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Un nouvel Orphée : masculin et féminin






« Que mon Orphée, haulemenl anobli.

Malgré la Mort, tire son Eurydice Hors des

Enfers de l'éternel oubli ! »

Maurice Scève.



Le vaste répertoire des mythes de l'Antiquité gréco-latine pèse lourdement sur le désir poétique à la Renaissance. Ce qu'on appelle alors « poétrie » ne désigne pas la poésie au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais le grand livre des légendes païennes dans lequel tout poète est censé puiser pour établir son autorité et sa crédibilité (JunG) '. L'élément mythologique joue un rôle privilégié dans les recueils de poésie parce qu'il fait partie de l'« horizon d'attente » du lecteur de l'époque. Certes, les mythes anciens se transmettent en se renouvelant au cours des siècles. La donnée de base reste la même, mais chaque « repreneur » en retisse le fil narratif à sa façon. L'originalité est moins dans Vinvention* (le choix des argumentS) que dans Vélocution (le style, le choix des figureS) et la disposition (la façon de les arranger dans un textE). Tout poète sait que c'est sur cet « art de reprendre » qu'il sera jugé.



La vie des mythes procède, au cours du temps, par accumulation d'exégèses. On ajoute des interprétations et on en efface d'autres. Certains épisodes sont retenus, amplifiés ; d'autres, tronqués, mis en sourdine. Un lent travail de décantation se produit. Tel est le destin d'Orphée : le premier chantre d'Occident connaît une fortune particulièrement riche à la Renaissance. À une époque où l'on rêve d'une union retrouvée entre musique et poésie, et où la tradition hellénique fait l'objet d'un nouveau culte, on ne s'étonne pas que la légende du poète-musicien des origines fasse l'objet d'un nouvel intérêt. Quel poète ne se flatterait pas d'être la réincarnation du musicien dont la simple mais sublime mission était d'adoucir les mours de ses contemporains ? (Buck, Détienne, Joukovsky, WalkeR) '.



Dans les années 1540, Lyon a eu son Orphée en la personne de Maurice Scève2. Le poète de la Délie s'est, en effet, donné pour mission de réaliser une telle promesse. S'il compare son sort à celui du chantre de Thrace, c'est pour exploiter un amer contraste qui convient à la coloration de son poème :



Chantant, Orphée, au doux son de sa lyre.

Tira Pitié du Royaume impiteux*.

Et du tourment apaisa toute l'ire.

Qui pour sa peine est en soi dépiteux*.

En mon travail*, moi, misérable, honteux

Sans obtenir tant soit petite grâce.

N'ai pu tirer de sa bénigne face,

Ni de ses yeux une larme épuiser,

Qui sur mon feu eusse vive efficace*.

Ou de l'éteindre, ou bien de l'attiser.

(Dizain 316, p. 227, v. 1-10.)



Au contraire de l'Orphée de la légende, qui avait su apitoyer les plus impitoyables destinées, le poète de Délie n'a pu amener celle qu'il aime à s'attendrir sur son malheur. La larme qu'il n'a pas obtenue d'elle devient soudain le symbole ambivalent de son désir : ce simple signe de compassion lui aurait été cher, même si, au lieu d'« éteindre » sa passion, il n'avait fait que l'« attiser » de plus belle. Cruelle Délie qui cache sous des dehors favorables (« sa bénigne face ») une farouche insensibilité. Odieuse tromperie sur l'apparence qui confirme un pressentiment : et si Eurydice s'était tranformée en déesse infernale ?



L'Orphée de Scève n'est pas celui de la fable traditionnelle. Intériorisé, il est devenu un autre lui-même, une figure de ce « moi misérable » qui lui ressemble étrangement. Le nouveau poète est très conscient de cette appropriation personnelle de la figure mythique. Vers la fin du recueil, ce ne sera plus « Orphée », mais « mon Orphée » :



Ainsi qu'Amour en la face au plus beau,

Propice objet à nos yeux agréable,

Haut colloqua* le reluisant flambeau

Qui nous éclaire à tout bien désirable.

Afin qu'à tous son feu soit admirable.

Sans à l'honneur faire aucun préjudice,

Ainsi veut-il, par plus louable indice.

Que mon Orphée, hautement anobli.

Malgré la Mort, tire son Eurydice

Hors des Enfers de l'éternel oubli.

(Dizain 445, p. 299, v. 1-10.)



Cependant, les désastres de l'expérience amoureuse se trouvent vite transposés sur le plan de la réussite poétique. Si Délie ne veut pas lui accorder la moindre larme, qu'elle sorte néanmoins de l'oubli - et le poète avec elle ! Il ira donc la chercher jusque dans les profondeurs des enfers pour la ramener, qu'elle le veuille ou non, à la glorieuse vie de la mémoire humaine. On pense déjà aux vers ultimes du recueil où le genévrier symbolise cette immortelle consécration :



Notre Genèvre* ainsi doneques* vivra

Non offensé d'aulcun mortel Léthargc*.

(Dizain 449, p. 301, v. 9-10.)



Toute infernale qu'elle soit, Eurydice permet donc à l'Orphée scévien de jouir d'une immortalité amèrement convoitée. La rondeur des murailles qui entourent la ville de Lyon se prête d'ailleurs à en recevoir et à en répercuter les accents lyriques. Le poème met en place une architecture propre à recueillir le « grief* mai » de la plainte amoureuse :



Longue silence, ou je m'avanissais*

Hors la mémoire et des Dieux et des hommes.

Fut le repos où je me nourrissais.

Tout déchargé des amoureuses sommes*.



Mais, comme advient, quand à souhait nous sommes.

De notre bien la Fortune envieuse

Trouble ma paix, par trois lustres joyeuse.

Renouvelant ce mien feu ancien.

Dont du grief* mal l'Ame toute playeuse*

Fait résonner le circuyt Plancien*.

(Dizain II 2, p. 114, v. 1-10.)



L'Ame du poète, assaillie par une passion que celui-ci n'avait pas connue depuis quinze ans (« trois lustres »), en fait retentir l'âpre résonance dans un cercle symbolique : celui que formaient autrefois les ramparts bâtis par le gouverneur romain (Colonia I, p. 3-8). Le « circuit Plancien* », devenu l'emblème de Lyon, a de quoi séduire l'oreille du nouveau musicien : « ancien » rime avec « Plancien ». Ce retour aux origines élargit singulièrement l'expérience de l'amant frappé par « la Fortune envieuse » (v. 6) : celui-ci donne à sa passion une dimension universelle en l'intégrant à l'histoire mythique de Lyon consacrée à Vénus. Selon la légende, la ville qui s'étendait sur la colline de Fourvière aurait été détruite par un incendie provoque par la colère des dieux. Scève fait allusion à ce désastre à deux reprises dans la Délie (dizains 26 et 391). Selon lui, c'est Vénus elle-même qui aurait été l'agent d'une telle catastrophe :



Non (comme on diT) par feu fatal fut arse*

Cette Cité sur le Mont de Vénus :

Mais la déesse y mit la flamme éparse.

(Dizain 391, p. 269, v. 1-3.)



Cet incendie n'est pas sans rappeler celui qui détruisit la ville de Troie. Scève donne à l'antique légende une actualité inattendue. Lorsque l'amoureux brûle d'un feu nouveau, c'est toute la ville qui s'embrase d'un incendie mémorable :



Je vois en moi être ce Mont Fourvière,

En mainte part pincé* de mes pinceaux.

A son pied court l'une et l'autre Rivière.

Et jusqu'aux miens descendent deux ruisseaux.

Il est semé de marbre à maints monceaux,

Moi de glaçons : lui auprès du Soleil

Se rend plus froid, et moi près de ton oil

Je me congèle : où* loin d'ardeur je fume.



Seule une nuit fut son feu non pareil :

Las* ! tousjours j'ars* et point ne me consume.

(Dizain 26, p. 66, v. 1-10.)



L'antique colline de Fourvière en flammes s'intériorise dans l'âme du supplicié exemplaire. Les eaux du Rhône et de la Saône coulent, impassibles, dans la vallée alors que deux ruisseaux de larmes descendent jusqu'à ses pieds. Le poète est devenu une figure orphique du macrocosme alors que le paysage qu'il chante prend la place du microcosme. Renversement de perspectives par lequel la ville de Lyon correspond étrangement à la géographie mentale de l'amoureux. Préciosité déjà racinienne qui prévoit que Pyrrhus n'aura plus qu'à rassembler en lui le bourreau el sa victime, pour se déclarer « brûlé de plus de feux qu'[il] n'en allumait » '.



À son tour, Louise Labé imprimera une forme particulière au mythe d'Orphée en le reprenant à son compte en tant que poète et en tant que femme. Son imitation sera « différentielle » (Dubois, p. 150) en ce sens que l'identification avec la figure masculine devient problématique. Femme, Louise devrait normalement s'identifier à Eurydice. Mais comme, dans la légende, celle-ci se trouve privée de la parole et condamnée à ne vivre que pour mourir, la voix lyrique doit trouver un subterfuge pour s'assimiler au poète masculin et s'approprier, malgré la différence des sexes, le pouvoir poétique prodigué par le mythe fondateur. Louise Labé fera donc tenir un rôle curieusement ambivalent au personnage d'Orphée. Tel est, du moins, ce qui ressort de l'examen de quelques passages-clés du Débat de Folie et d'Amour ainsi que d'un sonnet consacré au poète-musicien de la légende. Le conte mythologique dialogué en prose qui figure en tête des Ewres de 1555 se termine par deux grandes plaidoiries mémorables. Devant Jupiter Olympien qui préside au procès d'Amour et de Folie, Apollon, qui a pris la défense de l'Amour, s'oppose à son collègue Mercure qui s'est rangé du côté de la Folie. Lucien avait fourni un modèle antique à cet éloge paradoxal qu'Érasme avait ensuite repris dans son Éloge de la Folie (1511). ouvrage qui avait fait été édité à Lyon chez Sébastian Gryphe et publié en traduction française chez Galliot du Pré en 1520. Le Débat de Louise Labé recourt par quatre fois à la légende d'Orphée dans des contextes variés (p. 68-69, 73, 76-77 et 98).

Les deux avocats s'affrontent en choisissant les aspects du mythe qui conviennent le mieux à leur argumentation. Pour Apollon, avocat de Cupidon, l'harmonie cosmique ne saurait exister sans l'Amour, principe d'organisation de l'univers. Il choisit alors dans le mythe d'Orphée les passages qui servent son propos :



Vous ne trouverez point mauvais [dit-il à Jupiter qui juge le procèS) que je touche en bref* en quel honneur et réputation est Amour entre les hommes [...]. Quelle peine croyez-vous qu'a eue Orphée pour détourner les hommes barbares de leur accoutumée cruauté ? (p. 68-69).



Par une série de questions oratoires habilement formulées, l'avocat élimine une à une les fausses raisons qui auraient pu pousser le premier poète à entreprendre de pacifier la Nature par son chant. Qu'on n'allègue pas que ce fut par quelque soif de « gloire » : en cette aube de la civilisation, une telle tentation était encore inconcevable. La véritable réponse se trouve ailleurs :



L,'amour qu'il |Orphée] portait en général aux hommes le faisait travailler à les conduire à meilleure vie (p. 69).



Le charme de son chant servait une fin supérieure, cette « amitié » générale entre les êtres et les choses qu'Érasme avait opposée à la « philautie* », cet « amour de soi » dont souffrait comiquement Panurge. Orphée avait su trouver, sur les cordes de sa lyre, les accents qui allaient droit au cour des hommes, les incitant à dominer leurs passions et adoucir leurs mours. C'est ce langage nouveau, fondé sur la conciliation universelle qui, pour Apollon, est la grande innovation d'Orphée. Depuis, tous les poètes ont bien raison de faire de l'amour leur thème favori ; mais n'oublions jamais que c'est Orphée qui leur en a soufflé l'idée le premier (p. 76-77).

C'est donc au civilisateur, au chantre de la conciliation, à la figure emblématique de la concordia mundi, que l'Apollon de Louise Labé accorde d'abord toute son attention. C'est à ce titre qu'il mérite le nom d'« excellent Poète » (p. 76), c'est-à-dire au sens étymologique de véritable « créateur ». Il est celui dont la musique a su réconcilier les partis les plus opposés, adoucir les colères les plus féroces, amollir les cours les plus endurcis :



C'était la douceur de sa Musique que I ''ofi dit avoir adouci les Loups. Tigres, Lions; attiré les arbres et amolli les pierres. Et quelle pierre ne s'amollirait entendant le doux prêchement de celui qui amiablement la veut attendrir pour recevoir l'impression de bien et honneur? (p. 69).

À aucun moment il n'est question d'Eurydice et de l'amour fou qu'avait éprouvé ce mari pour son épouse. Tout un pan de la légende se trouve éliminé de la plaidoirie d'Apollon. C'est que l'image de l'excès déraisonnable, de l'hubris* fatale, risque de perturber le beau tableau de la concorde universelle. Chaque fois que la Folie vient se mêler des affaires d'Amour, c'est pour tout gâter (p. 77).

Toutes sortes de désordres de l'âme et du corps viendront menacer la société parfaitement policée dont rêve l'idéaliste plaideur. C'est pourquoi Apollon demande à Jupiter de séparer à tout jamais l'Amour de la Folie : seul moyen pour le juge suprême de rétablir l'ordre cosmique, de regagner pour lui-même puissance et autorité : « Ainsi. [Jupiter], auras-tu mis tel ordre au fait advenu que les hommes auront occasion de te louer et magnifier plus que jamais » (p. 79).

La descente insensée d'Orphée aux Enfers pour y arracher sa bien-aimée ne tient donc aucune place dans le discours apollinien. C'est évidemment contre cette suppression abusive que va s'insurger Mercure dans sa plaidoirie. Avec une grande habileté, le défenseur de la Folie présente, lui aussi, sa démarche sous le jour de la « conciliation », non seulement par égard pour la justice mais aussi, nous assure-t-il, pour l'intérêt bien compris de Cupidon (p. 81 ). Son collègue Apollon est beau parleur (p. 82), mais il oublie un fait essentiel : c'est que l'Amour et la Folie ont partie liée et qu'ils ne peuvent rien faire l'un sans l'autre :



Mon intention sera de montrer qu'en tout cela Folie n'est [en] rien inférieure à Amour et qu'Amour ne serait rien sans elle : et ne peut être et régner sans son aide (p. 85).



L'avocat convie alors son auditoire à revivre en pensée l'histoire universelle des folies humaines, prouvant ainsi que, dès l'origine, la sagesse qu'Apollon croit pouvoir attribuer à l'Amour n'a jamais été qu'un leurre :



Incontinent que l'homme fut mis sur terre, il commença sa vie par Folie ; et depuis, ses successeurs ont si bien continué que jamais Dame n'eut tant bon crédit au monde (p. 85).



L'histoire de l'humanité, nous dit Mercure, n'est qu'une série d'illustrations de la déraison humaine. Et cela ne se vérifie nulle part mieux qu'en amour. Témoin Orphée lui-même qui décida d'aller «jusques aux Enfers» pour « essayer » de ramener à la vie celle dont il était éperdument amoureux (p. 98) : entreprise était évidemment vouée à l'échec. Le principe masculin de l'Amour, gage d'ordre et de raison, se trouve donc irrémédiablement miné par son contraire, le principe féminin de la Folie qui vient déranger les belles harmonies du rêve apollinien. Mercure nous brosse un portrait des ravages de la passion dans le cour des femmes - portrait si vivant qu'il semble que Louise Labé y ait mis une part d'elle-même :



Alors les pauvrettes entrent en étrange fantaisie*. Elles blâment tous les hommes pour un. Elles appellent folles celles qui aiment, maudissent le jour que premièrement elles aimèrent, protestent de jamais n'aimer (p. 97-98).



Un double scénario se profile à l'arrière-plan des plaidoiries de ce surprenant Débat. Apollon s'était attardé exclusivement sur l'Orphée civilisateur qui met fin à la folle sauvagerie des hommes primitifs et leur inculque par son chant les vertus de la concorde universelle : un Orphée sans Eurydice (celle-ci est morte et bien mortE), libéré de la menace de la féminité pour se consacrer au service de la cité où l'entraîne son désir d'amour asexué, Vagapè qui le conduira à la mort. Notons ici que, dans la version ovidienne du mythe, Orphée, une fois privé d'Eurydice, renonçait à l'amour des femmes et se tournait vers la pédophilie (Métamorphoses, X, v. 79-82). Il apprenait aux hommes de Thrace à reporter leur amour sur les garçons et racontait comment Jupiter s'était consumé d'amour pour Ganymede (X, v. 143-161) et Phébus-Apollon pour Hyacinthe (X, v. 161-219). Une telle indifférence au sexe féminin vaudra à Orphée l'animosité des Ménades et lui coûtera finalement la vie.

Mercure reprend à Apollon la légende orphique ; mais c'est pour la retourner contre lui en faisant réapparaître l'hétérosexualité que son adversaire avait soigneusement gommée de sa plaidoirie. Obsédé par Eurydice, l'Orphée mercurien prend tous les risques et commet toutes les folies pour arracher celle qu'il aime au Royaume des Ombres. Ce qui pourrait passer pour un merveilleux témoignage d'affection maritale est interprété ici comme un acte de suprême déraison. Déraison qui reçoit d'ailleurs son impitoyable salaire. Dans un moment d'égarement soudain, que Virgile avait sublimement évoqué dans les Géorgiques (IV, v. 488), l'insensé se retourne pour revoir sa bien-aimée. Mais, ce faisant, il désobéit aux dieux qui condamnent son épouse à une seconde mort, cette fois définitive. Folie de l'amour d'un homme pour une femme ! Eurydice ne manque pas d'en souligner la démesure :



Quelle est cette folie qui m'a perdue, malheureuse que je suis, et qui t'a perdu, Orphée? quelle folie ? voici que pour la seconde fois les destins cruels me rappellent en arrière et que mes yeux se ferment, noyés dans le sommeil (IV. p. 74, v. 494-496).



L'originalité de Louise Labé est d'avoir renversé les rôles traditionnels de la légende en faisant jouer celui d'Orphée à la femme amoureuse, prête à descendre aux Enfers pour aller sauver celui qu'elle aime à la folie. Elle reproduit ainsi à sa manière la fureur* virgilienne. Tout à l'évocation des désordres de la passion féminine, Mercure s'écrie :



Combien en vois-je qui se retirent jusques aux Enfers pour essayer si elles pourront, comme jadis Orphée, révoquer leurs amours perdues ! (p. 98).



Tout se passe comme si, sous le masque de Mercure, lui-même porte-parole de la Folie, le nouveau poète féminin revendiquait le droit de s'assimiler à la grande figure du chantre légendaire. Comme le mythe antique n'avait pas donné de voix à Eurydice, Louise Labé allait oser s'identifier au modèle masculin dont le chant amoureux avait seul valeur d'exemple.



Sans doute Louise Labé n'est-elle pas le seul poète de la Renaissance à transgresser ainsi l'identité sexuelle d'Orphée. Des écrivains masculins se sont, eux aussi, essayé à ce travestissement exemplaire. Ainsi, Etienne Jodelle fera l'éloge funèbre d'une autre femme poète, Jeanne de Hallwin, en comparant avantageusement son sort à celui d'Orphée (Jodelle, p. 27 et 29). Cependant, chez Louise Labé, c'est par un travail sur le langage que se produit la transformation d'Orphée. Par une étrange remotivation phonétique, la désinence -ée, qui marque l'origine grecque du nom du poète et que l'on trouve dans des mots français masculins comme musée ou lycée, désigne ici un féminin singulier typiquement français (comme la fée, la mariéE). Du coup, « Orphée », nom propre masculin en -ée, passe de l'exception à la règle au moment où il sert de référence à l'amour des femmes. Cette domestication du nom propre mythique correspond à un désir d'appropriation à la fois français et féminin, tout en s'inscrivant dans un mouvement culturel plus vaste qui cherche à assimiler les modèles anciens dans la langue et la mentalité françaises. Il y a là une pratique typiquement humaniste, en accord avec les principes de la Défense et illustration de la langue française, publiée au moment où Louise Labé se mettait à composer ses ouvres. Mais, en marge de ce qu'avançait le manifeste de la Pléiade, le poète féminin de Lyon nous fait comprendre que le processus de francisation doit aller de pair avec un processus d'ouverture sur une alté-rité restée jusque-là quasiment interdite.

Si l'on rapproche les deux plaidoiries du Débat, on observe que le défenseur de la Folie s'oppose, au sujet de l'identité d'Orphée, à l'avocat du fils de Vénus. Apollon avait placé Orphée parmi les grands poètes d'une longue tradition amoureuse :



Mais qui fait tant de Poètes au monde en toutes langues ? n'est-ce pas Amour? lequel semble être le sujet duquel tous Poètes veulent parler [...]. Et ceux qui ont été excellents Poètes en ont rempli leurs livres [...] : Orphée. Musée, Homère, Une*, Aleée. Sappho... (p. 77).



Dans la liste des « excellents Poètes » du patrimoine hellénique, le nom d'Orphée, placé en position initiale, confère sa « féminité » non seulement à ses paronymes (« Musée » et « Alcée »). mais aux autres noms de la liste terminés par un e muet : Homère et Line*. La paradoxe veut que l'unique désinence masculine de la série est réservée à un poète féminin : Sappho. Tout se passe comme si Apollon, tout entier absorbé par la défense du dieu d'amour, ne voyait pas le danger qui se profile, à son- insu, derrière cette double résurgence de la femme et de la folie. Inquiétant désordre qui risque de s'installer dans le cosmos si Virgile n'est plus connu que pour avoir chanté la passion destructrice de Didon :

Qu'a jamais mieux chanté Virgile que les amours de la Dame de Carthage ? (p. 77).

Mais Apollon reste aveugle à la formulation de son propre discours. Il continue à croire que son Orphée puisse être exempt de folie.



Dans Le Débat de Folie et d'Amour, Mercure, qui défend les intérêts de la Folie, emploie, devant l'assemblée générale des dieux, toutes les ressources de la rhétorique pour prouver que sa cliente a raison. Il prévoit même les conséquences les plus graves pour l'ordre cosmique au cas où la Folie serait déclarée coupable et recevrait un châtiment. L'idée d'aller « jusques aus Enfers » pour tenter de retrouver ses amours perdues est bel et bien du domaine de la Folie. Et Mercure nous le dit clairement après l'allusion à Orphée : « Et en tous ces actes, quels traits trouvez-vous que de Folie ? » (p. 98). En termes riffaterriens, le « brouillage » qu'impose Louise Labé au discours normalisé de l'identité sexuelle vise donc non pas à détruire les conventions littéraires établies mais à réaffirmer au contraire l'importance des fondements mythiques de la tradition. Il ne s'agit pas de semer le trouble dans les esprits mais de revenir à l'origine pour y retrouver une plénitude oubliée. L'entreprise de la Belle Cordière n'est guère différente, au ton et au style près, de celle du Ronsard de la fameuse « Ode à Michel de L'Hospital ». Les deux ouvres évoquent le processus d'aliénation historique de la poésie et sa lente dégénérescence au cours des âges. Elles cherchent à retrouver la source vive de l'inspiration, telle qu'elle était censée avoir surgi autrefois du Palais des Muses :



Au cri de leurs saintes paroles

Se réveillèrent les Devins

Et, disciples de leurs écoles.



Vinrent les Poètes divins :

Divins, d'autant que la nature.

Sans art, librement exprimaient ;

Sans art, leur naïve* écriture

Par la fureur ils animaient.

Eumolpc* vint. Musée, Orphée,

L'Ascréan*. Line*. et ccstui-là*

Qui si divinement parla.

Dressant à la Grèce un trophée.

(OC, I, p. 642-643, strophe 17.)



Si l'ambivalence des genres n'existe pas chez le Vendômois, elle s'offre à la Lyonnaise comme un moyen détourné mais déterminé pour replonger, comme les Muses de Ronsard, dans les profondeurs de l'Océan mythique el en ramener la voix universelle de la poésie; en somme, pour faire de la femme poète une nouvelle Orphée.



Parmi tous les poèmes de Louise Labé, un seul sonnet sera explicitement composé autour du personnage d'Orphée. La voix qui parle reformule à la première personne la double postulation du mythe orphique : en substituant au lourd appareil de la logique discursive du Débat en prose une version rimée hautement stylisée de l'expérience « vécue ».

Quand j'aperçois ton blond chef*, couronné D'un laurier vert, faire un Luth si bien plaindre*, Que tu pourrais à te suivre contraindre Arbres et rocs : quand je le vois orné

Et de vertus* dix mille environné. Au chef* d'honneur plus haut que nul atteindre Et des plus hauts les louanges éteindre. Lors dit mon cour en soi passionné :



Tant de vertus qui te font être aimé.

Qui de chacun te font être estimé.

Ne te pourraient aussi bien faire aimer?

Et, ajoutant à ta vertu louable

Ce nom encor de m'être pitoyable.

De mon amour doucement l'enflammer?

(Sonnet X, p. 126-127, v. 1-14.)



Placé entre le sonnet de la fiction mensongère (IX) et celui de la contradiction (XI). ce poème tente de récrire le mythe d'Orphée du point de vue de la femme qui aime et qui n'est pas payée de retour. Le premier quatrain établit le parallèle entre l'homme aimé et le poète-musicien des origines : tous deux jouissentxiu même ascendant sur une Nature entièrement soumise et hypnotisée par la magie de leur chant. On pense au discours d'Apollon louant la force incantaloire d'une Musique «que l'on dit avoir [...] attiré les arbres et amolli les pierres » (p. 69). Or la femme qui aime un ménestrel si charmant se voit soudain repoussée et donc exclue de la vaste harmonie unanime que la raison appelait de ses voux. Telle est sa tragédie : Orphée, resté fixé sur l'Eurydice du Royaume des Morts, ne peut plus aimer de femme dans le monde des vivants.

Louise Labé connaît et partage les sentiments de ces femmes éconduites dont la passion inassouvie véhicule les germes de la Mort. Mais, plutôt que de reproduire la sauvagerie incontrôlée des Ménades que condamne toute son éducation humaniste, elle trouvera dans la poésie la force sublimante qui lui permettra d'exprimer sa triste passion et de lui donner un sens. Ne pouvant et ne voulant être la muette Eurydice de la tradition, elle assumera elle-même le rôle du poète qui l'a chantée; elle deviendra le double d'Orphée. Sa voix féminine usurpera la place du chantre de la légende. Plutôt que de répandre le sang du poète qui la repousse, elle enchantera l'univers de ses propres élégies.

Un tel processus de transformation est particulièrement bien suggéré dans les sonnets. La nouvelle figure d'Orphée prendra désormais des traits de femme pour réincarner ironiquement une Ménade dont la vengeance s'est muée en force poétique. Comme le poète-musicien de la légende, celle-ci se présentera accompagnée de l'instrument de musique qui lui sert d'emblème :



Luth, compagnon de ma calamité.

De mes soupirs témoin irréprochable.

De mes ennuis contrôleur véritable.

Tu as souvent avec moi lamenté.

(Sonnet XII. p. 127. v. 1-4.)



Mais, repoussant la vision béate de l'Apollon néoplatonicien, elle n'oubliera jamais que la Folie grève son projet poétique :

Permets m'amour penser quelque folie : Toujours suis mal. vivant discrètement Et ne me puis donner contentement, Si hors de moi ne fais quelque saillie. (Sonnet XVIII, p. 131, v. 11-14.)

À la « puissante harmonie » du cosmos représentée par un Apollon toujours serein (« Luisant soleil... », sonnet XXII, v. 1) la nouvelle voix féminine d'Orphée oppose le cours désordonné et mercurien de sa propre passion :



Voilà du Ciel la puissante harmonie

Qui les esprits divins ensemble lie :

Mais s'ils avaient ce qu'il aiment lointain.

Leur harmonie et ordre irrévocable

Se tourneraient en erreur* variable.

Et comme moi travailleraient* en vain.

(Sonnet XXII, v. 9-14, p. 133.)



On se souvient que, dans la version classique du mythe, la tête et la lyre d'Orphée avaient fini par aborder sur le rivage de Lesbos, l'île où Sappho devait donner naissance à une poésie de femme. Quelques années avant la parution des Evvres, nous l'avons vu, Rabelais avait repris ce récit pour consacrer, comme le faisait aussi Ronsard à la même époque, le retour en France du lyrisme antique : « Sa tête et sa lyre [... | descendirent en la mer Fornique, jusques en l'île de Lesbos toujours ensemble sur mer nageantes. » Louise Labé n'aura pas oublié cet épisode capital dans lequel la naissance de la première femme poète correspond ironiquement à la mort du premier poète musicien. Avec l'aide de ses amis lyonnais, elle placera explicitement son ouvre poétique sous le signe de Sappho, en se réclamant, non sans quelque hardiesse, de l'« Amour Lesbienne» pour consacrer la renaissance d'Orphée - au féminin.



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