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RAMUZ






Ceux qui sont plus ou moins familiers avec mes habitudes en matière de critique savent que lorsque je me dispose à approcher d'un auteur, je cherche en premier lieu chez lui ce que j'appelle son point de départ. Ce point de départ, cette façon de penser ou de se penser initiale, à partir de laquelle l'auteur ou son personnage s'engage dans ce qui s'avère être une nouvelle existence, a toujours à mes yeux une signification profonde. Quand je tombe ainsi, le plus souvent de manière inattendue, sur l'un des passages qui décrivent cet examen de soi, il me semble que tout est sur le point de commencer, qu'une vérité première est pour moi en train de se dévoiler, que s'ouvre à ce moment précis pour l'auteur ou celui qui le représente une aventure spirituelle qui, parfois à l'exclusion de toute autre, va déterminer son avenir. J'en ai conscience et je crois savoir aussi en même temps que l'auteur ou son héros éprouve un sentiment analogue. Tout se passe comme si, à l'instant où il s'apprêtait à agir, un certain personnage sentait le besoin de se recueillir, de se retirer en lui-même, et d'entr'apercevoir ainsi plus distinctement qu'en aucun autre moment de sa vie, l'être qu'il est ou qu'il est sur le point de devenir.





Bref, dans les écrits de mes auteurs, ce que je cherche avant tout à dégager, c'est la façon dont celui qu'ils révèlent, en prenant conscience de lui-même, définit son point de départ et formule du même coup son Cogito. Or, dans mon expérience de critique, je n'ai jamais rencontré de point de départ aussi net, de Cogito aussi explicite que dans le passage de Ramuz que je vais maintenant citer; passage répondant si exactement à mes voux de chercheur, qu'aussitôt, lorsque je l'eus découvert, son auteur devint pour moi un de mes écrivains favoris, un de ceux pour qui l'on éprouve tout de suite un vif sentiment de compagnonnage.



Voici le passage en question :



Est-ce que j'existe ou non ? Voilà le point de départ. Mais si j'existe, qui suis-je ? et, m'étant vu ce que je suis, dans un caractère donc déterminé, en vertu de quoi suis-je ? Par qui, d'où, comment, en quel point précis ? qu'est-ce donc, qu'ai-je à voir, et que me faut-il embrasser ? On était là et tout autour de nous étaient les choses. Un soi-même défini : des doses non moins définies. Et il n'y a plus eu alors qu'à laisser le contact se faire, tout intermédiaire étant supprimé : il n'y a plus eu qu'à se prêter docilement à l'action sur nous du dehors.



Il est difficile, on l'avouera, de concevoir un point de départ qui se présente avec plus de netteté : « M'étant vu, dit Ramuz, ce que je suis, dans un caractère déterminé. » Comme Minerve, déesse qui naît toute armée et prête immédiatement à agir ou à penser, Ramu2 se saisit donc, non dans une sorte d'indétermination initiale, comme un être encore flottant et incertain de ce qu'il peut être, mais au contraire comme déjà formé, et comme déjà investi par les forces qui le modèlent, d'un certain capital de vie. Il est vrai que cette formation première est présentée dans le texte que nous venons de citer, d'une manière non affirmative, mais interrogative : « Est-ce que j'existe ? Si j'existe, qui suis-je ? En vertu de quoi suis-je ? » Mais qui ne voit que cette série de questions entraîne ici aussitôt une série équivalente de réponses, toutes positives ? J'existe. Des forces me déterminent, des choses définies m'entourent et, en m'entourant, me définissent à leur tour. La certitude que j'ai de ma propre existence a pour raison directe la perception qu'il m'est donné d'avoir d'un milieu causal, au centre duquel je me trouve placé, et qui, non seulement me fait exister, mais me confère en me créant les caractéristiques que je reconnais comme miennes.

Point donc de saisie de soi-même chez Ramuz qui ne soit accompagnée, voire même précédée, par la saisie de l'action externe créatrice, qui, ici, est celle exercée par le milieu environnant. On pourrait donc imaginer que le point de vue de Ramuz se confond assez banalement avec celui de Taine, situant à l'origine de toute détermination de l'être l'influence d'un milieu ambiant. Mais Taine tendait à présenter cette assertion comme une loi scientifique, définissant l'être humain, quel qu'il soit, objectivement, comme l'effet d'un ensemble de forces dont l'action est observée du dehors. Or il n'en va nullement ainsi chez Ramuz. Plus proche ici de Barrés que de Taine, Ramuz se perçoit lui-même, immédiatement, du dedans, comme l'effet, mais l'effet vivant et sentant, de cette action externe. Moi, Ramuz, je me découvre au sein d'un petit univers concret qui m'entoure et qui me forme. Ma conscience d'être, le sentiment le plus intime de ma propre existence, est indissociablement lié à cette force animatrice et modelante, si proche de moi, si mêlée à moi qu'il m'est difficile de la distinguer de moi-même. Je suis, je me sens être, mais ce que je suis, je le sens comme amalgamé à une réalité causale qui exerce sur moi de tout près son action. Il y a donc bien là une manière de Cogito. Comme Descartes, ou à peu près comme lui, Ramuz peut se dire : Je sens, j'existe, je pense que j'existe. Mais cette existence ramu-zienne - et là est toute la différence - n'est pas perçue par le sujet qui la pense, dans une sorte d'aparté. Si l'on met à part une certaine période de sa jeunesse passée dans la solitude parisienne, Ramuz n'a jamais été seul, n'a jamais eu conscience d'être seul. Je pense, je suis, cela veut dire pour Ramuz, je pense, je suis au milieu des choses, avec les choses, en contact intime avec elles. En me pensant (ou en me sentant : ces deux termes sont ici synonymeS), je me perçois dans l'acte par lequel je prends connaissance des choses. Leur influence n'est pas lointaine et telle que pour s'exercer sur moi, elles doivent vaincre des résistances ou franchir des distances. Je me vois en somme indestructiblement associé à un milieu qui m'enveloppe, me touche, me presse, et qui fait pour ainsi dire corps avec moi.



Rien donc ne diffère plus du cogito cartésien, formulé par un être volontairement isolé, indépendant, n'existant que dans sa nudité mentale, que le cogito de l'être ramuzien.



Il est en contact immédiat et répété avec un monde concret, restreint, tangible et déterminant, dont il ne se sépare pas. Ce contact, il ne cesse de le garder. Ou plus exactement encore, ce contact, il faut que d'instant en instant il le renouvelle, c'est-à-dire il faut que d'instant en instant il se redécouvre lui-même en rapport avec le monde extérieur. D'où son horreur pour les formules vides et les idées purement abstraites. A chaque instant il s'oblige à revenir à ce qu'il appelle une base ou une assise :



« On m'a souvent accusé d'étroitesse d'esprit, parce que j'ai cherché à me contenter d'un espace lui-même matériellement très étroit; je prie qu'on veuille bien voir que je ne l'ai jamais envisagé que comme une base... »



« J'étais assis sur quelque chose de solide, à partir de quoi je m'aventurais, sûr de pouvoir m'y réinstaller en cas d'accident, relié comme par un fil à mon point de départ. »



Le point de départ est donc bien ici une assise. Pas d'existence personnelle sans le rapport de la personne avec un certain lieu, un certain point d'attache originel, qui lui sert de base et auquel, chaque fois qu'il aura complété (ou interrompU) une action, il éprouvera le besoin de revenir, pour recharger ses forces et repartir de plus belle. Or, en ce lieu sont les choses. Elles sont là, là où l'on est. C'est là qu'on peut les voir, les toucher, les sentir, et c'est de là qu'il faut partir. Tout commence donc par un contact direct avec ce qui est au-dehors, avec ce qui fait partie de l'ensemble localisé qui nous entoure. Grâce à ce contact que l'on a avec le lieu, dans le lieu, l'on acquiert (ou l'on retrouvE) la conviction qu'on est, et qu'on est là : « On était là et tout autour de nous étaient les choses. » Peut-être sans la présence des choses serait-il possible à'être, mais assurément sans elles il serait impossible d'être là, là en ce lieu premier à partir duquel l'espace commence : « première marche de l'escalier », « base, tremplin, d'où s'élancer ». Ce qui apparaît donc clairement, dès l'abord, chez Ramuz, ce n'est pas un moment ou un acte initial de la conscience, une saisie de soi dans l'abstraction, mais au contraire une installation, si provisoire, si brève qu'elle soit, dans un lieu. Mof, Ramuz, je suis là, dans un lieu qui est le lieu où se trouve posé mon être. Si importantes que soient les choses environnantes en elles-mêmes, elles n'ont pas d'autre office que de m'informer du caractère essentiellement local de mes rapports avec elles. Percevant le lieu où elles se trouvent, où elles ont leur place et leur assise, je me reconnais au milieu d'elles comme un voisin parmi des voisins. Elles et moi jouissons du même appui et partageons le même destin. Notre sort est lié à la même situation originelle. Nous nous découvrons non seulement à proximité les uns des autres, mais installés, comme on dit dans le même panier.



Tel est le point de départ ramuzien. L'on peut constater qu'il n'en est pas de plus humble, on pourrait dire même de plus physique. Il se borne à déterminer un certain endroit et un certain ensemble de choses ayant leur lieu naturel en cet endroit. L'endroit n'est qu'un contenant gardant en son sein quelques objets particuliers dans le voisinage desquels on est heureux d'être placé. Ce contenant lui-même occupe telle position locale déterminée. Au cour de cet espace défini, moi, Ramuz, j'habite. Voilà le lieu où je suis né et où je me retrouve chaque fois pour renaître, voilà l'espace qui m'est alloué pour vivre.

Or, il saute aux yeux qu'un tel lieu n'est jamais si défini, et par conséquent si commode, si praticable, que s'il est circulaire. Seul un monde enclos par ses pentes et présent de toutes parts à mes regards, offrant à ceux-ci une sorte de continuité ininterrompue, peut contenter mes exigences. Ce monde restreint, cette « cuvette », comme dit Ramuz, me sert de berceau. Berceau le plus solide, le plus rassurant qui soit, puisqu'il est fait de choses tangibles, fermé de murs comme doit l'être tout bon domaine. Espace parfaitement réalisé par le bassin du Léman et les terres environnantes : « Nous sommes dans une volière. Nous ne connaissons pas l'espace libre... Nous sommes inexorablement ramenés à nos montagnes qui font un cercle autour de nous. » - Ce qui caractérise donc d'abord Ramuz, c'est ce qu'il appelle sa « docilité à la topographie » : « Un impérieux besoin de soumission, dit-il, l'a toujours emporté en moi; de soumission à ce qui est, de soumission à ce que je suis. Il y a dans l'espace un lieu où je suis venu à la vie... »



Soumis plus qu'aucun autre auteur francophone l'a jamais été, à son espace natal, Ramuz pourrait donc être pris pour un écrivain provincial. Mais cette appellation est fausse. Etre provincial, c'est, bon gré mal gré, accepter de vivre dans une région qui, elle-même, n'existe que par la dépendance où elle se trouve vis-à-vis d'un centre, le plus souvent, éloigné. Dans l'univers de Ramuz, au contraire, le centre n'est nullement quelque capitale sise dans une autre région, et le lieu où l'on est ne se définit nullement par la place qu'il occupe relativement à celle-ci. Au contraire, dans la patrie romande de Ramu2, centre et périphérie se perçoivent immédiatement comme un ensemble embrassé par le même regard. D'un coup d'oil, je touche à tous les points de la terre où je demeure. Je me trouve enclos par eux, défini par eux. Et le point de départ de mon activité est le centre d'un cercle dont le rayon est en rapport direct avec une limite.

Une situation aussi circonscrite aurait pu avoir pour résultat d'interdire à Ramuz toute excursion en dehors des bornes qu'il s'était assignées. Faire de sa petite patrie locale un lieu où l'on s'enferme et où l'on choisit d'ignorer l'espace externe : tel a été peut-être le sort de bien des écrivains dits régionalistes. Mais telle n'a jamais été l'intention, à tout le moins l'intention finale de celui qui a écrit Découverte du monde. Il ne s'attache aux lieux particuliers que pour mieux atteindre au général et ne porte autant d'attention au petit ensemble de faits concrets dans le cercle desquels il se trouve enclos, que parce qu'ils lui donnent les moyens de percevoir également de façon concrète ce qui sans leur secours ne pourrait jamais lui apparaître que sous la forme d'abstractions.



Pourtant entre ce monde grand ouvert et le petit monde fermé qui est le sien", le poète ne peut faire autrement que de sentir une différence. Et dans ses moments les moins généreux, les moins expansifs, la différence en question risque d'être ressentie comme le signe d'une privation, d'une limitation douloureuse, presque comme un emprisonnement, pire encore, un étouffement. Il y a un conte de Ramuz, intitulé Une main, qui nous raconte cette angoisse causée par le rétrécissement excessif du lieu où le poète se sent vivre. En voici un des passages principaux :



Assis dans mon lit, ma double personne (physique et mentalE) m'apparaît comme un parc fermé de murs, qui est moi, et au-delà des murs, ce n'est plus moi. Au-delà des murs, il y a quelque chose dont je ne m'inquiète plus, c'est-à-dire qu'il n'y a plus rien. Je ferme les yeux. Et je sens peu à peu le rétrécissement se faire, c'est-à-dire que ce rien gagne sur ce que je suis. Ma personne qui est un espace est envahie sur tout son pourtour. Je ne suis plus que de l'étendue, et cette étendue diminue de sa périphérie à son centre, avec une grande rapidité.



Et Ramuz d'ajouter pour nous faire sentir la contraction graduelle de sa sphère d'existence :



C'est comme quand le brouillard vient, et il submerge autour de vous des choses qui sont vous encore, puis ne le sont plus, vous étant prises une à une. Et au centre il y a l'esprit, qui garde toute sa lucidité.



Ce thème du brouillard se refermant peu à peu sur un être de plus en plus restreint dans son champ de vision comme dans son champ d'existence, se retrouve dans bien des romans de Ramuz, par exemple dans La grande peur dans la montagne, dans La séparation des races, dans Si le soleil ne revenait pas. Citons en particulier ce passage du Règne de l'esprit malin :



... Et autour d'eux, plus ils montaient, plus s'accumulaient en masses carrées, qui allaient se superposant, comme pour leur fermer le passage, toutes ces apparitions blanches qui avaient été des troncs abattus, des buissons, des blocs de rocher.



Ici nous percevons chez le romancier, de façon peut-être plus nette que partout ailleurs dans son ouvre, la caractéristique particulièrement alarmante que peut avoir un phénomène comme celui du brouillard. Ne nous coupe-t-il pas d'abord de l'univers total qui s'étend partout, puis d'une partie de plus en plus considérable de cet univers restreint, qui est nôtre parce que ses dimensions sont habituellement proportionnées à nos sens ? Voici que notre petit monde particulier lui-même se trouve graduellement, comme une armée assiégée, refoulé sur son centre et enclos dans des bornes de plus en plus étroites. Ce sont ces limites qui en se rapprochant nous compriment, nous coupent du dehors, et qui nous privent du même coup de la possibilité de garder le rapport essentiel que, comme nous l'avons vu, nous devons à tout prix maintenir avec le petit espace circulaire qui est notre aire d'activité propre.

Il faut donc constater que pour Ramuz le seul espace viable, le seul si l'on peut dire, où il soit possible de vivre, est situé entre deux sortes d'étendues, qui, toutes deux, ont pour lui quelque chose ou bien d'inaccessible, ou bien d'insupportable : l'espace entièrement ouvert, s'étendant sans barrière et sans point de repère; et, inversement, l'espace rétréci, l'espace minimum, qui serait celui d'un lieu aussi exigu que possible, par exemple l'espace d'un cachot. S'il y a donc pour Ramuz un espace où l'on puisse être à l'aise, un espace habitable, où il serait possible d'être heureux de façon normale, ce n'est pas l'espace sans limite d'une vaste plaine ou d'une grande ville comme Paris; ce n'est pas non plus l'espace sévèrement étroit, occupé par la personne physique d'un prisonnier confiné dans sa geôle; ni l'espace purement mental, non plus, à l'intérieur duquel s'enferme un être exclusivement absorbé par son propre moi. L'idéal pour Ramuz serait de vivre perpétuellement, sans interruption^ sans excursion lointaine au-dehors, dans une sphère naturellement proportionnée à ses besoins, qui sont modestes. Ce sgrait là, pour le moraliste qu'est Ramuz, une sorte d'idéal domestique, qui ne pourrait trouver sa place que dans un lieu ni trop vaste, ni trop étroit, modérément étendu, et dont le caractère de clôture ininterrompue constituerait en quelque sorte le garant de la tranquillité dont pourrait jouir qui s'y installerait confortablement à l'abri.



Mais cet espace si soigneusement protégé serait-il bien de toutes les formes d'espace la plus souhaitable aux yeux de Ramuz ? Ce serait une erreur de prendre le romancier et penseur hardi qu'il était au fond de lui-même pour un épicurien de stature plutôt médiocre, qui n'aurait d'autre ambition que de résider dans un gîte bien clos, de dimensions réduites, situé à la plus grande distance possible d'un monde extérieur menaçant. Ramuz, en effet, ne cherche nullement à vivre dans la quiétude et la sécurité derrière des barrières permanentes. Il sait d'ailleurs que l'existence humaine n'est jamais sans interruption : « L'homme, note-t-il, est discontinu dans un monde discontinu. » - Et, parlant de lui-même au milieu de son petit monde : « Je vois les choses et très vivement. Mais je ne vois pas la suite des choses. Tout m'apparaît comme discontinu. » Cette discontinuité qu'il expérimente peut être, en premier lieu, de nature temporelle. Ramuz n'est à aucun degré un adepte du discours continu. Sa pensée et ses écrits vont sur leur lancée pour un temps, puis s'arrêtent avant de reprendre. Entre ce qu'il a pensé et ce qu'il pense il y a souvent des hiatus. Mais cette discontinuité dont nous parlons est, chez lui, plus encore spatiale que temporelle. Elle consiste à reconnaître entre tel lieu et tel autre, non pas ce qui les relie mais ce qui interrompt leur connexion. Les choses, pour lui, se prolongent mal les unes dans les autres. Il y a des lacunes dont il faut tenir compte et par-delà lesquelles, si l'on veut continuer son chemin, il faut sauter : « Je vis quelque chose avec intensité, écrit-il, je le fixe. Mais ce quelque chose n'est lié en rien à cette autre chose qui suit ; c'est un morceau. J'y juxtapose un second morceau. Ce sont des touts qui ne font pas un tout. »

Parfois, souvent même, cette juxtaposition de morceaux sous l'aspect desquels se découvre à Ramuz l'espace externe a pour effet de l'exaspérer. La bigarrure violente qui existe pour lui entre les différents endroits d'une grande ville a tendance à l'irriter. Ainsi, à Paris, le caractère généralement disparate à ses yeux de l'espace urbain a pour contrepartie en lui un désordre correspondant dans les idées. D'où sa préférence pour les paysages homogènes, ceux, avant tout, de son pays romand. Mais ceux-ci ne montrent pas toujours et partout la même stabilité. Le Léman et le Valais sont des pays de montagnes. Or celles-ci ne forment nullement une masse uniforme et statique, et n'offrent jamais d'une heure à l'autre le même aspect :



« Si la nature est partout violente, elle est ici à son comble de violence, on veut dire à son comble d'instabilité; étant en même temps tout échafaudée et sans cesse tirée vers en bas; si bien qu'elle n'est que ruines et chutes, ne se ruinant pas seulement elle-même, mais suivant tout ce qu'elle rencontre sur son passage, tour à tour détruite et détruisant. »



Mais ce ne sont pas seulement les changements violents qui arrêtent la pensée de Ramuz. Il sait aussi que de façon graduelle et presque sournoise il arrive à l'espace de modifier les formes qui le meublent et d'étaler l'éventail des teintes qui le parent. Brusques ou rapides, les changements se remarquent de toutes parts. En dépit de lui-même, Ramuz, ce poète « amoureux de fixité », est condamné à n'apercevoir partout que mouvement. Un mouvement général d'une complexité infinie altère en effet sans trêve l'espace et se déroule pour ainsi dire à deux niveaux. Car, d'un côté, il y a l'espace du ciel, mais d'un autre côté, non plus en haut, mais en bas, il y a un autre ciel reflété dans la surface mouvante du lac. De sorte qu'il y a véritablement deux espaces, et que l'un et l'autre sont dans des rapports changeants. Peut-être les plus belles descriptions de Ramuz se trouvent-elles dans les textes où il tâche de saisir dans Joute son intrication cette dualité d'espaces.



En voici quelques exemples :



[Le lac] est comme une plaine sans végétation ni habitations, une vaste étendue d'argile, une immense aire à battre le blé où il n'y aurait rien que de vagues chemins sinueux où personne ne passe. Mais tout à coup cette plaine se fendille, ses divers morceaux se séparent, devenus gris comme de la glace qui fond... Alors on voit dans l'eau un grand ciel qui s'avance. Il y a à présent deux grands ciels, l'un sur l'autre renversés. Tout change...

... Il se mettait à regarder : toutes ces choses si souvent vues et pourtant comme jamais vues, chaque fois renaissant de rien, ressuscitées de leur mort même, redressées devant lui dans toute leur nouveauté; de sorte qu'il avait chaque fois besoin de s'orienter à nouveau, à cause des changements du ciel nuageux ou pas nuageux, des changements aussi qui s'étaient faits en lui.



Changements du ciel ou de la montagne, changement de l'eau, changement encore qui s'accomplit dans la pensée du contemplateur. Mais changements qui, dans la subtilité de leurs échanges, sont toujours perçus par l'auteur comme liés les uns aux autres en dépit des sautes et des contrastes, et poursuivant dans une série d'accords parallèles leurs modifications de couleurs, de formes et de volume. En sorte qu'étant sensible aux variations correspondantes de sentiments que ce spectacle lui suggère, le poète ne peut s'empêcher d'interpréter comme un drame unique le drame créé par un même espace reflété de toutes parts, projetant sur tous les plans, extérieurs et intérieurs, des figures divisées mais non entièrement séparées. Personne comme Ramuz n'a su présenter avec un tel luxe de points de vue toute la variété d'aspects que peut offrir un espace persistant dans ses changements à offrir à celui qui le contemple le même cadre de vie.

Il reste cependant, dans toute cette complication de plans et de niveaux, à mettre en relief un changement peut-être plus important que tous les autres. C'est ce qu'on peut appeler, chez Ramuz, le phénomène de l'agrandissement de l'espace, phénomène absolument inverse de celui de la claustration et de la détermination.

L'espace ramuzien, en effet, est doté d'un étonnant pouvoir de dilatation. Dilatation sans nul doute des parties qui le composent, ou des objets particuliers qui y trouvent leur place, mais dilatation aussi et surtout de l'espace lui-même, comme s'il était un contenant dont la capacité croissait à mesure qu'augmentaient le nombre et le volume des choses formant son contenu.



En voici quelques exemples :



Un grand changement s'est fait autour de lui, parce qu'en lui d'abord, et à présent partout, tout autour de lui dans l'espace tout était agrandi. C'est comme s'il repoussait avec les yeux des cloisons qu'il y a, ce nord trop proche et ce mur d'air du nord gênant, et ce mur d'air du sud, comme dans une trop petite chambre...



Autre exemple :

C'était trop petit, on ne savait pas : mais à présent qu'on a connu, on sait; une force vous est venue. Il y a ces parois, il donne un coup de poing dedans, il fait tomber une de ces parois, puis l'autre. Maintenant, il va y avoir toute la place qu'il faudra...



Textes curieux, puisqu'ils présentent l'extension de l'espace, non comme un phénomène purement objectif, comme une sorte de gonflement organique de l'espace, mais comme ayant pour cause une intervention humaine. Ici se trouve exprimée une partie essentielle de la philosophie professée par Ramuz. Oui, certes, l'espace, sinon l'espace tout entier, au moins l'espace humain, est fermé. A tout le moins, il est exigu, et cette exiguïté nous fait parfois sentir ses limites. A nous, par conséquent, de l'élargir à nouveau, d'en reculer les bornes, d'y créer des brèches, ou bien encore, en d'autres termes, de Y ouvrir. Une grande partie de l'ouvre de Ramuz semble avoir pour sujet de nous montrer comment pourrait être accomplie cette entreprise. L'un des moyens qu'il s'agirait d'employer, peut-être le plus important, consisterait dans un élargissement correspondant de notre propre pensée.



Un pays qui est en moi et c'est à moi de le faire, c'est ce que je me disais sous mon arbre, m'enhardissant, parce qu'il aura les dimensions que j'ai : s'il est petit, c'est que je suis petit, s'il est grand, c'est que je suis grand. Alors, tout à coup, il s'élargissait et s'agrandissait en tous sens par une sorte de vue intérieure qui n'était pas sans présomption.



Autre texte :

Nous avons des sens; tant qu'ils restent vivants, ils s'étonnent. Us s'étonnaient alors vivement chez moi, d'où un élargissement continuel de ma personne, parce que j'avais conscience que je participais non plus seulement à une petite collectivité humaine, mais par-delà elle-même, à une vie totale...



L'élargissement du monde externe, l'ouverture de l'espace fermé dépendent donc, pour Ramuz, d'une ouverture et d'un élargissement conçus comme des phénomènes entièrement subjectifs. Combien souvent ne distinguons-nous pas dans ses ouvres cette transformation progressive de l'esprit, perçue comme un événement d'abord tout intérieur; mais qui en se réalisant peu à peu ou d'emblée dans l'âme de celui qui est le sujet de ce phénomène, permet à ce dernier de voir s'élargir autour de lui les dimensions du monde externe et d'atteindre ainsi à la perception d'un espace absolument ouvert. Il y a chez Ramuz toute une pédagogie de l'élargissement de l'être, qu'on peut relever un peu partout dans ses ouvrages, et en particulier dans ceux où il traite assez helvétiquement de l'éducation des personnages qu'il y peint. Parlant d'un de ceux-ci, il écrit :



Il apercevait son être augmenté soudain en tous sens. Etroit à l'ordinaire, creusé en profondeur, il s'élargissait brusquement avec des facultés inconnues de joie, avec des puissances de lutte, avec des faims de mouvements, avec des besoins de plaisir. Tous ces passages traitant de l'expansion de l'être individuel sont marqués par le désir d'influer au-dehors. Ils représentent le côté militant de la pensée ramuzienne, dirigé en quelque sorte horizontalement vers une société que Ramuz situe sur le même plan que lui. Dans cette orientation vers « l'univers d'en bas », au niveau duquel l'homme d'action se place, l'on peut percevoir aisément les côtés virils, positifs et pratiques de l'activité sociale et même politique, très marqués chez Ramuz. Dans cette perspective, l'espace fermé dont nous avons parlé au début ne peut plus apparaître que comme une espèce de camp retranché, à partir duquel on opère des sorties, ou plus souvent encore, comme une barrière qu'il faut forcer pour trouver au-delà un libre terrain d'action.



Mais la plus belle activité spirituelle chez Ramuz n'est pas là. Elle ne consiste pas dans le franchissement des limites horizontales. Le pays où est né Ramuz, et dont mieux qu'aucun autre peut-être il a compris et aimé la configuration, ne s'étend pas uniquement en longueur, tout le long d'une surface continue au-dessus de laquelle ne s'élèverait rien. Est-il quoi que ce soit de plus différent, en effet, du pays romand qu'un paysage de plaine ? Pourtant le centre de ce pays est constitué - et aucun détail n'est mentionné par Ramuz avec plus d'insistance - par un grand lac dont la surface, en ses jours les plus calmes, est totalement étale. Le caractère lisse de cette surface lui permet de mirer dans ses eaux le ciel et les montagnes, et de constituer ainsi, au-dessus comme en dessous des surfaces horizontales, un double paysage vertical qui se déploie aussi bien en hauteur qu'en profondeur. Personne n'a mieux décrit ce paysage redoublé que Ramuz. Quasi chacun de ses livres, bien loin de se confiner dans l'étude de l'espace strictement fermé que présente à première vue le cirque des montagnes romandes, nous montre ce paysage merveilleusement agrandi en altitude comme en profondeur par l'ouverture qui se forme du côté du ciel comme du côté des eaux.



Parmi les douzaines d'exemples que nous en donne Ramuz, contentons-nous de citer celui-ci, détaché des Poèmes en prose :



Quand je regarde vers toi, ô lac, comme il m'advient journellement par la pensée, puisque mes yeux sont privés de tes dons... le regard à l'endroit des montagnes penchantes connaît plus ardemment ses particularités, où l'espace atteint cette harmonie qui est de prolonger le ciel au-dessous des rivages et d'ouvrir sur nos têtes et sous nos pieds une double profondeur.



Le mol entassement des eaux offre ses transparences comme un air qui se tourne en bas; j'y vois les nuages et je flotte à mi-hauteur, considérant la montagne qui s'élève et se reprend, continue sa base par le mirage de ses verdures, et enfin jusqu'à une cime nouvelle qui étonne par ses étages successifs, va s'épanouir, réalisée d'une manière aiguë, là où le soleil éclate une dernière fois.



Admirable texte, où ce que le poète réussit à traduire, ce n'est pas seulement l'espace extérieur, tel qu'il se développe en hauteur comme en profondeur, mais encore l'état de l'âme contemplative qui se sert du spectacle de cette ouverture pour faire son propre chemin au-delà de l'espace fermé, et découvrir presque simultanment en elle-mêmeé l'existence d'une double étendue correspondante.

Espace intérieur, ou, plus précisément encore, et pour employer le mot dont se sert Ramuz lui-même, espace général : non plus un espace physique, toujours plus ou moins étroitement limité, mais cet espace qui ne se laisse voir à la pensée, que lorsque l'espace matériel s'entrouvre en s'effaçant, pour faire apparaître au-delà de ses limites quelque chose qui s'étend encore mais où ne subsiste plus rien de particulier. Espace non pas vide, mais libre, non déterminé par aucun objet, et qui, semblable au ciel entr'aperçu dans l'écartement des montagnes, ou à la surface d'un lac surprise dans sa nudité, permettrait à l'esprit de saisir enfin, en quelque sorte comme une réalité intérieure non spécifiquement localisée, ce qu'est un espace totalement ouvert, un espace qui ne peut plus lien offrir à la pensée que des caractéristiques tout à fait générales.

Il y a un très beau texte à cet égard dans Découverte du monde :



... Partout, sortant de mes ravines et du profond de la forêt, il arrivait que je me trouvasse quelque part à la pointe d'un de ces lieux élus, au sommet d'une de ces bosses : alors le général m'était donnée! je touchais au général en sortant du particulier. Après une vue très bornée qui est un coin de mousse sur quoi on se tient penché et qui est surabondance de toute espèce de petites existences... tout à coup, c'est le grand espace, vide de toute vie apparente... mais qui a quand même sa vie à lui, le mouvement de l'air, le passage des nuages ou bien un bateau à vapeur ou une barque de pêcheurs, et il y a des petits villages suspendus comme dans rien du tout...



Ne nous excusons pas de faire une aussi longue citation. C'est qu'elle contient ce qu'on pourrait appeler comme certains mystiques, une théologie négative. La découverte du « grand espace », quel qu'il soit, est ici subordonnée, d'abord à la mention, puis à l'élimination de toutes sortes de petits détails particuliers qui provisoirement y avaient leur place, un coin de mousse avec des insectes, des nuages au ciel, des bateaux sur l'eau. Tout cela, de même que les villages dont parle Ramuz, accrochés au flanc des montagnes ou posés près du rivage, constitue un ensemble de détails d'où l'oil se détachera aussitôt pour faire d'autres découvertes. Ce sont d'insignifiantes entités « suspendues comme dans rien du tout ». C'est pourtant par l'entremise de ces entités particulières qu'il a fallu passer pour arriver à la vision du « grand espace ». Celui-ci ne devient perceptible que si l'attention se transfère de ces entités à ce que Ramuz appelle « un rien », c'est-à-dire l'immense réalité apparemment négative, en présence de laquelle, finalement, plus rien d'autre ne saurait être regardé. Ainsi la découverte de l'espace général rend tout à fait secondaire la présence des quelques objets qui s'y trouvaient contenus et qui semblent maintenant faire partie d'un espace tout différent. - De même, dans un autre texte, parlant des morts et du grand changement qu'ils expérimentent, Ramuz dira : « Ils ont vu l'espace imparfait s'ouvrir pour eux devant l'autre espace. »

Bref, la dialectique de l'espace chez Ramuz, loin de le fixer dans des lieux limités, l'amène finalement au-delà de ceux-ci, au-delà de l'espace fermé, dans un espace illimité, l'espace libre. Mais l'espace libre, ne serait-il pas un espace sans forme ni structure ? Est-ce là l'aboutissement des démarches de la pensée ramuzienne ? En venir, comme Lamartine, et comme aussi presque tous les poètes romantiques, à une représentation totalement indéfinie de l'espace, à la disparition de tous contours dans une immensité sans figure ?

Or une telle conclusion, si on la faisait, s'avérerait fausse. Ramuz n'est pas un romantique. Ses descriptions, quand on les examine de près, nous apparaissent comme aussi différentes que possible, de celles, par exemple, de Lamartine. Le style de ce dernier est essentiellement floconneux. Il paraît sans ossature. Tout s'y désagrège, tout s'y dilue. A l'inverse, on ne saurait imaginer une langue plus vigoureusement structurée que celle de Ramuz. Loin d'être fluide, c'est une langue qui met activement en relief les différents plans qu'une même image de la réalité peut offrir. Ces différents plans sont le plus souvent disposés par Ramuz de telle sorte qu'ils se soutiennent les uns les autres, comme un édifice bien bâti. Il suffit, pour s'en rendre compte, de prendre presque n'importe quelle description dans un texte de l'auteur.



En voici quelques-unes :

Ils montèrent la route en pente, où il y a une caserne en contre-bas, et des soldats en blanc pansaient des chevaux dans la cour. Des automobiles fumantes les dépassaient avec peine et lenteur, car c'étaient les premières. Ils montèrent toute l'avenue, puis entrèrent dans le parc. A droite et dominant l'espace, au sommet des hauts murs, il y avait des charmilles taillées : elles faisaient comme un second mur posé sur le premier, moins lisse, plus poreux, mais aux lignes bien droites, et il se continuait par des beaux arbres bien taillés, jusqu'à l'allée centrale, qui montait de nouveau vêts un carré de ciel, aperçu tout là-bas. Des arbres aussi bordaient cette allée, toute une architecture d'arbres, et une construction d'arbres en étages, devant eux.



C'est là une description du parc de Saint-Cloud, objectivement présentée, à la manière des écrivains naturalistes, mais faite du point de vue d'un peintre qui met de l'ordre dans ses masses et a un oil pour la composition. On le voit tout de suite par le soin que met l'auteur à placer dans le paysage qu'il décrit différents plans reliés les uns aux autres dans la verticale aussi bien que dans l'horizontale. Les parties sont divisées par des bordures. L'ensemble est vu par un être qui ne cherche pas à reproduire une impression confuse, mais à établir une construction.



Il en est de même dans cet autre paysage, qui est celui de la côte vaudoise, vue par quelqu'un qui en approche en traversant le lac :

On vient vers vous sous les deux grandes voiles, trempées dans le sulfate et vertes, ou bien dans l'ocre et alors rousses; et on voit de loin dans votre ouvrage, on vous connaît à vos murs, bien avant qu'on ne vous ait vous-mêmes aperçus; toute cette construction qui est là, avec ses avancements et ses golfes, toute cette grande pente faite de main d'homme, fouillée, sculptée, taillée par lui, entièrement reconstruite par lui avec ses étages et ses marches, ses superpositions de marches et de degrés.



Dans l'un comme dans l'autre de ces deux paysages il y a la découverte par le spectateur d'un assemblage de masses ou de volumes, qui, ou bien sont ainsi disposés dans leur ordre naturel, ou bien se trouvent à la place allouée par l'artiste ; mais dans les deux cas ce qui importe, c'est la perception de cette cohérence par le regard du visiteur. L'artiste ramuzien contemple le paysage, non à la façon d'un poète romantique qui ne voit dans les sites qu'il contemple que des états d'âme. L'espace n'est pas ici infini. Au contraire, il est aussi délimité que possible. « Peu à peu, écrit Ramuz à propos d'un troisième paysage, qui cette fois est la ligne décrite par les montagnes du pays de Vaud, peu à peu l'étendue se construit, elle se peuple, elle s'organise ; les choses de tout côté se montrent, elles sont là partout dans leur beauté. »



Les mêmes expressions se retrouvent dans la description faite par Ramuz du moment où, dans Derborence, il nous montre un homme retrouvant l'usage de la vue, après de longs jours de privation :

Maintenant il regarde, il voit. Les objets se mettent pour lui les uns en avant des autres : les objets ont de nouveau entre eux des distances plus ou moins grandes. L'espace s'organise autour de sa personne en hauteur et en profondeur.



Cette dernière réflexion pourrait être celle d'un peintre. Elle est celle d'un écrivain soucieux de faire ressortir, à l'instar d'un peintre, le génie constructif qui commande la vision humaine, génie qui a pour essence non pas de subir passivement les formes, mais de leur conférer une architecture. Voir, c'est réaliser un arrangement d'ensemble, souder les choses les unes aux autres, de telle manière que « tout y tient ensemble comme dans le tableau d'un bon peintre ».

Ce peintre pourrait être Auberjonois. Il est surtout Cézanne. Ramuz est si marqué par Cézanne dans la façon qu'a ce dernier de construire ses paysages, que lui-même, Ramuz, en regardant la nature aixoise, la montagne Sainte-Victoire par exemple, la voit ou la refait avec les yeux de Cézanne. « Est-ce encore la Provence, se demande-t-il en se promenant dans les environs d'Aix ? C'est bien elle, mais à la base, à la base seulement. Là-dessus se construit une architecture d'esprit et qui s'adresse à l'esprit seul. »



En un mot, à l'exemple de Cézanne, Ramuz intervient dans ses paysages, et spécialement dans sa conception de l'espace. Il ne se contente pas de reproduire. Il refait architecturalement ce qu'il voit. En d'autres termes, il ne se présente plus ici comme un spectateur, mais comme un acteur, plus encore, comme un créateur.

Un créateur, un recréateur, non seulement des êtres et des choses, mais encore et surtout de l'espace qui les contient. L'espace ramuzien, celui que nous voyons dans ses romans ou dans ses contes, est un espace réarrangé, un espace reconstruit. Exactement comme l'est un paysage de peintre. On peut le voir par deux exemples, où ce que Ramuz nous présente, c'est l'altération recréatrice du monde extérieur, faite par lui-même ou par l'un de ses personnages.



Voici un passage de Présence de la mort :



Le bateau allait sur l'eau, le bateau va cesser d'aller; le bateau recommencera à aller, parce que c'est moi qui le meus. Je fais bouger la branche du figuier par une autre espèce de mouvement. J'ai le son, le mot, la couleur. J'ai des lignes, j'ai des surfaces ;je mets en place, je fais tenir droit, je fais s'élever, je fais agir, je fais cesser d'agir, comme je veux.



Ici l'altération causée par l'artiste recréateur ne concerne encore que des choses isolées. Mais elle peut être un changement qui affecte l'espace environnant tout entier. On se rappelle Bessson, le vannier poète, en qui Ramuz a voulu faire un portrait idéal de lui-même :



On dirait que Besson prend avec les yeux des choses qui sont et les arrange, de sorte qu'elles sont à nouveau, et elles sont les mêmes et sont autrement.



Une grande barque à pierres se met à pencher, on ne sait plus où, ni dans quoi. Sous ses deux grandes voiles pointues et croisées, et on ne sait plus si elle est sur l'eau ou bien au milieu des airs. Besson met de la montagne tout autour, mais en même temps il l'a renversée : et on la voit finir en même temps et se recommencer.



Parlant de son pays natal, Ramuz écrit : « Un pays qui est en moi et c'eshà moi de le faire. »

Car ce que Ramuz tient surtout à cour, c'est de faire rentrer son paysage rîatal dans un espace général. « Il s'agit, écrit-il encore, de faire rentrer la partie dans le tout. »

Il y a, en fin de compte, chez Ramuz, ce que l'on peut appeler le besoin de refaire un paysage total. Comme chez Cézanne, on voit chez lui une certaine opération de l'esprit, un certain choix constructif de l'artiste, qui élimine tout caractère inachevé, imparfait, de « la grande image du monde », qu'il nous présente, « dans quoi, ajoute-t-il, tout est contenu ». Dans ce paysage total plus aucun mouvement n'est nécessaire. Tout tient ensemble, si bien qu'il n'y a plus lieu de changer quoi que ce soit. Cette fixation finale de l'espace, à laquelle Ramuz rêve, est pour lui un idéal dont il essaye d'approcher. En un mot, et pour nous servir d'une remarque de lui citée par Béguin, il est celui qui « immobilise l'espace » et qui tâche « de le guérir de sa maladie, qui est le temps ».



RAMUZ : AUTRES TEXTES



On tient surtout à ce qui est de contact immédiat, ce qui peut se voir, se toucher, se sentir... Il s'agit d'abord de choisir son point de départ. Je le prends pour ma part tout près de moi.



C'est du contact corporel à des choses matérielles et de l'action qu'on exerce sur elles en vue de leur utilisation, que naissent les seules installations valables.



Je suis, je me sens être, mais ce que je suis, je le sens comme amalgamé à une réalité causale qui exerce sur moi de tout près son action.



Je me vois indestructiblement associé à un milieu qui m'enveloppe, me touche, me presse, et qui fait pour ainsi dire corps avec moi.








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