wikipoemes
paul-verlaine

Paul Verlaine

alain-bosquet

Alain Bosquet

jules-laforgue

Jules Laforgue

jacques-prevert

Jacques Prévert

pierre-reverdy

Pierre Reverdy

max-jacob

Max Jacob

clement-marot

Clément Marot

aime-cesaire

Aimé Césaire

henri-michaux

Henri Michaux

victor-hugo

Victor Hugo

robert-desnos

Robert Desnos

blaise-cendrars

Blaise Cendrars

rene-char

René Char

charles-baudelaire

Charles Baudelaire

georges-mogin

Georges Mogin

andree-chedid

Andrée Chedid

guillaume-apollinaire

Guillaume Apollinaire

Louis Aragon

arthur-rimbaud

Arthur Rimbaud

francis-jammes

Francis Jammes


Devenir membre
 
 
auteurs essais
 
left_old_somall

François-René de Chateaubriand

right_old_somall

Jeunesse aventureuse


Poésie / Poémes d'François-René de Chateaubriand





De dix-huit à trente-deux ans, il n'est plus une année de son existence qui ne soit pleine d'événements et de drames, comme si la jeunesse aventureuse devait former avec l'enfance et l'adolescence presque immobiles le plus déterminé contraste. On halète à le suivre, entraîné par lui au bout du monde, plongé dans la tourmente de la Révolution, dépaysé pendant les années d'exil anglais, où se révèle un écrivain, philosophe ou historien, on ne sait, mais à coup sûr, incomparable manieur d'images et de poésie.





Le jeune officier de Cambrai fut rappelé à Combourg par la mort de son père en septembre 1786. On a dit ce qu'était le mode de succession des biens nobles selon la coutume de Bretagne et quel avantage considérable (le préciput d'abord eet les deux tiers de la fortunE) revenait à l'aîné, les cadets se partageant également le dernier tiers. Les sours mariées (ou les beaux-frèreS) avaient espéré un moment une division à Parts égales, sous le prétexte que la fortune provenait de commerce et non d'héritage, mais leur prétention était insoutenable. L'inventaire et le partage, qui eurent lieu en mars 1787, maintinrent tous ses droits au fils aîné, Jean-Baptiste, qui, alors maitre des requêtes, habitait Paris l. Le jeune homme était ambitieux et il se servait des siens pour soutenir sa future carrière. De robe, il ne pouvait prétendre aux honneurs de la cour, tout gentilhomme qu'il fût. Mais l'authentique dossier nobiliaire de la famille permettait de les accorder à son cadet, puisque celui-ci servait à l'armée. Déjà les preuves de noblesse avaient autorisé en 1783 l'admission de Lucile comme chanoinesse de l'Argentière. Avoir un frère à la cour représentait quelque chose. Il ne semble pas que François de Chateaubriand se fût alors beaucoup soucié de l'honneur, ni de tenir ce rôle. Il se plia cependant à la formalité. Il fut nommé à Louis XVI, en février 1787, ce qui revenait à se placer sur le passage du roi qui se rendait à la messe et à entendre le maréchal de Duras dire : « Sire, le chevalier de Chateaubriand. » Salut donné de part et d'autre avec toute la grâce du temps, mais Louis XVI ne trouva pas davantage pour cet inconnu. Quelques pas plus loin, le jeune noble présenté vit Marie-Antoinette :

Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu'elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d'un radieux et nombreux cortège; elle nous fit une noble révérence; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d'être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie 2 /

Désormais, Chateaubriand montait dans les carrosses du roi. Il prit part à la chasse royale le 19 février, forêt de Saint-Germain. C'est là que, muni de la recommandation de ne jamais couper- la route au roi, il se laissa porter par une monture capricieuse jusqu'au chevreuil qu'un coup de fusil venait d'abattre. Il était arrivé devant la bête, lorsque surgit le tireur, Louis XVI en personne. Si, à la chasse, vous passiez entre la bête et lui, il était sujet à des emportements, comme je l'ai éprouvé moi-même. Le roi se fâcha donc3. Le Roi regarde... au lieu de s'emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire : « Il n'a pas tenu longtemps. » Louis XVI n'était donc pas fâché i. Entre le témoignage de 1796 - moins de huit ans après l'incident - et le souvenir de 1821 - évoqué par l'écrivain royaliste, ministre à Berlin - le lecteur choisira.



De la cour où il aurait pu reparaître, le chevalier détourna sa route et passa ses périodes de congé militaire en Bretagne ou à Paris. Non pas à Combourg, mais à Fougères ou à Marigny, dans les châteaux où ses sours menaient vie mondaine et brillante, et à Saint-Malo, où la retraite de sa mère était confortable et heureuse. M. de Pressigny, l'évêque, lui conféra un ordre mineur (la tonsurE), ce qui ne l'engageait nullement dans l'Église, mais lui permettait d'obtenir un bénéfice de l'ordre de Malte : encore une idée de son frère aîné. Jean-Baptiste, entre-temps, avait fait un beau mariage parisien. Il avait épousé Mademoiselle Aline de Rosambo, fille du président de Rosambo et petite-fille du ministre d'État, Monsieur de Malesherbes. Celui-ci apprécia l'intelligence et la curiosité d'un jeune officier, frère de son petit-gendre, et à ce titre introduit dans un groupe familial uni, où il y avait beaucoup de jeunesse et de mouvement. François de Chateaubriand y prit le goût des opinions philosophiques. Il inclina même à un certain libertinage, parmi les hommes de lettres à la mode qu'attirait à soi Madame de Farcy, réinstallée dans la capitale. Comme lui-même n'habitait constamment ni Paris, ni le même lieu à Paris, on n'est pas sûr de la qualité de toutes ses relations de jeunesse. Un congé d'inactivité, après la réforme militaire de mars 1788, le ramena quelque temps en Bretagne. Il y trouva la noblesse enflammée contre le despotisme de Versailles, et en train de commencer, par une insurrection provinciale, la révolution du royaume. Il prit part aux états provinciaux de Rennes, en janvier 1789. Il fut mêlé aux bagarres qui opposaient les jeunes gentilshommes criant : Vive la Bretagne! aux étudiants en droit de Rennes et de Nantes partisans de réformes et qu'entraînait son ancien condisciple Moreau. H fut gagné par cette effervescence, sans mettre beaucoup d'ordre dans ses opinions. Il était à Paris, en juillet, à temps pour voir, le jour de la prise de la Bastille, les vainqueurs promenés dans des fiacres, ivrognes heureux, devant lesquels les passants se découvraient, avec le respect de la peur. Mais ce qu'il fallait voir dans la prise de la Bastille, et ce que l'on ne vit pas alors, c était non l'acte violent de l'émancipation d'un peuple, mais l émancipation même, résultat de cet acte.



Il fut témoin, en même temps que de la révolution politique à l'Assemblée, des scènes sauvages de la rue. Il hurla d'indignation devant les têtes de Foulon et de Berthier portées au bout des piques et il commença à rêver de fuite. Poursuivant néanmoins sa vie brillante de jeune officier, de dîners en soirées au théâtre, de promenades en société, il dépensait un argent qu'il n'avait pas, contractait des dettes et, pour répondre à un engagement d'honneur, il se fit, tout militaire qu'il demeurât, courtier en bas. Il écrivait des vers, plaçait un poème à l'Almanach des Muses et peut-être songeait-il à un ouvrage plus important où, tout imprégné de Rousseau, l'un de ses auteurs préférés, il eût parlé de l'homme de la nature. Quoi qu'il en fût, l'évasion vers l'Amérique le tentait. Bien des choses se mêlaient dans l'attrait de ce projet : le goût de l'aventure et du voyage, le prestige du Nouveau Monde, de ses terres inconnues et merveilleuses, de ses institutions libérales. Avec Malesherbes, qui l'encourageait, il évoquait une entreprise possible : chercher et découvrir, au nord de l'Amérique, un passage par où le Pacifique rejoignait l'Atlantique et dont on avait beaucoup parlé, lors des voyages de Cook et des navigateurs anglais. Mais,pour devenir réalisable, une pareille exploration supposait un appui et un secours financier du gouvernement. Sur les entrefaites, les cadets-gentilshommes furent supprimés. Le jeune officier pouvait rester dans l'armée, à condition de prêter un serment, mais il ne voulut pas le faire. Il revint à ses projets de voyage.

Au printemps de 1791, après avoir revu sa mère, il s'embarqua sur le brigantin le Saint-Pierre avec un groupe de sulpi-ciens, prêtres et séminaristes, que leur supérieur envoyait à Baltimore. Après une escale à Santa-Cruz des Açores, l'équipage atteignait l'Amérique à la mi-juillet. Chateaubriand en était reparti à la mi-décembre. Il invoqua pour motif de son retour, non pas le défaut de ses ressources ou l'échec de ses entreprises, mais la nouvelle de la fuite à Varennes, de l'humiliation du roi, du regroupement des officiers nobles dans l'armée des émigrés. Piqué d'honneur, il décidait de rejoindre ses pairs.



Il a donc passé en Amérique cinq mois de l'année 1791. Ces cinq mois méritent d'être déclarés extraordinaires à plusieurs titres. Point de période plus mystérieuse dans la vie de Chateaubriand. La réalité de son emploi du temps pose à l'érudition des problèmes presque inextricables. Des recherches ont été entreprises par Joseph Bédier, G. Chinard, P. Martino et, depuis la dernière guerre mondiale, par M. Morris Bishop et M. Richard Switzer. Les uns ayant accusé Chateaubriand d'imposture pour la plus large part de ses affirmations, le voyageur a trouvé d'acharnés défenseurs contre les critiques de cabinet (M. l'abbé Bcrtin, M. le Dr. Le SavoureuX). Mais les derniers travaux de MM. Bishop et Switzer se distinguent par une méthode scientifique plus neuve, qui n'exclut pas une sympathie pénétrante pour les dispositions de l'écrivain. Sans qu'il soit possible de suivre jour à jour l'itinéraire et les occupations de Chateaubriand, on doit reconnaître que, parti de Baltimore, il est allé à Philadelphie où il a séjourné au moins une semaine, puis de Philadelphie à New York, d'où il accomplit un voyage à Boston, ensuite de New York à Albany, en empruntant l'Hudson, d'Albany aux chutes du Niagara, où il se brisa le bras. Enfin, il regagna Philadelphie, où il s'est vraisemblablement embarqué sur le vaisseau le Molly en direction du Havre, le 28 novembre. Il n'a donc pu se rendre au pays des Natchez, ni en Floride, ni en Louisiane, il n'a pas descendu l'Ohio et le Mississipi. Voilà pour la réalité matérielle des faits et des principales étapes. Le parcours réellement accompli, quel qu'il fût dans le détail, l'a mis en contact - surtout dans la dernière partie - avec un monde sans comparaison possible avec l'Europe, une nature à demi défrichée, des populations indiennes qui, pour ne pas être les sauvages primitifs des tristes tropiques (tristes, .mais incandescentS), lui présentaient cependant une humanité à demi enfantine et le drame de ses rapports avec la civilisation d'Europe. Paysages et hommes ont exercé sur l'imagination de Chateaubriand des impressions diverses et toutes d'une force étonnante. Qu'il les ait aussitôt consignées dans ses notes ou retenues dans sa mémoire, on oserait dire ici : peu importe. L'essentiel est leur incantation. En dernier lieu, Chateaubriand avait vraisemblablement lu, dès avant le départ pour l'Amérique, les récits de voyageurs français, américains, italiens et leurs descriptions d'Amérique ; il y est revenu ensuite et s'en est servi : le père de Charlevoix, Bartram, Carwer, Beltrami, sans doute Le Page du Pratz. Dans ce qu'il a publié, il a souvent déclaré les emprunts faits à ces auteurs.

Ainsi, sur l'expérience et sur les lectures, s'est exercée au long des années son imagination, et le séjour en Amérique est devenu une source constante de son inspiration. Atala, René, les Natchez, des chapitres de l'Essai sur les Révolutions, du Génie du Christianisme en découlent immédiatement. Dans les Mémoires, le récit du voyage trouve sa plus juste place d'événement bref quant à la durée, immense pour la puissance de poésie. En 1827, les Ouvres complètes accueillirent un ouvrage autonome : le Voyage en Amérique. Mais il est plus curieux, lors de la description d'un soir à Venise (1833), que resurgissent les souvenirs d'Amérique, de l'astre qui brûle encore en ce moment mes savanes floridiennes. Les possibilités de l'évocation étaient intarissables. Il demeure donc vraisemblable d'admettre, avec M. Switzer, qu'à partir d'expériences vécues et aussitôt embellies par l'imagination (comment prouver que Chateaubriand n'a pas aperçu, en un autre lieu que celui assigné à la rencontre, les séduisantes femmes sauvages qui lui ont inspiré l'épisode des Floridiennes, de la fière et de la triste, ou l'immortelle Atala ?) l'artiste s'est « créé un monde nouveau, vision faussée, impressionniste, rêveuse, qui est exempte de vérité dans le sens ordinaire du terme, mais qui revêt une autre réalité subjective, pittoresque et poétique dont il y a peu d'exemples ' ».

Retrouvons en France Chateaubriand résolu, cette fois, à rejoindre les émigrés. Il cherche des fonds pour s'expatrier. Sa famille croit les lui procurer en le mariant à une très jeune orpheline, Mademoiselle Céleste Buisson de La Vigne, dont il avait entrevu, sur le Sillon, la chevelure blonde fouettée par le vent. Le mariage accepté, la bénédiction nuptiale fut donnée clandestinement par un prêtre réfractaire. La famille de La Vigne protesta et la situation fut régularisée, si l'on peut dire, par l'obligeance du curé constitutionnel qui, largement payé, ne réclama plus contre la première bénédiction. Singulier ménage, que le départ de l'époux pour l'armée des Princes allait aussitôt dissocier. Il ne fut reconstitué qu'en 1803, à la prière d'une maîtresse de Chateaubriand, l'une des plus aimées, Pauline de Beaumont, et il dura cahin-caha jusqu'en 1847, où l'épouse mourut la première. Tant d'années ne furent point dépourvues d'orages. Elles ont trouvé leur conclusion dans une page des Mémoires, qu'il faut citer ici, même en anticipant sur la chronologie :

Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle ? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient appartenir? S'en est-elle jamais plainte? Quel bonheur a-t-e/le goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie ? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'Empire, les disgrâces de la Restauration, et n'a point trouvé dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille, qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux : je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles? Qu'est-ce que mes travaux auprès des ouvres de cette chrétienne? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné.



Avait-il tellement envie d'émigrer ? Il s'y décida sur les conseils de Malesherbes et au spectacle de violence que lui offraient les rues de Paris.

Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous.

Nous avons deux poids et deux mesures : nous approuvons, pour une idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme.



Il était si peu sage qu'il joua, perdit au jeu presque tout l'argent du voyage, et égara le reste dans un fiacre. Mais son portefeuille fut découvert par un récollet en train d'inventorier pour ses prescripteurs les reliques de son cloître. Tout cela admirablement conté dans les Mémoires. Il passa clandestinement la frontière, rejoignit l'armée de Condé, se battit à Thionville et à Verdun, fut blessé, puis atteint de la petite vérole. Il obtint un congé et décida de rejoindre son oncle Bedée, qu'il savait émigré à Jersey. Il y parvint après toute une odyssée. Entre Jersey et Saint-Malo, pendant que la Révolution se déroulait, il y avait beaucoup plus de liaisons qu'on ne l'a cru depuis. Révolution et Contre-Révolution mêlaient étroitement leurs destins. De l'argent envoyé de Saint-Malo lui permit de passer en Angleterre où il devait retrouver, dans l'émigration, de nouvelles occasions de servir. Mais ce n'était décidément pas un partisan convaincu. Il traînait avec lui ses manuscrits, et l'abondance de son inspiration ne cessait d'en augmenter le poids. Rien ne l'intéressait plus assurément que de devenir homme de lettres. Il pensait à une étude comparée des révolutions. Ce sera superbe! lui disait un journaliste émigré, Pclticr, principal rédacteur des Actes des Apôtres, et qui continuait à Londres son entreprise de Paris. Mais,en attendant, il fallait manger et,lorsque manquaient les petites ressources de traduction et autres, il glissait a la misère noire. Il connut des jours de faim. Puis on lui dénicha du travail en province, à Beccles, où il aurait déchiffré de vieux manuscrits français pour une histoire du comté de Suffolk. Comme l'a écrit André Beaunier, où aurait-il appris la paléographie? La réalité est plus prosaïque. Il lui arriva dans l'âge de la raison et de la pensée, de faire répéter des mots stupides aux enfants de son voisin. C'est, en termes malveillants, être professeur, observe le même critique. Moins, c'est être répétiteur ou, comme on disait naguère, dans le jargon de l'École Normale Supérieure : « tapiriscr ». Comme tant d'autres après lui, au génie près, Chateaubriand « tapi-risa ». Mettons que ce fût prosaïque, c'était aussi rédempteur. Mais il arriva à cette prose de déboucher sur la poésie et de provoquer une déchirante aventure. Son récit forme l'un des plus beaux moments des Mémoires. Il donnait des leçons de littérature comparée (française et italiennE) à la fille du pasteur de Bungay, miss Charlotte Ives, âgée de quinze ans.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d'études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme. Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme : j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle : Dante.

Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l'on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu'on aime, ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l'on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge ? les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour ; l'un a marché dans une solitude en deçà d'un berceau, l'autre traversera une solitude au-delà d'une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cour, de goût, de caractère, de grâces et d'années

Le jeune répétiteur se blessa dans une chute de cheval et reçut pendant quelque temps l'hospitalité et les soins de la famille Ives.



Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. A mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives : elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-même, séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer Pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obstacle qui lui ôtait la parole : « Monsieur », me dit-elle en anglais, « vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère ; ma fille a certainement conçu de l'attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous ndrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre héritage vous vivrez avec nous. »

De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : « Arrêtez ! » m'écriai-je ; « je suis marié ! » Elle tomba évanouie.



Chateaubriand s'enfuit. Il regagna Londres, longtemps obsédé par l'image pure et charmante qui le suivait, en les purifiant, par tes sentiers de la Sylphide.

L'Essai sur les Révolutions, paru en 1797, révélait assurément beaucoup de talent et, comme il convient au premier livre d'un écrivain de génie, beaucoup d'audace. L'auteur parlait de toutes choses. Pour éclairer les révolutions de l'histoire, il rapprochait de celle de France la révolution d'Angleterre, ce qui nous paraît légitime, mais celles aussi d'Athènes et de Sparte, ce qui répondait à l'esprit classique de son temps. Sa virtuosité faisait passer le lecteur, supportant mieux que nous ces vertiges, des Barcides à M. Pitt, d'Annibal à Marlborough, de Darius à l'empereur Joseph II. La dernière partie étudiait l'influence des philosophes et, en près de vingt chapitres, mettait en cause le christianisme. Elle conduisait à ce pro-blême : quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? Mais le titre prometteur coiffait des aveux désinvoltes et faciles. Tout intéressante que soit cette question, elle demeure presque insoluble d'après les données communes... On voit s'ouvrir devant soi un abîme de conjectures 13. L'ouvrage obtint aussitôt un grand succès parmi les émigrés, bien qu'il fût en contradiction avec les sentiments des compagnons d'infortune de l'auteur. Il fut très vite connu en France et non sans scandale. Madame de Chateaubriand, dont le fils aîné était mort sur l'échafaud, en 1794, avec Malesherbes et sa famille, qui avait connu elle-même les prisons de la Terreur et n'avait été délivrée que par le Neuf-Thermidor, en entendit sûrement parler. Peut-être en eut-elle un exemplaire entre les mains u. A Londres, l'auteur devint un personnage à la mode. Il eut de belles relations dans le monde, qui lui firent oublier Charlotte. Au début de 1798, il rencontra Fontanes, émigré occasionnel. Ce furent cinq mois d'étroite amitié : Fontanes, écrivain de goût classique, appréciait le génie romantique révélé dans bien des pages de l'Essai, surtout celles qui décrivaient l'Amérique et les vertueux sauvages. Il encourageait Chateaubriand à persévérer dans cette voie. Il applaudissait au projet d'une épopée en prose : les Natchez, dont il connut l'ébauche et les premiers fragments. Il alla même plus loin. Mesurant la portée du talent et la nature de la philosophie défendue dans l'Essai, il avait « l'idée de ce que l'auteur aurait pu faire de mieux en prenant l'opinion contraire ». Fontanes, qui avait quitté la France après Fructidor, demeurait convaincu qu'en dépit de sursauts très violents comme celui dont il était présentement victime, la Révolution touchait à sa fin. On ne rétablirait certainement pas l'ancien ordre, mais la France, dans le meilleur d'elle-même, réclamait la stabilité et des institutions solides. Pour les assurer, les valeurs religieuses retrouveraient leur place. Les émigrés de Londres accueillaient ces opinions : ils y retrempaient leur courage et s'agitaient, persuadés que tout s'achèverait par le retour du roi. Fontanes était en relation avec le parti royaliste, sans s'y subordonner pour autant. Afin de garantir à son ami les moyens d'un travail paisible, il l'engagea à demander un secours des Princes. L'affaire fournit, du moins, à Chateaubriand, solliciteur dans l'antichambre, le spectacle d'une curieuse scène qu'il évoque dans les Mémoires d'Outre-Tombe. La page fut écrite en 1822, alors qu'ambassadeur à Londres Chateaubriand consacrait ses loisirs à retracer les souvenirs de jeunesse et d'émigration dans la même ville. Il faut la relire pour sa beauté, et aussi parce qu'elle est un document remarquable sur la nature de ses sentiments, sa réserve motivée à l'égard du milieu monarchiste et sur l'importance de l'expérience anglaise dans la formation de son futur système politique, où la fidélité loyaliste ne compromit jamais l'indépendance du jugement, ni le sens critique.



M. Du Theil, chargé des affaires de M. le comte d'Artois à Londres, s'était hâté de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des Princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l'autel gui battaient les pavés de Piccadilly, d'une foule d'espions et de chevaliers d'industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu'on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu'à une gravure de la mon du général Wolf. Frappé de son air, je m'enquis de sa personne ; un de mes voisins me répondit : « Ce n'est rien ; c'est un paysan vendéen, porteur d'une lettre de ses chefs. »



Cet homme, qui n'était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle ; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui Permettant pas d'embrasser la mort debout; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de 'assurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n'était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et a dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisilionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cinq cents pièces de canon et cent cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d'incendiaires commandées par des Conventionnels ; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu, gui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.

... Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés ; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié : « F.ntrez ; passez derrière moi; elle ne vous fera aucun mal; elle ne bougera pas; je la tiens. " Personne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Char et te brisa son épie.



Pendant que Fontanes était encore à Londres, Chateaubriand apprit la mort de sa mère : ce fut pour lui un déchirement atroce. Puis il reçut une lettre de sa sour, Madame de Farcy, qui avait assisté la vieille dame à ses derniers moments, le 31 mai 1798. Elle faisait allusion aux pleurs que les erreurs de son fils avaient fait répandre à cette respectable mère. Elle suppliait François de ne plus écrire. Julie, bien différente de la mondaine libertine de 1789, était revenue à une foi fervente. Elle avait alors coutume de dire à ses amis qu'elle comprenait qu'on puisse mourir de contrition. Elle succomba, à son tour, près de Rennes, le 25 juillet 1799 Rassemblant ces événements, Chateaubriand a déclaré que la mort de sa mère, la lettre et la mort de sa sour avaient déterminé chez lui un soudain retour à la foi : J'ai pleuré et j'ai cru 16.

Les choses ne se sont point passées aussi vite, ni aussi simplement. Certes, la tendresse filiale qu'il conservait pour sa mère était profonde, ce sont ses expressions mêmes. Mais il n£ renonça pas à écrire. Il continua de travailler à ses Natchez> cependant que mûrissaient en lui les conseils de Fontanes. Avant que Madame de Farcy ne fût morte, il avait commencé un ouvrage sur la religion chrétienne par rapport à la morale et à la poésie. L'intention de réparer les impiétés de l'Essai et de rendre un dernier devoir à la mémoire maternelle a coexisté, aussi émouvante qu'honorable, avec l'attrait pour un sujet nouveau et opportun. Le Chateaubriand de 1826, qui plaçait l'Essai dans ses ouvres complètes, avait raison de dire que l'ouvrage, dans son incohérence, n'était pas entièrement impie et témoignait encore d'affinités chrétiennes. Il est vrai aussi qu'on a découvert, de l'Essai, un exemplaire où, dans les marges, les notes confidentielles de l'auteur accusent encore son irréligion 18. Mais il ne faut pas porter au tragique ces contradictions, ni vouloir enfermer dans une opinion exclusive quelqu'un que son humeur hypersensible condamnait à de perpétuels déchirements. Peut-être est-ce là déjà la clé de certains échecs de Chateaubriand dans l'ordre pratique. En tenace Breton, il a aimé la religion et l'Église. En fils de Rousseau, en philosophe sceptique, il n'a jamais pu vivre en chrétien et, même se voulant apologiste, encore moins devenir apôtre.

L'Essai sur les Révolutions n'avait pas plus tué le chrétien en lui que le Génie du Christianisme et le reste n'ont pu introduire d'harmonie entre les principes qu'il professait et sa vie morale. Cependant, pour écrire son livre, Chateaubriand s'engageait dans des recherches et d'abondantes lectures qui rechauffaient sa foi et lui faisaient prendre une vue nouvelle de la religion et du monde. Il fit commencer à Londres l'impression de l'ouvrage, pour lequel, après quelques tâtonnements, il avait trouvé un titre superbe : le Génie du Christianisme. Le 18 Brumaire survint. Bonaparte fut Premier Consul. Chateaubriand comprit qu'il devait revenir en France, car c'était en France que la publication de l'ouvrage prendrait « plénitude de son sens et obtiendrait peut-être le succès. Inscrit sur les listes d'émigrés, il ne pouvait que se glisser dans son pays. Muni d'un passeport que lui avait accordé le ministre de Prusse à Londres au nom du sieur Lassagne, citoyen de Neuchâtel en Suisse (Neuchâtel était possession du roi de PrussE), Chateaubriand débarquait à Calais, le 6 mai 1800, après douze années d'absence. Sa jeunesse aventureuse était terminée.







Contact - Membres - Conditions d'utilisation

© WikiPoemes - Droits de reproduction et de diffusion réservés.



François-René de Chateaubriand
(1768 - 1848)
 
  François-René de Chateaubriand - Portrait  
 
Portrait de François-René de Chateaubriand


Biografie / cronologie


Bibliographie / Ouvres


mobile-img