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Raymond






Le mot réceptivité qui apparaît dans ce texte doit nous avertir, dès le premier moment, que nous nous trouvons chez Raymond, comme auparavant chez Du Bos ou Rivière, en présence d'un état initialement passif, où, à l'action, quelle qu'elle soit, exercée sur le sujet par un objet situé au-dehors, correspond chez celui qui fait cette expérience une attitude de soumission attentive, de suspension provisoire de toute activité personnelle, et de consentement profond à l'action de la force qui vient opérer en lui. - Mais en quoi précisément consiste cette action venant du dehors, sinon à « sensibiliser à l'extrême », comme le dit Raymond, l'être qui en subit l'influence; et qu'est-ce que cette sensibilisation, sinon déjà une réponse, une réaction active de l'être récepteur ? Réponse, en effet, qui ne peut se manifester chez le sujet que par l'éveil d'une activité correspondante, c'est-à-dire, en premier lieu, dans le cas qui nous occupe, une activité de la sensibilité. L'état de réceptivité où nous plonge le contact que nous avons avec l'objet qui agit sut nous (un ciel, une fleur, un paysage, une personne - ou encore un poème, une ouvre d'arT) prend dès l'abord en nous l'aspect d'un événement sensible, d'une sensation ou d'un ensemble de sensations. Tout se passe comme si, dans les circonstances les plus favorables, grâce à l'expérience sensible, sujet et objet se trouvaient tout à coup placés de plain-pied, en communication libre, et susceptibles par conséquent de laisser passer de l'un à l'autre un véritable courant. En d'autres termes, dit Raymond, dans ces cas privilégiés, « la sensation opère à la manière d'une magie à la fois identifiante et unifiante qui nous permet d'entrer d'un même mouvement en nous et dans les choses ».





A ce propos Raymond se réfère à Bergson, à Max Scheler, à Merleau-Ponty : « La sensation réellement vécue, dit ce dernier, est communion. » On en a un exemple éclatant chez Rimbaud, dans les états d'extase décrits dans les Illuminations où, dit Raymond, « l'on glisse de la sensation à la contemplation, par une voie obscure, sujet et objet confondus ».



La sensation est donc le plus souvent, aux yeux de Raymond, le point de départ du mouvement qui nous permet non seulement de franchir la distance, quelle qu'elle soit, nous séparant de l'objet auquel nous nous découvrons sensibles, mais de toucher cet objet, de l'envahir, d'établir entre lui et nous un courant sans obstacle. C'est ainsi que Raymond cite une phrase de Bergson (dans l'Introduction à la MétaphysiquE), où celui-ci donne au courant identificateur le nom de sympathie : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable. »

La sympathie dont il est question ici ne se contente donc pas de rapprocher le sujet de l'objet, elle introduit le sujet au cour même de l'objet, elle efface peu à peu entre eux toute différence. C'est, dans les termes mêmes de Raymond, un « processus d'identification » : véritable irruption graduelle du sujet à l'intérieur de l'objet qui se trouve ainsi « pénétré » par cette prise de connaissance sympathisante. Sans doute, parfois, la pénétration n'est pas complète, la distance n'est pas supprimée; du moins, elle se trouve « réduite au minimum ». En tout cas, tant que ce phénomène a lieu, il est légitime de l'appeler, comme le fait Raymond, ou bien « une sympathie pénétrante » ou, en en faisant permuter les termes, « une pénétration sympathique ».

Pénétration qui est double, qui s'accomplit en deux directions contraires, puisqu'elle affecte simultanément l'objet à l'intérieur duquel l'esprit parvient à pénétrer, et le sujet lui-même qui se découvre simultanément pénétré par lui.

« Pour Senancour, écrit Raymond, nous pouvons être ce que nous font nos sensations. Vivant en cohabitation avec une odeur, un bruit, nous avons le sentiment de pénétrer dans l'être en soi, des choses, ou de nous offrir à sa pénétration. »



De la sorte se trouve « dépassée la scission sujet-objet, jusqu'à en fondre complètement les deux termes ». Le double mouvement d'identification agissant simultanément en deux directions opposées fait disparaître la distinction, voire même l'opposition, entre le moi regardant et la chose regardée. Contempler ne veut plus dire examiner du dehors ni à distance. Contempler, c'est étymologiquement contemplari, où se rencontrent le substantif templum et la préposition cum, exprimant une participation à une action sacrée. La connaissance dont il s'agit ici impliqué une véritable identification à l'objet. L'être qui contemple agit sur l'objet et est agi par lui. Le contemplateur et la chose contemplée tendent à ne plus former qu'un même ensemble, à poursuivre de concert une même action. « Le contemplateur, dit encore Raymond, épouse h forme au sens aristotélicien du terme. » Il ne se contente pas d'étudier du dehors l'apparence que l'objet lui présente. Il atteint au contraire intuitivement, au centre même de l'objet, le principe formateur qui le fait s'épanouir et se réaliser. Il accompagne la force génératrice dans son action. L'identification du sujet avec l'objet va donc infiniment plus loin qu'une contemplation à distance de l'objet tout formé; c'est une identification avec la vis formatrix elle-même, dans le mouvement par lequel elle anime dans l'objet la vie des formes et préside à leur pleine réalisation.

Raymond en donne un exemple dans la manière dont Rousseau, en un endroit particulièrement fameux des Rêveries, entre en contemplation devant la nature :



Admirable passage où l'inclination particulière, si souvent montrée par Raymond pour le romantisme allemand, se marque dans son analyse de l'expérience de Rousseau. Il lui semble qu'elle aussi, dans ce moment privilégié, atteint au « sentiment de l'identité métaphysique du dedans et du dehors ». L'un et l'autre deviennent indiscernables. Dans leur fusion presque totale il n'y a plus moyen de faire la part de ce qui appartient à l'esprit contemplateur et de ce qui est dû à la chose contemplée. A ce moment il semble que ce ne soit plus seulement d'un être particulier, appelé Rousseau, Novalis ou quelque autre romantique, qu'il est question ici, mais indifféremment de quelque sujet que ce soit, pourvu qu'il reste indéterminé et poursuive en même temps dans l'objet jusqu'à l'extrême le sentiment d'identification qui se manifeste en lui à ce moment-là. A ce point, il n'y a plus un sujet pensant et sentant qui se distingue de ce qu'il contemple; il n'y a pas non plus un objet rigoureusement délimité que son regard investigue. Il semble même que la parfaite fusion ait pour résultat d'enlever à l'objet toute limitation et au sujet toute individualité. L'objet et le sujet cessent de différer l'un de l'autre et se révèlent simultanément confondus dans la même absence de discrimination.

Une étrange transformation s'accomplit alors dans la relation sujet-objet. D'abord l'objet lui-même renonce, semble-t-il, peu à peu à ses particularités propres. Il tend à se confondre avec les autres objets qui l'entourent et qui subissent la même transformation. À la limite, le sujet contemplateur ne perçoit plus aucune différenciation qui lui permette de séparer l'objet perçu de tous les autres objets. Ce qu'il perçoit est sans variation, sans distinction, sans caractéristique individuelle. Au lieu de se trouver dans un rapport précis avec d'autres objets eux-mêmes caractérisés par leur isolement et leur indépendance, il voit s'étendre démesurément, au-delà du lieu qui lui était d'abord assigné, ce qu'on pourrait appeler le rayonnement de l'objet. Celui-ci, peu à peu, tend à devenir littéralement universel. Percevoir, ici, ne signifie plus établir entre soi-même et l'objet regardé un lien local, rattaché à un endroit ou à une forme précise, c'est entrer en communication, plus encore, en communion, avec une immensité qui ne peut être qu'indéterminée. Parlant de Baudelaire, Raymond écrit : « Il lui a été donné de se hausser jusqu'à cet état de "communion universelle" où le sujet et l'objet s'absorbent l'un dans l'autre. » Le mot communion ne doit pas nous tromper.» Employé par Raymond dans le cas présent comme mise en rapport de l'esprit avec la totalité des choses, il ne peut être confondu avec ce que Béguin désigne le plus souvent comme communion, c'est-à-dire la mise en rapport d'un être individuel avec une société composée d'autres êtres, comme dans les expressions communion des saints ou communion des pécheurs. La communion pour Baudelaire, et par conséquent aussi pour Raymond lui-même, est une absorption de la pensée individuelle dans une réalité elle-même universelle : ainsi la nature est « éprouvée comme une puissance cosmique, à laquelle l'homme participe... ».

La participation dont il s'agit ici est donc un phénomène qui s'accomplit sur une échelle plus vaste encore que dans le cas de la communion, telle qu'elle est conçue par Albert Béguin. Nous sommes ici au centre d'une doctrine qui dans son champ d'action dépasse les bornes des relations interindividuelles. La communion, dans le langage de Raymond, tend à embrasser une totalité infinie ou l'unité absolue. On pense à des doctrines telles que le néoplatonisme, ou encore à la pensée orientale. Avec cette différence essentielle cependant que l'universalisation de l'objet che2 Raymond a pour conséquence directe une universalisation correspondante de la pensée humaine, avec laquelle, à son plus haut niveau, elle s'identifie. C'est là, par exemple, ce qui attire particulièrement Raymond che2 Rousseau (ou quelques autres, comme les romantiques allemands ou les surréalisteS) : « Echappant à ses limites, écrit Raymond, celles de tout objet, le vou essentiel de Rousseau est près d'être exaucé, celui de se croire pur sujet, la subjectivité de l'être s'accomplissant sans obstacle, le moi triomphant à perte de vue. » - Et Raymond ajoute : « Seul sujet, au cour d'un univers assimilé à soi, au centre d'une nature cessant d'être objet, l'être n'existe plus qu'avec toutes choses, en sympathie et communion avec elles. »



Ici encore nous retrouvons dans le vocabulaire de Raymond les termes essentiels de sympathie et de communion. En conférant à sa sympathie une extension universelle, Rousseau (ou tout penseur ou « contemplateur » de ce typE) diffuse sa pensée et son sentiment pour ainsi dire sur un plan véritablement cosmique. Sa subjectivité se répand dans une objectivité une mais sans limites, qu'elle anime et imprègne. Mais de ce fait même tout ce qui se trouve dans le rayon de son action, devient également subjectif. Soudain l'univers objectif que la pensée situait au-dehors, n'existe plus, ou s'il existe maintenant encore, c'est transféré à l'intérieur de la pensée, au cour de l'esprit, comme un univers qui serait lui-même entièrement spiritualisé. Aussi le processus dont il s'agit ici est-il, ainsi que Raymond le constate, « un processus inverse à celui de l'individuation ». Dans la pensée humaine ainsi conçue, et plus particulièrement dans la pensée poétique, le mouvement par lequel s'identifient réciproquement cette pensée considérée d'abord comme purement individuelle, et l'univers considéré ici comme réalité radicalement objective, n'a nullement pour effet d'absorber l'univers objectif dans l'individualité du penseur, pas plus que de faire disparaître cette dernière dans l'objectivité du monde externe. Ce qui en réalité a lieu dans l'identification poétique, c'est une opération par laquelle toute différenciation entre le sujet pensant et l'objet universel pensé disparaît, de sorte que d'un côté le moi pensant s'appréhende comme faisant partie intégrante de l'univers pensé, et l'univers pensé lui apparaît du même coup comme un univers ayant « cessé d'être objet », un univers devenu purement subjectif. Au lieu de la dualité habituelle entre le pensant et le pensé, entre le sujet et l'objet, voici qu'apparaît la possibilité de penser le monde et de se penser soi-même comme composant une substance indivisible, une substance unique. L'identification est donc le moyen grâce auquel se réalise à nouveau une unité considérée initialement comme originelle, ensuite comme perdue, puis enfin retrouvée : « L'unité primordiale, point absolu antérieur à la séparation. »



Sans doute un tel retournement, un tel retour à l'originel, n'est-il jamais pleinement accompli. Quoi que le penseur ou le poète tente, l'identification du sujet et de l'objet ne redevient jamais strictement totale, ou elle n'apparaît que comme le prolongement hyperbolique de la pensée du sujet se rapprochant indéfiniment de l'objet universel vers lequel sa trajectoire se dirige. Mais si l'identification absolue est hors d'atteinte, reste toujours une « possibilité d'approche ». C'est ainsi que Raymond parle de ce qu'il appelle « la tentation du poète ». C'est dans sa pensée l'acte spirituel par lequel le poète tente de « se dégager de l'individuel et du multiple » et « aspire à recréer l'Un par la voie des analogies et des correspondances ».

Bref, l'identification est une tentative de récréation de l'Un. Non pas une création toute neuve, relative à ce qui auparavant n'existait pas, mais une recréation, c'est-à-dire la reconstitution d'une unité jadis détruite. Pour Raymond, semble-t-il, comme pour toute une suite de penseurs et de poètes occultistes, Boehme, William Law, les martinistes, certains romantiques allemands, Nerval ou Victor Hugo, l'unité perdue doit être réintégrée. Cette réintégration s'accomplit lorsque l'objet universel et le moi-sujet cessent d'être en opposition. Il en va ainsi pour Rousseau dans ses extases naturistes, lorsque « se défait (en luI) tout lien sensoriel avec telle chose distincte, alors que tous les objets particuliers lui échappent ». - « Ce déliement, cet abandon, ajoute Raymond, ouvre la voie à une réintégration, puisque le contemplateur se sent "identifié" avec un tout dont l'immensité même le submerge. »

Le 16 juin 1963, dans une notation de son Journal, Raymond reprend pour lui-même ce désir d'unité si cher à Rousseau : « Pourquoi ne pas accepter l'idée que ce qui est né une fois ne mourra pas, retournera à l'Un, au Principe, à l'Etre... ? Nostalgie de cette unité première. Désir de la réintégrer au-delà des contraires, des polarités, des aliénations. La conscience, qui est division, veut se recréer en son unité, une unité sans objet. »



Arrêtons-nous un instant en ce point où l'unité universelle apparaît, au moins dans la pensée de celui qui la conçoit, comme une unité spécifiquement sans objet, donc devenue, comme nous le disions, purement subjective. Cela veut-il dire que tout se ramènerait en fin de compte, dans son sens le plus strict, à l'activité pensante du sujet, faisant naître (ou renaîtrE) par le processus d'identification l'univers tout entier dans son propre moi ? Un univers se présentant comme faisant partie intégrante d'un moi qui l'engendre et qui le contient dans ses propres limites, est-ce là le phénomène d'identification tel que Raymond le conçoit pour son compte ou le découvre chez les auteurs dont il entreprend l'examen ? Ce serait alors la doctrine du solipsisme. Or il n'en est pas, je pense, qui répugne plus à la pensée de Raymond. Il semble, au contraire, que ce dont il s'agit ici soit un phénomène, il est vrai, proprement mental, mais dont l'action, d'autre part, s'exerce sur le monde externe, par lequel, en raison du pouvoir que la pensée subjective exerce sur le monde pris dans son ensemble, celui-ci change d'aspect (et peut-être de naturE), retrouve son ancien état de sorte que disparaît le fossé apparemment infranchissable qui s'est creusé entre lui et la pensée. C'est librement, sans obstacle, que l'image du monde externe passe alors en nous-mêmes, ou que, dans le sens inverse, nous nous sentons passer dans l'univers des choses.



Mais une si « magique » transformation (ou restauratioN) des anciennes perspectives et des anciens contacts ne peut sans doute avoir heu sans qu'il y ait de la part de celui qui l'accomplit un sacrifice à faire. Et ce sacrifice est celui de son moi. Il n'est possible de subjectiver le monde, ou de le percevoir comme authentiquement subjective, que si notre subjectivité propre ne dépend plus elle-même de l'action exclusivement égoïste de notre moi. Dans l'ouvre entière de Raymond, il est caractéristique que le phénomène d'identification n'apparaît comme approchant de sa complétion (qui est l'union mystique du sujet contemplateur et de l'univers contemplé) qu'à partir du moment où, chez le sujet contemplateur, par désintéressement, par goût Me l'effacement, par absorption hors de soi, ou, plus souvent encore, par un acte de renonciation volontaire, au moins durant tout le temps que se prolonge ce phénomène, la conscience qu'il a de son propre moi cesse de se manifester distinctement. Cela est vrai, d'abord, de façon prééminente, sur le plan religieux, lorsque dans la contemplation de l'être en prière, « l'idée de la connaissance de soi est dépassée ». Alors, dit Raymond, reprenant un mot de Fénelon, le moi se perd. Il ne reste qu'un sujet délivré de son moi, un sujet pur. Le moi est éliminé par une ascèse, caractéristique de toute pensée religieuse. Le même « dépouillement ascétique » peut être retrouvé chez les poètes, chez Rousseau, chez Novalis, chez Baudelaire. Tous « s'approchent de la région où le moi se perd ».

L'on voit donc que, par un détour inattendu, la subjec-tivation profonde du monde qui ressort de l'identification, ne peut être obtenue que si l'un des deux termes de cette identification, le sujet identifiant (et s'identifianT) se dépouille expressément de tout ce que cette subjectivité peut avoir d'intéressé. « Le moi, dit encore Raymond, serait alors dépassé, résorbé. Le sentiment de l'existence ne serait plus un sentiment personnel. » Si le sujet aspire à coïncider avec l'objet dont il s'efforce de se rapprocher, il faut donc qu'il devienne un sujet sans « identité » propre, un sujet réduit presque littéralement à rien, du moins à rien d'individuel. Tel est le thème de la désappropriation, lié chez Raymond comme chez Fénelon ou les mystiques, au thème de l'identification. S'identifier, c'est céder la place, prendre conscience de son « manque d'être », s'immoler à l'objet auquel on veut s'unir, par une « non-volonté, ou involonté parfaite ».

Raymond cite dans le Mémorial ce mot de Rivière se référant à Fénelon : « Il faut accepter de n'être rien. »

Il faut accepter de n'être rien, pour participer au tout, ou au principe qui gouverne le tout. Raymond se rapproche ici du mysticisme quiétiste, celui des écrits de Fénelon, tant pratiqués par Raymond et dont il pouvait déjà trouver dans sa jeunesse une esquisse dans le « quiétisme épicurien d'un autre écrivain alors admiré par lui, le Gide des Nourritures terrestres.



Toutefois, il est bon de rappeler que si l'identification pratiquée par l'auteur et répétée par le critique tend à aboutir à l'effacement du moi percevant et à la subjecti-vation de l'objet, il n'en est pas moins vrai que ce phénomène n'est que le terme final d'une longue approche et qu'il est presque toujours précédé par un moment où la pensée de l'auteur (et par conséquent aussi celle de son fidèle suivant, le critiquE) se trouve confrontée par une réalité qui, forcément, ne peut lui apparaître, au tout début que comme objective et comme externe. Le critique n'est-il pas lui-même, en premier lieu, quelqu'un qui commence par refuser de se montrer tout de suite impliqué dans cette relation ? Ne se présente-t-il pas comme celui qui constate, qui apprécie, qui reproduit, qui relate ? Critiquer, c'est initialement s'appliquer à décrire avec toute l'exactitude possible le mouvement mental par lequel quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'il faut bien appeler autrui, se porte vers un monde qui, si teinté qu'il soit par les sentiments et les idées de cet autrui, n'en reste pas moins fondamentalement un monde externe, un monde-objet. Certes, sur celui-ci la pensée de cet autrui, c'est-à-dire de l'auteur étudié, se concentre, avec lui elle peut même se fondre, mais cette réalité objective, quelque pénétrée qu'elle soit par un sujet, n'est pas elle-même sujet. L'auteur en question, le poète, le penseur, est donc rigoureusement quelqu'un qui sans aide et dans la solitude, tâche de s'identifier avec cet objet. Or cette première identification est destinée à être reprise ensuite par le critique. Commençant par s'identifier, autant qu'il le peut, de sujet à sujet, avec l'auteur qu'il étudie, il va chercher à imiter ses démarches afin de s'unir avec l'objet. H y a donc deux identifications qu'il faut soigneusement distinguer l'une de l'autre, celle qui unit l'auteur et son objet, et celle qui unit le critique et l'auteur. La première peut être désignée sous le nom d'identification objective; l'autre, dont il nous faut dire encore un mot, est une identification purement subjective. Dès qu'on arrive à distinguer ces deux actions identifi-catrices, tout change en effet et de nouveaux problèmes se posent. L'identification de l'auteur avec son monde mental, est, nous venons de le dire, l'identification d'un sujet avec un objet. Cet objet, sans doute, peut être à la longue ou même d'emblée si imprégné d'émotions et de pensées, qu'il est destiné à se trouver comme intériorisé, subjective. Mais pendant ce temps il ne cesse néanmoins pas tout à fait d'être un objet par rapport au sujet qui cherche à s'identifier avec lui. Or il n'en va plus de même dans la seconde sorte d'identification qui identifie les sentiments et les idées d'une personne, le critique, avec les sentiments et les idées d'une autre personne, l'auteur. Là, le critique altère volontairement ou spontanément sa propre vie intérieure de façon qu'elle devienne identique ou analogue à la vie intérieure d'un autre être, et cela si profondément qu'il va de lui-même et pour son propre compte, éprouver ce que l'autre éprouve, redécouvrir la même sorte de monde que celui-ci avait découverte. Ici, en somme, le critique, au lieu de coïncider directement avec le monde externe, s'efforce de se servir de son auteur comme d'un intermédiaire grâce auquel il pourra coïncider de la même façon que lui avec ce monde extérieur. L'identification devient donc chose beaucoup plus complexe. Cette complexité se montre très clairement dans la critique de Marcel Raymond. Pour atteindre (et reproduirE) le monde objectif qui est celui de ses auteurs, il faut qu'il se mette dans les diverses situations et états d'esprit où se mettent d'eux-mêmes tour à tour ceux-ci, il faut qu'il reprenne et revive comme siens tous les mouvements subjectifs par lesquels chacun d'eux s'est approché de son objet. L'identification critique, que pratique Raymond, est donc une identification double, où lui-même, premier sujet, tend à s'unir temporairement avec un second sujet, pour s'identifier ensuite avec une troisième entité, cette fois-ci objective (ou glissant de l'objectivité à la subjectivité).



Or, s'il en est ainsi, il est permis de se demander comment fonctionne cette double relation, ou, en d'autres termes, comment va fonctionner la pensée du critique commençant par s'immerger dans la conscience de l'auteur critiqué. Il y a là, dans la critique de Raymond, pour employer une expression qui lui est appliquée par un autre critique, mais qu'il a reconnue lui-même pour juste, « il y a là un moment dialectique, une phase préalable où le critique renonce à son propre individu pour coïncider intimement avec l'autre ». Telles sont en substance les paroles de Pierre-Henri Simon, cherchant à définir la pensée critique de Raymond comme étant, au moins initialement, l'acte par lequel, renonçant volontairement mais provisoirement à son autonomie, elle s'efforce de céder le devant de la scène, de s'effacer comme activité individuelle, pour que vive en elle un autre sujet.

Ce remplacement provisoire d'un être par un autre ne peut s'obtenir, semble-t-il, que par une action qui a un double aspect : négatif et positif. L'aspect négatif est, de la part du critique, le sacrifice temporaire de son individualité propre. Comme l'écrivain, de quelque sorte qu'il soit, renonce, ainsi que nous l'avons vu, à sa personne propre, fait le sacrifice de ses propres intérêts et de ses façons particulières de sentir et de penser, pour mieux se fondre dans la réalité qu'il cherche à épouser, ainsi le critique du type de Raymond cède volontairement à l'espèce d'ascendant et de prise de possession magique qu'exerce sur lui à ce moment particulier l'auteur dont il s'occupe. Comme Jacques Rivière, et pour employer ses propres termes, il « cède d'emblée, presque délibérément et avec un plaisir secret, à un état de défaillance intime qui est comme le fond de sa nature; il se laisse envahir et submerger ».

Il y a donc un quiétisme critique, largement pratiqué par Raymond, et qui est comme la version personnelle qu'il présente du quiétisme religieux de Fénelon et de Mme Guyon. Mais ce n'est là encore que l'aspect négatif présenté en premier lieu par cette critique. Bien entendu, il y a aussi, il y a surtout dans la forme d'identification critique présentée par Raymond un côté nettement positif. Ce pourrait être - et«'est parfois, mais assez rarement - un effort délibéré pour reprendre et pratiquer les formes verbales utilisées par ses auteurs. Il y a une imitation stylistique qui est comme la forme la plus directe, mais aussi la moins nuancée, que prend parfois l'identification du critique avec autrui. Raymond a parlé plus d'une fois de ce mimétisme qui a commencé par le fasciner, mais dont il s'est vite dégoûté : « Avoir un seul but, note-t-il dans sa jeunesse, une seule ambition : s'identifier suffisamment à autrui pour mimer ses gestes et répéter ses paroles, en montrant les attaches secrètes des muscles et le jaillissement intime des pensées... Ce dernier don... est celui du critique. » - La tentation du mimétisme est donc très forte chez Raymond, mais il y résiste admirablement. Admirablement, car sa langue, qui est une des plus pures, une des plus nettes et une des plus altières qui soient, ne peut se réduire à n'avoir que cette malléabilité grossière impliquée par tout acte de mimétisme verbal. Il condamne celui-ci en termes exprès à propos précisément de Jacques Rivière : « Le style imité est une faiblesse, et le style de Rivière souffre quelquefois d'une trop évidente ressemblance avec son modèle. »



Mais il y a une autre sorte de mimétisme que l'on peut trouver chez Rivière et qui ne tombe pas sous le coup de ces réserves. - Dans un Discours de la Fondation C. F. Ramuz, datant de 1965, et parlant toujours de Jacques Rivière, mais cette fois-ci au point de vue d'un mimétisme d'une espèce toute différente, Raymond écrit : « C'est Jacques Rivière qui fut pour moi... le guide qu'on ne perd jamais tout à fait de vue. Il avait en effet une façon assez nouvelle de dépasser la critique dite impressionniste, en mimant les mouvements de la conscience de l'artiste qu'il étudiait... »



Non plus un mimétisme du style, mais l'imitation, la reviviscence dans le for intérieur du critique, des mouvements de la conscience qui se décèlent chez l'auteur étudié; des mouvements de la conscience, mais aussi des mouvements de la pensée préconsciente ou subconsciente. L'identification chez Raymond ne se manifeste pas tellement par l'imitation des formes externes, des formes verbales, de son auteur, que par une réinvention infiniment plus riche et plus souple des formes de sentiments et de pensées qui constituent la vie profonde de ses auteurs. Ainsi s'accomplit l'identification critique chez Marcel Raymond. Elle atteint, reproduit et redéplie tout cet échange infini de pensées et de formes qui est la face interne de toute poésie.



RAYMOND : AUTRES TEXTES



La critique d'identification [celle de Raymond lui-même] se ramène à une prise de conscience de ce qui, chez l'auteur étudié, demeure souvent obscur.

Faire tomber les barrières entre le sujet et l'objet; ranimer ainsi le sentiment de l'unité foncière du tout.

Besoin de se retrouver dans tout objet, de tenter de s'approprier tout objet en le reproduisant en soi.

Coïncidence parfaite du sujet et de l'objet que j'ai posée comme idéal...

Etre à la fois sujet et objet...

L'homme est capable de dépasser la scission sujet-objet jusqu'à en fondre les deux termes.

Fusion progressive de l'esprit et du monde. Les frontières s'effacent entre le sentiment du subjectif et celui de l'objectif. Le sentiment de soi et le sentiment du tout ne sont plus discernables.

Le contemplateur se sent « identifié » avec un tout dont l'immensité même le submerge.

Etat de communion où le sujet et l'objet s'absorbent l'un l'autre.



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