais pas me tromper. Au fur et à mesure de la lecture interminable et trébuchante, la contrebasse célinienne se faisait plus distincte.

« -La tyran... tyrannie... judéo... judéo-marxiste...

« - Et la connerie aryenne, dis, t'en cause pas ?

« Cinquante paires d'yeux de policiers amateurs, tournant dans tous les sens, s'efforçaient d'identifier le sacrilège.

«(...) Je gagnai la porte, au milieu d'un tumulte irréparable. Céline n'avait pas bougé. Dans le vestibule, le plus gras des Souabes se désolait :

« - On ne pourra chamais rien gonsdruire avec les Vranzais !

« C'est ainsi que j'ai vu l'auteur de Bagatelles saboter des assises antisémites, qui se seraient bien d'ailleurs coulées sans lui, et se mettre à deux doigts d'être lynché pour judaïsme patent44. »

Céline l'infréquentable, le voilà avec ses phénoménales contradictions, comment s'en étonner ? Il va à la séance inaugurale de cet Institut. Qui le lui demandait ? Et pourquoi se compromet-il ? Antisémite, il l'est, il le reste, à sa façon, on le sait. Son éternelle curiosité fait le reste. Et son impertinence goguenarde couronne le tout. Céline le saboteur, pas de doute. Abetz et les autres allaient vite comprendre. Rien à espérer avec lui.

Que pouvaient-ils attendre en effet d'un énergumène au tel franc-parler, qui débarquait à l'occasion dans les colloques ou les réceptions, avec ses pantalons tirebouchonnés retenus par des ficelles, sa barbe de trois jours, et qui ne tarissait pas de sarcasmes et de quolibets face à ses hôtes. Abetz en fera directement l'expérience à l'ambassade, en 1944. Mais déjà, en 1941, Céline créait un beau tapage au cours d'une réception donnée au Café de la Paix par le correspondant d'un grand quotidien de Tokyo, Kuni Matsuo, qui venait d'être nommé chef de cabinet du Premier ministre et qui fêtait son départ. Un maître d'hôtel pria tout d'abord l'écrivain de déguerpir, il l'avait pris pour un clochard, un vague pique-assiette. Céline demanda plus tard sarcastiquement à un colonel de la Wehrmacht dans combien de mois il prévoyait la défaite de l'Allemagne. Châteaubriant lui fit quelques observations sur sa tenue vestimentaire. Céline le traita de collabo de pissotière45.

Infréquentable, oui, quel autre mot choisir ?

En mai 1941, la Machine à écrire de Cocteau, montée au théâtre Hébertot avec Jean Marais et Gabrielle Dorziat, fut l'objet d'attaques particulièrement abjectes d'Alain Laubreaux dans/e suis partout. Si bien qu'un soir Jean Marais prit le journaliste à partie dans un restaurant du boulevard des Batignolles, l'insulta et le gifla très spectaculairement. Cette claque sonore sur la joue de Laubreaux le germanophile nazi et caractériel, Pinsulteur haineux et triomphant de ses ennemis persécutés, se répercuta comme un écho de rue en rue, dans les salons et les salles de rédaction de Paris. Et chacun de la commenter avec jubilation, soulagement ou effroi. Après cet incident, Céline, premier bon mouvement, se rangea du côté de Cocteau (et de Jean MaraiS), du côté du créateur contre le critique (il n'avait pas oublié la volée de bois vert de Mort à crédit, c'était pour lui un réflexe de classe corporatiste tout autant qu'un réflexe moraL), il lui proposa d'intervenir, de favoriser sinon une réconciliation du moins une explication courtoise avec Laubreaux... Mais quelques mois plus tard, deuxième mouvement hélas !, Céline se rapprocha du diffamateur. Il adressa à Laubreaux une lettre publiée dans Je suis partout le 22 novembre 1941. « Raison de race doit surpasser raison d'État. Aucune explication à fournir. C'est bien simple. Racisme fanatique total ou la mort ! Et quelle mort ! On nous attend ! Que l'esprit mangouste nous anime, nous enfièvre ! Cocteau décadent, tant pis ! »



Contradictoire, oui, quel autre mot choisir ?

Entre-temps, Céline avait passé deux semaines en Bretagne, dans le Finistère Nord et à Camaret début juin. Il était de retour à Paris le 21, la veille du jour où les puissances de l'Axe déclaraient la guerre à la Russie, où Staline surpris (quoi qu'on ait diT) par la volte-face de son ancien allié ne pouvait s'opposer dans un premier temps au déferlement des armées du Reich sur son territoire. Mais avec ce nouveau front, tout allait définitivement basculer. La guerre à la Russie, c'était à terme pour Hitler la faute suprême, le dernier pari, la dernière folle enchère. La guerre à la Russie, et le rapport de forces allait changer, le rapport de nombre et le rapport d'idéologie.

Céline en juillet 41 avait d'autres soucis. Il se félicitait certes des victoires éclairs de la Wehrmacht. Mais il commençait à maudire les Allemands avec une hargne non moins violente. Les autorités d'occupation en Hollande bloquaient en effet les comptes des étrangers dans les banques du pays et réquisitionnaient leurs coffres. Céline avait déposé 185 pièces d'or dans une banque de La Haye en 1938. Entre le 15 et le 20 juillet, il fit un voyage à Amsterdam. Un voyage inutile. Il ne put avoir accès à son coffre et, a fortiori, en retirer ses biens. Au retour, il passa voir Evelyne Pollet à Anvers. Brève rencontre depuis la tragi-comédie et le faux suicide de la jeune femme à Dinan à la veille de la guerre. Par chance pour Evelyne, Céline cette fois était seul. Elle ne souhaitait rien d'autre. Elle put se jeter à son cou. Mais pas question de le retenir... Elle ne le reverrait plus jamais. Mais cela, elle ne s'en doutait pas encore.

Ah ! cette histoire d'or en Hollande ! En août, l'Amsterdamsche Bank de La Haye écrivit à Céline pour lui demander officiellement la restitution de ses clés en raison des ordonnances nazies. Céline s'adressa aussitôt à ses relations et ses amis, aux Allemands, aux Français. Il se plaignit, menaça, tantôt patelin et tantôt insultant. Ma cassette, ma cassette ! C'est donc ainsi que les Allemands traitaient leurs amis ! Une lettre à Alphonse de Châteaubriant du 30 août 1941 résume bien sa virevoltante indignation :

« Je considère l'effraction de mon coffre comme une insulte personnelle et un lâche et révoltant brigandage-(...) Qu'ils agissent ainsi avec les gaullistes ou les juifs - tant mieux - Mais avec leurs rares amis, ceux qui ont été condamnés, traqués, persécutés, diffamés, pour leur cause et non aujourd'hui, mais de 36 à 39 - sous Blum - Daladier-Mandel - c'est un comble-une monstrueuse saloperie - Quelle leçon pour leurs hésitants collaborateurs ! (...) U s'agit sans doute de brutes militaires gangstérisées qui foncent au butin... Il faudra bien que je cède à la force mais alors on m'aura fait violence et peut-être un jour aura-t-on l'occasion de le regretter - Vous savez mon cher Châteaubriant que je n'ai jamais reçu un sou d'Allemagne et ne lui demande rien. Je demande simplement que les autorités allemandes aient l'obligeance de me foutre la paix, de me considérer comme un vague neutre, guatémaltèque ou San Marin - Est-ce trop demander ? Je me considère déjà comme assez lésé d'être privé de l'usage de mon avoir-qu'ils aient la bonté de laisser mon coffre tranquille et d'attendre la fin de la guerre - où tout se réglera. Cette apothéose de vacherie, cette monstruosité sans nom, me frappe au moment où je projetais de lancer une campagne en faveur de la croisade antibolchevique46. »

Ni Châteaubriant (et Otto Abetz auprès duquel il était intervenU), ni Fernand de Brinon également alerté, ni Karl Epting le directeur de l'Institut allemand à qui Céline s'était également adressé, n'y purent rien. L'or avait été bel et bien confisqué. Un vol pur et simple. Jamais les pièces ne lui furent restituées. Et pour Céline enfermé sur lui-même comme sur ses hallucinations et ses névralgies, cela prenait la dimension d'une persécution tangible, concrète, inadmissible, une torture insoutenable alors que les autres horreurs, les vraies, lui semblaient plus lointaines, qu'il ne prenait pas la peine de les imaginer.

Après les mots « infréquentable » et « contradictoire », faudrait-il résolument accoler celui de « paranoïaque » à la panoplie de l'écrivain ? Céline ou le délire de la persécution.

L'été 41, il l'avait passé en Bretagne. Le 5 septembre, on inaugura à Paris, au palais Berlitz, une grande exposition antisémite « Le Juif et la France » qui aurait été bouffonne avec ses plans, ses statistiques, ses profils de Juifs types, les mille façons de les reconnaître, si elle n'avait d'abord été immonde. Les Parisiens s'y rendirent en grand nombre. Sans dégoût apparent. Céline la visita sans tarder. Sans dégoût non plus. Ses pamphlets n'y étaient pas exposés. Et lui qui se refusait à toute manifestation, qui torpillait de ses sarcasmes l'Institut d'études juives, prit très mal la chose. La persécution toujours. Il écrivit au capitaine Sezille, reponsable de l'exposition, pour s'en plaindre, pour stigmatiser la carence effroyable d'intelligence et de solidarité aryenne...

Le 7 décembre 1941, à l'Institut allemand, Céline fut présenté à Ernst Jûnger. Et ce dernier nota dans son Journal :

« D y a chez lui ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. "J'ai constamment la mort à mes côtés" - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.

« Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. "Si les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."47 »

Bien entendu, l'écrivain allemand fut horrifié par de tels propos. Et il ajouta, à la relation de cette rencontre, les commentaires suivants :

« J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.

« Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres*. »

Céline, une brute nihiliste, hallucinée et sanguinaire, selon Jûnger. Mais difficile d'oublier que lui-même représentait sans aucun doute aux yeux de Céline tout ce qu'il détestait : une forme de militarisme aristocratique, d'es-thétisme raffiné, de moralisme lointain. Jûnger, c'était l'homme qui s'intéressait à la minéralogie et à la botanique, qui pouvait s'extasier sur les roses du jardin de Bagatelle et déplorer dans le même temps le sort des Juifs que l'on déportait en masse. Jûnger se voulait maître de lui, réservé, hautain, sans jamais laisser transparaître ses sentiments. « Il est indigne des grandes âmes de répandre le trouble qu'elles ressentent. » Jûnger l'intouchable, l'énigma-tique, avait des pudeurs très xvmc siècle. Céline lui, l'anti-Jûnger, savait voir, savait comprendre. Un regard et il faisait le tour d'un être, le dépouillait, le perçait sous ses masques et ses attitudes. Jûnger le corseté, Céline voulut le provoquer, le pousser à bout. On connaît le mot de Cocteau sur ces « intellectuels qui ont les mains blanches mais qui n'ont pas de mains ». Céline s'amusa devant Jûnger (comme il le fit maintes fois devant des journalistes après la guerrE) à se noircir, à se charbonner artificiellement les mains. Comme s'il lui disait en substance : vous vous attendez à voir un monstre, un collaborateur sanguinaire, très bien, je vais vous en donner pour votre argent ! Et ça ne ratait pas. Et c'était une façon indirecte de moquer la courtoisie réfléchie, la belle âme de Jûnger le méditant dont le courage restait très secret (il participa au complot manqué contre HitleR), face au cauchemar sanglant de la guerre. Jûnger donc fut horrifié. Et Céline en était bien content.

Au chapitre Jûnger, notons que les deux hommes eurent de nouvelles occasions de se rencontrer. Le 22 avril 1943, chez Paul Morand, en compagnie de la comtesse Palffy et de Benoist-Méchin d'abord. Et toujours, chez l'écrivain allemand, le même effroi, la même incompréhension face aux excès céliniens :

« Le docteur X... alors nous parla de sa pratique, qui semble se distinguer par une accumulation de cas sinistres. Du reste, il est breton-ce qui confirme ma première impression, qu'il est un homme de l'âge de pierre. Il va visiter incessamment le charnier de Katyn, qu'exploite aujourd'hui la propagande. Il est clair que de tels endroits l'attirent49. »

Non, Céline ne se rendit jamais à Katyn ! Des Allemands étaient venus en effet le solliciter pour participer, avec une délégation d'écrivains français conduite par Fernand de Brinon et escorté par Robert Brasillach, à un voyage d'études et de visites auprès d'une unité de la L.V.F. sur le front russe puis au charnier de Katyn où les nazis venaient de découvrir les cadavres de 4 000 officiers polonais exécutés par l'Armée rouge, massacre dont la révélation venait à point nommé pour justifier leur croisade contre la barbarie bolchevique. Mais Céline déclina sans hésiter cette proposition.

Troisième rencontre enfin le 16 novembre 1943, de nouveau à l'Institut allemand, où Jûnger ne voulut même plus nommer et identifier Céline. Dans son Journal, il l'assimile volontairement et dédaigneusement à l'ensemble anonyme de ces « scribouillards à gages, des bonshommes qu'on ne voudrait pas toucher avec des pincettes. Tout ce monde mijote dans un mélange d'intérêts, de haine, de crainte, et certains portent déjà sur leur front le stigmate des morts horribles. J'entre à présent dans une période où la vue des nihilistes m'est insupportable50. »

Retour au tout début de l'année 42, sans rencontres ni déplacements notables pour Céline sinon sa présence, le 1er février, au grand meeting de Jacques Doriot au Vel'd'Hiv, dont nous avons déjà parlé. Quelques jours plus tard, il donna une conférence à l'École libre des sciences médicales sur « la médecine standard ». Rien de politique dans ses propos mais le retour à ses vieilles préoccupations d'hygiéniste, avec des formules à l'emporte-pièce : « A la Faculté, on apprend une médecine de droite ; dans la vie on pratique une médecine de gauche... Il vaut mieux une médecine élémentaire mais vraie, qu'une médecine savante mais fausse... Ce qui, chez le prolétaire, distingue l'état de santé de l'état de maladie, c'est le fait de pouvoir travailler et aller au cinéma51. »

La thèse de Céline était simple. Sur les 2 200 cas de malades ambulants qui forment la clientèle d'un dispensaire, 300 relevaient selon lui du spécialiste et de la haute médecine et les 1 900 autres de quelque cinq ou six catégories pour lesquelles autant de remèdes types pouvaient être parfaitement adaptés. Autant inciter les étudiants en médecine à oublier les neuf dixièmes de leurs connaissances pour approfondir le dixième restant. On doute que des vues aussi sommaires sur la « taylorisation » de la médecine aient pu convaincre les auditeurs de Céline. En était-il lui-même convaincu ?

Ce qui continuait de préoccuper l'écrivain, dans cette guerre qui se prolongeait, qui se terminerait au plus mal pour lui, c'était ses avoirs placés à l'étranger, comme des bouées de sauvetage, des rations de survie après le grand naufrage qui l'emporterait. Il n'avait pas oublié la confiscation de son or, en Hollande. II voulut retirer celui qu'il détenait à Copenhague. Mais les Allemands refusèrent de lui délivrer les laissez-passer pour gagner le Danemark. Il imagina alors de retrouver Karen Marie Jensen à Berlin, de lui confier la clé et la combinaison de son coffre, afin qu'elle mette l'argent en lieu sûr, qu'elle l'enterre dans son jardin.

Mais quel prétexte donner pour se rendre à Berlin ? Louis s'adressa à Karl Epting, lui fit part de son souhait de visiter en Allemagne le service médical d'une usine, un dispensaire de banlieue et de rencontrer quelques médecins chargés de médecine populaire. Gen Paul, ajouta-t-il, souhaitait l'accompagner pour voir à Berlin quelques confrères artistes. Le directeur de l'Institut allemand accéda bien volontiers à sa demande, l'invita officiellement à participer à un voyage scientifique et médical à Berlin et pria les autorités françaises de lui accorder en conséquence les papiers nécessaires.

Après avoir précisé sa venue à Karen, Céline prit le train pour Berlin le 8 mars 1942. Gen Paul et les docteurs Bécart et Rudler l'accompagnaient. Il s'était fait remplacer à Bezons pendant ce temps par un jeune médecin d'Argenteuil.

Berlin, ce fut un séjour sans histoire au cours duquel Céline hirsute et mal rasé chercha davantage la compagnie des danseuses que celle des médecins hygiénistes, et s'efforça en vain, auprès du ministère des Affaires étrangères, de décrocher sur place un visa pour le Danemark, au lieu de visiter les dispensaires de banlieue. A l'hôtel ou au restaurant, Céline grommelait : « Leurs ministères sont pleins de Juifs et ils ne savent même pas les reconnaître52 ! »

Ils furent un soir les hôtes du docteur Conti, ministre de la Santé publique. Plusieurs officiers de retour du front de l'Est leur parlèrent du moral étonnant des prisonniers russes et de leur foi communiste. L'idéologie nazie était-elle aussi mobilisatrice que l'idéologie marxiste, se demandaient-ils. De retour par le U-Bahn, Céline prit le docteur Rudler à part : « Ces gens-là sont foutus, ce sont les autres qui gagneront52. »

Céline bien entendu rencontra Karen à plusieurs reprises, Karen la cosmopolite, d'une rare beauté, Karen aux jambes si fuselées, qui pirouettait sur elle-même et tournait la tête des hommes, Karen qui avait éloigné Elizabeth Craig de Louis et qui était de ces femmes qui contribuaient à le mettre en transe, dans cet état qu'il recherchait précisément pour écrire...

« Louis me disait toujours, explique Lucette : les femmes sont là pour vous faire perdre votre sève, et il avait horreur de celles qui l'obligeaient à faire l'amour, parce qu'il disait : moi, si je leur fais l'amour, je n'ai plus rien. Il se servait des femmes pour s'exciter seulement. D'ailleurs, il était de plus en plus difficile, et comme la perfection est de plus en plus rare, je ne risque pas de m'emballer, disait-il encore. Il critiquait tellement qu'il n'arrivait jamais à trouver l'objet qui remplisse ses désirs. Oui, il recherchait l'idéal. Il disait encore : je suis monté de plus en plus haut vers l'idéal, c'est-à-dire la danseuse, celle qui ne touche pas terre, qui est parfaite de grâce, de tout. Le reste des bonnes femmes est inexistant, alors je n'ai plus envie de courir après elles. Il donnait des points aux femmes. Quand il voyait une danseuse, 8... 6... 5... A la terrasse d'un café, il donnait aussi des points aux femmes qui passaient... 2... 3... 0... Il recherchait l'absence de défauts. C'était son jeu ! Mais c'était pour son travail, on n'a pas l'air de s'en rendre compte. Il s'enivrait de tout ça pour passer dans un autre monde, comme un drogué. Il se droguait de fantasmes. »

Un idéal, Karen ? C'est beaucoup dire. Elle avait dû incarner à sa façon un fragment d'idéal, un fragment persistant de rêve, un éclat de fantasme. Louis avait de l'affection pour elle. Il lui faisait confiance. Il lui donna donc la clé et la combinaison du coffre, pour en retirer l'or. De son côté, elle l'autorisa officiellement, par une lettre, à résider dans son appartement du 20 Ved Stranden à Copenhague en son absence, quand il le voudrait. Deux mois plus tard, en mai, elle allait effectivement retirer l'or du coffre de la Privât Banken de Copenhague et l'enterrer dans son jardin.

Au cours de son séjour à Berlin, les autorités allemandes demandèrent à Céline de prendre la parole devant des ouvriers français du S.T.O. à des fins de propagande. L'écrivain raconta par la suite cette rencontre : « J'étais même si mécontent des Allemands, à ce point excédé par leurs politesses de bourreaux, leur sollicitude policière que prié par eux de prononcer quelques mots au Foyer des ouvriers français de Berlin, prié avec une certaine insistance de justifier ma venue à Berlin, je tins à ces ouvriers ce discours, dont je me souviens encore parfaitement : "Ouvriers français. Je vais vous dire une bonne chose, je vous connais bien, je suis des vôtres, ouvrier comme vous, ceux-là (les AllemandS) ils sont moches. Ils disent qu'ils vont gagner la guerre, j'en sais rien. Les autres, les Russes, de l'autre côté, ne valent pas mieux. Ils sont peut-être pires ! C'est une affaire de choix entre le Choléra et la Peste ! C'est pas drôle. Salut !" La consternation au "Foyer" fut grande. Il fut sérieusement question encore une fois de m'incarcérer (Laval ne pensait lui aussi qu'à m'incarcérer...)53. »

Ce sont des termes à peu près analogues - la Peste ou le Choléra - que Céline employa dans son allocution au banquet final donné à l'hôtel Adlon en présence de nombreux dignitaires, avant le retour de la délégation en France. Sans qu'il attire sur lui et ses compagnons d'incidents notables, apparemment. Le 13 mars 1942, ils étaient de retour à Paris.

Céline, personnalité indésirable pour les Allemands ? Il faisait tout, c'est vrai, pour les provoquer. Ce qui ne l'empêchait pas de voir et d'apprécier Karl Epting qui, à l'Institut allemand, avait noué des rapports avec Giraudoux, Montherlant, Jacques Chardonne, Ramon Fernandez, Jean Giono, Paul Morand, Jacques Audiberti, Paul Valéry (liste non limitativE). D'apprécier le sculpteur Arno Brecker qu'il avait connu avant la guerre et qu'il revit sous l'Occupation. De fréquenter à l'occasion quelques fonctionnaires allemands comme le docteur Knapp responsable à Paris des services de santé ou Mlle von Steeg, la secrétaire d'Epting. Ou d'aller voir à deux ou trois reprises Hermann Bickler, le chef des services de renseignements politiques pour l'Europe occidentale, à son bureau de l'avenue Foch, sur le chemin de Bezons. Pourquoi ? Par flagornerie ? Pour lui fournir des renseignements ? Bien sûr que non. Par curiosité très certainement, par cette intense et oblique curiosité, ce voyeurisme bizarre au parfum d'interdit qui ne cessait de l'animer. Céline de son côté amusait Bickler. L'Allemand le recevait sans façon. Céline déversait devant lui sa bile, lui parlait de la sottise de la politique hitlérienne, traitait Laval de « youpin typique ». Cela ne tirait pas à conséquence. Bickler avait plaisir à l'entendre, à faire quelques pas avec lui sur la route du bois de Boulogne, à se laisser étourdir par les extravagants délires de cet homme que les sentinelles allemandes, quelques minutes plus tôt, n'avaient pas voulu laisser pénétrer dans son bureau, lui trouvant l'allure inquiétante d'un terroriste...

Mais les idéologues nazis, en haut lieu à Berlin, se méfiaient de lui, le jugeaient infréquentable. Comment leur donner tort ? Epting n'aurait pas dû en être si proche, pensaient-ils. L'écrivain allemand Bernard Payr, responsable de l'Amt Schrifttum, le département de littérature des services de propagande de Rosenberg, soulignait ainsi, dans un rapport rédigé en janvier 42, à quel point la personnalité de l'écrivain lui semblait suspecte, lui qui avait célébré l'objection de conscience dans Voyage au bout de la nuit. « Il a mis en question et traîné dans la boue presque tout ce que l'existence humaine peut attester de valeurs positives. Depuis quelques années il écrit des livres contre les Juifs et les francs-maçons, qui sont fustigés de façon hystérique dans un français populaire ordurier. Est-ce bien la personnalité désignée pour prononcer dans le grand combat contre les puissances supra-étatiques la parole décisive, qui mérite attention et promotion du côté allemand54 ? »

Le 29 mai 1942, une ordonnance allemande décréta le port obligatoire de l'étoile jaune pour tous les Juifs. Dans son Journal parisien, Jùnger notait le lendemain qu'il avait été se promener à Bagatelle pour y admirer « une collection de différentes espèces de clématites dont les étoiles bleues et gris argent ornaient le mur monotone. Les roses aussi fleurissaient déjà55 ». Céline de son côté vit-il fleurir les étoiles jaunes dans les rues de Paris, lui qui voyait des Juifs partout, à Vichy, à Berlin, à l'Opéra, à Montmartre et à la Gestapo ? Ou bien ne les aperçut-il pas, lui qui avait cette aptitude si banale hélas ! à ne pas distinguer ce qui ne cadrait pas avec ses propres visions ?

Le 10 juin 1942, il assista au Cercle européen à une conférence du docteur Hauboldt sur « le service médical dans le rapatriement et l'émigration ». Hauboldt était l'un des hauts responsables des services de santé du Reich et s'occupera particulièrement de Céline lors de son séjour en Allemagne. Quelques jours plus tard, l'écrivain partit avec Lucette pour la Bretagne.

Saint-Malo leur était interdit par les Allemands, zone de défense où ne pouvaient séjourner les non-résidents. Le couple se rendit dans le Finistère. Us passèrent quelques jours à Beg-Meil, dans la petite maison de jardinier de la propriété d'un de leurs amis - « une petite maison, dit Lucette, avec une cheminée, un jardinet extraordinaire où poussaient des petits pois. Sur la plage, personne, j'étais toute seule, toute la journée, sur la plage, à moitié nue. Louis travaillait et voilà.. »

Le reste de l'été, ils séjournèrent à Quimper chez le docteur Mondain, directeur de l'hôpital psychiatrique qui n'hésitait pas à faire peindre ses patients à des fins thérapeutiques. « Cet hôpital, explique encore Lucette, Athanase Follet en avait été le fondateur. On habitait l'appartement du Directeur de l'asile. Sa salle de bains était remplie de toiles car il partait la nuit, en pleine nuit noire, pour peindre (?), et il revenait avec des toiles toutes noires évidemment. On était vraiment chez les fous, c'était dur. Ça me faisait peur. Un autre responsable jouait du violon toute la nuit. Ils étaient tous plus ou moins agressés et blessés par les fous. Mais pour eux, ce danger était naturel... Us faisaient venir un fou qu'ils sortaient de cellule, et ils lui disaient : tiens, chante-nous quelque chose, au dessert. Je trouvais ça malsain. Un jour, le fou a foutu une paire de claques au Directeur. B avait raison, je ne crois pas qu'il était tellement fou.

« J'avais trouvé un petit chat qui s'était attaché à nous. Je voulais le garder... U y avait un fou qui coupait le bois en morceaux grands comme des allumettes, et qui coupait aussi le potage. L'épouse du Directeur, plus tard, s'est jetée par la fenêtre. Ça a fini très mal...

« Louis aimait retourner à Rennes, sur le passé. Il aimait toujours aller en Bretagne. U y avait des corneilles en Bretagne, je m'en souviens, c'était morbide. Je faisais des exercices sous un préau, tous les jours. Les fous me regardaient. Un peu comme des fantômes, ils apparaissent, vous ne savez pas comment, ils disparaissent, ce sont des âmes errantes, ils sont partout. »

Étrange séjour, comme si la réalité n'avait de cesse de poursuivre et de rejoindre les plus morbides fantasmagories céliniennes - séjour qui l'éloi-gnait un peu





Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.



Louis-Ferdinand Destouches
(1894 - 1961)
 
  Louis-Ferdinand Destouches - Portrait  
 
Portrait de Louis-Ferdinand Destouches


mobile-img