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Théophile Gautier - Un Peintre romantique






Gérard, Théophile... ce sont des poètes qu'on appelle naturellement par leur prénom comme jadis Tristan (L'Her-mitE) ou l'autre Théophile (de ViaU). Le gilet rouge (qui était rosE) de Gautier (1811-1872) jette un éclat au cour du romantisme. Lui et ses amis bousingots, les ardents, les tonitruants, tout comme le solide Hugo ou le bouillant Dumas, sont loin des pâleurs phtisiques des vies de bohème et dames aux camélias. Théophile Gautier est avant tout un peintre qui aime user de tous les tons, du clair-obscur à l'aquarelle, du pastel à l'huile violente.





Théophile Gautier, on n'en connaît dans les meilleurs cas qu'Étnaux et Camées, à cause des souvenirs scolaires (on pense que ce n'était pas si maL) ou le Capitaine Fracasse pour la cape, l'épée et le cinéma. Il est urgent d'y regarder de plus près. L'ami de Hugo, de Nerval, le maître vénéré de Baudelaire reste loin de partager leur gloire. André Billy affirma : « La place qu'il mérite, il l'a. Elle n'est pas au premier rang; elle est en retrait, mais elle n'est pas non plus d'un écrivain de second ordre. » Nous ne serons pas si tiède : non! Gautier mérite mieux, il recèle des surprises, certains de ses poèmes ne sont pas indignes des maîtres du « premier rang ». Enfin, il est l'annonciateur de vastes mouvements poétiques; il est un des maillons indispensables de la chaîne : comme Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud lui doivent bien quelque chose.

Il naquit à Tarbes. A trois ans, il vint habiter Paris où son père avait été nommé à l'administration de l'Octroi. A huit ans interne à Louis-le-Grand, il sera bientôt externe à Charlemagne où il rencontrera son aîné Gérard de Nerval. Dès son adolescence, sa voie semblait tracée : il serait peintre, fréquentant les ateliers comme celui de Rioult. En fait, il peindra, mais avec la plume. Les cénacles romantiques où la parole est reine, le mouvement à'Hemani décident de sa vocation. De son goût de la peinture, il gardera toujours l'amour sacré de l'art, le sens du regard, une connivence avec les formes et les couleurs, les décors et les lignes. « Je suis un homme pour qui le visible existe », écrit-il. Sa vision précise, rapide, revivra dans des vers éclatants; jamais plume ne rivalisera mieux avec le pinceau; les mots sont des touches de couleur qu'il faut unir. La lecture favorite de Gautier : le dictionnaire qu'il consulte comme un catalogue de couleurs, comme une palette. Son vocabulaire sera le plus riche et le plus précis qui soit. Il n'aura qu'un tort aux yeux des puristes : trop de virtuosité picturale, trop de variations autour d'une même couleur, trop de chatoiement, d'images multicolores, éblouissantes, qui fatiguent quelque peu la vue, mais, là encore, des goûts et des couleurs...



Les Premiers poèmes.



En 1830, il donne ses premières Poésies qui font peu de bruit. En 1831, c'est un étrange poème, Albertus ou l'âme et le péché qu'il appelle « légende théologique » dont le ton neuf, le trait dru, l'intensité sont de nature à impressionner Baudelaire. Ces tableaux réalistes, peut-être un Verhaeren s'en souviendra-t-il :



Sur le bord d'un canal profond dont les eaux vertes

Dorment, de nénuphars et de bateaux couvertes,

Avec ses toits aigus, ses immenses greniers,

Ses tours au front d'ardoise où nichent les cigognes,

Ses cabarets bruyants, qui regorgent d'ivrognes,

Est un faubourg flamand tel que les peint Téniers.



La vocation de peintre de Gautier s'affirme sans cesse; comme l'indique la suite de ce poème, c'est bien une toile qu'il est occupé à brosser :



- Vous reconnaissez-vous?

Tenez, voilà le saule.

De ses cheveux blafards inondant son épaule

Comme une fille au bain; l'église et son clocher,

L'étang où des canards se pavane l'escadre;

Il ne manque vraiment au tableau que le cadre

Avec le clou pour l'accrocher.



Dans Albertus, parmi le bric-à-brac médiéval et romantique, on distingue une orientation philosophique tournée vers le scepticisme et le dandysme iconoclaste. Albertus est un frère de Mardoche. Il disloque comme lui « ce grand niais d'alexandrin » pour scandaliser le bourgeois et le néo-classique. Et pourtant, il a aussi ses clichés et son académisme, son côté « plaqué » qui lui fait assembler trop de mots clinquants : s'il n'avait pas sa fantaisie, la rhétorique pèserait. On trouve là des scènes qui font penser aux romans noirs, terrifiants, qui sont à la mode :



Quand il se vit si près de cette Mort vivante,

Tout le sang d'Albertus se figea d'épouvante;

- Ses cheveux se dressaient sur son front, et ses dents

Claquaient à se briser; - cependant le squelette,

A sa joue appuyant sa lèvre violette,

Le poursuivait partout de ses rires stridents.

Dans l'ombre, au pied du lit, grouillaient d'étranges formes : Incubes, cauchemars, spectres lourds et difformes.

Un recueil de Callot et de Goya complet!

Des escargots cornus, sortant du joint des briques,

Argentaient les vieux murs de baves phosphoriques;

La lampe fumait et râlait...



Dans le même recueil, on trouvera des sonnets amoureux comme le Sonnet IV :



Lorsque je vous dépeins cet amour sans mélange,

Cet amour à la fois ardent, grave et jaloux,

Que maintenant je porte au lônd du cour pour vous,

Et dont je me raillais jadis, ô mon jeune ange.



Rien de ce que je dis ne vous paraît étrange;

Rien n'allume en vos yeux un éclair de courroux.

Vous dirigez vers moi vos regards longs et doux;

Votre pâleur nacrée en incarnat se change :



Il est vrai, clans la mienne, en la forçant un peu,

Je puis emprisonner votre main blanche et frêle.

Et baiser votre front si pur sous la dentelle;



Mais ce n'est pas assez pour un amour de feu;

Non, ce n'est pas assez de souffrir qu'on vous aime;

Ma belle paresseuse, il laut aimer vous-même.



Les parties colorées tranchent donc avec des poèmes plus sereins, marqués - c'est un défaut chez les romantiques, et aussi chez Baudelaire - par trop d'épithetes. A l'époque à'Albertus, le jeune Gautier sait avoir de la douceur, dire des Pensées d'Automne ou montrer un calme Paysage :



Pas une feuille qui bouge.

Pas un seul oiseau chantant,

Au bord de l'horizon rouge

Un éclair intermittent.



D'un côté rares broussailles.

Sillons à demi noyés.

Pans grisâtres de murailles.

Saules noueux et ployés;



De l'autre, un champ que termine

Un large fossé plein d'eau,

Une vieille qui chemine

Avec un pesant fardeau,



Et puis la route qui plonge

Dans le flanc des coteaux bleus,

Et comme un ruban s'allonge

En minces plis onduleux.



En 1833, Gautier publie les Jeunes-France, « romans goguenards », suite de récits caricaturaux du libertinage romantique, des attitudes byroniennes, en traits légers et savoureux. Nous sommes en plein dans le climat artistique et littéraire du temps, comme chez Musset ou Murger : ce sont les « précieuses ridicules » du romantisme. En 1835-1836, c'est une autre prose, le roman Mademoiselle de Maupin qui défie la morale bourgeoise : Gautier y montre que l'Art n'a que faire de la Morale. Il attire l'attention de Balzac qui l'appelle à collaborer à la Chronique de Paris. Dans ce journal, comme dans la Presse d'Emile de Girardin, il publiera des chroniques littéraires, artistiques, théâtrales, des reportages de toutes sortes qui lui permettront de gagner sa vie. Il est alors intensément mêlé à la vie littéraire, en attendant qu'en 1836, les joyeux amis bousingots, frénétiques et autres de l'impasse du Doyenné se séparent.



La Comédie de la Mort.



En 1838 paraissent les poèmes de la Comédie de la Mort qui affirment l'apogée, le couronnement de son ouvre romantique. Il faut dire ici que Gautier, à la charnière du romantisme et du par-nasse, peut se situer dans les deux écoles. Mais dans ces poèmes macabres, nous sommes au cour de la première : le sombre, le funèbre s'y déploient dès le premier poème qui donne son titre à l'ensemble. En fait, c'est une série de scènes effroyables et l'on voit que Théophile, voulant frapper fort, « en rajoute » quelque peu comme au temps de la mort médiévale, mais de manière plus artificielle. La Vie dans la Mort montre les cadavres inquiets dans leur tombe; l'angélique peintre Raphaël jette l'anathème aux hommes de science qui ne savent pas préserver le monde et l'amour, le beau et la poésie. La Mort dans la Vie met en images le néant que chacun porte en soi, sous son suaire de chair. La Mort prend l'aspect symbolique d'une vierge diaphane :



Plus sombres que la nuit, plus fixes que les pierres.

Sous leur sourcil d'ébène et leur longue paupière

Luisent ses deux grands yeux;

Comme l'eau du Léuhé qui va muette et noire,

Ses cheveux débordés baignent sa chair d'ivoire

A flots silencieux.



Des feuilles de ciguë avec des violettes

Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes,

Chaste et simple ornement;

Quant au reste, elle est nue, et l'on rit et l'on tremble

En la voyant venir; car elle a tout ensemble

L'air sinistre et charmant.



Les moteurs de l'univers, science, amour, gloire, ne sont ici que vanités. Faust abattu rejette l'amour et la science est pour lui synonyme de mort; Don Juan brisé croit que la science et non l'amour cache l'énigme de la vie; Napoléon déçu se voudrait berger corse. Gautier se révolte : il invoque tout ce qui est image de vie, les roses, les chants, les femmes, la muse antique préservée dans une jeunesse éternelle. Mais la Mort est partout, même dans la femme de chair qu'on serre contre sa poitrine, et se succèdent des lamentations sur le malheur, la solitude, le temps irréversible : Ténèbres, Thébatde, Pensée de minuit. L'art seul peut sauver, l'art pour la vie, et des poèmes comme le Triomphe de Pétrarque l'affirment, comme d'autres dont les sujets sont empruntés à Salvator Rosa, Michel-Ange, Durer, Rubens.

Théophile est coloré, pittoresque, net et direct. On perçoit un effort poétique de recherche, notamment dans des tercets harmonieux. Le dialogue de la Trépassée et le ver contient des sizains dont pourra se souvenir Hugo dans l'Épopée du ver. Dans les poèmes brefs qui alternent avec les grands morceaux, on découvre déjà le poète d'Émaux et Camées. Ainsi, la Dernière feuille :



Dans la forêt chauve et rouillée

Il ne reste plus au rameau

Qu'une pauvre feuille oubliée,

Rien qu une feuille et qu'un oiseau.



Il ne reste plus dans mon âme

Qu'un seul amour pour y chanter,

Mais le vent d'automne qui brame

Ne permet pas de l'écouter;



L'oiseau s'en va, la feuille tombe,

L'amour s'éteint, car c'est l'hiver.

Petit oiseau, viens sur ma tombe

Chanter, quand l'arbre sera vert.



Dans les grands poèmes de la Comédie de la Mort, comme la Mort dans la Vie, la Vie dans la Mort, Ténèbres, etc., on trouve d'où vient une part de Baudelaire, et l'on comprend mieux la fameuse dédicace des Fleurs du Mal qui ne laissa pas d'étonner et de laisser sceptique André Gide, Camille Mauclair ou Henri de Régnier, tandis que Raynaud niait absurdement que le poète de la Comédie de la Mort eut un rapport quelconque avec celui des Fleurs du Mal. Il suffit de lire les poèmes du recueil de Gautier, et aussi ceux d'Espana pour voir qu'il existe d'intimes rapports avec les poèmes de Baudelaire comme la Mort des pauvres, Allégorie, Danse macabre, le Squelette laboureur, le Mort joyeux, une Charogne... On sait que Baudelaire, dans une première rédaction de la fameuse dédicace, plus longue, terminait ainsi : « ... Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en espérant mieux peut-être, rendre un hommage profond à l'auteur d'Àlbertus, de la Comédie de la Mort et d'Espana, au poète impeccable, au magicien es- langue française, dont je me déclare, avec autant d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples. » Que Baudelaire soit le disciple de Gautier ne faisait aucun doute en son temps. Dont acte... Et Baudelaire pourra écrire encore : « ...il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j'appellerai la Consolation par les arts, par tous les éléments pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l'esprit. Il a fait dire au vers français plus qu'il n'avait dit jusqu'à présent; il a su l'agrément de mille détails faisant lumière et saillie, et ne nuisant pas à la coupe de l'ensemble ou à la silhouette générale... ».

Que dans la Comédie de la Mort, il y ait plus de brio, de fantaisie, d'imagination que de sentiment profond est indéniable et c'est ce qui rend le poème, inégal dans son ensemble, moins séduisant que ceux, plus dépouillés, de Baudelaire, et aussi du Musset des Nuits ou du Vigny de la Maison du berger. Il manque à Gautier ce" dont dispose son ami Nerval : le sens de la rêverie, de l'inexprimé, de l'invisible. Le trait, trop net, aveugle par sa lumière crue. Il n'empêche : avec la Comédie de la Mort, Théophile fait faire à la poésie un pas en avant.



Espana



Après 1836, Théophile continue à écrire beaucoup, publiant son roman séduisant, exotique et désinvolte Fortunio, 1837-1838, des contes galants, des contes fantastiques (de la Morte amoureuse, 1836, à Spirite, 1866, il en écrira beaucoup en s'améliorant sans cessE) dans un style parfait. Il voyage beaucoup : d'Espagne, il rapporte les éléments de son récit touristique Tra los montes, 1843, et surtout son recueil Espana, 1845, admirable de coloris, qui amorce un tournant dans son ouvre poétique. Se séparant des tournures romantiques, il recherche des « transpositions d'art » qui affirment son sens des correspondances, jouant sur Zurbaran ou sur Ribeira avec un nouveau regard :



Il est des cours épris du triste amour du laid :

- Tu lus un de ceux-là, peintre à la rude brosse

Que Naples a salué du nom d'Espagnolet.



Rien ne put amollir ton àpreté féroce.

Et le splcndide azur du ciel italien

N'a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.



Chez toi l'on voit toujours le noir Valencien,

Paysan hasardeux, mendiant équivoque,

More que le baptême à peine a fait chrétien.



Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque :

Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux,

Étalant un ulcère à côté d'une loque...



Cette utilisation de la terza rima est parfaite. Quant au fond, il est permis de faire un rapprochement avec les Phares de Baudelaire. Dans le même recueil, on trouve le Pin des Landes avec, dans le dernier quatrain, une de ces comparaisons dont usera son grand disciple :



Le poète est ainsi dans les

Landes du inonde;

Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor.

Il laut qu'il ait au cour une entaille profonde

Pour épancher ses vers, divines larmes d'or.



Le paysage encore est symbole dans un poème intitulé primitivement Dans la Sierra et qui sera le Poète et la Joule :



La plaine, un jour, disait à la montagne oisive :

- Rien ne vient sur ton Iront des vents toujours battu.

Au poète, courbé sur sa lyre pensive,



La foule aussi disait : - Rêveur, à quoi sers-tu?

La montagne en courroux répondit à la plaine :

- C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol,

Du midi dévorant, je tempère l'haleine,

J'arrête dans les deux les nuages au vol!



Je pétris de mes doigts la neige en avalanche,

Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers,

Et je verse, du bout de mes mamelles blanches,

En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.



Le poète, à son tour, répondit à la foule :

- Laissez mon pâle iront s'appuyer sur ma main.

N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule,

Fait jaillir une source où boit le genre humain.



Le poème le plus célèbre du recueil est Carmen. Là aussi, on reconnaît le peintre :



Carmen est maigre, - un trait de bistre

Cerne son ceil de gitana.

Ses cheveux sont d'un noir sinistre,

Sa peau, le diable la tanna.



Les femmes disent qu'elle est laide,

Mais tous les hommes en sont fous :

Et l'archevêque de Tolède

Chante la messe à ses genoux.



Ainsi faite, la moricaude

Bat les plus altières beautés,

Et de ses yeux la lueur chaude

Rend la flamme aux satiétés.



Elle a, dans sa laideur piquante,

Un grain de sel de cette mer

D'où jaillit, nue et provocante,

L'acre Vénus du gouffre amer.



De tels tableaux peuvent se passer de références, mais Gautier est tellement victime d'une injustice, qu'on se doit de montrer dans ces deux dernières strophes des images qui font penser aux « beautés » baudelairiennes. Et aussi ce poème J'étais monté plus haut :



J'étais monté plus haut que l'aigle et le nuage;

Sous mes pieds s'étendait un vaste paysage,

Cerclé d'un double azur par le ciel et la mer;

Et les crânes pelés des montagnes géantes

En foule jaillissaient des profondeurs béantes,

Comme de blancs écueils sortant du gouffre amer.



Tandis que s'affirme une réputation poétique qui fera de lui un maître, ses activités sont nombreuses. Il aime les femmes et a une vie sentimentale dont on trouvera un reflet dans son Château du souvenir. Il y a l'Espagnole Eugénie Fort qui lui donne son fils aîné Théophile (il traduira les Contes d'ArniM), Giulia Grisi, Ernesta Grisi sa compagne, mère de ces filles chargées de dons littéraires et artistiques : Judith (future Mme Catulle Mendès, futur membre de l'Académie GoncourT), Estelle (future Mme Emile BergeraT), enfin Carlotta Grisi pour qui il compose ses merveilleux ballets Giselle, 1841, la Péri, 1843. Il écrit aussi des comédies légères en prose ou en vers. Il faut parler de nombreux voyages durant le temps d'une vie tellement mouvementée : la Belgique, l'Espagne, Londres, l'Italie où le rejoint une autre de ses belles, Marie Mattéi, Constan-tinople, la Grèce, par deux fois la Russie, et tout cela s'accompa-gnant de livres, d'articles, de publications artistiques. En 1855, il sera au Moniteur universel, journal d'Empire, en 1869, il sera le reporter du Journal officiel pour l'inauguration du canal de Suez. De 1833 à 1872, il fera les comptes rendus des salons aidant les jeunes artistes, et notamment les peintres orientalistes comme Decamps, Marilhat, Chassériau, Fromentin. Et, bien sûr, il y a le Capitaine Fracasse qui s'inscrit bien dans son amitié de Scarron, le Roman de la momie, VHistoire du romantisme, des Tableaux du siège...

Théophile déteste les classiques; il adore Villon, Rabelais, les écrivains et poètes de tempérament. Ses Grotesques, 1844, font l'exploration de l'univers pittoresque des marginaux du pré-classicisme, Saint-Amant, Scarron, Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac, traquant volontiers ceux qu'il juge un peu vite pédants, ce qui est loin de lui déplaire, car il trouve là prétexte à tableaux.

Lorsqu'il publiera Émaux et Camées en 1852 (que suivront cinq réimpressions en dix anS), après la publication de Poésies complètes, 1845, il aura déjà fait figure de maître, mais ce recueil célèbre va influencer toute une école : Baudelaire, Banville, Flaubert pourront rendre hommage à celui qui, renversant le courant romantique, va célébrer « l'art pour l'art ».



Émaux et Camées.



La postérité ne s'est pas trompée en retenant Émaux et Camées, mais encore faut-il bien connaître et dégager sa véritable portée. Au départ, le bon Théo avertit avec une feinte modestie que son titre exprime le « dessein de traiter sous forme restreinte de petits sujets ». Il a « toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair ». Ce qui compte avant tout : la forme durable, comme aux « temps heureux de l'art païen ». Il faut revêtir d'un « paros étin-celant » les « squelettes gothiques » des danses macabres du christianisme. L'art pour l'art, c'est-à-dire ne relevant que de lui-même et non de la morale, de la pensée, de la philosophie, des besoins d'une actualité précaire, et se créant dans le dédain des bruits extérieurs :



Sans prendre garde à l'ouragan

Qui fouettait mes vitres fermées,

Moi, j'ai fait Émaux et Camées.



Dans ces petits poèmes de mètres courts, il va fixer, comme jadis Belleau avec ses pierres précieuses, un tableau, une scène, un paysage, voire un état sentimental ou une idée, dans la perfection menue, mais durable. Cet art nouveau est dédaigneux du moralisme, de la sentimentalité, des élans du moi, des fastes romantiques dont le public est las. Le temps est venu - ou revenu - d'une représentation objective et impersonnelle. Il faut créer du nouveau, fuir la banalité dont Gautier a toujours eu horreur. Le miniaturiste Gautier va porter un coup sévère aux fresquistes : seule la netteté de la vision va compter. Le virtuose dont l'habileté à manier les vers faisait le désespoir de Sainte-Beuve va s'affirmer. L'enlumineur qui connaît si bien les termes des métiers d'art, du blason, de l'orfèvrerie va travailler dans la précision.

Son nouvel art poétique s'affirme dans un poème si souvent cité : l'Art. Il représente une date : ne croirait-on pas revenir à la conception malherbienne? C'est l'affirmation de la valeur absolue du métier, la nécessité de triompher par le travail des difficultés techniques qu'on invente au besoin. L'héritage de Lamartine et des romantiques est refusé. Seul Hugo, l'auteur des Orientales est accepté en partie : le grand poète ami a tant de cordes à sa lyre... Ce serait un retour en arrière s'il n'y avait l'annonce de Baudelaire et des parnassiens, la mise en ouvre d'une conception littéraire qui enthousiasmera Flaubert ou Louis Bouilhet son ami. Avant Verlaine, un dompteur de mots, par sa poétique exigeante tord le cou de l'éloquence.

Mais sommes-nous complètement séparés du romantisme? Un côté de Gautier est tourné vers le ton élégiaque et l'on verra que le moi n'est pas tout à fait oublié dans Émaux et Camées : il reparaît en de courts éclairs. Chez lui, il y a heureusement de la sensualité, un sens voluptueux des choses, de la délicatesse, de la fantaisie dans son jeu d'images, dans son recours à toutes les sources du langage. Son marbre, si marbre il y a, n'est pas froid, mais traversé de veines qui semblent charrier un sang généreux. En perdant cela, un jour, cette conception trouvera ses limites. Gautier affirme une naissance :



Oui, l'ouvre sort plus belle

D'une forme au travail

Rebelle, Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes lausses!

Mais que pour marcher droit

Tu chausses, Muse, un cothurne étroit.



Fi du rythme commode,

Comme un soulier trop grand,

Du mode Que tout pied quitte et prend !

Tout passe. - L'Art robuste Seul a l'éternité,

Le buste Survit à la cité.



A propos d'Émaux et Camées, Baudelaire a écrit : « Là surtout apparaît tout le résultat qu'on peut obtenir par la fusion du double élément : peinture et musique, par la carrure de la mélodie, et par la pourpre régulière et symétrique d'une rime plus qu'exacte. » Tout pourrait n'être que métier, or Gautier a trop de sens artistique pour oublier que la poésie doit exister aussi. Il la met simplement au second plan dans bien des cas. Dans Affinités secrètes, il offre une musique précieuse infiniment, une poésie artiste, à fleur de peau, à fleur de lèvres, auprès de laquelle tout peut paraître lourd et trop voulu :



Marbre, perle, rose, colombe,

Tout se dissout, tout se détruit;

La perle fond, le marbre tombe,

La fleur se fane et l'oiseau fuit.



En se quittant, chaque parcelle

S'en va dans le creuset profond

Grossir la pâte universelle,

Faite des formes que Dieu fond.

Par de lentes métamorphoses.



Les marbres blancs en blanches chairs,

Les fleurs roses en lèvres roses

Se refont dans des corps divers.



Les ramiers de nouveau roucoulent

Au cour de deux jeunes amants

Et les perles en dents se moulent

Pour l'écrin des rires charmants.



Une série de quatre pièces forme Variations sur le carnaval de Venise. Il y reste du romantisme, celui de Musset, celui du Hugo de la Fête chez Thérèse, mais on trouve aussi le Nerval de Fantaisie et l'on comprend d'où vient l'art de Verlaine dans ses Fêtes galantes, comme dans cet extrait de Carnaval :



Venise pour le bal s'habille.

De paillettes tout étoile,

Scintille, fourmille et babille

Le carnaval bariolé.



Arlequin, nègre par son masque,

Serpent par ses mille couleurs,

Rosse d'une note làntasque

Cassandre son souffre-douleur.



Battant de l'aile avec sa manche

Comme un pingouin sur un écueil,

Le blanc Pierrot, par une branche,

Passe la tête et cligne l'oil.



Le Docteur bolonais rabâche

Avec la basse aux sons traînés;

Polichinelle, qui se fâche,

Se trouve une croche pour nez.



Oui, les mascjues de Verlaine sont bien là. Et dans ces deux strophes :



A travers la folle risée

Que Saint-Marc renvoie au Lido,

Une gamme monte en fusée,

Comme au clair de lune un jet d'eau.



A l'air qui jase d'un ton bouffe

Et secoue au vent ses grelots

Un regret, ramier qu'on étoufle,

Par instant mêle ses sanglots. en s'arrêtant à « Un regret, ramier qu'on étouffe », ne peut-on distinguer Mallarmé et le symbolisme ? Et dans les Études de mains, celles de Lacenaire l'assassin-poète, on pense aux Mains de Jeanne-Marie de Rimbaud irrésistiblement :



On y voit les ouvres mauvaises

Écrites en fauves sillons,

Et les brûlures des fournaises

Où bouillent les corruptions;



Les débauches dans les Caprées

Des uipots et des lupanars.

De vin et de sang diaprées,

Comme l'ennui des vieux Césars!



En même temps molle et féroce

Sa forme a pour l'observateur

Je ne sais quelle grâce atroce,

La grâce du gladiateur!



Criminelle aristocratie.

Par la varlope ou le marteau

Sa pulpe n'est pas endurcie

Car son outil fut un couteau.



Nous n'oublierons pas son Premier sourire du Printemps qui, aux temps où la scolarité goûtait les récitations mièvres, apporta un peu de vraie fraîcheur et d'authentique poésie :



Tandis qu'à leurs ouvres perverses

Les hommes courent haletants,

Mars, qui rit malgré les averses,

Prépare en secret le printemps.



Pour les petites pâquerettes,

Sournoisement, lorsque tout dort,

Il repasse des collerettes

Et cisèle des boutons d'or.



Dans le verger et dans la vigne,

Il s'en va, lurtif perruquier,

Avec une houppe de cygne

Poudrer à frimas l'amandier.



La nature au lit se repose;

Lui, descend au jardin désert

Et lace les boutons de rose

Dans leur corset de velours vert.



Tout en composant des solfèges,

Qu'aux merles il siffle à mi-voix,

Il sème aux prés des perce-neige

Et les violettes aux bois.



Puis, lorsque sa besogne est faite.

Et que son règne va finir,

Au seuil d'Avril tournant la tête,

Il dit : « Printemps, tu peux venir! »



On goûte moins les Vieux de la vieille malgré les peintures goyesques : Baudelaire fera mieux avec ses Petites vieilles que Gautier aima tant. Ces revenants de la Grande Armée, ces spectres que le poète invite à ne pas railler car ils lurent



Ces Achilles d'une Iliade

Qu'Homère n'inventerait pas, ne nous touchent guère aujourd'hui. Gautier disperse vainement son art dans une évocation qui ne dépasse guère celles de Béranger auquel un tel sujet convient mieux. Mais soit dit au passage, lorsque Gautier se mêle de chanter, il laisse loin derrière lui les chansonniers du temps et seul le Musset des romances peut lui être comparé. Dans les Poésies diverses, on trouve ce chant romantique, cette Barcarolle délicieuse :



Dites, la jeune belle, Où voulez-vous aller?

La voile ouvre son aile, La brise va souffler!



L'aviron est d'ivoire, Le pavillon de moire,

Le gouvernail d'or fin; J'ai pour lest une orange,

Pour voile une aile d'ange, Pour mousse un séraphin.

Dites, la jeune belle... et qui aurait pu prendre place dans Émaux et Camées. Une autre pièce des Poésies diverses est Chinoiserie qu'on mit, comme la Barcarolle, en musique :



Ce n'est pas vous, non, madame, que j'aime.

Ni vous non plus, Juliette, ni vous,

Ophélia, ni Béatrice, ni même

Laure la blonde, avec ses grands yeux doux.



Celle que j'aime, à présent, est en Chine;

Elle demeure avec ses vieux parents,

Dans une tour de porcelaine fine,

Au fleuve jaune, où sont les cormorans.



Elle a des yeux retroussés vers les tempes,

Un pied petit à tenir dans la main,

Le teint plus clair que le cuivre des lampes,

Les ongles longs et rougis de carmin.



Par son treillis elle passe la tête,

Que l'hirondelle, en volant, vient toucher,

Et, chaque soir, aussi bien qu'un poète,

Chante le saule et la fleur du pêcher.



Amoureux d'exotisme, il va de Chine en Hollande avec la Tulipe que Balzac attribua à son Rubempré et qui figurera en 1876 dans les Poésies complètes. Nous citons ce sonnet ici car il exprime bien le passage de Théophile du romantisme à l'art d'Émaux et Camées :



Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande,

Et telle est ma beauté, que l'avare Flamand

Paie un de mes oignons plus cher qu'un diamant

Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.



Mon air est lëodal, et comme une Yolande

Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,

Je porte des blasons peints sur mon vêtement,

Gueules fascé d'argent, or avec pourpre en bande.



Le jardinier divin a filé de ses doigts

Les rayons du soleil et la pourpre des rois

Pour me faire une robe à trame douce et fine.



Nulle fleur du jardin n'égale ma splendeur,

Mais la nature, hélas! n'a pas versé d'odeur

Dans mon calice fait comme un vase de Chine.



Deux lois le mot « pourpre » à peu de distance. Ce fut un défaut de Gautier, et aussi, comme l'a observé Clancier, « trop de marbres, de perles, de nacres, d'ivoire, d'or ». Gautier, il est vrai, a fréquente la Renaissance baroque avec ses symboles.

Pour revenir à Émaux et Camées (on voudrait citer encore dans ce merveilleux recueil : Caerulei Oculi, l'Obélisque de Louxor, Odelette anacréontique, Apollonie, la Rose-thé, Fumée...), répétons que tout sentiment n'en est pas absent. Quand on lit par exemple Tristesse en mer, à une description succède ceci qui est d'un élégiaque romantique :



Mon désir avide se noie

Dans le gouffre amer qui blanchit;

Le vaisseau danse, l'eau tournoie,

Le vent de plus en plus fraîchit.



Oh! je me sens l'âme navrée;

L'Océan gonfle, en soupirant.

Sa poitrine désespérée,

Comme un ami qui me comprend...



Heureusement, chez Gautier, la perfection n'exclut pas la grâce, l'art ne cache pas l'inquiétude, les théories ne voilent pas sa personnalité profonde, l'esthétisme ne détruit pas la chaleur.



Le Juste et l'injuste.



De tous temps, on fut sévère avec lui. Comme on a dit « le gentil Nerval », on a dit « le bon Théo » avec une nuance quelque peu péjorative. Les écrivains-journalistes ne goûteront pas ce propos de Balzac : « Il a un style ravissant, beaucoup d'esprit, et je crois qu'il ne fera jamais rien, parce qu'il est dans le journalisme. » Or, non seulement Gautier a fait beaucoup, mais il a été un journaliste de haute qualité, probe dans son artisanat, et témoignant de tant de qualités de culture, de vivacité, d'entrain, qu'on lit encore avec plaisir ses chroniques littéraires et artistiques qui font honneur à sa profession. N'oublions pas qu'elles marquèrent en partie le goût d'une époque. Lui-même a avoué avec un humour triste : « Qui sait! c'est peut-être le pain sur la planche qui m'a manqué pour être un des trois ou quatre grands noms du siècle. Il y a des jours où cela me mélancolifie! » Il n'aimait que le beau comme l'a souligné Baudelaire, et lui-même a dit sa fierté d'avoir participé à un grand ensemble littéraire : « Moi, dont l'admiration n'a jamais manqué à aucun talent... »

Injustice et absurdité lorsque Faguet note : « Il n'avait pas un grand instinct du rythme. » André Gide met de la superbe à vouloir bien l'accepter : « C'est précisément cette délibération soutenue que Gautier apporta dans l'exercice de ses fonctions poétiques, qui lui valut, avec la reconnaissance des lettres, cette place particulière, spéciale, royale presque, qu'on peut douter peut-être qu'il mérite, mais dont nous ne le délogerons pas. » On connaît la chaleur et la beauté du Tombeau de Théophile Gautier que dressa Hugo à son lieutenant du temps des batailles romantiques dans des vers ascensionnels que Pascal Pia a rapprochés des compositions de Piranèse :



Je te salue au seuil sévère du tombeau,

Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.

Monte l'âpre escalier.

Du haut des sombres marches,

Du noir pont de l'abîme on entrevoit les arches;

Va! Meurs! la dernière heure est le dernier degré.



Certes, Gautier partage des excès d'honneur avec des indignités. De Victor Hugo, il a la richesse étonnante de vocabulaire qui est un fait du XIXe siècle, celui des grandes encyclopédies. Laurent Tailhade l'a reconnu : « Nul avant lui, hormis Rabelais, cet autre poète, n'avait fait preuve d'une telle fécondité, d'une pareille abondance verbale. » Et l'on ajoute : en s'écartant du verbiage et de l'éloquence.

A toutes les opinions répond la simple lecture des vers : les surprises ne nous sont pas ménagées et si l'on veut être équitable, il faut reconnaître qu'il occupe au sein de la poésie du xixe siècle une de ces positions de transition qui souvent nuisent aux auteurs. Comme dit très justement Georges-Emmanuel Clancier : « Tâchons, du moins, de ne pas demeurer injuste avec lui, et de ne pas condamner son ouvre au nom de la poésie plus naturellement romantique qui la précède, ou de celle plus moderne qui la suit. »



Masque par des maîtres comme Hugo et Baudelaire (qui sont aussi par maints endroits ses discipleS), moins apprécié que son ami Gérard de Nerval, annonçant de grands renouvellements indispensables à la marche en avant de la poésie, après le romantisme flamboyant à'Albertus (où derrière la pose romantique se cache un homme obsédé par ses visions fantastiqueS), après l'inoubliable Comédie de la Mort, le ciseleur d'Émaux et Camées peut déclarer : « Demander à la poésie du sentimentalisme, ce n'est pas ça. Des mots rayonnants, des mots de lumière, avec un rythme et une musique, voilà ce qu'est la poésie! »



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