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NAISSANCE D'UNE LANGUE ET D'UNE POÉSIE






Ce que l'on sait le mieux n'est pas le commencement de la langue française. Comme le dit Charles Bruneau : « Notre langue n'est autre chose que du latin parlé par des Gaulois... du latin prolongé à l'état vivant. » A ce latin parlé, auquel les diverses Gaules font subir évidemment des adaptations particulières, on pourra bientôt appliquer le qualificatif de « roman ».

Les Germains, qui y surgissent au milieu du IIIe siècle, les Huns, les Scythes et autres Sarmates qui y déferlent deux siècles plus tard, bouleversent la physionomie linguistique de la Gaule aussi bien que ses mours et son économie. Le latin, langue de l'Eglise, et le roman auront désormais à compter avec le francique. Si les rois francs apprennent le roman et les Gallo-Romains cultivés la langue germanique et si, « pendant plusieurs siècles, l'aristocratie française a donc été bilingue » (Charles BruneaU), la Flandre, le Luxembourg et la Lorraine rompent avec le roman. Autre perte sensible, les Celtes, chassés de Grande-Bretagne par les Saxons, s'installent en Armorique, y fondent la Bretagne et en expulsent le roman.



Aux VIIIe et IXe siècles, celui-ci, enrichi (ou envahI) d'apports germaniques, commence seulement à ressembler au français que nous connaissons. Charlemagne, assisté d'Alcuin, ne fera pas peu pour donner à ce roman mâtiné de barbare son acte de baptême « francien ». Après avoir entrepris la rédaction d'une grammaire franque, il fait traduire en roman nombre de mots latins difficiles, afin que le peuple puisse suivre les offices. Dans le même temps, il est vrai, il restaure la grammaire latine. Sans empêcher pour autant que le latin ne se prononce de plus en plus couramment à la française, en appuyant sur la dernière syllabe accentuée.

On aimerait que, de tous les textes écrits en langue romane vulgaire, le plus ancien que l'on puisse citer, au seuil d'une Histoire de la poésie française, fût un poème. Des poèmes, à coup sûr, il s'en composa bien avant qu'il ne fût question de coucher sur le parchemin quoi que ce fût. Ceux qui furent improvisés dans notre langue naissante se sont tout bonnement perdus, faute d'avoir été écrits (seuls les clercs savaient écrire et ils le faisaient en latiN) ou d'avoir bénéficié, à travers les archives, d'un bon vent qui les eût portés jusqu'à nous. Le premier texte en roman rustique qui ait eu cette fortune est donc en prose. C'est celui, noté par Nithard, petit-fils de Charlemagne, du serment solennel que les soldats de Charles le Chauve prêtèrent à leur roi le 14 février 842 à Strasbourg :



« Pro deo amur et pro Christian poblo et nostre commun salvament... si salvarai eo cist meon fradre karlo. »



Quarante ans plus tard, un peu moins peut-être, un moine de l'abbaye de Saint-Amand (NorD) transcrit en vers, dans la même langue vulgaire une brève séquence latine du poète Prudence (348-410), qui sera dite tantôt Séquence, tantôt Cantilène de sainte Eulalie et fournit ainsi à notre poésie son premier berceau identifiable, sinon son prototype le plus lointain :



Buona puicella fut Eulalia :

Bel avret corps, bellezour anima.

Voldrent la veintre li Deo inhni,

Voldrent la faire diavle servir.

Elle nont eskoltet les mal conseillers

Qu'elle Deo raneiet chi maent sus en ciel.

Ne por or, ned argent ne parament,

Por manatee regiel ne preiement.

Niule cose non la pouret omq pleier,

La polie, sempre non amast lo Deo menestier.

(Eulalie fut une bonne pncelle :

Belle de corps et d'âme encor plus belle.

Les ennemis de Dieu voulaient la vaincre

Et à servir le Diable la contraindre.

Elle n'écouta pas les mauvais conseillers

Voulant qu'elle renie Dieu qui est dans le Ciel,

Ni pour or ni argent, ni luxueux habits.

Et menace royale ou prière n'y fit.

Rien ne put la plier jamais et faire que

La doucette (1) toujours n'aimât à servir Dieu.)



A la fin du Xe siècle, soit quelque cent vingt ans plus tard, émergent de notre préhistoire poétique deux poèmes importants, également d'inspiration religieuse : La Passion du Christ, qui compte cinq cent seize octosyllabes, et La Vie de saint Léger, qui eu compte deux cent quarante. Il est probable qu'il s'agit là de traductions, versifiées pour en permettre une meilleure inscription dans la mémoire populaire, de saint6 ouvrages latins en prose. La plupart des hagiographies qui s'écrivent à l'époque en langue vulgaire sont mises en vers pour les mêmes raisons. Si l'on est frappé par leur caractère narratif, leur manque d'images et de lyrisme, on observe que ces poèmes se plient à des lois prosodiques qui, obligées qu'elles sont de tenir compte de la prononciation de la langue vulgaire, ne sont plus celles de la poésie latine, fondées sur des combinaisons syllabiques, dites « pieds » (les dactyles - une syllabe longue, deux brèves ; les spondées - deux longues ; les anapestes - deux brèves, une longue, etc.), qui donnent à telle ou telle syllabe une accentuation particulière. Dans le nouveau système rythmique, toutes les syllabes ont une même valeur et il faut que tous les vers aient le même nombre, étant donné la nécessité pour le texte de cadrer exactement avec la musique (1). La rime - ou l'assonance - et le strict découpage en couples ou en strophes renforcent encore l'adéquation du poème à la mélodie et, du même coup, confèrent à celui-ci sa musique propre dont, au fil des siècles, il finira par se satisfaire. A peu de chose près, cette strophe de La Vie de saint Léger est d'ores et déjà conforme aux canons prosodiques auxquels la poésie française se conformera de Ronsard à Aragon :



Sed il nen at langue a parler

Dieu exodist les sous pensers ;



Et sed il nen at uoils carnels,

En cuor les at espiritels ;



Et sed en corps at grand tonnent,

L'aneme ent avrat consolement.



(S'il n'a de langue pour parler

Dieu quand même entend ses pensers ;



Et s'il n'a plus ses yeux charnels

Son cour en a, spirituels ;



Et si son corps a grand tourment

L'âme en aura consolement.)



Au début du XIe siècle, une Vie de saint Alexis, en cent vingt-cinq strophes de cinq décasyllabes, vraisemblablement écrite dans le Vexin normand par un chanoine nommé Thibaut, l'emporte en vertu poétique sur toute la versification religieuse romane, seule ostensible en ces premiers âges où la prose elle-même est rarement profane. Elle a tant de force qu'elle survivra encore, au XXe siècle, où Henri Ghéon en tirera son Pauvre sous Vescalier :



Sous l'escalier où il a son grabat.

On le nourrit des restes du repas.

A la misère est réduit son haut rang

Mais il ne veut que sa mère le sache ;

Il aime Dieu plus que tous ses parents.



Parmi les nombreuses hagiographies mises en vers au XIIe siècle, en un français qui se cherche encore, la place d'honneur revient à La Vie de saint Thomas Beckett, rimée_ par Guernes de Pont-Sainte-Maxence en vers de douze pieds, dits « alexandrins » parce que le modèle en vient du contemporain Roman d'Alexandre. C'est la première fois sans doute qu'une épopée s'écrit dans le même temps, ou presque, que s'accomplissent les événements qui l'inspirent, en l'espèce les démêlés de Thomas avec Henri II Plantagenêt. Et c'est aussi la première fois que la poésie romane prend une pareille ampleur, dramatique et passionnée :



Alors saint Thomas voit que son martyre est proche :

Joint ses mains sur sa face et s'en remet à Dieu.

A saint Denis martyr, que douce France honore.

Et aux Saints de l'Eglise, il recommande alors

Sa personne, sa cause et celle de l'Eglise.



Un siècle auparavant, toutefois, mais en divers dialectes méridionaux, d'autres hagiographies dignes de mémoire avaient été composées. Notamment une Vie de sainte Foy et une Vie de Boèce. Il faudrait à ce propos insister sur la progressive séparation linguistique de la Gaule en deux o parlera » - l'oui et l'oc - dont la frontière se situait au xne siècle bien plus au nord qu'aujourd'hui (elle passait par Poitiers, notammenT) et ce serait pour déplorer l'appauvrissement que ce divorce entre des cultures faites pour s'interpénétrer leur a fait subir, les plus convaincants parallélismes entre troubadours et trouvères n'étant à cet égard que consolations posthumes.

Avec les chansons de geste qui apparaissent aux XIe et XIIe siècles, il ne s'agit plus d'hagiographies mais de récits historiques versifiés, inspirés de faits réels que l'imagination populaire, la faconde des rédacteurs - qui, selon Joseph Bédier, 6ont des moines - et celle des trouvères et troubadours (1) transfèrent sur un plan légendaire. Ces faits réels, ce sont par exemple les invasions sarrasines qui ont commencé au vnie siècle et que la victoire de Charles Martel n'a que momentanément interrompues. Avec elles, ce ne sont pas seulement des mots arabes ou espagnols et des propositions philosophiques, propres à l'islam ou renouvelées des Grecs, qui sont entrés dans le vocabulaire et la pensée romanes. C'est aussi une ornementation stylistique et une buée surréelle grâce auxquelles nos poètes confèrent un caractère décoratif et des dimensions mythologiques à des événements et à des héros pourtant parfaitement identifiables (2).

L'anonyme Chanson de Roland, destinée comme toutes les autres chansons de geste à être chantée (3), est le plus haut amer qui nous permette une approche de la poésie française de ce temps. Elle fut vraisemblablement composée entre 1090 et 1130 ; Taillefer la déclama au combat d'Hastings, s'il faut en croire le dernier vers, et c'est un manuscrit d'Oxford qui en a recueilli le texte. Nous n'allons pas résumer les hauts faits de Charlemagne « au chef tout fleuri », de Roland le Preux, d'Olivier le Sage, la traîtrise de Ganelon. Plutôt dire que leur récit est un modèle de simpbcité et de grandeur et qu'on y trouve à la fois une apologie de la chrétienté, une illustration de la chevalerie, un tableau complet de la vie féodale, une exaltation du sentiment patriotique et, enfin, ce qui tranche avec le dédain des hagiographies pour le cadre naturel, une espèce de connivence affectueuse avec les éléments :



En France il y a une étrange tourmente :

C'est un orage de tonnerre et de vent...

Il n'eet maison où quelque pan ne croule.

Malgré midi il y a grandes ténèbres...

Beaucoup disent :

« C'est la fin de tout, La fin du monde qui se présente à nous. »

Ils ne le savent et ne disent pas vrai :

C'est le grand deuil pour la mort de Roland (1).



On est accoutumé à diviser en trois catégories les chansons de geste. A la première se rattachent toutes celles qui ont pour thème la vie et les actions de Charlemagne et de ses barons, et pour moteur un esprit de croisade ; entre autres le Pèlerinage de Charlemagne, où le roi des Francs est tantôt moqué, tantôt sanctifié, et les gestes de Girard de Roussillon ou de Raoul de Cambrai, où la révolte des barons est franchement traitée.

Le deuxième cycle groupe les récits en vers qui s'inspirent de l'Antiquité, à commencer par Le Roman d'Alexandre, déjà cité, ouvre d'Albéric de Briançon, en continuant par Le Roman de Thèbes, Le Roman d,Enéas et l'interminable Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. Ici encore, l'imagination prend des libertés extrêmes avec une histoire déjà embrumée de légende. Qu'il s'agisse d'Enéas, d'Hector ou d'Alexandre, l'espace et le temps où s'accomplissent leurs exploits n'ont pas de limites précises et les créatures qui les entourent sont à la fois humaines et fabuleuses.



Si l'influence germanique et l'influence judéo-arabe Bont particulièrement sensibles dans les chansons de geste du premier cycle et si celle de l'Antiquité règne sur le second, l'inspiration celtique s'exerce à fond dans le troisième - dit, précisément, « cycle breton ». La conquête de l'Angleterre par les Normands ne crée pas seulement une unité politique, religieuse et architecturale ; elle fait s'interpénétrer des légendes nées aussi bien dans notre Armorique que dans la Cornouailles ou le pays de Galles et provoque la naissance d'une littérature anglo-normande. Gustave Cohen a raison : « La Manche n'a pas été une barrière mais un trait d'union. » Ce trait d'union subsistera jusqu'au xrve siècle. Beroul, qui est Normand, Thomas qui est Anglais, Marie de France et Chrétien de Troyes écrivent dans la même langue et puisent dans le même trésor, nimbé tout à la fois de vapeur mystique et de chaleur sensuelle.



Ce trésor peut être divisé en deux parties. Dans la première on groupera tous les romans « arthuriens » ou * de la Table ronde dont le roi Arthur, son neveu Mordred, qui l'occit par traîtrise, et sa sour la fée Morgane, qui leur donne pour vivant sépulcre l'île d'Avallon, sont les principaux acteurs. On a vu à juste titre en Arthur une sorte de Charlemagne britannique et dans sa fameuse épée, Escalibor, quelque chose comme la Durandal ou la Joyeuse de Roland. On peut en tout cas comparer la mission religieuse et patriotique de l'empereur d'Occident à celle d'Arthur, qui est de délivrer le sol breton. Main mystérieuse qui sort de l'eau pour s'emparer d'une épée, cortège de fées, naissances mystérieuses et prophéties, les romans arthuriens ont un caractère fantastique et poétique peut-être plus marqué que les romans carolingiens. A cet égard, on les rapprocherait de ceux du cycle antique. Il faut dire que Chrétien de Troyes, principal ouvrier du genre, avait commencé par composer des romans à l'antique et que, se lançant dans le cycle breton avec Erec et Enide, puis avec Lancelot ou Le Chevalier à la charrette et Yvain ou Le Chevalier au lion, il y pratiqua sa même verve créatrice, dont le goût du mystère et l'imagination fabulante sont, avec une mystique, une « courtoise » adoration de la Femme, les ressorts essentiels.

Les romans consacrés à la légende du Saint-Graal (que Joseph d'Arimathie aurait enterré quelque part en Cornouailles ou en SomerseT) sont étroitement liés à ceux de la Table ronde proprement dits. Chrétien de Troyes mourra avant d'avoir achevé son Percerai ou Le Conte du Graal (il le sera par Gerbert de MontreuiL), mais nombre de contemporains et d'héritiers du poète champenois traiteront le même thème.



Les uns et les autres fondent pareillement en une même geste les aventures fabuleuses du roi Arthur et la légende de Tristan et Yseut, également recueillie dans l'Angleterre devenue normande et qui alimente tous les romans de la deuxième partie du trésor poétique que nous avons tenté plus haut de définir. Les Fables et surtout les Lais de Marie de France s'assimilent d'eux-mêmes aux romans bretons, ne serait-ce que parce que Tristan et Yseut s'y nouent ensemble, comme à l'arbre le chèvrefeuille :



Ni vous sans moi. ni moi sans vous.



Et, bien sûr, toutes les chansons de geste offrent des points communs. Toutes transforment un substrat réel en une substance mentale qui échappe aux lois de la logique et de la pesanteur. Toutes transforment le simple récit discursif de ce qui a été, ou aurait pu être, en un dire, non seulement scandé et rimé, mais allégorisé, figuré, où s'opère une sélection plus ou moins soucieuse des mots, des idées et des sentiments. En toutes déjà s'exerce « l'artifice à part » des poètes, dont Ronsard se fera le héraut quatre siècles plus tard. Autres points communs entre tous ces vieux romans, la place de plus en plus grande qu'y prend la Femme. Si l'on peut compter sur les doigts de la main les figures féminines qui apparaissent dans La Chanson de Roland, les filles-fleurs abondent dans les romans du cycle d'Alexandre, les romans arthuriens de Chrétien de Troyes font autant d'honneur à la poésie amoureuse qu'à la poésie héroïque et l'admirable Yseut elle-même n'hésite pas, en termes crus s'il le faut, à rappeler qu'elle est de chair :



De ces deux-là je fais l'aveu :

Et mon époux et le lépreux.

Comme sur son cou me portait.

Entre mes cuisses il entrait.

Si vous voulez que plus en fasse.

Je m'y tiens prête à cette place.



En outre, et il est important de le souligner, les divers romans qui s'écrivent en langue d'oïl rencontrent tous la poésie de langue d'oc, dont Mar-cabru, Guilhem de Poitiers, Bernard de Ventadour, Jaufré Rudel et Bertrand de Born sont les représentants majeurs, sous le signe d'un « amour courtois » qui confond bien souvent l'odore di femina et l'odeur de sainteté. En cela aidées par les festivités et déplacements des grands de l'époque et l'appel fait en ces circonstances aux trouveurs du Nord et du Midi, toutes les poésies d'alors s'influencent mutuellement et concourent à créer une véritable casuistique amoureuse en même temps qu'une cristallisation du pur dessein de poésie. Sur ce dernier point, Guilhem de Poitiers (1071-1127) annonce déjà Mallarmé et ses héritiers les plus intraitables :



Farai un vers de dreyt nien

(Je ferai vers sur pur néanT)



Avec Aucassin et Nicolelte (notons en passant qu'Aucassin est l'Alkassin arabE), le roman des amours contrariées descend des hauteurs épiques et va même jusqu'à tourner celles-ci en aimable dérision, t Qu'ils se marient seulement s'il savent tisser ensemble », dira de nos jours Henri Michaux. Ainsi font les deux héros de la chantefable... Même sens pratique, même malice dans le Roman de Renart, dont les origines sont dites germaniques par les uns, ésopiques et orientales par les autres, qui est une mosaïque de menus fabliaux rassemblés au début du XIIIe siècle et vraisemblablement écrits par de nombreux conteurs un siècle environ plus tôt. Si ces derniers se font volontiers satiriques, jusqu'à ridiculiser la société féodale, certains de leurs contemporains ou successeurs se feront, eux, franchement grivois, voire obscènes. Nous voilà bien loin des édifiantes hagiographies d'hier !



Si l'auteur anonyme du Fabliau de Rickeut s'en prend à son tour à l'esprit chevaleresque et courtois avec une violence qui impressionne ; si Colin Muset ose employer des accents familiers et, dans le même temps, de grande science verbale, pour s'adresser à de hauts personnages dont il attend pourtant sa subsistance ; si Thibaut de Champagne et Gille-bert de Berneville (1), fidèles quant à eux à la courtoisie amoureuse, nous peuvent toucher encore par leur art du raccourci et leur musicalité, ils sont dominés de haut par Rutebouf, de qui l'on ne sait à peu près rien, sinon qu'il était de Paris, qu'il s'y maria deux fois (la deuxième en 1261) et y mourut vers 1280. Le premier grand poète de notre langue, c'est lui. Ni courtoisie ni mignardise, dans ses vers. Et, même, fort peu d'allusions à l'amour. En revanche, une énergie, une âpreté viriles, un verbe ramassé, une façon passionnée de se colleter avec les réalités les plus dures, qui sont son ordinaire de ménestrel affamé :



Si Rutebouf rudement rime

Et si rudesse en sa rime a,

Prenez garde qui la rima.

Rutebouf qui rudement ouvre...

Est aussi rude comme bouf (1).



Aussi bien le meilleur de tout ce que Rutebouf nous a laissé - quelque quatorze mille vers - a-t-il un caractère autobiographique qui, tout de même qu'il annonce Villon, justifie par avance le : « insensé, qui crois que je ne suis pas toi » de Hugo. Poésie personnelle, donc, mais où la rigueur des temps pour les pauvres et les obscurs est dénoncée et combattue au nom de tous et non d'un seul (2). Et cela aussi est bien nouveau. L'auteur du Miracle de Théophile et de Renart le Bêtournê, qui ne craint pas de s'en prendre aux puissants de tout poil, à commencer par les princes de l'Eglise, ne chante jamais si bien que lorsqu'il s'adresse à ses frères humains, réclame leur chaleur ou déplore leur perte. Que des vers comme :



Que sont mes amis devenus

Que j'avais de si près tenus

Et tant aimés... aient pu, de notre temps, chantés par Joan Baes ou Léo Ferré, devenir aussi populaires que les chansons de ce dernier ou de Georges Brassens - qui doivent tant, en vérité, à Rutebceul et à Villon - suffit à prouver que le poète qui ne s'enferme pas dans une tour d'ivoire a des chances de rester « moderne » à jamais.

Dans La Grande Clarté du Moyen Age, Gustave Cohen a vivement combattu la thèse, fort longtemps accréditée par l'histoire officielle, selon laquelle le Moyen Age fut celui de la pesanteur et de l'obscurité intellectuelles. Les chamarrures féeriques de nos vieux romans, la promotion qu'on y voit accorder à la femme, à la vie des sens, l'esprit satirique et même contestataire qui se donne libre cours chez les rimeurs contemporains de Saint Louis illustrent à merveille le propos de Gustave Cohen. Il s'agit bien de lumière quand il y a ouverture de l'esprit à l'irrationnel, remise en cause des mours et des lois, invention verbale librement exercée, jusqu'à chavirer dans l'absurde. A cet égard, les « fatrasies » que les poètes composent aux xine et xrv6 siècles pour servir d'intermèdes au cours des longs mystères dramatiques joués sur les parvis, sont tout bonnement du surréalisme avant la lettre. Jehan Bodel d'Arras, le poète lépreux, à qui l'on doit une Vie de saint Nicolas, curieuse pièce en vers où l'on ne sait qui vit, qui rêve, et Philippe de Beaumanoir excellèrent dans ce genre de poésies systématiquement déraisonnables :



Un ours emplumé

Fit semer un blé

De Douvres à Ouessant



A peu près dans le même temps s'écrivait le Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris vers 1225 et poursuivi quelque cinquante ans plus tard par Jehan de Meung. Les deux poètes étaient, l'un et l'autre, de très jeunes hommes du pays de Loire, mais, en un demi-siècle, il avait passé bien de l'eau sous les ponts. Cela suffit à expliquer que, donnant aux 4 068 vers de son prédécesseu une suite qui les quintuplera, Jehan de Meung en renouvelle à peu près radicalement l'esprit. Guillaume de Lorris s'inspirant à la fois de L'Art d'aimer d'Ovide, des romans de Chrétien de Troyes et de toutes les contemporaines variations poétiques sur le thème de l'amour courtois, avait écrit une sorte de conte allégorique dont les personnages ont nom Pitié, Raison, Franchise, Bel Accueil, Jalousie et Médisance, qui a pour cadre le château du Dieu d'amour et pour thème la conquête de la Rose, c'est-à-dire de la Femme. Jehan de Meung, ne continuant cette intrigue fleurie que pour la forme, se lance dans des digressions fort longues, dont la nécessité dans le corps du poème lui importe assez peu dès lors qu'elles lui permettent d'exprimer sa pensée sur le monde physique, moral et social de son temps. Non sans faire étalage de ses lectures considérables dans toutes les disciplines, Jehan de Meung saisit le réel à bras le corps, envoie promener la poésie courtoise, souligne que l'homme a prise sur la nature et sur son propre destin, crée avec Faux-Semblant un prototype de Tartuffe, chante son amour du peuple et ne se gêne d'aucune façon pour dire aux grands le peu de cas qu'il fait de leur grandeur :



Les princes ne méritent pas

Qu'un astre annonce leur trépas

Plutôt que la mort d'un autre homme-

Leur corps ne vaut pas une pomme

De plus qu'un corps de charretier.

Qu'un corps de clerc ou d'écuyer.



Sans doute Jehan de Meung n'a-t-il pas les suavités expertes de Guillaume de Lorris. En revanche, il a le verbe dru, nerveux, la force d'inscription et de conviction qu'il faut pour êtrs de son temps et pour durer. Ce précurseur de Rabelais, de Molière et de Voltaire peut encore nous enseigner.


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