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ROUSSEAU ET SES PRÉDÉCESSEURS






Dans The Round Table, ouvrage du grand critique anglais, William Hazlitt, on peut trouver la remarque suivante, une des plus justes jamais écrites sur Rousseau : « He had the most intense consciousness of his own existence ». Cette remarque de Hazlitt caractérise en effet le trait peut-être le plus marquant de la pensée de Rousseau, le besoin de se percevoir comme un être qui ne cesse de prendre er toutes les occasions la plus attentive conscience de lui-même. Non qu'il s'agisse chez lui d'une conscience proprement réflexive, d'une façon délibérée de se placer à distance pour s'observer comme un étranger. Rousseau est tout simplement un être qui, en pensant, en rêvant, en éprouvant des émotions souvent changeantes, ressent peut-être plus intensément qu'un autre le mouvement intérieur par lequel la vague de la pensée ou du sentiment vient l'envahir. Aussi n'y a-t-il pas de terme qui soit plus chargé de sens dans ses écrits que la fameuse expression, si fréquente chez lui, de « sentiment de l'existence ». Pour lui, le sentiment direct, immédiat, de l'existence est le premier qui affecte l'homme primitif, celui par lequel il naît à la conscience de lui-même : « Le premier sentiment de l'homme, écrit-il, fut celui de son existence »2. Rousseau suppose ce sentiment, lié, dès les premiers âges de la vie, à l'expérience des sens : « Ai-je un sentiment propre de mon existence, fait-il dire au Vicaire Savoyard, ou ne la sens-je que par mes sensations ? »3. Quelle que soit la réponse qui puisse être faite à cette question, et la priorité que le sentiment ou la sensation pourrait respectivement avoir dans cette alliance, il n'y a pas de doute que pour Rousseau (tout comme d'ailleurs pour un bon nombre de philosophes de son sièclE), le sentiment de soi et la sensation se découvrent souvent, dès le premier moment, confondus indiscernablement dans l'acte par lequel le sujet prend conscience de ce qui se passe en lui. - Mais il est encore une autre association dont Rousseau se préoccupe. Si, à ses yeux, chacun a la faculté de se percevoir comme un être unique, absorbé solitairement dans le sentiment et les sensations qui se mêlent en lui, et s'il peut ainsi s'appréhender comme distinct de tous les autres êtres en tant que sujet exclusif de cette expérience particulière, n'est-il pas nécessaire aussi pour lui quelquefois de la relier à l'expérience générale, de fondre ce qui se trouve éprouvé par lui personnellement dans l'expérience de tous ? A côté et au-delà de la conscience de soi, n'y a-t-il pas la possibilité et parfois aussi le besoin de participer à un état d'esprit partagé par un vaste ensemble d'êtres ? Bref, se demande Rousseau, n'importe-t-il pas de « j oindre, pour ainsi dire, le sentiment de l'existence commune à celui de son existence individuelle ? ».





On voit donc que, chez Rousseau, le sentiment de soi (synonyme du sentiment de l'existencE) n'est pas sans se confondre parfois, d'une part, avec la sensation proprement dite et, d'autre part, avec des états d'âme collectifs plus ou moins étendus. La conscience de soi n'a jamais, ou presque jamais chez lui l'aspect d'une activité uniquement intellectuelle. Et de ce fait, elle n'est pas sans avoir fréquemment quelque chose d'ambigu. Rien ne la distingue mieux, à cet égard, de l'intellection, telle qu'on la trouve chez Descartes. Chez ce dernier, l'acte de conscience de soi vise à se montrer totalement dégagé de tout caractère affectif. Au contraire, chez Rousseau, ce n'est qu'exceptionnellement qu'il se manifeste à l'état pur, rarement libéré qu'il est des sensations au sein desquelles il lui arrive le plus souvent de jaillir, et rarement aussi, affranchi des courants d'émotion, qui, venant du dehors, sont toujours prêts à l'assaillir. Bref, ce n'est pas seulement la sensibilité propre de Rousseau qui est trouble, c'est la conscience qu'il en prend.

Assiégé de tous côtés, l'acte de conscience chez Rousseau est gravement menacé de s'altérer. Au milieu de ce désordre qui s'installe au centre de l'esprit, il s'agit, si l'on ne veut pas se laisser submerger, de préserver l'intégrité de l'acte de conscience. Non que Rousseau aspire véritablement à atteindre dans la prise de conscience de soi ce degré d'abstraction qu'il semble n'avoir admiré lui-même chez aucun penseur et, en particulier, chez Descartes. Ce qu'il désire plutôt, au moins dans les circonstances les plus favorables, c'est constituer autour du sentiment de l'existence, exemple parfait mais fragile de l'acte de conscience de soi, une zone de retrait et de silence où le tumulte de la vie sensible puisse se calmer. Aussi s'efforce-t-il à maintes reprises d'isoler l'acte mental par lequel la pensée d'un être se saisit dans son intériorité. Ou, du moins, il essaye de profiter, du mieux qu'il peut, des rares moments de répit où, pour ainsi dire d'elle-même, la vie de la sensibilité perd de son urgence et de sa vivacité désordonnée, en sorte que l'esprit, momentanément à l'abri, puisse se recueillir.



Pureté de sentiment de l'existence ainsi expérimenté, et qui ne se retrouve chez l'auteur des Rêveries que dans certains moments rarissimes, si importants d'ailleurs qu'il en a fait des moments privilégiés de sa vie. Pureté qui, à ses yeux, a quelque chose de sacré. Rien ne l'émeut en effet plus profondément que l'opération, on dirait, presque religieusement perçue, par laquelle au fond de lui le sentiment de l'existence se manifeste dans l'absence ou, au moins, dans l'éloignement des facteurs de confusion qui pourraient venir en ternir la pureté. Alors la pensée - s'il s'agit encore de pensée - s'apparaît à elle-même, dans un recueillement complet. Toute autre activité mentale cesse, et la conscience de soi, désencombrée, se perçoit opérant dans la solitude, au ralenti.

L'on voit que nous faisons allusion ici au plus célèbre des épisodes qui se placent dans les Rêveries, l'épisode de la cinquième Promenade, au bord du lac de Bienne6. Rousseau lui-même y parle de ce qu'il a éprouvé en cette occasion avec une particulière révérence, comme s'il s'agissait non pas seulement d'un des moments de sa vie où il s'est senti le plus vraiment heureux, mais aussi comme un des moments où le sentiment intérieur, affranchi comme il l'était alors de presque tout rapport avec le monde extérieur, avait paru à ses yeux investi d'une richesse, ou, en tout cas, d'une profondeur, que jusqu'à ce moment là il avait été incapable d'avoir. Aussi, le ton que Rousseau adopte pour parler de cet épisode est-il naturellement celui qu'on emploie pour décrire un événement qui se situe sur le plan de la vie religieuse.



Il y a donc dans ces pages quelque chose d'exceptionnel qui a souvent frappé les critiques et qu'ils se sont efforcés de définir. Personne peut-être n'en a parlé plus délicatement que Marcel Raymond dans son livre Jean-Jacques Rousseau : la quête de soi et la rêverie6. Il n'est pas dans notre intention de reprendre ce qui s'y trouve traité avec tant de justesse, mais simplement de mettre en relief l'importance unique du grand texte qui y est étudié. Importance unique en raison du fait qu'il consiste dans la présentation d'un événement lui-même unique, événement si important mais en même temps si inanalysable, si intime, qu'auprès de lui, au moment même où il s'accomplit, plus rien d'autre n'existe et ne pourrait être considéré. Cet événement fait autour de lui le vide. Il dénie à la nature environnante le droit d'intervenir ou de faire sentir sa présence, sinon sous la forme atténuée et considérablement spiritualisée d'un murmure léger des eaux le long des flancs d'une barque. Donc cet événement intérieur subsiste seul. Il subsiste sous la forme d'une intériorisation graduelle de l'être, quand celui-ci, ayant doucement mais fermement rompu les liens qui le rattachaient au monde externe, se réduit à être une voix qui, du dedans, se fait entendre dans le silence : exemple parfait d'une conscience de soi dépouillée de tous les éléments adventices qui auraient pu en troubler l'unité : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien, sinon de soi-même et de sa propre existence... ».



Or, l'extrême dépouillement qui s'accomplit ici, ayant pour fin de nous montrer l'être intérieur isolé dans la conscience qu'il a de lui-même, ne nous suggère-t-il pas un rapprochement ? N'y a-t-il pas un autre penseur qui, par une élimination similaire du monde ambiant, s'est réduit à n'être plus qu'une pensée qui se pense, une existence dont, à un moment donné, l'objet presque unique est de se percevoir elle-même ? La réponse est irrésistible. Si différentes que soient, comme nous l'avons vu, ces deux pensées, le pur sentiment de l'existence, tel qu'il est exprimé par Rousseau, a d'évidents points de ressemblance avec le Cogito cartésien. Tous deux se présentent dans la négation de toute réalité externe comme l'affirmation de l'existence d'un moi pensant ou sentant, qui tire de sa seule intimité avec lui-même la certitude de son existence propre. On dirait que chez Descartes comme chez Rousseau, dans l'effacement provisoire des réalités secondes, la conscience de soi surgit de façon presque semblable, comme une force positive détachée de tout lien avec le monde externe, s'ouvrant en quelque sorte sur une existence vierge, une existence sans antécédent. C'est le cas lors du réveil de Rousseau après sa chute et son évanouissement à Ménilmontant; mais c'est encore le cas, sur le lac de Bienne, lorsqu'il perçoit pour ainsi dire au fond de lui-même le murmure des eaux environnantes, comme si c'était un produit de sa propre pensée. Rousseau ne se comporte donc pas autrement, semble-t-il, que Descartes, prêtant l'oreille en lui-même à cette activité nue de l'esprit qu'il identifie avec son être. D'un côté comme de l'autre, la conscience de soi se révèle être un acte originel, un authentique point de départ. Ainsi l'épisode du lac de Bienne (ou celui de la chute de Ménilmontant8) forme-t-il chez Rousseau un Cogito non moins nettement marqué par la nouveauté absolue et par l'absence d'association avec quoi que ce soit d'antécédent ou d'extérieur que le Cogito cartésien.



Et pourtant, la différence reste grande. En un sens elle s'affirme même comme une différence maximum. Ceci a été nettement marqué par Jean Wahl dans un texte que cite Raymond : « Variété de la philosophie française ! Elle s'était fondée sur la pensée avec Descartes ; la voici qui se fonde sur un état comme étranger à la pensée. Je pense, donc je suis, disait Descartes. Mais dans ces états que nous décrit Rousseau, je suis parce que je pense à peine, on pourrait dire parce que je ne pense pas »9.

« Je ne pense pas ! » L'être présenté par Rousseau dans cette prise de conscience de lui-même qui est la sienne peut-il être vraiment considéré comme ne pensant pas, comme ne se pensant pas ? Penser à peine, quoi qu'on dise, c'est, malgré tout, authentiquement penser. Il est vrai que la pensée de Rousseau est infiniment moins claire que la pensée cartésienne, qu'elle se situe à cette limite indécise où la conscience de soi émerge tout juste de l'inconscience et risque de se confondre avec celle-ci. Néanmoins, la pensée de Rousseau et celle de Descartes ont pour caractère commun d'être deux consciences de soi, se situant l'une comme l'autre au point initial, à la naissance de toute vraie pensée. L'une plus confusément, l'autre plus intellectuellement inaugurent ou reprennent, chacune à sa façon, le mouvement de l'esprit par lequel celui-ci prend connaissance de lui-même.



Il n'empêche que le Cogito, point de départ du raisonnement cartésien, implique de la part de celui qui le formule une certitude : celle de tenir une vérité indiscutable. Ce Cogito contient une affirmation qui ne laisse pas d'être énoncée sur un ton absolument assuré : « Je connais que j'existe ». Connaissance première qui est aux yeux de son auteur immédiatement évidente et par conséquent parfaite. Elle atteint du premier coup ce qu'elle vise, non dans l'être concret et tel qu'il est appréhendé par les sens, mais, si l'on peut dire, dans l'être abstrait, dans sa substance. Le moi qui apparaît ici comme existant est moins un moi qu'une idée du moi, une façon de s'identifier avec l'idée de soi que l'on se forme. Il n'y a donc pas de conscience de soi plus rigoureusement intellectuelle que la conscience de soi impliquée dans le Cogito cartésien.

Est-il besoin de dire qu'il n'en va nullement de même dans le Cogito de Rousseau ? On peut même prétendre que toute l'histoire du concept de conscience de soi depuis Descartes jusqu'à Rousseau et bien au-delà consiste en une série de modifications imposées à ce concept par la longue file d'écrivains qui ont tenté tour à tour, sinon de définir la conscience de soi, au moins de décrire du dedans la façon dont elle se laisse appréhender. Les pages qui suivent n'ont pas la prétention de retracer cette histoire dans toute sa variété, mais de passer au moins brièvement en revue quelques-unes des formes de la conscience de soi qui peuvent être relevées dans le siècle qui s'écoule entre Descartes et Rousseau. Or, comme on va le voir, il semble bien que tout ce développement de la conscience de soi va dans le sens, non d'une conscience de plus en plus claire, mais au contraire d'un sentiment de soi de moins en moins déterminé.

Cela se voit dès l'abord dans le passage de la certitude au doute. Je pense, j'existe : telles sont les affirmations par lesquelles débutait Descartes. - « Ignorant de ce que je suis », dira par contre, aussitôt après lui, Pascal11. - « Je suis un je ne sais quoi que je ne puis saisir », répétera sous une forme à peine moins dubitative FéneIon. « Nous ignorons ce que nous sommes devant Dieu », soupirera Nicole18. Toutes ces phrases expriment une incertitude fondamentale, contrastant d'une façon si évidente qu'elle en est presque étrange avec la claire affirmation cartésienne. Etrange parce qu'elles professent, à la place même où Descartes se situait pour énoncer une proposition première « indubitable », l'incertitude, le doute, une connaissance imparfaite, contestable, rongée dès le début par l'ignorance. La différence de ton est si tranchée qu'en comparant ces deux formulations de la vérité l'on se trouve confronté par deux types de connaissance entre lesquels il n'y a aucune possibilité d'accord : une connaissance en pleine lumière, absolument certaine d'elle-même, et une autre totalement dépourvue de la moindre assurance. Et c'est en effet cette dualité que remarque un contemporain des penseurs que nous venons de citer, le pasteur protestant Daniel de Superville : « Nous avons, écrit-il, deux sortes de connaissance de notre cour, une de sentiment, une autre de réflexion et d'examen. » - Se détournant de cette dernière, qui est la connaissance cartésienne, Superville se concentre sur l'autre, cette connaissance de l'être intérieur, qui serait, comme il est un des premiers à le dire, une connaissance de pur sentiment : « Chacun de nous, continue-t-il, a cette première connaissance que j'appelle de sentiment... Elle est fort confuse, c'est plutôt une impression qui se fait en nous qu'une connaissance ».



Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, ce pasteur protestant n'est pas le seul à opposer à la conscience claire une conscience obscure : « Nous sommes tant de mondes à la fois, dira par exemple le janséniste Duguet, que nous ne savons presque pas ce que nous sommes »15. Chez la plupart de ces penseurs, la substitution de l'incertitude à l'assurance ne se fait pas sans perplexité ni sans une perceptible angoisse. On dirait qu'en se penchant sur eux-mêmes, en essayant de comprendre leur intériorité, ces penseurs, loin d'atteindre à une vérité aussitôt acquise et possédée, hésitent, entrent en confusion, éprouvent devant le spectacle de leur vie profonde une impression de mystère. La connaissance de soi n'est plus pour eux une vérité immédiate et assurée. Elle ne les soutient plus. D'où chez la plupart d'entre eux une inquiétude qui se manifeste peut-être plus vivement chez les protestants que chez les catholiques, chez les jansénistes que chez les molinistes. Inquiétude fondamentale, relative à l'être que nous sommes, à la difficulté de savoir quel est le fond de notre nature. L'exemple peut-être le plus frappant, parce que l'angoisse de celui qui le fournit y est la plus visible, se rencontre dans un texte du mystique protestant Pierre Poiret : « Je vois que je ne suis qu'un principe de désirs et de recherches qui, à vrai dire, se porte à être éclairé et apaisé, qui s'y porte invinciblement et naturellement, mais qui s'y porte obscurément, d'une manière générale, vague et confuse, qui ne sait distinctement et vivement ce qu'il veut; une source de pensées informes, confuses, ténébreuses, embrouillées, sans ordre, sans certitude... Si bien que ma nature, lorsqu'elle veut être à soi, s'appartenir en propre, et ne considérer que soi-même, n'est qu'une source de recherches et de désirs ténébreux, confus, inquiets, pénibles et angoissants continuellement ».



Mais de tous les penseurs le premier qui ait distingué de la façon la plus précise entre la saisie intellectuelle de soi-même dans le Cogito cartésien et le sentiment de l'existence, c'est le grand disciple de Descartes, l'Oratorien Malebranche. Résumant avec beaucoup d'exactitude sa pensée sur ce point, l'historien M. Guéroult lui fait dire ceci : « Pour Malebranche, la connaissance claire et distincte de mon existence n'est en aucune façon comparable à la connaissance claire et distincte d'une idée, d'une liaison d'idées. Par le Cogto, j'atteins directement mon existence, mais non point mon essence. Je sais que j'existe, mais ne connais point l'essence de cette existence immédiatement saisie »' - Rousseau dira exactement la même chose : « Je sens mon,.âme... Je sais qu'elle est, sans savoir quelle est son essence ».



Ainsi l'on voit que presque un siècle avant que Rousseau présente la connaissance de soi comme bornée au sentiment que l'homme a de sa propre existence, donc comme quelque chose de très éloigné de la saisie de soi dans le Cogto cartésien, Malebranche faisait déjà cette distinction et se trouvait être de ce fait quasi le premier penseur pour qui, selon la parole de Jean Wahl, à côté du je pense, donc je suis de Descartes, apparaît une seconde manière de se penser, ou plutôt de se sentir, celle que Malebranche appelle parfois conscience, conscience de soi, mais, le plus souvent, sentiment intérieur.

Bien entendu, aux yeux de l'Oratorien, ce sentiment intérieur est infiniment plus limité (et moins claiR) que la connaissance de soi cartésienne. « Nous n'avons pas de sentiment intérieur, écrit-il, de tout ce que nous sommes, mais seulement de ce qui se passe actuellement en nous »19. - Et ailleurs : « Nous ne connaissons l'âme que par conscience (terme ayant pour Malebranche exactement le même sens que l'expression « sentiment intérieur »), et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme que ce nous sentons se passer en nous ».



La connaissance que nous avons de notre âme est « imparfaite ». - Imparfaite I Rien n'est plus significatif, si l'on y réfléchit bien, que cette définition restrictive du champ de connaissance intérieur embrassé par le sentiment malebranchien. Non seulement ce que ce sentiment nous révèle n'est pas l'essence de notre être, mais ce n'est même pas sa nature profonde. Seul Dieu nous connaît dans notre fond. En d'autres termes, du moins tant que dure notre existence terrestre, notre être essentiel est hors de notre compréhension et de notre atteinte. Il en résulte que notre imperfection n'est pas seulement morale et l'effet direct du péché originel. C'est une imperfection proprement ontologique. Notre être vrai est hors de portée de notre intelligence. Nous sommes pour nous-mêmes des êtres incompréhensibles. Bref, l'ignorance de nous-mêmes dont nous souffrons est presque totale, en tout cas infiniment plus grave que nous le supposions avec Descartes et même avec Saint Augustin : « L'âme, dit Malebranche dans un texte cité par Raymond, sera toujours inintelligible à elle-même. Elle ne sentira en elle que des modalités ténébreuses »21. - Et dans un autre texte analogue, c'est en les termes suivants que Malebranche s'adresse à l'homme pris en général : « Sache donc que tu n'es que ténèbres, que tu ne peux te connaître clairement en te considérant, et que jusqu'à ce que tu te voies dans ton idée ou dans Celui qui te renferme, toi et tous les êtres d'une manière intelligible, tu seras inintelligible à toi-même ».



Que l'on y songe ! Ce qui vient d'être lu a été écrit en plein XVIIe siècle. Il correspond à la pensée peut-être la plus profonde, en tout cas la plus poussée de cette époque. Il est en accord pour la plus grande part avec ce thème de l'ignorance de soi qui se retrouve chez Pascal, La Rochefoucauld, Fénelon, Racine. Ainsi ce siècle qui est réputé être plus qu'un autre celui où la pensée se concentre avec un maximum de lucidité sur l'exploration de l'être intérieur est-il aussi celui où l'être humain en question prend plus irrésistiblement conscience qu'en aucune autre époque de l'impossibilité pour lui de connaître qui il est. Et pourtant Descartes, champion de la connaissance de soi, semble présider à cette époque. C'est le cartésianisme qui paraît être non pas seulement la philosophie quasi officielle de ce temps, mais le haut truchement intellectuel grâce auquel les hommes de ce temps espèrent concilier la pensée laïque et la foi-religieuse. Nier que l'homme puisse atteindre par l'intuition pure ce qui est le fond de sa nature, considérer que l'acte de conscience de soi échoue ou aboutit à l'inintelligible, n'y a-t-il pas là pour les gens de l'époque quelque chose de téméraire, voire même de scandaleux ? C'est là, du moins, la réaction de certains, et, en premier heu, celle d'Antoine Arnaud, du grand Arnauld.



Dès 1680, dans une lettre au P. Quesnel, il fait part à ce dernier des doutes et appréhensions que suscite en lui la doctrine de Malebranche : « Mes recommandations, s'il vous plaît, au P. Malebranche. Voici une difficulté que je le prie de me résoudre, sur ce qu'il dit que nous ne connaissons notre âme que par sentiment et que nous n'avons pas d'idée de ce qu'elle est substantiellement. Si cela est, je ne sais donc autre chose, sinon que la pensée est une modification de mon âme, sans savoir précisément ce qu'elle est en elle-même. Si cela est, dira un libertin, qui m'empêchera de croire que la pensée est à mon âme ce que le mouvement est à la substance étendue ? Et cela étant, dira-t-il, quelque immortelle que l'on fasse l'âme, rien n'empêchera qu'elle ne puisse être sans aucun mouvement, et qu'étant sans pensée, elle ne soit incapable de bonheur et de malheur »23.

Parole singulière dans la bouche d'un janséniste, puisque, à la différence de son ami Nicole, de Boursier, de Quesnel, de Duguet et de tant d'autres jansénistes de la génération suivante, Arnauld ne veut pas renoncer à l'idée du pouvoir cognitif spécial possédé par l'âme humaine, et que la conception de l'ignorance de soi produit en lui un malaise évident.

Quelques années plus tard, cette méfiance, plus encore, cette hostilité latente d'Arnauld à l'égard de la doctrine malebranchienne, arrive à son comble. Elle le conduit à dénoncer l'espèce de sophistication par laquelle Male-branche, passant de l'ignorance de soi à toutes ses conséquences, aurait abouti à la notion - hautement condamnable aux yeux d'Arnauld - du sentiment intérieur. Voici cet extraordinaire document qui, publié par Arnauld en 1684 dans une Défense contre la Réponse au livre des vraies et fausses Idées, se retrouvera dans les Ouvres complètes d'Arnauld, au 38e volume24 :

« On a eu besoin, [il s'agit de Malebranche], de faire croire qu'à proprement parler, l'âme ne se connaissait pas, qu'elle n'était que ténèbres à elle-même; qu'elle était inintelligible à elle-même. Et voici les degrés par où on y est arrivé.



« Le premier fondement qu'on a posé est que notre âme se connaît par conscience. On a changé adroitement le mot de conscience en celui de sentiment intérieur... [ce] qui a été une occasion de faire éclipser le mot de connaître en substituant à toute cette phrase le verbe de sentir, sous prétexte d'abréger cette expression connaître par sentiment intérieur. Il n'y avait encore rien là qui ne se pût souffrir; car quoique ce fût un peu abuser du mot de sentir, dont la propre signification est de marquer la connaissance qu'on a par les sens extérieurs ou intérieurs, au lieu que l'âme ne se connaît pas seulement par ces sentiments-là, mais qu'elle se connaît aussi par pure intel-lection, comme dit saint Augustin : Videt se anima per intel-ligentiam; néanmoins il suffisait d'avoir averti du sens dans lequel on prenait ce mot... O^pendant il a paru dans la suite que ce n'était point là l'usage qu'on voulait faire du mot sentir; mais qu'on ne l'avait inventé que pour l'opposer à connaître, et pour avoir lieu de dire, que l'âme ne se connaît point, mais qu'elle se sent... »

Nous avons cité presque tout au long ce dernier texte d'Arnauld, si étendu qu'il puisse être, parce qu'il fait apparaître nettement le changement qui s'est accompli (ou, plus exactement, qui est en train de s'accompliR) entre Descartes et MalebranGhe, c'est-à-dire entre les deux moitiés du XVIIe siècle. Avec Descartes nous nous trouvons encore, quoi qu'il semble, dans- la grande tradition théologique, celle de saint Augustin et de la « connaissance de soi par pure intellection». La position d'Arnauld lui-même, sur ce point, est à la fois augustinienne et cartésienne. Or, pour Arnauld, le grave changement de position qui se révèle dans la définition de l'acte de conscience consiste chez Malebranche dans le glissement de sens par lequel ce dernier abandonne le mot connaître pour employer le mot sentir. L'on aboutit ainsi à dire, au grand scandale d'Arnauld, que l'âme ne se connaît pas, qu'elle se sent. Elle se sent d'un « sentiment intérieur », qu'il est peut-être difficile de préciser, mais qui n'est pas si loin qu'il paraisse, au moins en apparence, de tous les autres actes de la connaissance sensible, sentir étant, comme le fait remarquer Arnauld, le terme même dont la vraie signification est de marquer la connaissance qu'on a par les sens extérieurs et intérieurs.

« L'expérience nous convainc que nous avons une connaissance intuitive de notre existence et une infaillible perception intérieure que nous sommes quelque chose. Dans chaque acte de sensation, de raisonnement ou de pensée, nous sommes intérieurement convaincus en nous-mêmes de notre propre être ».



Avec ces paroles de Locke (un peu en avance sur son tempS) commence le XVIIIe siècle : un siècle où l'expérience sensible, au premier chef, et toute la série de réflexions qui peuvent naturellement naître de cette « perception intérieure » auront chaque fois pour objet de déterminer le sentiment de notre être. Point ici de connaissance de soi du type augustinien ou cartésien : la connaissance « intuitive » de notre existence, dont parle Locke, n'a rien à voir avec l'« intellection » mentionnée par Arnauld. C'est une saisie immédiate de nous-mêmes qui se Fait à l'occasion de n'importe quelle expérience externe ou interne qu'il nous arrive d'avoir. Il y a donc chez Locke le surgissement presque automatique de la conscience de soi sous l'impulsion de la sensation; et ensuite une sorte de confirmation réitérée de cette découverte de nous-mêmes, grâce au déroulement de réflexions de toutes sortes, qui, venant à la suite de cette expérience première, en prolongent en quelque sorte les effets. Je suis moi, je me découvre tel, chaque fois que je sens, mais aussi tout le temps subséquent que, me laissant porter par le flux de pensées issues de ma sensation initiale, je me retrouve identique dans tout ce cortège de cogitations : « Il y a dans notre entendement, écrit Locke, une suite d'idées qui se succèdent constamment les unes aux autres... Tandis que nous pensons, ou que nous recevons successivement plusieurs idées dans notre esprit, nous connaissons que nous existons »26. Nous connaissons donc que nous existons, non plus seulement par une expérience initiale instantanée, mais par l'animation que toutes sortes d'idées, « passant pour ainsi dire à la file, l'une allant et l'autre venant, sans aucune inter-mission »27, créent successivement en nous. Toute la question est de savoir si cette réapparition continuelle de la conscience de soi est la réapparition d'un même « soi », identique à lui-même. Mais, mise à part cette question soulevée par le philosophe Anthony Collins, il n'y a pas de doute. Chaque expérience sensible ou réflexive que nous pouvons faire a pour conséquence de nous donner un sentiment de notre existence renouvelé et, conséquem-ment, remis à neuf.



On voit donc en quoi consiste le sentiment de l'existence aux yeux de Locke et par conséquent de tous les esprits du xvine siècle qui deviendront ses continuateurs. Ce ne sera plus une expérience isolée, imparfaite, caractérisée par un sentiment d'angoisse et d'incomplétion. Ce ne sera même plus une expérience confuse, indécise, plus ou moins ténébreuse, puisque chaque fois qu'on la ressentira ce sera comme une affirmation répétée de notre activité intérieure, causée par le défilé des sensations et des idées qui se fera en nous. En d'autres termes, et en contradis-tinction avec la connaissance interne de soi, telle que l'avaient éprouvée douloureusement, presque morbide-ment, des êtres comme Pascal, Malebranche, Nicole ou Poiret, le sentiment de l'existence chez les hommes du xviii siècle va se présenter comme un phénomène agréable, excitant, revigorant et d'inflexion nettement optimiste. Sentir son être se révèle comme étant invariablement - pourvu que le sentiment de soi ne soit pas lié à quelque douleur physique ou morale - une chose heureuse. Dès lors - presque tout le xviii6 siècle est d'accord sur ce point - importe-t-il grandement de rendre aussi fréquente et aussi vive que possible la perception de ce phénomène. « Plus les sensations se multiplient, note Delisle de Sales, et plus l'âme sent qu'elle existe »28. C'est là la parole d'un pur sensualiste. Mais il ne s'agit pas seulement de multiplier les expériences, il faut encore les rendre aussi intenses que l'on peut. Qui perçoit vivement les objets qui tombent sous ses sens se percevra lui-même avec une vivacité accrue. Comme le recommandent simultanément des esprits aussi différents que Berkeley et Vauvenargues, rien n'importe autant que d'avoir une vie active. L'action est chose bonne, non seulement par elle-même ou en raison des avantages extérieurs qu'elle nous procure, mais parce qu'elle nous fait prendre conscience de nous-mêmes en tant qu'êtres actifs. C'est aussi l'avis de Rousseau, du moins un des avis que Rousseau se donne à lui-même et à nous-mêmes. On le trouve dans l'Emile : « Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir, c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a compté le plus d'années, mais celui qui a le plus senti la vie »29.

De tous les écrivains de l'époque, celui qui a peut-être le plus fréquemment parlé du sentiment de l'existence, c'est cet ami-ennemi de Rousseau qui s'appelle Saint-Lambert. Il est, comme on le sait, l'auteur d'une libre imitation de Thomson, qui porte aussi le nom de Saisons. Le poème de Saint-Lambert, ainsi d'ailleurs que les notes philosophiques qu'il a cru bon d'y adjoindre, sont remplis de remarques relatives au sentiment de l'existence. Un premier exemple s'en trouve dans ce que Saint-Lambert appelle le Discours préliminaire des Saisons. L'auteur y décrit l'effet produit par les chants et la musique populaires : « La mesure ajoutée au mouvement et au son donne le moyen de continuer l'un et l'autre sans y faire beaucoup d'attention; alors on fait à la fois usage de plusieurs de ses facultés; on chante et on travaille; l'esprit pense et le corps agit; on a plus vivement le sentiment de son existence; et par cette raison seule on est plus heureux ».



En considérant un texte comme celui-ci nous nous trouvons aussi loin que possible du sentiment intérieur selon Malebranche; d'abord parce que le sentiment de l'existence, tel que l'entend Saint-Lambert, ne se rattache en rien à un contexte métaphysique (comme c'est le cas pour le sentiment malebranchien, constamment différencié de l'idée que Dieu se fait de notre être essentieL). Par suite, comme nous l'avons vu, dans l'opinion de Malebranche, la conscience que nous avons de nous-mêmes ne peut être qu'une image imparfaite de notre être authentique, que Dieu seul est capable de pleinement connaître. Rien de semblable, bien entendu, dans le vif sentiment de l'existence qu'éprouve l'homme excité par le chant et la musique dans les Saisons de Saint-Lambert. La conscience de soi y apparaît comme un phénomène purement psychologique, qui dépend simplement de nos humeurs, c'est-à-dire de nos sensations et de nos affections. Nous sommes ici très proches de Crébillon fils et surtout d'Helvétius. De plus, ce phénomène n'a rien de secondaire ni d'imparfait. Il est une manifestation spontanée de nous-mêmes pour nous-mêmes qui est susceptible de se renouveler ou de se maintenir en exécution en même temps que la cause (dans ce cas la musique et le chanT) qui s'exerce pour le produire. Enfin, dernier aspect mais non le moins important, le sentiment de l'existence chez Saint-Lambert, comme chez la quasi-totalité des philosophes de l'époque, est un sentiment heureux. Heureux parce qu'il est vif, et dans la mesure exacte où cette vivacité influence favorablement celui qui en est le sujet. Grâce à la vivacité avec laquelle il opère, le sentiment de soi est plus allègre, plus créateur de vie, plus susceptible d'engendrer chez celui qui l'éprouve une perception avantageuse de l'être qu'il est et qu'il expérimente comme sien. A moins d'être affecté par une douleur dont la cause est le plus souvent externe et qui n'a aucun rapport direct avec le sentiment intime que nous avons de notre propre personne, la conscience que nous avons de nous selon Saint-Lambert et quasi n'importe quel écrivain de l'époque, est une conscience fondamentalement heureuse. Elle se confond avec le sentiment de notre activité même.



Cette conscience heureuse de l'homme du xvine siècle est donc profondément différente de la conscience de soi telle que nous l'avons vue se manifester chez les jansénistes, les protestants et les penseurs ascétiques; c'est qu'elle n'est plus écrasée par la constante présence dans l'esprit d'une autre façon de se concevoir et de s'appréhender, qui est la façon dont, sans que nous puissions bénéficier nous-mêmes de cette sorte de connaissance, notre être vrai se révèle tel qu'il est à une pensée infiniment supérieure, celle de Dieu. La conscience heureuse qui est l'apanage de l'homme du XVIIIe siècle contraste donc avec la conscience malheureuse de l'homme du XVIIe; comme elle contrastera encore - pensons à Hegel et à ses successeurs - avec la conscience malheureuse qui est si souvent celle des hommes d'aujourd'hui.



Nous disons donc que la conscience heureuse de l'homme du xviii siècle dépend de la multiplicité, de la vivacité, de l'intensité de ses sensations, ou de l'agilité et de la promptitude avec lesquelles son corps ou ses pensées se déplacent. En voici encore un exemple, toujours tiré des Notes sur les Saisons de Saint-Lambert : « Le premier instinct de l'homme, qui ne le quitte jamais, le principe de son activité, c'est le besoin de sentir son existence, d'avoir la jouissance de ses forces, de ses sens, de son âme, de sa vie. Nous avons reçu de la nature une multitude de facultés et d'organes, et l'homme est heureux toutes les fois que le libre usage de ses organes, de ses facultés, lui donne un sentiment vif de son être. Il est heureux non seulement lorsqu'il se livre aux nobles affections de l'âme, telles que l'amitié, l'amour de la patrie, la générosité, la bienveillance; il est heureux non seulement lorsqu'il exerce sa vue, son oreille, son tact, son odorat, son goût, la force de son adresse et l'agilité de ses membres; mais il l'est encore par l'exercice de sa mémoire, de son jugement, de son imagination »82.

Remarquons que dans cette énumération d'exercices, sources variées de notre bonheur, Saint-Lambert ne mentionne pas le sport. Le terme manque, mais l'idée qui est celle d'un exercice du corps ou de l'esprit est certainement présente. Le sentiment heureux de l'existence dépend d'une accélération de nos mouvements corporels ou d'une excitation de nos facultés.

Il en résulte une conséquence grave, que nous allons maintenant étudier.

Pourvu que notre activité s'accroisse, tout va bien et même de mieux en mieux. Le sentiment de l'existence qui est en nous se fait plus perceptible, ce qui est, comme nous l'avons vu, un grand avantage. Mais qu'advient-il si, au lieu d'augmenter, notre activité mentale ou physique décroît, se ralentit et finalement s'arrête ? Cela arrive par exemple parfois au cas où nos activités, employées concurremment, se gênent l'une l'autre et tendent à se neutraliser. C'est l'hypothèse considérée par un autre sensualiste, contemporain de Saint-Lambert, le philosophe Condillac : « Quelquefois, écrit celui-ci, notre conscience, c'est-à-dire le sentiment de ce qui se passe en nous, partagée entre un grand nombre de perceptions qui agissent sur nous avec une force à peu près égale, est si faible qu'il ne nous reste aucun souvenir de ce que nous avons éprouvé. A peine sentons-nous pour lors que nous existons ; des jours s'écouleraient comme des moments sans que nous en fissions la différence, et nous éprouverions des milliers de fois la même perception sans remarquer que nous l'avons déjà eue. Un homme qui a acquis beaucoup d'idées et qui se les est rendues familières ne peut pas demeurer longtemps dans cette espèce de léthargie. Plus la provision de ses idées est grande, plus il y a lieu de croire que quelqu'un aura occasion de se réveiller, d'exercer son attention d'une manière particulière et de le retirer de son assoupissement ».



Dans le cas ainsi décrit par Condillac, la pensée du sujet passe d'une mobilité (et d'une diversité) extrême à une sorte de stagnation, et le sentiment de l'existence, d'abord intensifié, se trouve ensuite freiné dans son expansion, pour aboutir, au moins provisoirement, à une totale absence de conscience de soi dans la léthargie. De cette façon la pensée de l'homme sensible glisse de la vivacité la plus grande à un état d'âme opposé qui est une torpeur, une espèce de non-conscience. Et si cet état dernier se prolongeait, il faudrait considérer que la personne en question, en perdant la faculté de sentir son existence, courrait le risque de perdre du même coup, et peut-être à tout jamais, sa chance de bonheur. Heureusement Condillac nous avertit que, dans le cas qu'il cite, l'homme assoupi ne croupira pas longtemps dans l'immobilité, et qu'une nouvelle sensation ou idée accourra bientôt en lui pour réveiller ses sens et sa pensée, et lui donner ainsi une nouvelle opportunité de sentir délicieusement son moi.

Selon l'exemple donné par Condillac tout se termine donc bien, ou plutôt tout recommence à chaque instant d'être bien, la vie et la conscience de la vie deviennent une suite de « réveils », et l'existence passe par une série de périodes alternées, faites de pertes du sentiment de soi et de repossessions de soi-même. Mais il peut se faire aussi que cet ordre alterné soit composé de périodes plus longues, et qu'au lieu de consister en passages incessamment répétés de la vivacité à l'inertie, et vice versa, comme il en va dans l'alternance quotidienne de nos réveils et de nos sommeils, il se présente sous la forme d'une longue période de non-activité succédant à une période d'activité équivalente. C'est le cas pour ce qui regarde la succession alternée des saisons, dont tout le xvnie siècle, comme nous l'avons vu avec Thomson et Saint-Lambert, cherche à déterminer l'influence sur le sentiment que l'homme a de lui-même. L'on peut voir ainsi Saint-Lambert, parlant de l'hiver, écrire les lignes suivantes : « Les temps humides et sans chaleur de la fin de l'automne et de l'hiver affaiblissent dans les hommes la vivacité des perceptions, la rapidité des idées, l'activité de l'âme et des sens. Les hommes sentent moins vivement leur existence, et par cette raison ils ont moins de gaieté, d'espérance, de résolution, de sentiments énergiques ».



L'apparition de l'hiver implique donc non pas seulement à l'extérieur une diminution de la chaleur et un ralentissement des activités corporelles, mais intérieurement un affaiblissement du sentiment de l'existence; d'où, du même coup, une décroissance de l'énergie et de la gaieté vitales. Bien entendu, à cette phase déclinante succède une phase inverse, où, avec le renouveau de la chaleur solaire, il se produit chez l'homme une recrudescence de son activité physique et mentale, et par conséquent aussi du sentiment de sorbexistence. Il va de soi que ce cycle se répète durant le cours des années, et qu'ainsi l'homme, de saison en saison, glisse d'un état d'engourdissement profond à un sentiment intense de son être propre, et cela un nombre indéfini de fois. L'été est sous le signe de la vivacité et de la gaieté, comme l'hiver l'est sous l'influence de l'apathie et de la tristesse. Dans un cas l'esprit humain est primesautier, actif, lucide et rempli de lui-même. Dans l'autre, il est lent, léthargique, fumeux et incapable de prendre une claire conscience de soi.

Mais il y a encore un autre état d'âme en raison duquel l'homme risque de voir s'éteindre ou s'affaiblir en lui le sentiment qu'il a de son être. C'est - du moins selon l'avis d'un psychologue anglais de la première moitié du xvine siècle - le cas où l'homme perd le contact avec lui-même par suite d'une indolence profonde de son esprit, ou par un penchant trop prononcé pour la rêverie. Le nom de ce philosophe est Zacharias Mayne, et voici ce qu'il écrit en 1728 dans un « Essay on Consciousness » paru dans un livre intitulé Trvo Dissertations concerning Sensé and the Imagination.

Mayne commence par une définition du mot Consciousness : « La conscience (pour en donner une définition, ou plutôt une description brève et sommairE) est ce sens et connaissance intime que l'esprit a de son être et de son existence propre, et de quoi que ce soit qui ait lieu en lui-même dans l'usage et l'exercice de n'importe lequel de ses pouvoirs ou facultés ».



L'on voit que, pour Zacharias Mayne (comme pour Condillac ou Saint-LamberT), le sentiment de soi est lié de la manière la plus étroite à l'exercice des facultés. Que celles-ci ralentissent leur action et cèdent la place à une songerie paresseuse, et le rêveur voit s'obscurcir ou s'affaiblir en lui le sentiment de son être : « Quand, comme il arrive parfois, l'esprit ou l'âme est si indolent et si négligent que c'est à peine s'il sait ce que sont ses pensées, ou s'il pense si peu que ce soit, mais que sans souci et nonchalamment il permet à ses pensées d'errer au hasard et à la dérive, comme un vaisseau sans pilote sur l'immensité des mers, et qu'il semble alors, quoique éveillé, rêver ses propres pensées; à de tels moments, la conscience qu'il a de lui-même et de ses capacités d'action est proportionnellement faible et sans vigueur, et si obscure qu'elle est difficilement perceptible ».

L'on remarquera que, chez le philosophe anglais, non seulement l'indolence est condamnée, mais aussi la rêverie. Nous sommes encore loin de Rousseau (du moins, du Rousseau promeneur solitairE). Nous sommes tout près, au contraire, de la plupart des autres philosophes du XVIIIe siècle, qui, pour maintenir et aviver le sentiment de l'existence, recommandent de fuir la paresse et de mener une vie active.

Mais qui dit vivacité ou intensité de l'esprit parle d'une existence non pas seulement active, mais parfois aussi intensément nerveuse et inquiète.

Delisle de Sales, déjà cité, commente de la façon suivante chez l'homme primitif cet état de l'âme où le sentiment de soi, à force d'activité et de vivacité, se transforme en une perception inquiète et douloureuse de l'être qu'on est : « Il est... un besoin qui tourmente l'homme de la nature [mais c'est encore plus vrai, semble-t-il, de l'homme civilisé] ; c'est celui d'avoir un sentiment vif de son existence; telle est l'activité de son âme qu'après s'être rassasié et avoir joui il lui reste une inquiétude machinale et des désirs vagues qui empoisonneraient ses jours, si le travail, en variant les objets de sa pensée, ne perpétuait le plaisir au milieu de sa carrière ».



Delisle de Sales, on le voit, ne décrit pas seulement le mal; il propose le remède. Celui-ci consiste dans la variation, surtout dans la variation délibérément recherchée, des états par lesquels on passe, qui, par leur succession et leurs renouvellements toujours différents, maintiennent au même degré le sentiment de l'existence.

Nous sommes ici au cour du XVIIIe siècle. La pratique qui est recommandée est la pratique épicurienne : procéder par une variation habile des expériences, réactivant ainsi sans trêve la vivacité d'un sentiment de l'existence, qui, s'il demeurait toujours associé aux mêmes occupations, risquerait de perdre de son intensité et de sa fraîcheur. Telle est peut-être l'appréhension la plus grave qu'éprouvent les gens du xvnie siècle. Ces amateurs de jouissances, et surtout de la jouissance de soi, se sentent menacés jusqu'au fond d'eux-mêmes par deux maux dont il leur faut absolument se guérir : d'une part, le caractère de plus en plus anxieux de leur recherche d'eux-mêmes, et, d'autre part, l'affaiblissement progressif de leur faculté de sentir et de se sentir. Un double phénomène les afflige : une inquiétude grandissante et l'usure générale de leurs sentiments.

Cette double menace est admirablement décrite par Charles-Georges le Roy, l'un des Encyclopédistes, dans l'article « Homme » de la grande Encyclopédie.



Parlant d'abord du désir inquiet, mais joignant aussitôt ses effets à ceux causés par l'affaiblissement général de nos sensations, Le Roy écrit : « Cette disposition inquiète qui agite intérieurement les hommes est aidée par une autre dont l'effet, assez semblable à celui de la fermentation sur les corps, est d'aigrir nos affections, soit naturelles, soit acquises. Nous ne sommes présents à nous-mêmes que par des sensations immédiates, ou des idées, et le bonheur que nous poursuivons nécessairement n'est point sans un vif sentiment de l'existence; malheureusement la continuité affaiblit toutes nos sensations. Ce que nous avons regardé longtemps devient pour nous comme les objets qui s'éloignent, dont nous n'apercevons plus qu'une image confuse et mal terminée. Le besoin d'exister vivement est augmenté sans cesse par cet affaiblissement de nos sensations qui ne nous laissent que le souvenir importun d'un état précédent. Nous sommes donc forcés, pour être heureux, ou de changer continuellement d'objets, ou d'outrer les sensations du même genre. Delà vient une inconstance naturelle qui ne permet pas à nos voux de s'arrêter, ou une progression de désirs, qui, toujours anéantis par la jouissance, s'élancent jusque dans l'infini...».

De cette usure de la jouissance et de la progression du désir Le Roy donne l'exemple suivant : « Les liqueurs fortes nous plaisent principalement, parce que la chaleur qu'elles communiquent au sang produit des idées vives, et semble doubler l'existence; on pourrait en conclure que le plaisir ne consiste que dans le sentiment de l'existence porté jusqu'à un certain degré. »



Le mot plaisir est mis ici manifestement pour un autre mot, le mot bonheur. Il n'y a pas d'autre bonheur pour Le Roy et pour les épicuriens du XVIIIe siècle que celui qu'on éprouve en ressentant le plaisir d'exister. Mais ce plaisir d'exister n'est ressenti lui-même que si le sentiment de l'existence est, dans les mots de Le Roy, « porté jusqu'à un certain degré », c'est-à-dire intensifié et situé à un niveau bien au-dessus de l'ordinaire par l'un ou l'autre de deux procédés. Ces deux procédés, Le Roy les désigne clairement ; ce sont : l'art de « changer continuellement d'objets » dans la recherche de la jouissance, et l'art - si c'est un art - « d'outrer les sensations du même genre ». Le premier de ces artifices n'a rien de neuf à l'époque où Le Roy écrit. Nous avons vu plus d'un écrivain préconiser la variation comme procédé apte à rendre toute sa vigueur à notre plaisir ou, comme dirait Valéry, à la conscience de soi. Mais le second des procédés désignés par Le Roy est infiniment plus grave. Outrer la sensation pour mieux éprouver le sentiment de son existence est le fait, non plus d'un amateur raffiné mais d'un être prêt à aviver le plaisir par la violence et peut-être même par la cruauté. Derrière Le Roy se profile Sade. Le sadisme en effet est une des méthodes par lesquelles tente de se réaliser avec un maximum d'intensité le sentiment de l'existence.



Ainsi le sentiment de l'existence, trop avidement, trop frénétiquement rechercha, risque de se détruire lui-même dans les excès et les outrances auxquels il nous porte. Telle est une des tendances majeures du xvine siècle déclinant. Si l'exaspération de la sensation aboutit à une intensification du sentiment de l'existence, et si celui-ci peut être indéfiniment augmenté, il est naturel que ceux qui considèrent cette opération comme hautement désirable produisent des efforts répétés pour dépasser le niveau atteint de chaque expérience antécédente. Il en résulte qu'il n'y a jamais pour eux de conscience de soi stable et permanente. Il n'y a qu'une quête perpétuellement renouvelée, la réitération obstinée d'une suite d'actions, de chacune desquelles l'homme de désir espère tirer une joie plus consciente, plus nettement perçue, et par conséquent plus aiguë. En un mot, la conscience de soi se recrée sans cesse grâce à la multiplication ou au renforcement des voluptés. Ou, du moins, elle tente de réaliser ce programme, mais le plus souvent en vain. Il faut bien constater en effet qu'elle est souvent entravée dans son activité par le rôle que joue le désir dans cette chasse au bonheur. Dès que l'objet du désir devient moins attrayant, le sentiment de soi dont il nous faisait jouir s'émousse, s'alentit, tandis que le désir, libéré de l'objet auquel il était attaché, n'en est que plus empressé à chercher de nouvelles proies. D'où une usure rapide des sentiments et une diminution correspondante de l'efficacité des procédés par lesquels l'amateur de volupté espère, en renouvelant sans cesse le sentiment de son existence, jouir plus complètement des plaisirs qui lui sont procurés. L'affaiblissement des sensations a pour conséquence une réduction correspondante du pouvoir que possède l'esprit de se percevoir en train de sentir. De sorte qu'une inquiétude grandissante a tendance à se faire jour dans la pensée des voluptueux. Comment réussir à transmuer constamment la conscience qu'on a de soi en jouissance, si cette conscience devient en chaque moment plus agitée et plus insatisfaite ? La quête de soi se transforme en une course harassante, en une activité sans répit et sans repos.



Heureusement cette forme particulière d'expérience n'est pas la seule qu'on rencontre au XVIIIe siècle. L'homme d'alors découvre aussi, fréquemment, qu'à côté de la quête systématique de soi-même dans le plaisir il y a une découverte de soi spontanée qui se fait sans être délibérément cherchée, et qui, à l'inverse de ce qui se passe d'habitude, n'entraîne aucune désillusion ni impatience. Le meilleur moment pour ressentir toute la richesse intérieure que comprend notre être n'est peut-être pas celui où ce dernier s'évertue à atteindre le sentiment le plus vif qu'il puisse avoir de lui-même. Même les voluptueux les plus impatients se rendent compte qu'il existe une volupté toute différente de celle qu'on éprouve dans le bref désordre d'une jouissance précipitamment pourchassée. Aussi n'est-il pas rare de voir les épicuriens, attachés à leur plaisir, apprendre à goûter l'espèce de paix intérieure avec laquelle ils reprennent conscience d'eux-mêmes dans le moment qui suit celui où, cette conscience même, ils l'ont troublée par l'excès de leurs délices. D'où, au xviii0 siècle, parfois chez les mêmes personnes, l'apparition de deux façons très différentes l'une de l'autre d'avoir le sentiment de son existence. Il y a celle qui consiste, comme nous venons de le voir, à porter à son maximum l'activité du sentir. Mais il y a aussi l'attitude inverse, celle qui a pour principale caractéristique la réduction à son minimum de l'expérience sensible, non pour substituer à celle-ci, comme le faisait Descartes, une intuition de soi rigoureusement intellectuelle, mais pour donner à l'expérience sensible avec un minimum d'intensité une apparence plus modeste et des traits plus mesurables.



Nous en avons un admirable exemple dans un texte de Diderot que nous ne nous lassons pas de citer : l'article « Délicieux » de l'Encyclopédie. Citons-en ici, au moins, une partie : « Mais qu'est-ce qu'un repos délicieux ? Celui-là seul en a connu le charme inexprimable dont les organes étaient sensibles et délicats; qui avait reçu de la nature une âme tendre et un tempérament voluptueux; qui jouissait d'une santé parfaite; qui se trouvait à la fleur de son âge; qui n'avait l'esprit troublé d'aucun nuage, l'âme agitée d'aucune émotion trop vive; qui sortait d'une fatigue douce et légère, et qui éprouvait dans toutes les parties de son corps un plaisir si également répandu qu'il ne se faisait distinguer dans aucune. Il ne lui restait dans ce moment d'enchantement et de faiblesse ni mémoire du passé, ni désir de l'avenir, ni inquiétude sur le présent. Le temps avait cessé de couler pour lui, parce qu'il existait tout en lui-même; le sentiment de son bonheur ne s'affaiblissait qu'avec celui de son existence. - Il passait par un mouvement imperceptible de la veille au sommeil ; mais sur ce passage imperceptible, au milieu de la défaillance de toutes ses facultés, il veillait encore assez, sinon pour penser à quelque chose de distinct, du moins pour sentir toute la douceur de son existence. »

Où sont ici les « émotions trop vives » qui, dans toute une série de passages précédemment cités, emportaient dans leur cours celui qui les éprouvait, et qui, en les éprouvant, s'éprouvait lui aussi, avec une fièvre égale ? Entre tous ces passages et le texte dont nous nous occupons maintenant, il y a, cela saute aux yeux, une énorme différence de tempo. Dans le premier cas nous nous trouvions en présence d'émotions directes, immédiates, qui affectaient les êtres qui y étaient sujets dans le moment même où la joie était encore un transport. Mais, dans un texte comme celui que nous venons de lire, nous percevons au contraire l'émotion au moment où elle s'éloigne de celui qui l'éprouve, et où, par conséquent, prenant ses distances, elle se transforme en réflexion ou en rêverie. Transformation qui, pour réaliser le dessein qui l'inspire, procède aussi lentement que possible, de sorte que nous avons tout le temps de noter le « mouvement imperceptible » qui va de la veille au sommeil, mais qui aussi, avant que le sommeil ne gagne définitivement le rêveur, l'amène sans secousse à cet état où, comme le dit Diderot, il peut « sentir toute la douceur de son existence ». - Un tel passage, dans la lente variation des humeurs qui le composent, a quelque chose de musical. Il a le déroulement sans hâte d'un adagio. Le temps y a presque cessé de couler, et le sentiment de soi qui s'y trouve décrit, en raison de la lenteur avec laquelle il se développe dans la pensée, semble remplir une petite éternité.

N'est-il pas étonnant, quand on y réfléchit, que Diderot, cet être toujours pressé et avide de saisir pour ainsi dire au vol le sentiment de soi au moment où il l'éprouve, soit aussi celui qui avec tant de précautions a lié ce sentiment au repos lui-même ? Mais il n'est pas le seul dans ce cas. Il en va ainsi, par exemple, chez un auteur qui nous est maintenant devenu familier, Saint-Lambert. Nous l'avons cité dans un ou deux textes, où ce qui apparaît chez lui, c'est le sentiment vif de son existence. Voici maintenant un texte de lui où ce qui prévaut, c'est exactement comme dans le texte précédent de Diderot, l'image d'un « repos délicieux ». Ce passage de Saint-Lambert est tiré, lui aussi, des Saisons. Mais il ne fait pas partie des Notes sur l'Hiver. Il décrit au contraire l'état d'âme de celui qui jouit des plaisirs de la bonne saison : « La chaleur dans un corps bien constitué et qui n'est point obligé à des efforts, donnant aux nerfs et aux muscles le même relâchement modéré que le plaisir, fait éprouver à l'âme un état agréable, un bien-être dont elle se rend compte; c'est alors que la simple existence est un bien et qu'on pourrait se dire : je suis parce que je suis. C'est alors qu'à l'ombre des arbres, sur un gazon frais, près des eaux qui tempèrent les feux de l'été sans empêcher de les sentir, l'esprit abandonné à la rêverie, le cour content, les sens tranquilles, on jouit pendant quelques moments d'un repos délicieux et semblable à celui qui succède aux plus grands plaisirs ».



Le « relâchement modéré » dont parle Saint-Lambert reprend l'atmosphère générale de détente que nous relevions dans le texte de Diderot. Il caractérise admirablement cette diminution mesurée de la tension chez l'être sensible, qui est peut-être le phénomène le plus important que nous ayons eocore à considérer dans notre étude sur le sentiment de l'existence. Si celui-ci, chez la plupart des écrivains du XVIIIe siècle, est le plus souvent associé à l'acuité de la sensation comme à l'activité de l'esprit, il n'y a rien au contraire qui semble moins tendu, plus paisiblement subi, que le sentiment de l'être, tel qu'il apparaît chez certains de ces écrivains, au moins dans leurs moments de complète détente. Comme nous l'avons déjà vu et comme nous le verrons encore, cela est particulièrement vrai en ce qui regarde Rousseau. Saint-Lambert parle de relâchement. Rousseau se sert d'un mot presque identique, c'est-à-dire du substantif relâche : « Le plus indifférent spectacle, remarque-t-il, a sa douceur par la relâche qu'il nous procure, et, pour peu que l'impression ne soit pas tout à fait nulle, le mouvement léger dont elle nous agite suffit pour nous préserver d'un engourdissement léthargique et nourrir en nous le plaisir d'exister sans donner de l'exercice à nos facultés »39.

Chez Rousseau comme chez Saint-Lambert, voire aussi chez Diderot, l'épanouissement (ou plutôt l'approfondissemenT) du sentiment de soi ne requiert donc pas nécessairement une immobilisation de la pensée et du pouvoir de sentir. Bien au contraire ! L'état dont il s'agit ici et qui constitue moins un aboutissement qu'une approche, loin d'entraîner un arrêt complet des activités du corps et de l'esprit, implique, comme dit Diderot, un mouvement imperceptible, ou, comme dit Rousseau, un mouvement léger. Mouvement trop peu marqué sans doute pour qu'il puisse indiquer une direction déterminée, mais suffisant pour qu'il n'y ait pas stagnation ou, selon le dire de Rousseau, engourdissement léthargique. En d'autres termes, ce « relâchement modéré » apparaît comme se situant à égale distance de l'activité fébrile que montre l'amateur de sentiments intenses et de l'immobilité totale de l'être devenu apathique et s'enlisant dans une espèce de stupeur.



« Le grand art est de trouver, écrit Sénac de Meilhan, un état mitoyen entre la léthargie et la convulsion10. Peut-être pourrait-on voir encore dans ce phénomène un changement dans l'orientation de la pensée, celle-ci au lieu de se tourner vers une activité externe, trouvant une heureuse détente, une reposante soustraction à la pression du désir dans le léger mouvement interne par lequel elle se rapproche d'un moi central. Quoi qu'il en soit, comme le note encore Rousseau sur l'une de ses « cartes à jouer », il y a, non fixation du sentiment mais un « mouvement continu que j'aperçois [et qui] m'avertit que j'existe, car il est certain que la seule affection que j'éprouve est la faible sensation d'un bruit léger, égal et monotone ». Et Rousseau d'ajouter à sa notation : « De quoi donc est-ce que je jouis ? De moi... ».



Jouissance de soi, d'un « soi » presque complètement indéterminé, jouissance aussi éloignée que possible du plaisir furieusement poursuivi au-dehors, comme une proie certaine, par l'amateur de jouissances. N'est-ce pas Bergson qui distinguera à la fin du siècle suivant deux directions de l'esprit entre lesquelles l'homme choisit, et dont l'une mène vers le monde externe, l'autre vers lui-même et son intériorité profonde ? Il va de soi que la première de ces deux directions le conduit vers un but fixé à l'avance. L'autre, au contraire, plus imprécise, convient moins à une démarche dirigée vers quelque résultat positif. N'avons-nous pas vu Diderot, dans le passage sur « le repos délicieux » que nous avons cité, parler du sentiment qui l'affecte comme d'un état où il ne pense pas à « quelque chose de distinct » ? D'autre part, Saint-Lambert, à propos de cette disposition de l'âme, prononce le mot de « rêverie ». On le voit, nous sommes ici au seuil du romantisme et du xrxe siècle. La conscience humaine commence à attacher du prix à un état qui n'est plus celui d'une pensée explicite et intéressée; c'est dans l'absence de toute détermination, dans l'omission de toute idée expressément formulée, que la pensée errante se noue et se dénoue, va de l'avant, revient en arrière sans avoir de dessein et poursuit un songe de moins en moins définissable; de sorte qu'au milieu de ces ombres qui ne la retiennent pas et qui se dissipent ne se distingue plus en fin de compte, et très faiblement, que la conscience de soi du songeur. Point de formes reconnaissables, point non plus de voie toute tracée que parcourrait l'esprit. Cessation de presque toute activité. L'être qui rêve ne se sent plus Poriginateur de sa propre pensée. S'il jouit de lui-même, c'est, comme le dit Diderot, « d'une jouissance tout à fait passive ». Et Diderot de décrire cette manière de vivre comme « une situation de pur sentiment où toutes les facultés du corps et de l'âme sont vivantes sans être agissantes », et de prononcer à leur propos le nom de quiétisme.



Quiétisme peut être pris dans un sens plus étendu que celui offert par le quiétisme proprement religieux, puisque chez ce dernier la passivité se présente le plus souvent comme un retrait de l'âme acceptant de céder la place à la présence active de Dieu. Or il n'en va nullement ainsi chez l'être absorbé dans la contemplation infinie de lui-même, qui est le quiétisme épicurien. A sa passivité ne correspond pas quelque activité d'origine divine. Détaché de tout, ignorant toute intervention de la surnature, c'est en lui-même et en lui seul qu'il se retire. Là, à l'intérieur de lui, que distingue-t-il ? Même pas sa personne propre avec les caractéristiques individuelles qui sont les siennes ; rien que son existence nue, et encore celle-ci perçue non comme un objet que du dehors la pensée contemple ; mais tout au contraire comme une réalité purement subjective se confondant avec celui qui est en train de la rêver.

Invinciblement l'on songe ici à une sorte de balancement spirituel de l'être, qui, sans fin, prend conscience de lui -même alternativement comme engendrant sa propre pensée et comme se laissant engendrer par elle. Ce mouvement pendulaire nous fait penser à Baudelaire, et à ses « infinis bercements du loisir embaumé ». Par une sorte de paradoxe la rêverie ainsi présentée apparaît comme un état d'inertie, mais d'inertie néanmoins perpétuellement mouvante. Ceci se trouve admirablement décrit dans un texte cité d'abord par Victor Cousin et ensuite par Raymond, qui date d





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