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SYMBOLISME ET MODERNITÉ - Lautréamont, Rimbaud






La descendance poétique de Baudelaire depuis les années 1860 jusqu'à l'aube du XXe siècle fut en fait double. D'un côté des poètes ont poursuivi l'itinéraire que l'auteur des Fleurs du Mal, s'arrêtant au bord du « nouveau » et de 1* « inconnu », n'avait pas achevé, et ont exploré chaque fois un peu plus profondément ces espaces mystérieux et troublants que le langage suscite et explique tout à la fois : ainsi Lautréamont dans Les Chants de Maldoror et Arthur Rimbaud dans ses Illuminations ont-ils ouvert la voie aux expériences plus extrêmes encore qui seront celles des surréalistes du début du XXe siècle. D'autres poètes en revanche ont retenu surtout de l'ouvre de Baudelaire une leçon en matière de maîtrise du langage et d'expression symbolique : ainsi, sous des formes diverses, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et ceux que l'on appellera à la fin du siècle les « symbolistes » et les « décadents » vont-ils travailler ce langage poétique qu'ils considèrent tous comme le seul moyen d'accéder à la connaissance de l'essence des* choses, même si tous ne se font pas la même idée de l'essence du langage lui-même. C'est ce double projet poétique, faisant de la poésie iciune expérience vivante et là plutôt une expérimentation sur le langage que nous allons désormais étudier.





I. - Lautréamont (1846-1870) Férocité et délire poétiques



On connaît fort peu de chose sur la vie et la carrière de cet Isidore Ducasse, né de parents français en 1846 à Montevideo, et qui, après des études dans le sud-ouest de la France et à Paris, remet en 1868, sous le pseudonyme de comte de Lautréamont, à l'éditeur Lacroix un texte de prose poétique, intitulé Les Chants de Maldoror, tellement « invraisemblable » que celui-ci renoncera à le publier. Il faudra attendre les années 1920 et la période surréabste pour voir Lautréamont, abas Isidore Ducasse, révélé dans la plénitude de son génie.



« C'est à cet homme, écrit à l'époque André Breton, qu'incombe peut-être pour la plus grande part la responsabilité de l'état de choses poétique actuel. »



Aujourd'hui encore l'ouvre, tant elle est bariolée et déconcertante, reste d'un abord difficile. A s'en tenir à la présentation que le poète lui-même en donne, Les Chants de Maldoror seraient un poème sur le Mal dans la tradition de certaines ouvres romantiques. Poème sur le Mal, malédiction de l'Homme, malédiction de la Divinité, ainsi est affirmé très clairement le dessein poétique de l'ouvre dans son deuxième chant :



« Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer pareille vermine. Les volumes s'entasseront, jusqu'à la fin de ma vie, et, cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience ! »



En ce sens, Maldoror, le héros des six chants du poème, pourrait apparaître comme la figure symbolique d'une humanité « innocente » qui découvre petit à petit, avec une implacable lucidité, la fatalité du Mal et du Vice qui l'habite :



Maldoror fut bon pendant ses permières années où il vécut heureux ; c'est fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant : fatalité extraordinaire !



Une fois toutes ses illusions dissipées, et après avoir vécu un douloureux désespoir, Maldoror s'enfonce alors dans la voie de la révolte et du mal. Satan réincarné sous mille formes diverses, il se met à parcourir la terre entière, mettant autant d'acharnement à semer le mal qu'à se faire mal à lui-même :



« Moi, s'écrie-t-il, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais qui ont commencé avec l'homme, finiront avec loi. »



Mais une telle conception de l'ouvre, qui réduirait son héros au seul symbole des détresses et des tourments de son créateur ou même à une image plus globale de la misère et des angoisses humaines, s'avère bien peu satisfaisante quand on la regarde dans la totalité de sa genèse et de ses structures. D'un romantisme incontestablement exacerbé, cette ceuvre est en effet aussi d'une perpétuelle ironie à l'égard d'elle-même, et si elle est poésie elle est aussi une permanente contestation et une permanente parodie des mille et une formes de la poésie. Puisant ses sources dans des textes aussi variés et aussi distants les uns des autres que Y Apocalypse de Jean ou Les Fleurs du Mal de Baudelaire, le poème de Lautréamont est avant tout un tissu vertigineux de pastiches délirants où l'on reconnaîtra aussi bien Homère que Victor Hugo, comme si tout l'univers des livres et de la littérature avait été convié au festin plantureux et macabre de l'imagination d'un seul écrivain, dévorant et plagiant toutes ouvres pour engendrer lui-même une ouvre finalement sans modèle et inimitable.

C'est dans cet étonnant et « détonant » mélange de parodie pure, et de création d'artifices éculés et d'images inédites que réside le génie de Lautréamont. Le sujet et le drame du héros se font oublier finalement au profit du seul jeu du langage et de l'imagination dans l'espace clos de l'ouvre qu'ils font en fait éclater. Ce qui compte dans ce texte, c'est moins l'extraordinaire série des métamorphoses de Maldoror qui épouse tour à tour toutes les formes d'un maléfique bestiaire, poulpe, aigle, requin, noire tarentule, que l'étonnante faculté du langage poétique lui-même à se métamorphoser en autant d'images inattendues et contradictoires :



« Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux ra-paces ; ou encore comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties nobles de la région cervicale postérieure : ou plutôt comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, et qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionne même caché sous la paille ; et surtout comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. »

L'allégorie, la comparaison, la métaphore, tout sert chez Lautréamont â l'expression des métamorphoses du héros, mais tout concourt aussi à la métamorphose du langage tout entier qui ne cesse de s'inventer et de se réinventer de lui-même avec une déconcertante énergie.

Ici apparemment authentique, là délibérément falsifiée et truquée, la prose poétique de Lautréamont est avant tout une aventure des mots livrés à eux-mêmes, tantôt pour raconter les drames d'une intelligence et les délires d'une imagination, tantôt pour édifier les structures et les combinaisons, elles aussi délirantes et « piégées » d'un véritable labyrinthe verbal dont a si bien parlé Maurice Blanchot :



C'est à cet instant anssi que le langage se laisse attirer par un vertige nouveau, et le labyrinthe qu'il cherche à être, le cheminement solennel et infini des mots, les image», qui, au moment même où la syntaxe, toujours plus lente, semble s'égarer dans le sommeil, se succèdent au contraire à une cadence toujours plus rapide, de telle sorte que nous n'avons plus le temps de les éprouver jusqu'au bout et que nous les laissons inachevées, reconnaisant en elles moins ce qu'elles signifient que leur mouvement, le passage incessant des unes dans les autres, passage d'autant plus violent que ces images sont plus différentes quoique toujours liées par la forte cohérence du discours et par une secrète connivence : un tel désordre, un tel ordre, un tel effort pour faire servir la logique à l'égarement et pour rendre la parole un peu extérieure à son sens indiquent l'imminence d'une transformation, après quoi le langage sera lui-même entré dans une existence autre. »



Rien d'étonnant ainsi à ce qu'André Breton et ses amis aient vu plus tard dans l'auteur des Chants de Maldoror l'un des plus audacieux et des plus prestigieux précurseurs de la poésie surréaliste. C'est qu'en effet, et pour la première fois peut-être si l'on excepte l'ouvre du marquis de Sade," le langage poétique venait de servir à la libération et à l'expression, sans honte et sans fard, lucide mais violente, de toutes les forces de l'inconscient et de l'imaginaire. Les futurs adeptes de 1' « écriture automatique » se souviendront de cette première tentative pour porter le langage par-delà les tabous et les conventions, par-delà le bien et le mal.



II. - Rimbaud (1854-1891) Infernale alchimie du verbe



Pour être moins violente que celle de Lautréamont l'ouvre poétique d'Arthur Rimbaud n'en est pas moins éblouissante et extrémiste. Rimbaud c'est d'abord le jeune poète prodige, surdoué, que son professeur de classe de rhétorique, Georges Izam-bard, encourage avec passion. Pour échapper aux exigences d'une mère tyrannique et velléitaire, pour s'arracher à la médiocrité de la vie de tous les jours à Charleville, c'est en effet dans la création poétique que le jeune enfant met toutes ses ardeurs, faisant d'elle le « déversoir » de ses amertumes :



Sur la place taillée en mesquines pelouses.

Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,

Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs

Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

(A la musique.)



Ces poèmes de jeunesse, Ophêlie, Ma Bohème, c'est à des romantiques comme Lamartine ou Hugo, c'est à des Parnassiens comme Banville, Leconte de Lisle ou Coppée qu'il les doit. C'est à travers leurs lectures en effet que le jeune homme commence à se faire une certaine idée de la poésie, et son ambition première d'adolescent est de se faire accepter par le groupe parnassien !



Mais dès cette époque pourtant, certains textes - ceux notamment qu'il compose à partir d'août 1870 - vont plus loin que de simples imitations. Le refus de la médiocrité du quotidien y fait place notamment à'une révolte plus brutale, plus authentique et plus mûrie : dans Le Dormeur du val c'est l'absurdité de la guerre qu'il stigmatise, dans Les Effarés c'est la misère, l'injustice sociale qu'il dénonce, dans Les Premières Communions c'est à la religion qu'il s'en prend, avec vigueur. Et puis surtout, dès cette même époque, d'autres textes apparemment « innocents » laissent deviner ce que seront plus tard chez lui tous les pouvoirs du verbe poétique ; Sensation respire déjà un parfum d'aventure, d'ivresse et d'infini :



Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers (...)

Je ne parlerai pas, je ne penserai à rien :

Mais l'amour infini me montera dans l'âme.

Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien.

Par la Nature - heureux comme avec une femme, et Les Réparties de Nina ont toutes les audaces de l'adolescent sensuel mais aussi du futur magicien du verbe, coloriste et musicien raffiné :



Je te parlerais dans la bouche ;

J'irais pressant

Ton corps, comme une enfant qu'on couche.

Ivre du sang

Qui coule, bien, sous ta peau blanche Aux tons rosés (...).



La chute de l'Empire et de sa société, les atrocités de la guerre et de la répression de la Commune, la défaite de 1870 et ses conséquences vont transformer chez lui peu à peu la révolte en écourement et l'inviter à rechercher un « nouveau » monde plutôt qu'à stigmatiser en vain les carences ou les horreurs de celui où il vit. Baudelaire n'avait pas franchi le pas qui devait le conduire sur les chemins de 1' « inconnu ». Rimbaud décide de repartir de cette frontière où l'auteur des Fleurs du Mal s'était arrêté. Dans le courant de l'année 1871, avant de monter à Paris où il espère nouer d'intéressantes relations littéraires, c est à un grand et bariolé poème de vingt-cinq quatrains, encore tout imprégné de ses lectures et de ses souvenirs d'enfance, qu'il confie tous ses désirs et tous ses rêves audacieux : Bateau ivre. Ce texte, où le poète s'identifie à un navire totalement livré à lui-même et promis aux errances les plus folles, est révélateur en fait de ce que sera à tout jamais l'expérience poétique rimbaldienne. C'est dans l'euphorie de la liberté que commence le poème, à cet instant où plus aucune contrainte, plus aucune crainte, ne pèse sur celui qui tourne délibérément le dos au monde des médiocres réalités et s'éveille en d'autres espaces :



Comme je descendais des Fleuves impassibles.

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs, (...)

J'étais insoucieux de tous les équipages, (...)

La tempête a béni mes réveils maritimes.

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l'oil niais des falots.



Cette euphorique sensation de liberté se prolonge désormais en la délirante ivresse de celui (homme ou bateaU) pour qui la réalité poétique donne en permanence satisfaction à l'intelligence et à la connaissance, au regard et à l'imagination, au rêve et à la rêverie :



Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres et latescent (...)

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes (...)

J'ai vu le soleil bas taché d'horreurs mystiques (...)

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies.

Baisers montant eux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes.

Et l'éveil jaune et bien des phosphores chanteurs.



Mais le nouveau monde est fragile ; les éblouisse-ments et les visions fugaces du songe poétique s'évanouissent avec le temps, et la liberté totale et débridée se dissout dans sa propre inconsistance :



Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

Tonte lune est atroce et tout soleil amer (-..).



Faut-il alors accepter l'humiliant retour au sinistre quotidien, â la « flache noire et froide de l'Europe », ou accepter l'anéantissement définitif, l'engloutissement irrémédiable dans les profondeurs marines :



O que ma quille éclate !

O que j'aille à la mer !



Désabusé, déprimé au terme de ce premier voyage poétique, Rimbaud ne tranche pas. Mais une chose au moins - en dépit de l'échec final - restera primordiale en cette expérience : la conscience qu'a désormais le poète que c'est sans doute dans ce « dépaysement » inouï, dans ces beautés nouvelles un jnstant entrevues, que doit se fonder, à quelque prix que ce soit, toute création poétique future dont l'exigence ne le quitte pas :



J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles.

Million d'oiseaux d'or, ô future vigueur ?



L'écriture de Bateau ivre marque en ce sens une rupture nette dans la carrière de Rimbaud ; ayant tout à la fois éprouvé la vigueur du langage poétique et ses limites, Rimbaud va décider de changer la vie pour changer le langage, puisque le langage tout seul ne peut pas changer l'existence. Paris d'ailleurs l'attend ; Verlaine aussi qui lui écrit : a On vous espère, on vous attend. » En mai 1871, le poète tente alors une véritable révolution existentielle et poétique qui va durer deux ans, et dont les lettres célèbres qu'il continue d'adresser à son professeur G. Izambard ou à son ami Paul Demeny portent la trace. L'aspect premier de sa révolution est de se faire « voyant », d'accéder par tous les moyens, par toutes les aliénations consenties ( « Je est un autre ») à ces états inconnus qui engendreront la poésie nouvelle. Le 13 mai il écrit à Izambard :



« Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant. (...) Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sera. » '



Le lendemain, dans une lettre adressée â P. Demeny, il précise dans un texte superbe d'enthousiasme et d'audace le but à atteindre et les moyens appropriés :



« Il s'agit de se faire l'âme monstrueuse. (...) Je dis qu'il faut être voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. (...) Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! »



Et de fait, pendant deux ans, il va cultiver tous les délires et toutes les débauches : la malheureuse liaison homosexuelle avec Verlaine, la consommation massive d'absinthe, les fumeries d'opium et de haschich...

Autant d' « ineffables tortures » qui n'ont d'autre but que d'inventer une « autre » existence qui devra exiger du Poète-Prométhée une langue susceptible de rendre compte de toutes les réahtés et de toutes les aventures de ce nouvel état :



Donc le poète est vraiment voleur de feu. (...) Si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue. (...) Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.



Paradoxalement d'ailleurs les poèmes qu'il compose durant ces deux années « infernales s ne sont pas si extrémistes que l'expérience vécue qui les engendre. Mis à part l'audacieux sonnet théorique - et sans véritable lendemain - des Voyelles, on retient de cette époque de sa création des textes plus étranges que radicalement neufs, où transparaît sous diverses formes son « ivresse » du moment (Larme, La Rivière de Cassis, Comédie de la soiF), et aussi des chansons (Fêtes de la patience, Fêtes de la faiM), où sous des formes conventionnelles, mais volontairement « piégées » et falsifiées, il s'invente toute une légende, tantôt gaie tantôt triste, de ses propres délires. Instant suprême sans doute dans cette aventure, instant où la poésie rend compte, dans sa concision éblouissante, d'une euphorie et d'une plénitude que le poète ne retrouvera jamais plus, les six courts quatrains de l'Eternité :



Elle est retrouvée.

Quoi ? L'éternité.

C'est la mer allée

Avec le soleil.



Mais une fois encore, le rêve poétique s'épuise dans la réalité : Rimbaud se brouille avec Verlaine et l'abandonne ; la maladie, consécutive à ses divers abus, s'empare de lui. Aussi, en proie à un nouveau découragement, rédige-t-il d'avril à août 1873 un grand texte en prose qu'il confie pour la pubbcation à un éditeur bruxellois et qui se veut une sorte d'autobiographie raisonnée des deux années qui viennent de s'écouler: Une saison en enfer. Ce texte est le récit de toutes les chimères évanouies et aussi le témoignage lucide sur un art poétique désormais devenu impossible. Dur à l'égard de lui-même, le poète y rappelle un instant le grisant bonheur qu'il a parfois vécu : « 0 bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature » ; mais c'est pour mieux stigmatiser toutes ses fobes passées et s'accuser d'y avoir succombé : « A moi. L'histoire d'une de mes folies. (...) J'inventai la couleur des voyelles. (...) Je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fat d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges. (...) Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots ! »



Immolant ses rêves, ses ambitions, ses créations passées qu'il cite avec indifférence ou maladresse, dans un dernier dérisoire et pathétique Adieu, l'alchimiste du verbe semble même renoncer définitivemeut à toute pratique poétique et se condamner à expier ses audaces dans la médiocrité de ce quotidien sordide qu'il avait tant cherché à fuir:

« J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée ! Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre Paysan ! »



Et pourtant lui qui crie « ne plus savoir parler » n'en a pas fini avec la poésie ; ou plutôt, la poésie n'en a pas fini avec lui, n'a pas fini de lui arracher la vie.

Il est en effet établi maintenant que c'est bien pendant le long périple qui le conduit aux quatre coins de l'Europe à partir de 1874 - de l'Angleterre à l'Allemagne en passant par la Hollande et l'Autriche - que Rimbaud compose son dernier grand recueil entièrement fait de poèmes en prose ou de vers libres, les Illuminations. Cette dernière expérience poétique, à laquelle il songeait sans doute depuis 1872, est aussi la plus extrême et la plus novatrice ; elle se définit essentiellement comme une expérience de pure création : mentale et verbale. Création mentale d'abord dans la mesure où les Illuminations sont un vaste réseau de décors et de paysages, urbains ou campagnards, bbérés de toute pesanteur et de toute géographie rationnelle, et livrés aux seules lois de l'imagination, de la mémoire et des sens, forces que le poète nomme ses « impulsions créatrices », capables d'évoquer un monde qui n'ait « plus rien des apparences actuelles » :



« Les parcs représentent la nature primitive, travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. (...) Lee maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne (...) où les gentilhommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu'on a créée » ( VilleS).

Et dans ces espaces inouïs, ivre de liberté, le poète danse :



« J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse » (PhraseS).



Mais s'il est le génial démiurge de ce nouveau monde, le poète est surtout une fois encore, et mieux que jamais, l'alchimiste d'un verbe réellement insolite. A n'en pas douter, si Rimbaud a jamais trouvé ce nouveau langage qu'il réclamait dès mai 1871 (« Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles », écrivait-il à DemenY), c'est bien dans les Illuminations que cette découverte a eu lieu. Paul Claudel ne se trompait pas en montrant, dans sa préface aux ouvres poétiques de celui qu'il appelle son « père » poétique, comment le langage de ces poèmes en prose est à lui seul instauration d'un nouveau monde qui s'élabore dans le flux et la cristallisation des mots et des images poétiques, et s'impose au lecteur avec la force de ce qui relève d'une pure immanence :



« Le langage en nous prend une valeur moins d'expression que de signe. (...) L'ombre des mots se projette directement sur notre imagination et vire sur son iridescence. Nous sommes .mis en communication. C'est ce double état du marcheur que traduisent les Illuminations : d'une part les petits vers qui ressemblent à une ronde d'enfants et aux paroles d'un libretto, de l'autre des images désordonnées qui substituent à l'élaboration grammaticale, ainsi qu'à la logique extérieure, une espèce d'ac-conplement direct et métaphorique- (...) Le poète trouve expression non plus en cherchant les mots, mais au contraire en se mettant dans un état de silence et en faisant passer sur lui la nature, les espèces sensibles . qui accrochent et tirent ». Le monde et lui-même 6e découvrent l'un par l'autre. »



Et c'est bien ce spectacle d'un langage à la dérive, mais fondamentalement constructeur dans son errance, qui ne cesse de se jouer sur le théâtre des mots des Illuminations. Partout les choses et les êtres viennent prendre place dans le langage, appelés et liés, semble-t-il, par leurs seules affinités harmoniques :



« D'un gradin d'or - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les'velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil - je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures » (FleurS).



Mais une dernière fois la création merveilleuse échappera à son créateur. Les 41 textes des Illuminations sont bien 41 « enluminures », 41 « mises en lumière » éblouissantes d'un nouveau monde, mais ce ne sont aussi que 41 éclairs fugaces, 41 « étincelles d'or » qui se consument de leur propre éclat. Toutes sont pareilles à cette Aube insaisissable qui fait s'évanouir les rêves de la nuit et dissipe les dernières illusions du poète qui voit lui échapper cet « inconnu » qu'il avait cru enfin saisir et retenir :

« En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi. »

Comprenant que la seule existence désirable, l'e?cistence absolument poétique, était impossible, Rimbaud préférera cette fois un silence définitif aux autres chimères encore possibles du langage, et, comme l'écrira Mallarmé, « il s'amputera vivant de la poésie ». Après dix ans de trafic commercial à Aden et à Harar il reviendra en France en avril 1891, pour mourir dans d'atroces souffrances à l'hôpital de Marseille le 10 novembre, auréolé pour la postérité de sa double légende de poète prodige et de poète fou.








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