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Présences de la poésie - Les grands contemporains






Pour discrète que soit sa présence sur les étagères des libraires, la poésie n'est pas «absente» du champ contemporain, comme s'en inquiétait la revue Le Débat en 1989. Certes, les recueils parus ne représentent, bon an, mal an, que 0,4 % des ventes de livres... mais cette faible proportion favorise une concentration des questions littéraires : la poésie est, comme le dit Pierre Michon, « la littérature de la littérature ». Elle donne du reste lieu, depuis le début des années 1990, à de nombreuses publications critiques de la part des poètes eux-mêmes. De Michel Deguy bien sûr, mais aussi de Jean-Claude Pinson, Jean-Marie Gleize, Yves di Manno, Jacques Roubaud, Alain Jouffroy, Jean-Michel Maulpoix, Christian Pri-gent..., à quoi s'ajoutent enquêtes et panoramas avancés par des revues (Critique, Action poétique. Le Débat, La Nouvelle Revue Française, Prétexte, Revue des deux mondes. Ecritures, Villa Gillet, Le Nouveau Recueil...), des Biennales de poésie (du Val-de-MarnE), un marché de la Poésie annuel (place Saint-Sulpice à PariS), des «États généraux de la poésie» (Marseille, juin 1992), l'institutionnalisation du « Printemps des poètes» animé par Jean-Pierre Siméon, et de multiples colloques universitaires (sur le lyrisme, Bordeaux, mars 1995 ; sur les enjeux de la poésie, Valen-ciennes, décembre 1996, etc.). des rencontres et des lectures innombrables. C'est dire que, sans que l'on s'en rende bien compte, tant les tirages de ses livres sont minces, la poésie demeure un genre majeur. Mais l'évidence poétique, imposée par le surréalisme et demeurée sous forme plus questionneuse ou plus inquiète depuis les années 1950, s'est perdue. Les modèles de la modernité (Mallarmé), sacralisés parfois dans leur entreprise même de désacralisation (Rimbaud, ArtauD), ne forment plus l'horizon indépassable de l'écriture. On commence à entendre vraiment les cris jadis prononcés qui prétendaient « la poésie inadmissible» (Denis RochE) et l'on s'interroge avec Christian Pri-gent: À quoi bon encore des poètes? Les «temps de misère», stigmatisés par Holderlin, menacent sans doute à nouveau, qu'il devienne si nécessaire de défendre la poésie.



Mais quelle poésie? La critique a pris l'habitude de décrire la poésie de l'après-guerre par « générations » de poètes et renouvellement décennal des esthétiques, et l'ensemble de leurs pratiques additionnées forme une sorte de feuilleté de la poésie. Ainsi Jean-Michel Maulpoix attribue-t-il à chaque période un projet spécifique qu'un infinitif résume : 1950 : habiter; 1960 : figurer; 1970 : décanter; 1980 : articuler; 1990-2000: aggraver... Cette partition se complique d'une autre qui affronte deux courants apparemment inconciliables: les «lyriques», dont le renouveau s'affirme au début des années 1980, et les « textualistes», qui prétendent poursuivre les recherches mallarméennes et les avant-gardes autour d'une langue propre à la poésie, séparée du monde, enclose dans le verbe. Les oppositions esthétiques que l'on a pu rencontrer dans le domaine narratif existent aussi en poésie, et même parfois de façon plus virulente parce qu'elles s'exercent dans un monde restreint où chacun entretient avec son art un rapport absolu. De plus, la poésie n'est pas indemne des phénomènes propres à la période et connaît les mêmes inflexions que le reste de la littérature: retour au sujet bien sûr (que l'on pense au « néo-lyrisme»), mais aussi pratique des Carnets (cf. supra, p. 62) et des «fictions biographiques» (Guy GoffettE), intérêt pour le réel quotidien, et même - ce qui pourrait paraître un paradoxe générique -, «goût du récit» (car on trouve une poésie «narrative » : chez Bonnefoy, par exemple, des « récits en rêves ») et poésie du voyage (à l'instar de Réda, d'autres - Jean-Michel Maulpoix, Michel Deguy, William Cliff, Kenneth White... - se risquent à mettre voyages en poèmeS). La dimension critique ou essayiste n'en est pas absente, comme en attestent les ouvres respectives de Michel Deguy et d'Yves Bonnefoy. Yves Charnet pourrait être l'emblème de la plupart de ces tropismes que la poésie partage avec son époque: sa poésie est narrative, en prose lyrique et rythmée, autobiographique {Cour furieux, 1998), travaillée par la filiation {Prose du fils, 1993), attentive au réel environnant {Rien, la vie, 1994), et même déambulatoire (« Paris, rapidement» in Rien, la viE).

Notre parcours tente de faire la part de cette diversité : la présence de la poésie y est d'abord envisagée dans ses grandes voix singulières, venues des années 1950-1960, qui continuent de dominer le genre, puis à travers trois constellations disparates que leurs enjeux distinguent : renouveau lyrique, prosaïsme - formel et thématique - et radicalisation du travail verbal. Paradoxe sans doute, que ces divergences : car tous aujourd'hui conviennent de la littéralité de la poésie et affirment que tout se joue et se dit dans la langue autant quavec - ou contre - la langue.



Les grands contemporains



La poésie française du XXe siècle aura été d'une extraordinaire richesse : sa puissance expressive et ses inventions formelles ne se sont jamais interrompues. Au début des années 1980, les poètes nés dans les années 1920-1940 ont derrière eux une ouvre importante et reconnue par tous. Aux ouvres qui continuent de s'écrire, s'en ajoutent d'autres, proches, qui hantent encore les mémoires : Michaux, Char, Ponge ont disparu entre 1984 et 1988, Jabès en 1991, Tortel en 1993 et du Bouchet en 2001, mais la force de leurs textes marquent l'écriture contemporaine, comme celle, plus discrète mais non moins prcgnante de Pierre Reverdy. C'est dire que la poésie ne pratique pas la « rupture» aussi vivement que l'écriture narrative. Si les esthétiques s'infléchissent, elles le font dans le prolongement d'une voie esquissée ici ou là, et sous le signe d'une reconnaissance. Il est remarquable, par exemple, que des poètes aussi opposés dans leurs choix poétiques que Jean-Marie Gleize et Jean-Michel Maulpoix se réclament tous deux de Michel Deguy, saluent ensemble Jacques Dupin et André du Bouchet, également appréciés d'Antoine Emaz, d'Emmanuel Hocquard comme de Jean-Baptiste de Seynes qui y puise son rythme cassé et tendu (Vent, une étude, 1995). Si bien que, s'agissant des «grands contemporains», il faudrait quasiment évoquer tout le siècle, y compris le surréalisme, pourtant rejeté dans les années 1950, qui continue d'influer sur l'écriture d'un JoufFroy et de faire rêver Maulpoix à un «comportement lyrique». Aussi est-ce une autre perspective que nous suivrons, qui ne traite que de ces grandes figures de la poésie du second demi-siècle dont l'ouvre se poursuit et qui dominent de leur exigence les inventions contemporaines.



Réfléchir la poésie



Deux de ces grandes figures contemporaines, Michel Deguy et Yves Bonnefoy, sont des penseurs autant que des poètes, et qui mettent constamment pensée et poésie au service l'une de l'autre. Yves Bonnefoy, devenu, par la conjugaison de ses essais et de sa poésie, par son enseignement aussi au Collège de France et ses commentaires de la peinture, un penseur largement reconnu, fait reparaître en 1990 ses Entretiens sur la poésie dans une version augmentée. S'y redit l'engagement de son ouvre en quête d'un «vrai lieu» de la poésie, selon le titre qu'il donne en 1953 à une section de Du mouvement et de l'immobilité de Douve. On connaît la fortune de cette notion, définie dans « L'Acte et le lieu de la poésie » (1958) et déclinée depuis par d'autres, qui installe la poésie dans un «lieu hors de tout lieu» selon la formule de Claude Esteban (Critique de la raison poétique, 1987). Quand bien même elle récuse l'« excarnation » - l'enfermement dans le langage ou dans l'abstraction - au profit de la « présence », et s'oppose à la philosophie, à l'Idée et aux concepts (L'Anti-PlatoN), la pensée de Bonnefoy est d'ordre essentialiste. Elle rejoint à sa façon d'autres formules qui tentent de dire - et de revendiquer - ce que Martin Heidegger et Maurice Blanchot nomment «l'essence de la poésie ». Pour le philosophe allemand, c'est la « fondation de l'Être par la parole » (Martin Heidegger, « Holderlin et l'essence de la poésie», Approche de Holderlin, 1962). Et Blanchot écrit que «Holderlin, Mallarmé et, en général, tous ceux dont la poésie a pour thème l'essence de la poésie ont vu dans l'acte de nommer une merveille inquiétante» («La Littérature et le droit à la mort», La Part du feu, 1949). Il y a derrière ces postures une sorte de métaphysique de la poésie à laquelle Bonnefoy souscrit malgré ses réserves envers Mallarmé. Mais, plus préoccupé de réflexion que de poèmes, il attend treize ans, après Dans le leurre du seuil (1975), pour donner Ce qui fut sans lumière (1987) qui en poursuit la trame, puis Début et fin de la neige (1991), poèmes en vers, contemporains de l'écriture en prose des «récits en rêves» {Une autre époque de l'écriture, 1988 ; La Vie errante, 1992).



Le MOT ronce, dis-tu

Le mot ronce, dis-tu ? Je me souviens De ces barques échouées dans le varech Que traînent les enfants les matins d'été Avec des cris de joie dans les flaques noires

Car il en est, vois-tu, où demeure la trace D'un feu qui y brûla à l'avant du monde - Et sur le bois noirci, où le temps dépose Le sel qui semble un signe mais s'efface, Tu aimeras coi aussi l'eau qui brille.

Du feu qui va en mer la flamme est brève,

Mais quand elle s'éteint contre la vague,

Il y a des irisations dans la fumée.

Le mot ronce est semblable à ce bois qui sombre.

Et poésie, si ce mot est dicible.

N'est-ce pas de savoir, là où l'étoile

Parut conduire mais pour rien sinon la mort,

Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir L'amande de l'absence dans la parole?

Yves Bonnefoy, Ce qui fia sans lumière, © éd. Mercure de France, 1987, p. 36-37.



On voit combien son exigence de «réaccorder» la langue à la plénitude sensible semble s'être épanouie, et parvient à une certaine confiance dans la nomination des choses et des êtres. Les Planches courbes (2001) reviennent une nouvelle fois sur la demeure d'enfance et l'avènement du monde qu'elle promet et préserve. Le poète les charge de références mythiques (Orphée, la barque, Cérès, Ulysse, Christophoros...), comme si la simplicité même était un leurre et que la Présence si désirée ne se saisissait qu'aux confins d'une culture toujours sollicitée.

Michel Deguy, en revanche, ne se défie pas de la philosophie, pas plus que de l'image, que Bonnefoy condamne dans sa lutte contre l'« excarnation » de l'écriture. Deguy chante au contraire les vertus de l'analogie et de la comparaison. Toute sa poésie, toutes ses réflexions sont tournées vers « l'être-comme » qui fonde le discours poétique. La poésie n'est pas seule (1987), «court traité de poétique», reprend les réflexions antérieurement esquissées (FigurationS) et les développe au crédit des «figures» qui structurent la langue. Pour autant, il ne faudrait pas croire que ce soit là la finalité du poème, car celui-ci, Deguy le répète souvent, est «l'hôte de la circonstance»: c'est dire que tout peut y avoir sa place. Il n'essentialise pas le texte comme Bonnefoy mais accueille en lui le contexte qui préside à son écriture. Ainsi, Spleen de Paris (2001) est un recueil de proses poétiques et caustiques sur la ville (aux incipit dévastateurs : par exemple, sur la publicité envahissante, « La Cité est tombée dans le panneau. /J'observe la progression du fléau [...] » ou encore « Le chien de Paris chie. / Ce ne sont pas des chiens ce sont des névroses [...]». On le voit, Deguy est surtout un vigilant critique du monde comme il va. Dans La Raison poétique (2000), il s'en prend à l'invasion de ce qu'il appelle le « culturel », abâtardissement des expressions humaines et artistiques, caricature de la société contemporaine qui menace la poésie lorsqu'elle se fait l'écho d'un réel défiguré dont la représentation est érigée en spectacle (cf. infra, chap. 4, p. 478). Il condamne ici une «sortie» du poème écrit, un abandon de la phrase et du phrasé de la langue poétique. Laquelle n'est pas, bien sûr, respect de quelque académisme rhétorique mais une «prose emportée se déchirant ou disloquant, en flux transgressant parfois les normes (le "bon usage"), par exemple celles de la ponctuation, qui, d'être ainsi supposées, se font remarquer. C'est le phrasé, euphrasique toujours, haletant » (L'Impair, 2000). Or ce phrasé est menacé par les provocations : « Si c'est pour envoyer la langue à la casse et remplacer l'illusion des pouvoirs spéciaux de la versification par celle des vociférations idiosyncrasiques ou ceux du calembour, ou ceux de la technique typographique du signifiant, on ne gagne pas au change» {ibid.). La matière du poème est au contraire dans le retrait, le défaut, comme il le rappelle après Mallarmé. Et la saveur ne s'en peut goûter que dans l'attention aux résonances de la langue : « Poésie c'est une manière d'écouter-voir. Qui réclame et prête aux choses-mots [...] une attention transversale dans une certaine lenteur» {ibid.). Le poème dit autrement. Il est, explique Michel Deguy, un «autrement dit de la chose» {ibid.). C'est dire aussi que l'esthétique ne se consume jamais dans un oubli des choses mais saisit le «mondoiement du monde». Poète et philosophe, Deguy ne sépare pas, on le voit, ces deux activités, qui vont d'un seul et même cours, fondues l'une à l'autre dans les mêmes livres {Aux heures d'affluence, 1993) sinon dans les mêmes phrases; mais il est vrai qu'il semble préférer désormais des proses dont le phrasé fait advenir la pensée et s'éloigner de la poésie pour elle-même, qu'il ne pratique plus guère sauf dans un bref recueil de Poèmes en pensée (2002) - et en vers.



L'immédiateté matérielle du monde



C'est aussi le trajet de Philippe Jaccottet, qui n'est pas philosophe, que de privilégier désormais les proses des Carnets de lui Semaison (cf. supra, p. 74-75), aux notes et aux méditations desquelles il mêle parfois des poèmes. Jaccottet s'abandonne plus humblement que Bonnefoy aux rares épiphanies de l'instant et s'affronte plus démuni à la mort qui frappe ou menace {Leçons 1969 ; Chants d'en bas, 1974 ; À la lumière d'hiver, 1977). Pensées sous les nuages (1983) tente d'arracher ainsi le sujet à sa finitude en le reliant aux rythmes du monde, s'appuyant sur la musique (PurcelL) comme sur la permanente sollicitation illuminante du paysage. Proche de Rilke, Jaccottet accorde sa pulsation intérieure à celle du végétal et aux irisations de la lumière. Il ne laisse apparaître du sujet lyrique que la trace de son retrait: «J'ai toujours essayé que le monde extérieur qui est à la source de mon émerveillement et parfois de mon effroi passe dans le poème sans que je sois trop présent, par une sorte de discrétion naturelle» («Parler avec des mots plus pauvres», 1992).

Toujours disponible à l'émerveillement devant les choses les plus simples, et parfois les plus éphémères, il y puise une sérénité à laquelle sa poésie se mesure, vers et prose mêlés {Cahier de verdure, 1990; Après beaucoup d'années, 1994). Nouant la transparence de l'écriture à celle du sujet, la parole effacée de Jaccottet a trouvé là une évidence longtemps refusée à ses premiers recueils, suspects à ses propres yeux d'illusions ou de complaisance. Elle atteint ainsi une justesse de voix qui s'ombre parfois d'un désenchantement mais sait consentir au cours du temps.

L'ouvre de Claude Esteban, disparu en 2006, n'est pas très éloignée de cette sensibilité et se retrouve dans le vceu d'immédiat de Jaccottet: «À quoi servaient les poètes puisqu'ils se complaisaient, davantage encore que les autres hommes, à l'arbitraire d'un discours, dans l'illusion d'une présence au monde», s'interroge-t-il dans Le Partage des mots (1990). Loin de toute sacralisation du langage, mais aussi des positions hautaines d'une poésie complaisante à elle-même, il réclame de «s'immerger derechef dans la houle opaque de l'élémentaire» {Critique de la raison poétiquE). Ses poèmes se plaisent à redire un rêve d'origine: «Je sors. J'ai des yeux/ neufs»; «Je cours/dans le matin du monde» {Le Nom et la Demeure, 1985) qui exprime une profonde méfiance envers tout ce qui fait écran entre le sujet et le sensible: formes apprises, représentations du monde, concepts et signes qui circonscrivent la chose ou la symbolisent. L'existence ne serait, à en croire le poète, qu'une longue séparation qui éloigne le sujet de lui-même: «Je ne sais», écrit-il dans Le Partage des mots, « si l'homme adulte se souvient encore du plaisir quasiment charnel, et du réconfort moral aussi bien, qu'il a éprouvés dans les premiers moments de l'enfance à poser sur chaque chose, tel un démiurge infiniment extasié, le nom tout neuf qu'il venait d'apprendre. » Dès lors, il lui faut laver le monde de son Histoire : « Rien n'a eu lieu / La terre / est neuve » {ibid.) Et le sujet lui-même se fantasme renaissant, dans la merveille de sa neuve disponibilité au monde: «Être non. Mais surgir/Savoir renaître. [...] indivisé» {ibid.), même si ce désir se sait illusoire : l'infinitif résonne ici comme un optatif. Car c'est bien là la difficulté de la langue qui use les mots : «dans la tête/les mots vieux» {Le Nom et la DemeurE). Esteban s'inquiète d'un langage qui ne cesse d'éloigner le verbe de la matière sensible: «Vais-je guérir des signes?», se demande-t-il en voulant inscrire «dans le dedans des mots/la chose même».

Ce projet le tourne vers les peintres, car la peinture n'use ni de signes ni de concepts {L'Immédiat et l'Inaccessible, 1978). Encore qu'il faille se méfier des règles et des savoirs qu'elle se donne parfois. Réservé envers une peinture trop vouée à la « représentation » du monde ou à la manipulation des formes comme le cubisme, intellection géométrique qui « n'a pas voulu voir mais concevoir» (Traces, figures, traversées, 1985). Claude Esteban se reconnaît en revanche chez ces peintres de la matière qui « retrouve (nT) le chemin et le lieu des choses» (ibid.) : Tapies, Viera da Silva, Aguayo dont il célèbre « le don superbe d'un bouquet de fleurs, émergence de l'immédiat, épiphanie de la substance, soudain levée au cour mal défini du vide» (ibid.), Tal Coat aux prises avec « l'énigme de l'immédiat » ( Veilleurs aux confins, 1978) ; Ubac dont les ouvres « témoignent bien d'une lutte et du difficile retour à Pimmédiateté de l'élémentaire» (ibid.)



L'écriture du corps



Bernard Noël aussi est très attentif aux peintres, auxquels il consacre beaucoup de textes et avec lesquels il collabore à des livres d'artistes. Polygraphe (près d'une centaine d'ouvrageS), Bernard Noël ne sépare pas ses récits (cf. supra p. 118), ni ses textes sur la peinture, de ses poèmes. Regard en demeure (1983) en avance même la synthèse, faisant poème de la peinture, comme l'explique plus tard «Où va la poésie?» (1989): «Voir précède infiniment parler/ [...] Quand parler s'est ajouté à voir, / L'oil est passé dans la bouche / Quand écrire s'est ajouté à parler, / La bouche est descendue dans la main, / Cette descente contenait aussi de l'oil/Mais contrôlé toujours par la bouche./La main veut abolir ce contrôle : / Elle veut communiquer avec l'oil / Sans pouvoir intermédiaire/Comme elle le fait quand elle peint». L'image poétique serait ainsi la manifestation de ce passage sans intermédiaire du regard au texte. Tous les livres de Noël se fondent sur une attention simultanée au corps physique et au corps textuel, fortement articulés l'un à l'autre depuis Extrait du corps (1958) et Situation lyrique du corps naturel (1956) jusqu'au Journal du regard (1988), à La Chair du regard (1993, sur André MassoN) et au Roman du regard (1995) : « Pour voir, il faut faire retour vers le corps. » C'est ce à quoi s'emploie sa poésie, qu'il s'agisse d'y inscrire la pulsion sexuelle en série de brefs tercets (La Moitié du geste, 1982) ou l'élan erotique en chants infinis (L'Été langue morte, 1982), d'y interroger reflets et miroir du corps dans L'Ombre du double (1993). Dans la perspective d'Artaud et de Bataille, mais sans violenter la langue comme le font Prigent, Guyotat ou Verheggen, Bernard Noël préfère des formes plus subtiles (l'acrostiche dans Bruit de langues, 1980 ; chants et contre-chants dans La Chute des temps, 1983) qui offrent à la poésie son orage verbal affranchi de la représentation sans se prêter aux excès de l'effusion. C'est dans ses textes sur la peinture, aussi, que Jacques Dupin se livre sans doute le plus. Sa poésie âpre, rendue aiguë et retenue à la fois par la pudeur qui impersonnalise ses tensions, s'y abandonne à de plus intimes confidences : « Ce serait, violence et jouissance confondues, le contact avec la peinture, la vérité de toute la peinture, l'immédiateté de la rencontre et l'approfondissement de la commotion », écrit-il à propos du peintre Rebeyrolle (« La peinture et le corps» in Rebeyrolle, 1988). Chaque confrontation de Jacques Dupin à la peinture est ainsi une quête renouvelée de la matérialité et de son contact qui suggère la chair - couleurs et formes - sans la représenter: «En avant de la toile, soulevée au couteau, la matière ocre rose de cuisses largement écartées comme une barre déchirant la vue. Une intensité sans recul, l'amplification, la frontalité d'un sexe féminin à partir d'un écrasement de poussière. Au milieu, l'amande creusée dans une falaise de chair», écrit-il dans Matière du souffle (1994, repris dans Matière d'infini, 2005), à propos d'une toile deTàpiès. La matière picturale nourrit les figures d'une chair improbable et leste « les bavures, les atermoiements, les ratures - de l'exacerbation d'une vulve cramoisie, d'une vulve cardinalice». Car ce n'est pas l'image qui installe le corps nu dans la peinture, mais bien cette débauche de matière, « l'éjaculation de peinture » que la poésie prend en compte.



Le truchement de l'art permet de dénouer une expression empêchée : «Je devrais me taire mais ils sont là, ils accroissent ma jouissance et ma soif d'identification avec l'innommable. » (Matière du soufflE) Dans la poésie, toujours très resserrée, très fragmentaire, s'imposent au contraire une contrainte du verbe (Une apparence de soupirail, 1982), une restriction du langage : «Je suis entré par distraction dans l'effervescence des mots de ma langue-mère, dans la mâchoire crayeuse de ma langue-mort», écrit le poète dans Les Mères (1986). Néanmoins, l'ouvre de Jacques Dupin s'est autorisée, depuis Rien encore, tout déjà (1991) et Echancré (1991), une certaine écoute de sa matière biographique. L'écrivain y revient notamment sur l'enfance, dans l'asile psychiatrique ardéchois que son père dirigeait, en estompant les voiles allusifs dont il revêtait les textes antérieurs. La pulsion d'écrire s'y noue alors aux expériences originelles qui la fondent.



Echancré se divise en sections, chacune dans une page (ici séparées par des astérisqueS). Les phrases sont scandées de points centrés, comme autant de respirations.

Écrire les yeux fermés . écrire la ligne de crête . écrire le fond de la mer... creuser plus profond que le vagissement du nouveau-né, que le cri de la chasseresse, la plainte du supplicié... que l'enchevêtrement des racines, que l'exténuation des lanières de la terreur...

écrire sans recul, dans le noir . dans la doublure, dans la duplicité, du noir...

»**

Ecrire : une écoute - une surdité, une absurdité - écrire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue, dans l'écart creusé, par la garrigue et les labours, l'étendue vide, la nuit criblée . dans un jardin d'enfants . parmi les ruines de la pensée . Les fondations de la pyramide . et sur la nudité du bois de la table, de la planche rabotée qui écoute - des quatre planches qui écoutent en se rapprochant...

Dès le premier jour de ma vie, derrière les barreaux des fenêtres de la folie, une note de lumière, - l'allégresse de respirer, de téter, de vomir, - avec l'interdiction de salir ou de rêver, de marquer, d'écrire -. de refuser le lange, de regarder le jour... - le dur devoir d'être seul, d'écrire à genoux dans le sable pour atteindre le jour, pour jouir du corps et du jour...

Écrire avec les aiguilles de pins qui adoucissaient la terre devant le caveau de Ponge . Nîmes, un vingt août, un midi torride . nous étions quinze sous l'ombrage odorant de son bois de pins... dans une chaotique dispersion de pierres huguenotes, dans la chaleur qui est la sienne qui est la nôtre...

Jacques DUPIN, Echancré, © éd. P.O.L, 1991, p. 25-28.



Depuis, les recueils suivants (Le Grésil, 1996; Ecart, 2000; Amuse gueule, 2003 ; Coudrier, 2006) se sont faits plus noirs, accueillant avec une violence amère, à soi-même sarcastique, les brisures que la vie inflige au corps. Dès ses premiers recueils, l'écriture de Dupin s'était mesurée à l'abrupt des cimes, aux ébou-lis de ravines, «graver» s'y conjuguait avec «gravir», écrire avec marcher. Le poète trouve toujours à se dire dans l'austérité de ces lieux écartés : « Seul. Je donne ma vie à la traversée des orgues de basalte, à la dégringolade par une pente de broussailles et de ronces jusqu'à la gorge rocailleuse, jusqu'à la combe obscure au fond du ravin » (EcarT), mais c'est avec souffrance, car il a perdu ce « pas très ancien du marcheur vif». Que la marche soit désormais plus difficile et c'est l'écriture qui l'éprouve: «Je marche en boitant. J'écris en boitant. » Le poème alors se charge de dire l'« ignominie de la jambe plus courte», désarticulant le texte dans la violence même d'une maladresse mal consentie : os iliaque fendu lombes pulvérisés dans la voix escarbilles hors du brasier j'arrache hors de moi les feuillets invisibles du livre des massacres

Jacques Dupin, Écart, éd. P.O.L, 2000, p. 64.

Le poète que la poésie écartèle se démembre sur la page, s'écrit à vif, sans complaisance : « Obèse. Souterrain. Grand âge. Appuyé sur canne, et tendon brisé, hanche à vif. Claudiquant, louvoyant, achoppant, ralenti par la lourdeur des poisons injectés qui répugnent à se dissoudre. L'ceil rivé à la terre entrouverte, allant moins loin, moins encore. » L'écriture se fait « poésie mauvaise » lit-on dès les premières lignes de Coudrier, plus douloureuse qu'autrefois. « Mauvaise » : de mauvaise grâce, poésie querelleuse, acide parfois, abrupte souvent. Dont les traits à vif, emportés, comme arrachés à la langue, font querelle au destin, stigmatisent l'existence : « Ecrivant sans écrire, je suis moins attablé qu'attelé, que garrotté à cette longue planche de châtaigniers qui bourgeonne, qui convoque les braises et les signes. Qui m'humilie. Qui me chasse. » Ce faisant, elle confirme l'une des meilleures définitions qui ait été donnée de la poésie : « Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent.» {Moraines, 1969).



Traversées du deuil

Le dernier recueil de Claude Esteban, Trajet d'une blessure (2006) semble vérifier dans la chair même du poète malade la justesse de cette formule, tant la souffrance y morcelle le texte, en agresse l'effort que La Mort à distance (posthume, 2007) ne peut qu'à grand-peine apaiser. Pour Esteban, l'épreuve du dénuement et du deuil («Je n'avais plus de nom, plus de livres pour répondre», Elégie de la mort violente, 1989) s'ouvre sur le désir d'une nouvelle naissance, d'une matérialité vierge d'angoisse (Quelqu'un commence à parler dans une chambre, 1995). De la révolte au requiem, ses livres modulent alors les uns après les autres son espoir résigné jusqu'à ces rives d'abandon, sur «la dernière lande», où le corps fatigué de ne pas se rejoindre pense «disparaître et qu'on [l']oublie» {Morceaux de ciel, presque rien, 2001). Dans cette profonde élégie du sujet, comme en deuil de soi-même après le deuil de l'autre, un ultime souffle dit l'épuisement d'une lutte inégale contre les « mots qui durcissaient».



Sept jours d'hier, sept jours comptés comme si le nombre enfin clos fixait le temps, forçait le temps à ne plus creuser son entaille, sept jours traversant les années, et cette voix soudain qui décide que c'est assez, qu'il faut compter autrement, si l'on pouvait.

Cette voix qui vient

De nulle part, comment faire, dites-moi, pour ne pas l'entendre, toutes

Les choses se sont tues, d'abord les grandes, celles qui nous blessaient, puis les petites,

Et c'est dans le silence de la nuit

De l'âme, soudain la voix comme un effroi puis comme une allégresse

Et puis la mort, simplement.

Donnez-moi ce matin, ces heures encore du petit matin quand tout commence, donnez-moi, je vous prie, ce mouvement léger des branches, un souffle, rien de plus,

Et que je sois comme quelqu'un qui se réveille dans le monde et qui ne sait ni ce qui vient ni ce qui va mourir, donnez-moi juste un peu de ciel, ou ce caillou.

Claude ESTEBAN, Quelqu'un commence à parler dans une chambre, © éd. Flammarion, 1995, p. 71-73.



Cette traversée du deuil, qui enténèbre les poèmes méditatifs de Jaccottet et donne à ceux d'Esteban leur douloureuse vibration, est une expérience partagée par bien des poètes de cette génération qui ont vu disparaître la compagne d'une vie : « C'est l'effondrement des autres qui est insoutenable, et qui menace de nous détruire plus sournoisement. De faire paraître les mots coupables, ou odieux. De nous réduire, enfin, au silence», écrit Philippe Jaccottet (À travers un verger, 1975). L'exigence même de leur écriture, construite au fil des années et des livres, s'y affronte cependant avec une rare densité, une profonde justesse. C'est aussi vrai de Quelque chose noir (1986), que Roubaud écrit à la mort de sa femme Alix, que du « Thrène » de Michel Deguy, A ce qui n'en finit pas (1995), écrit face à l'absence de Monique. Le livre de Roubaud fait place à la défection : « En moi régnait la désolation », puis s'interroge : « Où es-tu ? » et fonde, dans l'adresse à l'absente, la chance de sa précaire survie: «Je vais inscrire me détourner et inscrire les mots de l'adresse les mots de l'adresse qui sont l'unique manière de constituer encore une identité qui soit tienne sans cloison » mais « ce poème t'est adressé et ne rencontrera rien ». La vanité de la parole se mesure à chaque instant. Pourtant il n'y a rien d'autre : Deguy en prend puissamment la mesure dans À ce qui n'en finit pas : « Et je vais murmurer, comme si je me penchais vers son oreille, vers son cour, les incipits de quelques poèmes, il y en a tant. Du temps où j'écrivais "Les jours ne sont pas comptés" [...] C'est la désolation. Il n'y a pas de consolation. »

Eût-il été possible de lui donner la mort, je veux dire de la confier à la mort avec plus de tendresse, nous regardant plus souvent l'un l'autre dans et à travers ce savoir, de sa mort, dans l'approche chaque jour de cette mort? De la coucher tendrement, de l'emmourir comme on endort un enfant, la bordant, caressant, soignant dans la morition, avec peine et larmes laissées sur le visage, l'accompagnant jusque

.,. possible si nous avions été plus âgés encore, moins pudiques aussi depuis tant d'années, plus confiants dans un passé qui eût été moins contentieux, échangeant de l'amour contre de la mort, de la mort avec de l'amour aussi, bien sûr, si je t'avais moins abandonnée sur le seuil des églises, si prier avait eu du sens, mais je t'avais retiré cela aussi, j'avais aussi asséché ton âme pieuse. Soustrait le si j'avais su mieux parler des choses à l'ordre de notre jour, telles se retirer, et du suicide, et déchirant

Michel DEGUY, À ce qui n'en finit pas, © éd. du Seuil, 1995.



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