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MONTAIGNE A PROPOS DE PROUST


Poésie / Poémes d'Jean-François Revel





Il est vraisemblable que les observations que je vais faire ont déjà été formulées, et plus d'une fois peut-être : qu'elles soient nouvelles ou non, je m'en soucie moins que de savoir si elles sont vraies.

Jorge Luis Borges.



J'ai à plusieurs reprises, au cours des pages précédentes, mentionné à propos de Proust le nom de Montaigne. Je voudrais dans ce chapitre montrer pourquoi.

« Il se ferait honnir s'il reparaissait parmi nous », a dit Gide de Montaigne, qui est, en effet, comme Proust, comme Boileau, un auteur dont la tradition a formé un portrait différent de celui que devrait imposer une lecture sans prévention. Gide a raison : Montaigne n'est pas l'humaniste débonnaire et douillet que l'on nous peint toujours. Et son portrait traditionnel est épuré de traits si frappants du portrait original qu'on est tenté de croire, chez ceux qui le censurent, à un besoin de se défendre contre lui, contre certaines constatations pénibles à admettre autant que difficiles à oublier. Au xvne siècle, cette attitude défensive est évidente. Pascal, Arnaud, Nicole, Malebranche, tout en attaquant sans cesse Montaigne, l'admirent et le redoutent. Ils le proclament « dépassé », pour employer une expression d'aujourd'hui, et pourtant ne peuvent s'empêcher de parler de lui. Il est de ces auteurs (en général les plus complexes, les plus allu-sifs, les plus riches, les plus impossibles à comprendre vitE) dont on dirait qu'ils n'existent que pour être dépassés : par décret, les philosophes sont tenus de dépasser tous Montaigne entre dix-huit ans et demi et dix-huit ans neuf mois.



Le premier mot qui vient à l'esprit à son sujet, quand on a lu ses commentateurs, est nonchalance. Ajoutons-y quelques synonymes ou analogues de la même famille morale : mollesse, indifférence, insensibilité, paresse intellectuelle, scepticisme, épicurisme facile, impressionnisme philosophique superficiel, etc. Pascal lui reproche à plusieurs reprises d'être « lascif », anticipant ainsi sur ceux qui au xxe siècle traiteront Freud de pornographe. A tel point qu'on est un peu étonné de voir l'acharnement que tant d'écrivains et de penseurs illustres ont mis à flétrir cette licence, à accabler cette mollesse, à se barricader contre cette insensibilité, à réfuter cette paresse, à argumenter contre ces points de vue superficiels. Le certificat d'insignifiance volontiers décerné à Montaigne, notamment par les philosophes et par les écrivains religieux, contraste avec leur incapacité à s'abstenir de le recondamner. En fait, tout en affichant leur dédain pour une image de sa pensée préalablement appauvrie, ils demeurent intimidés par le spectacle de cette ouvre, dont le mérite est plus qualitatif que théorique, et aussi tient à la masse, à la variété des observations autant qu'à la valeur de chacune d'entre elles prise isolément. Chez certains censeurs on ne peut s'empêcher de soupçonner une jalousie un peu mortifiée à l'égard d'un homme chez qui ils sentent une ouverture de sensibilité, une ampleur de parcours de la vie et une rapidité de compréhension, dont l'image est peut-être un peu trop large pour tenir sur leurs écrans. On pardonne plus facilement à un auteur de ne pas répondre aux questions qu'on se pose que d'en soulever d'importantes qui ne nous concernent pas, et qui pourtant devraient intéresser tout homme : il apporte la preuve de notre pauvreté. Montaigne apporte toujours plus qu'il n'annonce ; il est de ces auteurs, tels un Freud, un Proust, dont on peut toujours espérer une remarque inattendue, qui emplissent leurs filets d'autant plus abondamment qu'ils ne se demandent pas au préalable selon quels principes ils vont trier le matériel qu'ils amènent à la surface, ou comment le concilier avec une explication préexistante, ou une position morale. Ces auteurs se heurtent donc régulièrement à l'hostilité des esprits plus accrochés aux théories, aux « structures », qu'à la matière même du réel. Mais il faut convenir aussi que les injections de substance neuve sont plus rares, dans l'histoire de la pensée, que les remaniements doctrinaux. Le désir de voir est moins répandu que celui de prévoir, le besoin de découvrir plus rare que celui d'expliquer. On affirme d'ailleurs de façon toute gratuite que Montaigne a l'esprit vague, lui qui nous dit : « Tout un jour je contesterai paisiblement, si la conduite du débat se suit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l'ordre. » (livre III, chap. 9.) Au surplus, la prétendue insuffisance philosophique et scientifique de Montaigne correspond, vu l'état de la connaissance à son époque, à la seule attitude rigoureuse qu'il fût possible alors d'adopter. Montaigne ne vivait pas au XIXe siècle, ni même au xvne, il n'avait pas devant lui une science véritable, mais seulement des philosophies fausses. Et toutes les doctrines auxquelles s'oppose son « scepticisme » sont précisément celles qui s'opposaient elles-mêmes de toute leur inertie aux découvertes scientifique et à l'élaboration d'une philosophie qui tînt compte de ces dernières. Prendre parti pour l'une ou l'autre des philosophies régnantes, par simple besoin d'adhérer, eût été prendre parti pour une erreur, renforcer un des obstacles opposés à un progrès intellectuel indispensable et imminent. Le dernier chapitre des Essais s'intitule De l'expérience. Comment Montaigne, au moment où il l'écrivait, pouvait-il approcher plus près de la vérité à venir, faire preuve, au total, de moins de scepticisme, qu'en recommandant, avant Bacon, avant Galilée, et pour leur profit, la soumission à l'expérience, à l'évidence, à la lecture des faits, protestant par exemple contre l'interdiction par l'Église de la dissection, qui empêchait le développement de l'anatomie ? Dans le domaine de la théorie de la connaissance, on ne pouvait guère aller plus avant, au moyen des éléments dont l'époque disposait, à moins de travailler d'imagination ; mais aussi on pouvait faire ce qu'il a fait, et seul il l'a fait.



Les philosophes appellent scepticisme le fait de ne croire à aucune philosophie, ce qui, pour eux, est ne croire à rien, tandis que croire à une philosophie fausse, et que l'on sait fausse, serait une démarche constructive. Justement, on peut lire dans les Essais : « Personne n'est exempt de dire des fadaises, le malheur est de les dire curieusement » (III, 1). Ce ne furent jamais, du reste, les représentants du savoir authentique qui intentèrent, plus tard, un procès rétrospectif à Montaigne pour « insuffisance conceptuelle », mais, siècle après siècle, les agents des restaurations dogmatiques, moralisantes et mystiques. La théorie, il est vrai, ne l'intéresse qu'en second heu. Son but n'est pas d'expliquer, mais de constater, de prendre conscience et de faire prendre conscience ; et, encore une fois, de faire prendre conscience, non pas d'une théorie de la conscience, mais de la réalité. Montaigne n'est pas l'antiphilosophe, il est, effrontément, l'aphilosophe.

Malebranche s'évertue à relever dans les Essais des contradictions : contradictions réelles certes, du moins autant qu'il est réel que nous nous contredisons en déclarant au mois d'août « il fait chaud » et en décembre « j'ai froid ». Montaigne le dit et le redit : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage » (III, 2), phrase où le mot « peindre » est peut-être le plus important. Et encore : « Je n'enseigne point, je raconte » (id.).



Du « récit » de Montaigne, les glossateurs fidéistes - c'est vraiment la misère qui crie après l'hôpital !- extraient donc les aveux de prudence intellectuelle, les présentent comme des aveux d'indifférence intellectuelle, méconnaissant l'exigence de certitude et de rigueur mille fois exprimée dans les Essais. Comme Proust, Montaigne se refuse à cette conduite infantile qui consiste, sous prétexte que nous avons besoin d'objets de certitude, à en fabriquer de postiches, ou alors à nier ce besoin.

Montaigne se peint volontiers indolent, comme difficile à émouvoir. Ce portrait existe incontestablement dans son livre mais il coexiste avec un portrait différent, voire opposé, apparaissant en des textes nombreux, où Montaigne, sans chercher à harmoniser entre eux tant de traits contradictoires, se décrit comme passionné, nerveux, angoissé, violent, versatile. « J'ai un agir trépignant où la volonté me charrie ; mais cette pointe est ennemie de la persévérance » (III, 10). Particularité directement contraire à celle d'un indolent, pour qui la difficulté consiste plutôt à commencer d'agir, à « s'y mettre », mais qui ensuite peut agir ou travailler longtemps parce que sans grande consommation d'énergie. A cet égard, Proust différerait de Montaigne, mais en fait, le trait commun est qu'ils sont tous deux de faux paresseux, et l'éternel nonchaloir affiché par Montaigne s'apparente à la bonne plaisanterie de Proust qui, à la quinze millième page de son manuscrit, est toujours en train de nous expliquer gravement qu'il a renoncé à être un écrivain. Tous deux ont en réalité autant de facilité à commencer qu'à poursuivre. Leur revendication de paresse et d'incapacité tient donc à autre chose, sans doute à un besoin de conjurer l'angoisse qu'ils éprouvent devant leur ouvre, et de se la figurer à eux-mêmes comme octroyée par le hasard, faite sans qu'ils la veuillent, par petits bouts, après un bon renoncement officiel préalable et une confession publique d'incapacité. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver de façon générale chez Montaigne, comme chez le narrateur de la Recherche, les traits fortement marqués d'un caractère dépressif véritablement à la frontière du normal et du pathologique, et qui confine parfois à la mélancolie la plus grave ou à l'obsession : « Quand je suis en mauvais état, je m'acharne au mal ; je m'abandonne par désespoir et me laisse aller vers la chute... Je m'obstine à l'empirement et ne m'estime plus digne de mon soing » (III, 9). Ce tourbillon interne se creuse et s'accélère sous l'effet trop aisément dévastateur et dévorateur des soucis inspirés par les petits ennuis quotidiens : « La tourbe des menus maux offense plus que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces épines domestiques sont drues et déliées, elles nous mordent plus aigu... Je ne suis pas philosophe... Depuis que [à partir du moment où] j'ai le visage tourné vers le chagrin, pour sotte cause qui m'y ait porté, j'irrite l'humeur de ce côté-là, qui se nourrit après et s'exaspère... » (id.). Aussi, quand Montaigne dit dans le même chapitre : « Je me contente de jouir le monde sans m'en empresser », faut-il croire que cette attitude lui est naturelle et spontanée ? N'est-elle pas plutôt une mesure de précaution de la part d'un homme qui se sait prompt à se désunir et donc fait un constant effort pour se garder ou se remettre au ralenti ? Et lorsqu'il écrit : « Je désire mollement ce que je désire et désire peu », on doit être enclin à voir derrière cette affirmation un inquiet qui se tient sur ses gardes et qui, trop bien instruit d'être vulnérable, craint de s'exposer. Aussi bien, cette atonie voulue de la sensibilité se concilie mal avec le séisme que fut la mort de La Boétie, et surtout avec le fait que la mort intérieure que fut cette mort pour le survivant fut combattue non point par la sagesse, mais par une autre dépense affective : « L'amour me soulagea du mal qui m'était causé par l'amitié » (III, 4.) On sait à quelle espèce appartiennent ceux qui doivent, pour combattre la souffrance, opposer non pas le détachement au sentiment, mais un sentiment à un sentiment. Au reste, ce même homme qui désire « mollement et peu » déclare ceci de l'amour : « Je n'ai point d'autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les procès font à l'endroit des autres qui, comme moy, n'ont point de vacation assignée, l'amour le ferait plus commodément : il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soing de ma personne, rassurerait ma contenance à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre ; me remettrait aux études sains et sages, par où je me pense rendre plus estimé et plus aimé, ôtant à mon esprit le désespoir de soy et de son usage et le raccointant à soy » (III, 5). Ainsi l'amour est non seulement pour lui le seul aiguillon de l'activité, la force qui le soutiendrait pour l'aider à bien vieillir, mais le seul climat intérieur pleinement favorable au travail de l'intelligence.

On pourrait repolir bien d'autres miroirs où se reflètent l'émotivité éperdue de Montaigne, sa vulnérabilité, son instabilité et son anxiété - visibles, par exemple, dans son besoin de voyager, et non pas seulement pour chercher des eaux curatives ou pour s'instruire, mais, il le dit expressément, pour échapper à la tension vite insupportable pour lui et déraisonnablement épuisante, des préoccupations quotidiennes qui le « mangent » (id.).



Montaigne, d'autre part, précise qu'il est, par nature et par principe, violent et cassant dans la conversation : « Je hais à mort de sentir au flatteur... » (« Je hais à mort ! » Quel langage pour un nonchalant !) « Je me jette naturellement à un parler sec, rond et dru, qui tire, à qui ne me connaît d'ailleurs, un peu vers le dédaigneux » (1,40). Ce parler l'emporte quelquefois si loin hors de lui qu'il en vient à se décrire ainsi (à la suite du passage cité plus haut « Tout un jour je contesterai paisiblement si la conduite du débat se suit avec ordre ») : « Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose et m'attache à la forme avec despit et indiscrétion, et je me jette à une façon de débattre testue, malicieuse et impérieuse, dequoy j'ai à rougir après » (III, 8). Montaigne est donc quelqu'un qui vit perpétuellement sous la menace de se vider d'un seul coup de toute son énergie, que ce soit dans le remâchement solitaire de thèmes obsessionnels, ou dans la contrariété de mauvais échanges avec autrui. Son style de conversation, notre humaniste apathique ne s'en départ même pas dans ses rapports avec ses maîtresses. Sous l'épicurisme de façade perce une violence jalouse, sous le masque de Philinte un Alceste tout entier pris par ce travers fatal de vouloir corriger et amender les femmes qu'il aime : « De colère et d'impatience un peu indiscrète, sur le point de leurs ruses et desfuites et de nos contestations, je leur en ai fait voir parfois : car, je suis, de ma complexion, sujet à des émotions brusques, qui nuisent souvent à mes marchés, quoiqu'elles soient légères et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint à leur donner des avis paternels et mordants, et à les pincer où il leur cuisait » (III, 5).



Cette sincérité intransigeante ne provient pas de la misanthropie, encore qu'elle puisse y conduire, mais suppose au contraire un intense besoin de rapports amicaux et d'échanges intellectuels, si intense qu'il aurait, nous assure-t-il, préféré confier à un interlocuteur, s'il en avait retrouvé un après la mort de La Boétie, ses idées, plutôt que de les écrire. « Je suis tout au dehors et à l'évidence, né à la société et à l'amitié » (III, 3). A la différence de Rousseau, Montaigne ne recherche pas l'isolement, il le subit. Ses humeurs, l'animation de son intelligence sont directement tributaires de la compagnie dans laquelle il se trouve : « Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés il ne peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. » C'est à Montaigne que l'on doit le premier et le plus beau de ces textes sur l'esprit de conversation qui occupent dans nos lettres une si grande place et ont malgré cela porté dans nos mours quelques rares fruits. Pour celui que Pascal appelle « l'admirable auteur de l'Art de conférer », l'amitié est, contrairement à ce qu'elle est pour Proust, un moyen de se connaître soi-même, et s'il dit, comme Proust le dit aussi avec moins de concision : « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu'à soi-même », c'est en pensant, il le précise, non pas à l'amitié mais aux commerces purement sociaux et aux engagements vis-à-vis des puissants, aux charges, aux carrières.

Montaigne et Proust connaissent les hommes parce qu'ils sont eux-mêmes plusieurs hommes, parce qu'il est peu de sentiments humains qu'ils ne puissent éprouver par procuration, ébauchés en eux-mêmes. Ils ont cette sensibilité en toile d'araignée qui permet de capter en soi la façon exacte dont l'autre se sent en dedans de lui-même. Sensibilité polymorphe, seule vraie source des idées en psychologie, mais qui rend difficile et toujours précaire, chez ceux qui la détiennent, la réalisation d'un équilibre personnel. Ou plutôt, cet équilibre est constamment rompu au jour le jour, mais cette rupture perpétuelle est justement la matière première d'un équilibre général réparti sur l'ensemble de l'existence. On peut dire de tous les deux qu'avec des journées de psychopathes ils ont édifié des vies de sages.



Aucun des deux n'est misanthrope, mais tous deux sont pessimistes. Montaigne admet qu'il va d'instinct, en lisant des livres d'histoire, à tout ce qui rabaisse l'homme, aux auteurs noirs, comme Tacite. Mais, sauf dans ses rapports avec ses maîtresses, Montaigne est lui aussi de la race des Philinte plus que des Alceste : enclin au pessimisme, mais aimant les hommes.



Pourquoi dès lors cet homme qui parle souvent de la franchise de son abord, de son propos, de sa mine ouverte, de l'air de vérité, de naturel qui baigne sa physionomie, et qui inspire confiance et sympathie au point de décourager de l'assaillir, par la seule vertu de la bonne grâce avec laquelle il les accueille, les bandits venus pour le tuer et piller sa maison (III, 12), a-t-il écrit aussi De la solitude et vécu, en effet, si seul ?

Ce n'est point par goût, par penchant, par humeur, mais par horreur de l'injustice. Montaigne hait la violence et la cruauté, il les flétrit partout et leur a consacré tout un réquisitoire (II, 11). Il a aussi écrit contre la torture le texte le plus rigoureux du point de vue moral, et le plus intelligent du point de vue psychologique, de toute notre littérature (II, 5). Or il estime vivre à une époque où, à cause des guerres de Religion et de la conquête du Nouveau Monde, il est impossible de gérer les affaires publiques, de participer à la vie sociale, ni même quasiment de faire un pas hors de chez soi sans être mêlé de près ou de loin à un crime collectif. Car, pour Montaigne, comme plus tard pour Rousseau et pour Kant, aucun intérêt ne peut, ne doit dispenser du respect intégral de la justice : « La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement réglée, et plus noblement, que n'est cette autre justice spéciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices » (III, 1). Mais la force s'est déguisée en droit. La conscience morale s'est défaite au point de trouver normale la cruauté : « Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. A peine me pouvais-je persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si mon-trueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre... » (II, 11). Combien de temps faudra- t-il attendre, après Montaigne, pour retrouver ce courage chez un écrivain ? Les quelques allusions prudentes et toujours vagues des auteurs du xvne siècle à la politique et à la violence font piètre figure auprès de la loyauté avec laquelle les Essais vont droit au fait, ne reculant jamais devant les précisions, les détails, la mention des circonstances, et appelant les choses par leur nom. Là encore, lorsqu'on parle du conservatisme de Montaigne, on ne tient compte que d'une partie des textes, on oublie ses prises de position, dépourvues de toute équivoque, à propos de tant de problèmes concrets et des maux publics dont souffrait son époque : les vices des institutions judiciaires, la guerre, l'intolérance religieuse, la conquête des peuples américains. Il faudrait citer tout entières les pages où il flétrit les « méthodes » européennes en Amérique : « Notre monde vient d'en trouver un autre », etc. (III, 6). Pouvait-il formuler une condamnation plus sévère de la civilisation chrétienne que de déclarer, avec trop d'optimisme peut-être, que les païens auraient agi plus moralement, plus humainement que nous ? « Que n'est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs et Romains une si noble conquête... Au rebours, nous nous sommes servis de leur [aux Indiens] ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté à l'exemple et patron de nos mours. Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence et de la trafique ? » Et au temps actuel, où l'occupation principale de la France pendant quinze ans a été sans quartier de chercher à s'imposer par les armes à des peuples plus faibles qu'elle et beaucoup plus misérables, est-il possible à un Français encore homme de lire sans une terrible tristesse cette dernière phrase du somptueux acte d'accusation composé voilà quatre siècles : « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre » (id.) ?



Aussi les propos « conservateurs » de Montaigne (De la coutume et de ne changer aisément une loi reçuE) ne le sont-ils qu'à leur manière. Il suffit de réfléchir que ses pages contre les séditions concernent les guerres de Religion et leurs carnages, que refuser de souscrire et à la cause du catholicisme et à celle du protestantisme était la position la plus avancée qu'il fût possible de prendre au XVIe siècle, qu'enfin l'attitude constante de Montaigne pendant ces guerres fut, comme celle de l'auteur du Temps retrouvé pendant la guerre de 1914-1918, une résistance inflexible au bourrage de crâne qui écrasait toute morale, toute raison, et le maintien d'une clairvoyance méritoire au milieu du tourbillon et des exigences des fanatismes à la fois complices et contraires. La résistance de Montaigne est même extraordinairement véhémente. On est surpris de voir par exemple son intolérance à la chose militaire se traduire (à propos de CésaR) par des mots aussi forts que ceux qu'il choisit pour invectiver « les fausses couleurs dont il veut couvrir sa mauvaise cause et l'ordure de sa pestilente ambition » (II, 10). On serait heureux de voir paraître aujourd'hui en France un écrivain aussi lu que l'était Montaigne de son vivant et qui prît avec autant de netteté ses responsabilités au cour même de son ouvre, et non point à côté ; dans la manifestation la plus haute de son talent, et non en tant que monsieur X., - en critiquant et en attaquant les injustices, les vices, les stupidités, les abus et les erreurs, sociaux, intellectuels, politiques, moraux, philosophiques, religieux. Curieuse, donc, cette légende de Montaigne écrivain « non engagé » et le ressassement de ses théories dites conservatrices, car enfin, il n'est pas difficile de comprendre qu'à son époque, dire : « Toutes les institutions, toutes les religions se valent », équivalait en fait à dire qu'aucune institution, aucune religion ne doit être imposée par la force à la place d'autres. Étrange appui donné aux croyances reçues, que d'affirmer froidement que, s'il faut se soumettre aux lois de son pays, ce n'est surtout point parce qu'elles seraient justes, mais parce qu'on y est habitué ! Pascal a vu le danger, lorsqu'il répond, soucieux de prouver que l'absurdité des choses humaines et leur injustice doivent, une fois constatées, susciter la Foi et non des améliorations pratiques : « Montaigne a tort... Le peuple suit [la coutume] par cette seule raison qu'il la croit juste. Sinon, il ne la suivrait plus... Il y obéit [aux lois], mais il est sujet à se révolter dès qu'on lui montre qu'elles ne valent rien. »



Pascal préconise donc implicitement un État fondé sur le mensonge, dans lequel seule une minorité a le privilège de savoir que la coutume supporte des institutions toujours mauvaises, tout en prenant le droit de dire au peuple que les lois sont justes.

Cependant, pour Montaigne, des lois, même mauvaises, sont toujours préférables à l'absence de lois. Langage qui paraîtrait de mauvais goût dans le Paris de 1960, où le pouvoir personnel s'érige au-dessus des lois qu'il a lui-même édictées selon ses propres commodités et où les intellectuels français font culminer cinq siècles de pensée politique dans la béatitude que leur procure la contemplation d'une sorte d'Empire libéral, qui d'ailleurs le devient de moins en moins. Il est plus sûr de s'adresser à un auteur du xvie siècle si l'on veut entendre affirmer sans ambiguïté ni considération d'espèce que le respect des lois, quelles qu'elles soient, est toujours préférable à une sécurité que l'on ne devrait qu'à la bienveillance des individus. Montaigne abomine la sujétion aux grands hommes : « Me déplaît être hors la protection des lois et sous autres sauvegardes que la leur » (III,9).



Mais il constate que les lois sont devenues le masque de l'injustice : « Pareilles consciences logent sous diverses sortes de robe, pareille cruauté, déloyauté, volerie ; et d'autant pire qu'elle est plus lâche, plus sûre et plus obscure sous l'ombre des lois » (id.). La prétendue légalité n'est qu'une comédie. Les vertus des hommes publics ne sont vertus que pour « la montre », et par là, en tel siècle, « la bonne estime du peuple [= de l'opinion générale] est injurieuse » (III, 2). Voilà qui est simple : il est des époques où passer officiellement pour honnête, à plus forte raison gagner la gloire, c'est se déshonorer moralement. Pour cette raison Montaigne se désolidarise de la société de son temps et s'en retranche, ayant vu ce qu'il faut faire et taire, pour - comme on dirait aujourd'hui - « réussir ». « Répondons à l'ambition que c'est elle-même qui nous donne le goût de la solitude » (I, 39).

Recul vers la subjectivité, dira-t-on, fuite dans le mirage de la « belle âme ». Or c'est tout l'inverse. Combien d'écrivains et de philosophes ont, par la suite, autant hésité que Montaigne à se compromettre ? Songeons aux flagorneries de Descartes et de Pascal quand ils écrivent aux grands.

Il faut se méfier des passages où l'on croit déceler l'idéal « médiocre » de Montaigne. Lorsqu'on lit, par exemple : « Je me contente... de vivre une vie seulement excusable » (III, 9), il faut se souvenir que, selon lui, rien n'est plus difficile que de vivre une vie « seulement excusable », car à ses yeux la plupart des hommes sont, précisément, inexcusables, du moins en tant qu'ils sont membres d'une civilisation. C'est l'idée de Proust, plus appuyée, qu'on ne pardonne pas la participation à un « crime collectif ». Responsables à l'extrême comme êtres sociaux, les hommes ne sont jamais coupables - car, là, ils sont ce qu'ils sont - dans leur existence « privée ». Ici le Montaigne prépsychanalyste se substitue au moraliste politique, pour constater que les hommes n'ont jamais de remords là où ils devraient en éprouver, par exemple à la suite d'injustices publiques, et en sont hantés, par contre, là où ils ne devraient avoir aucune raison d'en ressentir, par exemple dans leur vie sexuelle. « Que fait l'action génitale aux hommes... Pour n'en oser parler... Nous prononçons hardiment : tuer, dérober, trahir... » (III, 5). L'hésitation de Montaigne ne s'étend pas, on le voit, aux jugements moraux, et, lorsqu'il s'agit de décrire l'hypocrisie de ses semblables, s'il pèse ses mots, ce n'est pas sans les avoir choisis : « Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle. Jusques aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie et attachent là leur devoir » (id.).



Le long essai intitulé Sur des vers de Virgile n'est pas nouveau seulement « pour l'époque ». On aimerait, à vrai dire, qu'il s'intitulât Sur des vers de Lucrèce, et que le germe autour duquel cet essai prolifère fût une citation du livre IV du De Rerum A'attira, Lucrèce étant, d'une façon générale, tellement plus estimable et plus grand que le chantre de l'ordre moral et du retour à la terre, le laudateur compassé du Travail, de la Famille et de la Patrie. Dans ce texte de Virgile, il s'agit du reste d'un couple marié, et Montaigne n'a pas manqué de commenter ainsi l'intensité du transport que prête le poète à cette minute conjugale : « U la peint un peu bien émue pour une Vénus maritale... »

Fort peu marital lui-même, Montaigne réussit dans cet essai à parler de l'amour physique sans la moindre concession, ni à la convention égrillarde ni à la pudibonderie. Le xvnc siècle, lui, sera pudibond, et nous avons vu Pascal reprocher à Montaigne d'employer des mots « lascifs ». A l'opposé, le libertinage sera un affranchissement par rapport à une sexualité encore considérée comme un tabou que, par conséquent, l'on s'amuse à transgresser. Pour Montaigne, la sexualité n'est ni amusante ni impudique, elle est. Le premier (et pour longtemps le seuL) il réussit à en parler sans circonlocutions ni provocation.



Autre originalité, Montaigne traite de l'amour en se plaçant surtout au point de vue des femmes et non pas seulement à celui des hommes. Il récuse la fiction sur laquelle repose une société réglée par et pour les hommes, fiction selon laquelle le besoin sexuel serait moins important dans la vie des femmes que dans celle des hommes. Principe qui, on le sait, restera à la base de la morale sexuelle (préparée et fixée en modèle dans la Nouvelle HéloïsE) de la bourgeoisie du xixe siècle, pour laquelle la frigidité, même dans le mariage, est un attribut essentiel de l'honnête femme, tandis que les maris ont droit aux écarts. « Je dis que les masles et les femelles sont jetés en même moule, affirme Montaigne. Sauf l'institution et l'usage, la différence n'y est pas grande. » II aperçoit ainsi clairement, d'une part, le fait freudien de l'identité et de l'égalité chez les deux sexes de la libido, qui se diversifie seulement selon l'anatomie et l'éducation ; d'autre part le lien qui existe dans nos sociétés entre la méconnaissance de la libido féminine et la subordination pratique et juridique des femmes aux hommes. « Platon, ajoute-t-il, appelle indifféremment les uns et les autres (les masles et femelleS) à la société de tous estudes, charges, exercices, vacations guerrières et paisibles, en sa république » (III, 6).



Une aussi grande liberté, dépourvue de tout sous-entendu grivois comme de tout esprit de censure, à l'égard d'un tel problème, n'est concevable que parce qu'elle se rattache à l'attitude d'ensemble qui est celle de Montaigne tout au long des Essais, à cette sorte de discipline de la détente, d'exercice continu de fidélité à la pensée telle qu'elle surgit, d'adhérence à la notation immédiate, à l'humeur effectivement éprouvée - et non point à celle que l'on devrait, voudrait ou que l'on est censé éprouver - discipline qui produit l'ouvre littéraire la plus proche de l'esprit de l'analyse freudienne avant Proust. En effet, pour Montaigne comme pour Proust, il ne s'agit pas de construire une vision de l'homme, mais de le voir, et pour cela d'écarter les obstacles qui empêchent de le voir. C'est pourquoi il déplaît aux dogmatiques. Sa disponibilité consiste d'abord à faire taire l'appétit d'expliquer, de juger, de comprendre trop vite, pour laisser affleurer l'événement psycho-physiologique et lui accorder le temps de se dégager pour l'écouter en le déformant le moins possible ; ensuite, elle met en veilleuse le besoin de se justifier ou de s'accuser, l'empressement à traduire la moindre découverte ou le moindre aveu, aussitôt, devant un tribunal moral. Car ce besoin limite évidemment le volume des découvertes. Il faut de la vigilance pour se laisser arriver, à la manière dont Proust le fait lui aussi dans la Fugitive, et pour donner le pas à l'intérêt de constater sur la manie de classer. L'abondance comme la variété du « récit » de Montaigne viennent de ce qu'il a su se soustraire à la hantise de la culpabilité. Là où saint Augustin et Rousseau écrivent des Confessions, se font un mérite d'avouer leurs « turpitudes », et rassemblent les pièces d'un procès, où, juges et parties, ils plaident alternativement (comme le Barbemolle de Courteline, dans Un client sérieuX) le dossier de l'accusation et celui de la défense, Montaigne, lui, proteste calmement qu'il ne voit pas au nom de quoi on pourrait légitimement se condamner, dans son existence privée du moins, et non sociale : « quant à moy, je puis désirer en général être autre ; je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle, etsupplier Dieu pour mon entière réformation et pour l'excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela, je ne le puis nommer repentir, ce me semble, non plus que le déplaisir de n'être ni ange ni Caton. Mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux... Si d'imaginer et désirer un agir plus noble que le nôtre produisait la repentance du nôtre, nous aurions à nous repentir de nos opérations les plus innocentes » (III, 2).

On comprend que cette réfutation de la culpabilité pathologique (songeons à Freud, au Surmoi torturant le Moi à propos - en effet - de « ses opérations les plus innocentes ») ait paru indésirable à Pascal, puisqu'elle coupe à sa racine le principe de « l'imperfection » de la nature humaine et enlève son arme essentielle au terrorisme moral. Il ne s'agit pas en effet dans les Essais de prêcher l'indulgence à l'égard de soi, comme l'ont trop aisément décrété les moralistes chrétiens du xviie siècle ; Montaigne n'a nulle indulgence pour les fautes et les crimes que nous pouvons empêcher, les crimes dont sont victimes l'homme et l'humanité au nom de l'intérêt, de la raison d'État, ou de l'intolérance. L'homme commet des crimes contre l'homme, il n'est jamais en état de péché en lui-même. Ce sont les actes qui sont bons ou mauvais, bénéfiques ou nuisibles ; et le mal, ce sont les actes criminels, jamais les naturels.



Ainsi Montaigne réussit à écrire un livre sur lui-même tout en se libérant de deux besoins contradictoires, aussi répandus et forts l'un que l'autre : justifier à tout prix sa vie - s'en déclarer mécontent. D'ordinaire, quand nous parlons de nous-mêmes, nous tâchons de prouver à la fois que personne n'aurait pufaire mieux que nous à notre place et que nous sommes intrinsèquement supérieurs au résultat obtenu. Montaigne ne s'accorde ni l'une ni l'autre consolation.

Ecrit-il d'ailleurs tellement sur lui-même ? A la phrase de Pascal sur « le sot projet » de se peindre, on oppose classiqueînent celle des Essais sur « la forme entière de l'humaine condition ». Plus simplement, on pourrait constater que Montaigne parle au moins aussi souvent, sinon plus souvent, des choses hors de lui que de lui. Alors que tant d'écrivains, Chateaubriand par exemple, sous couvert de parler de la nature, d'une situation politique, d'une conversation avec un grand homme, d'un pays étranger, ne parlent en réalité que d'eux-mêmes, et ne peuvent éviter de revenir à un moi du reste fort peu varié, Montaigne, qui déclare à chaque instant vouloir parler de lui, se retrouve quelques lignes plus bas en train de parler de l'Italie, de Tacite, de politique, de cuisine, de médecine ou d'économie domestique. C'est moins lui qu'il peint que la variété de ses réactions devant le réel, et donc il peint le réel. C'est moins souvent sa conscience que les choses dont il prend conscience. Différent de tant d'autres qui prennent prétexte du monde pour parler d'eux, il prend prétexte de lui pour parler du monde. Du reste, s'il parle de lui, ce n'est pas qu'il se juge exceptionnel, il ne raconte pas une « destinée » - moins encore que Proust - et son accent demeure constamment modeste sans qu'il ait à se surveiller pour le rendre tel. Au reste, ni les Essais ni la Recherche, deux livres pourtant qui ont leur siège officiel dans un Moi, n'appartiennent exactement à la littérature de confession. Ils n'ont jamais le ton de la confidence que prend un Chateaubriand, conscient de révéler un sublime « en-dedans » jusqu'alors dérobé aux regards des mortels. Modestes, ces écrivains du Moi ne sont pas égocentriques, et même sont la plupart du temps égofuges.

Avant Montaigne, et souvent encore après lui, les rares observations psychologiques de contenu qu'on trouve dans la littérature comme dans la philosophie, sont toutes subordonnées à l'intention de proposer un mode de vie. C'est une psychologie de directeurs de conscience. Il s'agit toujours de préférer certaines choses à d'autres choses, d'enseigner à mépriser tout un côté de l'existence humaine, ce qui ne peut se faire de façon convaincante sans, bien entendu, quelques remarques exactes. Mais en divisant l'homme en forces et en faiblesses, on s'interdit de le décrire véridiquement puisque la connaissance du fait tourne court au profit du jugement de valeur. Avec Montaigne enfin, nous apprenons que ce n'est pas une faute que d'avoir sommeil, de désirer, de préférer des mets à d'autres, de rêvasser, d'oublier, d'avoir peur, de craindre la mort, d'avoir des habitudes, d'être paresseux, de haïr la maladie, de perdre son temps, d'être morose ou triste, de souffrir et d'être joyeux. Et que non seulement ce n'est pas une faute, mais que les prétendues faiblesses se trouvent si liées aux « forces » qu'elles en sont peut-être la condition, qu'il n'y a bien plutôt ni forces ni faiblesses, et qu'il est vain, comme le démontrera par l'expérience Freud, de répudier une partie de nous-mêmes comme nous étant étrangère. Encore aujourd'hui, les philosophies, avec leur hantise de ce qui est « authentique » et de ce qui ne l'est pas dans l'homme, se hâtent d'installer prématurément au cour de l'être humain cet éternel procès. Mais il n'y a pas dans l'homme les choses importantes et les autres, le secteur noble et le secteur trivial, l'authentique et l'inauthentique ; l'homme se conduit de la même façon dans les grandes et dans les petites circonstances. Et prendre conscience de ce fait ne signifie pas pour Montaigne que l'on soif autorisé à renoncer à tout jugement moral sur soi. Car c'est là que réside l'erreur de la critique pascalienne : les exigences de Montaigne, notamment à l'égard de la justice et de la vérité, sont bien précises, et nullement disposées à se satisfaire de faux-semblants. Par exemple la qualité morale à laquelle Montaigne attache peut-être le plus d'importance est celle qui intéresse les autres : la loyauté. Son horreur du mensonge est absolue, véritablement kantienne avant Kant, comme l'est sa définition de la moralité, son principe qu'elle doit être cultivée pour elle-même et non pour les avantages ou la considération qu'elle nous vaudrait. Montaigne n'est donc pas plus sceptique en morale qu'en philosophie : en refusant de soumettre au jugement moral des faits qui ne relèvent pas de lui - mais de la diversité des préjugés, des fanatismes, des usages et des croyances suivant les sociétés - il ne détruit pas la morale, il la rend possible. La responsabilité commence là où commencent les actes, personnels ou politiques, capables d'atteindre autrui, quoique moi-même je ne sois pas coupable d'être et que seul je sache si je suis « lâche ou courageux ».



Si l'on voulait opposer sommairement Montaigne à son plus grand admirateur et principal adversaire, Pascal, on pourrait dire : pour Pascal, je suis coupable quand j'éprouve un désir personnel de bonheur - devant un être aimé, un verre de vin, une chambre confortable, un beau paysage - mais je ne suis pas tenu de m'inquiéter des impostures, des hécatombes, des injustices qui m'entourent. Pour Montaigne, c'est l'inverse.



La parenté de Montaigne et de Proust est due peut-être à cette tenue à distance de la culpabilité pathologique, élimination qui permet à leur « récit » de l'homme de couler et de s'étaler dans toute la largeur de son lit, sans être comprimé par la hantise d'avoir à rendre à chaque instant des comptes. Et si Montaigne est un si grand écrivain, supérieur même à Proust, c'est peut-être en partie parce qu'il est encore plus libre que lui de culpabilité pathologique - celle de Proust se projetant entièrement dans son « remords de ne pas écrire », et subsistant, donc, en ce domaine, bien qu'elle ait libéré tout le reste du terrain. Leur parenté tient aussi au parti pris d'accueillir tout ce qui se produit en eux et autour d'eux en s'abstenant de donner instantanément à chaque chose une note, un coefficient d'importance. C'est pourquoi on trouve dans les Essais comme dans la Recherche de nombreuses observations qui, par leur contenu, se situent dans les parages ou même à l'intérieur de la psychanalyse. La Recherche peut être lue entièrement comme une « psycho-pathologie de la vie quotidienne ». Autre exemple : Proust finit, comme Freud, par voir dans certaine forme de passion amoureuse la répétition inévitable d'un passé figé mais toujours actif, par voir donc dans la passion l'incorporation de ce passé à une situation présente variable mais devant laquelle nous ne pouvons pas inventer de solution nouvelle. Comme Freud, il attribue à ce facteur le développement de la jalousie sans issue qui en résulte, puis le désinvestissement brutal de l'affectivité qui la suit, quand la passion cesse et que cesse l'intérêt pour son objet1. Montaigne constate lui aussi fréquemment des phénomènes dont même les contemporains de Freud auront du mal à admettre la réalité, par exemple dans le texte du livre II, chap. 1 où il décrit les composantes sado-masochis-tes constitutives de tout psychisme humain.

La raison de ces découvertes particulières est dans l'attitude générale commune à Proust et à Montaigne. C'est en effet un trait de toutes les ouvres qui, au point de vue intellectuel comme au point de vue moral, sont libératrices, que de montrer l'influence sur l'homme de mobiles d'action autres que les raisons qu'il se donne à lui-même d'agir, et différents des principes qu'il croit, de plus ou moins bonne foi, être les siens. Ce type de compréhension peut être décelé chez Montaigne, La Rochefoucauld ou Proust. L'activité consciente est présentée chez eux comme simple projection ou justification d'une affectivité dont la genèse est inconsciente, et, selon eux, aucun aspect chez l'homme ne doit être considéré comme plus moral, plus noble qu'un autre aspect ou une autre « partie » de la personnalité. Il n'y a que des événements, que l'on doit juger d'après leur rôle effectif dans l'histoire de l'individu, et non point d'après une échelle de valeurs qui ne saurait précisément être élaborée que par la fonction justifiante, excusante et magnifiante de l'homme. Le propre de cette attitude est de redonner toujours la priorité au contenu sur la forme, à la chose sur le signe qui nomme la chose, à la cause sur le prétexte. Et la réaction périodique contre cette attitude consiste dans le mouvement inverse : elle rend la priorité à la forme, au langage métaphysique, aux instruments de la signification sur la chose signifiée, à l'évaluation moralisante sur la connaissance de l'origine réelle, bref elle présente le moyen comme se suffisant à lui-même, et le résultat comme produit librement par l'image illusoire qui ne fait que l'accompagner.


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