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Mémoire et « enquête » : la Seconde Guerre mondiale






Les questionnements que la littérature contemporaine adresse à l'Histoire ne peuvent faire l'économie de la fracture majeure du siècle, celle de la Seconde Guerre mondiale et des tragédies dont elle fut marquée. Les grandes ouvres sur cette période datent de l'immédiat après-guerre: Sartre, Les Chemins de la liberté; Merle, Week-end à Zuydcoote; Camus, La Peste; Hyvernaud, Le Wagon à vaches; Char, Feuillets d'Hypnos; Aymé, Uranus, etc. Livres auxquels il faut ajouter ces textes fondamentaux qui se sont confrontés à l'écriture de la déportation et de la solution finale: ceux de Robert Antelme, David Rousset, plus tard, ceux d'André Schwarz-Bart, de Jorge Semprun, et d'Elie Wiesel, ou, à l'étranger, Primo Levi. Mais après ces livres de la première heure, la Seconde Guerre s'est peu à peu éclipsée de la littérature. Au côté des ouvres singulières de Claude Simon ou de Patrick Modiano, qui, dans des perspectives et avec des formes d'écritures différentes, l'évoquent respectivement à partir de 1960 (Claude Simon, La Route des FlandreS) et de 1968 (Modiano, La Place de l'EtoilE), c'est tout juste si l'on peut mentionner, dans les années 1970, Le Balcon en forêt de Julien Gracq; W ou le souvenir d'enfance de Perec ou Le Roi des Aulnes de Michel Tournier. L'esthétique formaliste, encore une fois, détournait la littérature de l'Histoire. Mais deux autres raisons interviennent également : d'une part la guerre a déjà été l'objet de nombreuses évocations ; il n'y a donc pas eu de relatif silence contre lequel il aurait fallu que l'écriture s'emploie. D'autre part les années de reconstruction se sont faites contre le souvenir d'une guerre qui avait divisé la France. Les discours politiques, mais aussi historiques, visaient à la réconciliation de « tous les Français ». Enfin, la conscience nationale s'est vite trouvée accaparée par l'opposition entre deux idéologies contraires, communiste et capitaliste, ainsi que par ce qu'on appelait avec une pudeur coupable «les événements d'Algérie». Deux champs de discorde à propos desquels du reste la littérature n'est guère intervenue.





La Seconde Guerre mondiale dans la littérature contemporaine

Il s'agit donc de comprendre comment la littérature contemporaine revient sur ce temps, si tant est qu'elle le fasse, et avec quelles préoccupations. Deux ensembles de livres apparaissent massivement depuis les années 1980, l'un qui s'inscrit dans une littérature de la mémoire, profondément marquée par la « Shoah », qui tente à nouveau de dire l'indicible et ses traces laissée sur des générations d'enfants aux parents assassinés ; l'autre travaillé par l'obscurité des « années noires », qui continuent de jeter leur ombre sur le présent. Avant d'en venir aux ouvrages qui affrontent la question du témoignage et de l'ineffable, nous envisageons d'abord ce dernier ensemble, car il entretient avec l'écriture de la Grande Guerre dont il vient d'être question de significatives relations et d'intéressantes différences. Si un scrupule de vérité les habite de la même façon, plusieurs aspects les distinguent. Le premier est générationnel : il n'existe plus aujourd'hui d'écrivain mobilisé en 1914. Aucun ne témoigne désormais de sa propre expérience. Ce n'est pas le cas de la Seconde Guerre mondiale, qu'une génération a effectivement connue, celle dite des « nouveaux romanciers » ou que l'on situait dans cette mouvance : Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Claude Ollier, Marguerite Duras... c'est-à-dire des écrivains les plus réservés envers le roman du réel historique, du moins à en croire les interventions critiques des années 1970. On sait que pour Simon cette prétendue «réserve» est fausse, mais qu'en est-il des autres? La présence de la guerre dans leur ouvre est-elle d'une autre nature que celle qui retient les romanciers plus jeunes ?

Autre critère de distinction, celui du projet que l'ouvre poursuit. Pour nombre d'écrivains, la Seconde Guerre mondiale est d'abord apparue comme la conséquence tragique de la première. Conséquence d'une paix mal organisée, comme le montrent avec insistance bien des historiens. Conséquence aussi de discours idéologi-quement marqués qui, loin de mener la critique sur ce qui avait suscité la première guerre, ont enfoncé les peuples dans le sentiment exacerbé de leur bon droit, agressif ou bafoué, et dans leur frusttation nationale. La Maison rose de Piètre Bergounioux tient ensemble ces deux aspects. L'oncle René raconte au narrateur la mort du grand-oncle André, acharné à se faire tuer dans une offensive de 14-18, avant d'en venir à sa propre expérience de résistant qui lui semble intimement liée à la précédente, pour des raisons à la fois personnelles cr politiques. La Maison rose impose en outre son souci de ne pas succomber à l'amalgame, de ne pas recuire les vieilles haines entre les peuples: «J'ai dit, les Allemands. Et lui, aussitôt : non, les fascistes. Et moi : c'était des. Et lui : c'aurait pu être n'importe qui. » Échange emblématique de l'un des enjeux des livres de la période, dont on trouvera d'autres exemples: faire la part entre l'idéologie meurtrière et l'origine nationale des uns et des autres, qui imposa à certains de se trouver adversaires dans des circonstances qu'ils ne cautionnaient pas forcément, quand d'autres, au contraire, ont effectivement choisi leur camp.



La littérature contemporaine s'emploie justement à ne pas rééditer ces erreurs d'interprétation de l'Histoire, distingue les collaborateurs et les dénonciateurs sous le vernis de la France résistante, creuse les zones obscures de l'Occupation et les petites lâchetés; mais cherche aussi à donner une autre image de quelques soldats allemands. Dans ces enjeux, un partage se fait entre deux littératures : il revient au roman policier de traquer la menace persistante des fascistes. Manchette en avait donné l'exemple; Didier Daeninckx consacre une grande part de son ouvre à rappeler certaines exactions complaisamment masquées ou oubliées, à chasser aussi bien les collaborateurs recyclés dans les allées du pouvoir ou de la police (Meurtres pour mémoire, 1984; Itinéraire d'un salaud ordinaire, 2006) que les historiens négationnistes (Ethique en toc, 2000). La littétatute « blanche », comme on la désigne parfois pour l'opposer à la « noire », s'attache plus aux ambiguïtés, aux incertitudes de la période, aux blessures de la mémoire quelles qu'en soient les causes précises, aux traces que la violence du traumatisme a laissées dans les cotps et les psychismes, du trouble le plus pernicieux jusqu'aux confins de la folie.



La mémoire et le texte



Comment les écrivains « formalistes » en sont-ils venus à écrire la guerre, leur guerre ? À vrai dire, la question ne peut pas se poser en ces termes, sauf à recevoir pour vérité d'évangile les propos d'un Jean Ricardou, acharné dans les années 1970 à traquer « l'illusion réaliste ». Au colloque de Cerisy, consacré au « Nouveau Roman », le critique s'en était pris avec vigueur à ceux qui arguaient d'une lettre envoyée à Simon par un certain Cuny, ex-colonel du 8e dragons, lors de la publication de La Route des Flandres, pour attester d'une certaine réalité des événements rapportés. La querelle du « réalisme » - et de ce qu'on appelait alors «le réfèrent» - battait son plein et la lettre fut rondement passée à la trappe par le critique : « s'agissant de théorie, les lettres d'un officier de cavalerie, je dois avouer qu'elles m'importent assez peu». Claude Simon, absent, ne participait pas à l'échange. Par la suite, il accotde d'abord crédit à Ricardou, en soulignant l'autonomie de sa fiction, et ses interventions sur La Route des Flandres privilégient la méthode de composition, toute faite de découpe et de collage, qui conduisit l'écrivain à écrire des passages nouveaux pour équilibrer son texte: l'équilibre de l'ouvre importait plus qu'une quelconque fidélité à la réalité factuelle.



Mais en 1990, Simon inverse le propos et cite sur un pied d'égalité cette lettre et son roman pour garantir le récit qu'il fait au Figaro de la destruction de son escadron. La Route des Flandres se trouve offert comme caution du témoignage et ipso facto devient donc témoignage lui-même. La fiction est donc a posteriori présentée explicitement par son auteur comme un récit aussi proche que possible du réel effectivement vécu. À la fin du Jardin des plantes, Simon rapporte l'incident de Cerisy: « [...] S. n'avait'il pas enfreint là les principes d'un certain mouvement littéraire ? En rendant public un tel document, S. ne contrevenait-il pas aux théories dont se réclamaient les adeptes de ce mouvement? Ne s'excluait-il pas ainsi lui-même de la communauté de pensée qui présidait aux recherches du groupe ? » Rares sont aujourd'hui les livres qui évoquent ainsi les combats de la seconde guerre : Claude Simon est presque un hapax dans la période. Question de génération, bien sûr, mais aussi insistance d'une expérience indépassable et complexité des enjeux proprement littéraires. La fréquente réécriture de cet épisode dans l'ouvre simonienne montre combien l'écriture de la mémoire ne va pas sans s'accompagner d'une « mémoire de l'é-criture », toujours corrigée et remise en mouvement. Et surtout elle montre ainsi que l'attention portée au texte peut n'être pas une esquive du réel historique mais bien, pour les écrivains les plus exigeants, une façon de l'interroger plus avant.



L'exercice critique



Cet approfondissement de l'événement débouche dans l'ouvre de Simon sur la pratique d'une véritable critique. D'abord à propos de l'Histoire en général. Les relations entre les deux guerres mondiales, notamment, sont mises en évidence dans L'Acacia, qui revient sur la matière de La Route des Flandres, en avoue plus nettement la part autobiographique et surtout relie la Grande Guerre (où le père du narrateur trouva la morT) à celle que l'auteur traversa lui-même, brigadier de cavalerie livré à l'incurie de l'armée française. Le parallèle que le livre construit entre le destin du père et celui de son fils produit le sentiment d'une Histoire cyclique et non pas linéaire. La fréquente métaphorisation de la guerre comme catastrophe naturelle ou cosmique, archaïque destruction du monde, contribue à renforcer une telle idée: «Puis il pensa f...J que c'était l'Histoire qui était en train de les dévorer, de les engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les éperons même, dans son insensible et imper-forable estomac d'autruche où les sucs digestifs et la rouille se chargeraient de tout réduire, y compris les molettes aux dents aiguës des éperons, en un magma gluant et jaunâtre de la couleur même de leurs uniformes, peu à peu assimilés et rejetés à la fin par son anus ridé de vieille ogresse sous forme d'excréments. »



La critique se fait alors plus fondamentale: la mobilisation des conscrits, leur acheminement par le train, leur transformation en soldats ne sont que les manifestations de rituels sociaux sacrificiels qui culminent dans la guerre. La puissance critique de l'ouvre simonienne combine deux registres qui enserrent la guerre dans un étau de points de vue. L'un, ramené presque au niveau du sol dans les scènes de fuite éperdue sous le feu ennemi, est celui de l'expérience sensible immédiate. L'autre, démesurément élargi, voit la guerre de haut, de loin, avec un regard d'anthropologue social ou de visionnaire mythique, et les deux se rassemblent pour en dénoncer les usages, indépendamment de toute considération historique précise. Ces considérations historiques précises, cependant, qui font l'intérêt des stratèges et des historiens de la guerre, ne sont pas absentes. Dans Le Jardin des plantes, où sont évoqués de nouvelle façon les « huit jours » de guerre durant lesquels son escadron fut détruit, Simon explique l'opération « faucille » de l'armée allemande, destinée à attirer au nord, en Belgique, les armées françaises pour percer à travers les Ardennes et couper l'arrière des troupes françaises en leur interdisant «la route des Flandres», en s'appuyant sur une double documentation, les mémoires de Rom-mel et les archives militaires françaises.



L'expérience individuelle est le produit de la rencontre entre un ordre militaire que l'Histoire a charge de rapporter et un parcours personnel que seule l'autobiographie restitue. Il est particulièrement rare que ces deux ordres se rencontrent dans les textes, parce que le soldat immergé dans les combats n'a pas de vision globale des choses, et que l'historien qui les reconfigure ne traite jamais du destin d'un seul soldat. Leur rassemblement dans un même livre produit des effets inédits : il permet à la littérature de s'approprier le discours général et d'en montrer les conséquences les plus singulières. Dans Le Jardin des plantes, un entretien avec le journaliste venu l'interroger sur son expérience permet à Simon, harcelé par la même question «comment fait-on pour vivre avec la peur?» et soumis à l'injonction de dire enfin, hors de toute littérature, ce qu'était vraiment, «exactement», la guerre, de revenir sur la prétendue différence entre «témoignage» et «fiction». Pour le journaliste, il y a « les faits bruts simplement dans leur matérialité » que défigure «la sauce romanesque». Pour l'écrivain au contraire, «il est impossible à qui que ce soit de raconter ou d'écrire quoi que ce soit d'une façon objective». Mais cette impossible objectivité est compensée par le croisement des instances de récits: expérience personnelle, archives militaires, discours officiels de l'Histoire. Et, finalement, seule la «fiction» peut atteindre à une certaine «vérité» de l'événement, si elle-même se confronte à la fois aux archives, documents et se soumet à l'épreuve d'une écriture qui la préserve des clichés simplificateurs et déformants.



Ce passage est extrait de l'entretien de l'auteur-narrateur avec le journa-liste dont les fragments sont dispersés au cours du livre.



Il a dit Ça va c'est OK, a de nouveau appuyé sur deux touches et a dit Continuons. Allez-y. J'ai dit Ça doit vous paraître ridicule, non? Il a dit Quoi donc ? J'ai dit Qu'un soldat soit indigné, scandalisé parce qu'il réalise tout à coup que ceux d'en face essaient de le tuer?... Il a dit Mais non pas du tout au contraire ça repond exactement à ma question continuez. Assis comme il l'était sur le divan face aux fenêtres, le plus souvent la lumière se reflétait sut les verres de se lunettes et je ne pouvais voit son regard. Comme si j'étais en train de parler à un aveugle. De nouveau je me demandai ce que tout ce que je lui tacontais là pouvait bien représenter pour lui. Puisque aucune montre ne peut revenir en arrière. Il y avait seulement le magnétophone qui pouvait. Quoique ce ne fiât pas exactement ma voix... Il a dit Et après ça ? J'ai dit Aptes ça ?... Eh bien, après ça, une fois que vous avez réussi à reprendre votre cheval en main et vous reprendre vous aussi en main et quand vous avez compris que les avions peuvent arriver comme ça d'un moment à l'autre, où que vous soyez et sans la moindre possibilité de vous défendre, alors, la peur, ça y est, elle est là, installée une fois pour toutes.



Comme un état naturel, une des données de l'existence - ou plutôt de la précarité de votre existence... Pendant un moment je me suis tu. Je tâchais de me rappeler. Mais même pour moi, c'était maintenant comme quelque chose d'étranger, sans réalité. Je savais que je perdais mon temps, que c'était comme si je lui patlais dans une langue inconnue. Mais j'ai quand même essayé de lui décrire ça: par exemple les soirs, quand peu à peu tout se ralentit, que peu à peu, plus ou moins loin, les explosions et les ctépitements des mitrailleuses s'espacent, deviennent sporadiques, reprennent parfois, comme furieux, comme une dernière rafale d'injures, rageuse, un court moment, puis s'espacent un peu plus, cessent enfin tout à fait, et, qu'alors le silence s'installe, la nuit commence à tomber, la paix du soir, l'air qui rafraîchit, la légère brume bleutée qui monte des prés humides, les bois qui s'enténèbrent, et alors dans ce calme, parce que la tension retombe, quelque chose de difficile à déetire, peut-être le plus insupportable: cette espèce de détresse, d'accablement, ce sentiment d'abandon, de misère physique et morale... Parce qu'on sait que le lendemain, dès qu'il fera jour, ça va recommencer, que dans ces bois, derrière ces collines, se met tran-quillemenr en place cette énorme machine qui va de nouveau se déchaîner, hurler er déchirer l'air... Il a dit « Le bruit et la fureur » ! J'ai dit Non. Beaucoup de bruit mais pas de fureur. Encore une chose qui vous déprime encore plus. C'est-à-dire que ceux d'en face avaient l'air de faire ça, comme à l'exercice, comme un travail exécuté avec soin, avec méthode, sans s'énerver. Parce qu'il n'a pas fallu longtemps pour comprendre ce qui se passait, et que ce qui se passait c'était exactement comme si on avait otganisé une rencontre entre une équipe de patronage et un team professionnel...

Claude SIMON, !.e Jardin des plantes, © éd. de Minuit, 1997, p. 82-84.



La transfiguration du singulier



Marguerite Duras dédie Écrire « à la mémoire de W. J. Cliffe mort à vingt ans, à Vauville, en mai 1944, à une heure restée indéterminée ». Dédicace capitale, car elle dit haut et fort que l'écriture, loin de s'abstraire de l'Histoire, en procède : « S'il n'y avait pas des choses comme ça, l'écriture n'aurait pas lieu. Mais même si l'écriture, elle est là, toujours prête à hurler, à pleurer, on ne l'écrit pas. Ce sont des émotions de cet ordre, très subtiles, très profondes, très essentielles et complètement imprévisibles, qui peuvent couver des vies entières dans le corps. C'est ça l'écriture. C'est le train de l'écrit qui passe par votre corps. Le traverse. » Cette traversée est la matière même de La Douleur (1985) dont la première partie, consacrée au retour des camps de Robert Antelme, compagnon de Duras sera évoquée plus loin. Le reste du livre rassemble d'autres évocations de la guerre. D'abord « une histoire vraie jusque dans le détail », que l'auteur mit longtemps à écrire - par discrétion pour la famille du milicien « Rabier » - dont il est question. Duras, chargée par le chef de son réseau de résistance (Morland, pseudonyme de François MitteranD) de conserver le contact avec cet homme susceptible de livrer des informations sur le sort des résistants arrêtés, parmi lesquels Robert Antelme, raconte ses rencontres avec le milicien. Suivent plusieurs autres textes: une séance de torture d'un «donneur» de juifs et l'arrestation de «Ter le milicien » : Duras y explore les aspects plus troubles des pulsions humaines, pulsion de violence d'un côté, désir affleurant pour un ennemi de l'autre : « Thérèse c'est moi. Celle qui torture le donneur, c'est moi. De même celle qui a envie de faire l'amour avec Ter le milicien, moi. Je vous donne celle qui torture avec le reste des textes. Apprenez à lire: ce sont des textes sacrés». Le sacré dont il est ici question voisine avec celui de Bataille: dans ces troubles expériences, Duras révèle «cette zone inaccessible aux autres, inconnaissable aux autres, là où ça brûle et où on tue » que les circonstances de la guerre font apparaître. Autre chose est la sacralisation dont fait l'objet l'aviateur auquel Ecrire est dédié. La seconde section de ce livre, consacrée à la mort du jeune Anglais, ne la décrit pas, ni ne la raconte. Mais elle en dit la trace, en un long lamento de fragments brefs, repris, réagencés, mêlés parfois à l'évocation d'une autre mort, celle du petit frère de l'auteur. Cette évocation entre dans une réflexion plus large sur l'effondrement de la civilisation et de ses fondements. Chez Simon comme chez Duras, la littérature a cette capacité d'ouverture et de réflexion qui lui permet de déborder l'épisode singulier et le « réalisme » historique. La réticence de Duras à raconter l'épisode du milicien Rabier vient aussi de cette exigence : parce que « ça ne s'agrandissait jamais, ça n'allait jamais vers le large de la littérature ». Écrire, ce n'est donc pas rapporter des faits, fussent-ils en eux-mêmes tragiques. C'est, à partir d'eux et par le travail même de l'écriture, se porter au-delà : élargir la pensée.

Un peu plus jeune que Duras et Simon, Claude Ollier, dont l'expérience est celle du Service du Travail Obligatoire, ne souhaite pas développer de discours sur la guerre, ni ses conséquences. Toute son ouvre est réticente au principe discursif: pour lui seules la fiction et l'écriture ont place dans l'espace littéraire. Aussi sa façon d'élargir le point de vue et de traiter tout de même de la période recourt-elle à une autre mise en place, qui ne sort pas de la fiction. Dans Déconnection (1988), il préfère diffracter le point de vue, sans recourir à la critique simonienne, ni à l'épiphanie durassienne. Le livre est structuré en diptyque entrecroisé : deux histoires se font face, «déconnectées» l'une de l'autre, comme dans Palmiers sauvages de Faulkner. D'un côté le STO à Nuremberg, dont l'expérience est attribuée à un personnage nommé Martin, avec la mise en péril de la civilisation par « cette terrible perversion culturelle » que fut l'idéologie nazie, de l'autre un récit d'anticipation qui met en évidence le danger d'« obscuration » (c'était le premier titre envisagé par l'auteur pour cet ouvrage, sous lequel il est désormais republié depuis 1998) qui menace le monde contemporain. «Obscuration» dit par métaphore la faillite de l'héritage des «Lumières»: et retrouve les griefs lancés envers l'idéalisme humaniste par la littérature française depuis Claude Simon. Claude Ollier reconnaît que, depuis 1984, son ouvre se tourne vers cette déréliction des « grands récits » décrite par Lyotard, mais son souci n'est pas de décrire l'Histoire : il choisit de recourir, comme on le verra plus loin, à une symbolisation qui permette d'en montrer les perversions.



Les deux visages de l'Occupation



La fascination du trouble

Un groupe d'écrivains, rassemblés autour de Roger Nimier et connus sous le nom de « Hussards », avait abordé très tôt la période de l'occupation dans leurs romans : Les Épéa (1948) et Le Hussard bleu (1950) de Roger Nimier, L'Europe buissonnière d'Antoine Blondin (1949), Au bon beurre de Jean Dutourd, (1952). Certes, ils n'étaient pas les seuls : Les Forêts de la nuit de Jean-Louis Curtis (prix Goncourt, 1947), Mon village à l'heure allemande de Jean-Louis Bory (prix Goncourt, 1945), ou encore Le Chemin des écoliers (1946) et Uranus de Marcel Aymé qui est, avec Morand, l'un de leurs modèles, y sacrifient aussi. Mais les « Hussards » avaient imposé un ton, souvent désinvolte, une ironie, voire une causticité qui ne sont aujourd'hui plus de saison, même si quelques «nouveaux cyniques» (cf. infra, p. 357) en retrouvent parfois la veine. Alain Robbe-Grillet esc l'héritier paradoxal de ses détracteurs d'alors, lui qui retrouve parfois ce ton pour évoquer, dans les trois volumes des Romanesques, ses propres souvenirs d'une période peu glorieuse en leur rattachant a posteriori certains passages « formalistes » de son ouvre antérieure : « le cinquième jour du cataclysme, j'ai vu mon premier soldat allemand», écrit-il dans Le miroir qui revient. « [...] Entièrement du même ton ver-dâtre que leur peu spectaculaire machine, ils ont ainsi traversé la plaine en biais, vers le cimetière de Recouvrance, secoué par les inégalités du terrain, solitaires et dérisoire: nos vainqueurs... On peut les retrouver à présent dans le Labyrinthe, avec leur véhicule archaïque et leur air exténué, avant-coureurs de l'armée ennemie qui investit la ville prise. » De même, à l'en croire, ses souvenirs du STO auraient nourri son premier roman Un Régicide (1949, publié en 1978). Mais ce sont surtout les effets de la guerre dans son milieu familial d'extrême droite, confiné dans l'antisémitisme et la haine atavique de l'ennemi anglais des lecteurs de l'Action française que traite Robbe-Grillet : « La défaite de 40 fut certes celle de la liberté, mais chez nous on disait plutôt de la légèreté, du laisser-aller, de l'incurie, de l'esprit jouisseur et veule, bref, de la troisième République. L'écroulement du troisième Reich fut au contraire celui d'une certaine idée de l'ordre, qui avait pu nous paraître grandiose, la faillite dans le sang et la folie d'une ordonnance rigoureuse devenue totalitaire. »



On ne s'interrogera pas ici sur le rôle que cette nostalgie familiale de l'ordre a pu jouer dans une ouvre fondée sur la rigueur formelle et le sadomasochisme. On soulignera en revanche la minutie avec laquelle Robbe-Grillet suit l'évolution culturelle d'un milieu social et politique sur lequel l'épuration a fait silence. Ce n'était certes pas de lui que l'on attendait un tel travail, sauf à penser justement que ces questions ne furent pas pour rien dans l'élection du formalisme, non comme nostalgie de l'ordre, mais comme éviction du réel et de l'Histoire, contre ceux qui, avec Sartre, prétendaient au contraire en rendre compte. L'ambiguïté demeure cependant dans ces pages lucides sur «l'antisémitisme assez ordinaire» et le néga-tionnisme des parents, mais troublées par l'intrusion de la fiction qui invente un Henri de Corinthe indécidable, entre colonel de La Rocque et romancier nazi, et en fait ici une caricature de l'officier de cavalerie de Claude Simon, là un traître réfugié, comme beaucoup d'anciens collaborateurs, en Amérique du Sud. Quant à l'Occupation, «omniprésente mais sans tapage, bien huilée, extérieurement assez discrète mis à part quelques défilés en musique à flonflons, considérés comme plutôt comiques », elle est présentée par Robbe-Grillet sous un jour moins odieux que celui constitué par la culture dominante: «Les soldats allemands étaient polis, jeunes, souriants ; ils donnaient l'impression de sérieux, de bonne volonté, presque de gentillesse, comme s'ils voulaient s'excuser d'être entrés ainsi, sans être invités, sur notre paisible territoire. Ils respiraient la discipline et la netteté. »



Le risque de l'amnésie

Entre l'ironie cynique des Hussards et sa requalification par Robbe-Grillet à l'époque (début des années 1980) où la critique commence à réhabiliter l'ouvre d'un Paul Morand soudain propulsé au statut de «grande figure du siècle», dans une étonnante parité avec Malraux, Sartre et Aragon, Patrick Modiano est longtemps à peu près seul à se soucier de la période de l'Occupation. Commencée en 1968, son ouvre baigne dans ces brouillards que le pays ne souhaite pas forcement voir se dissiper : cette zone trouble où l'individualisme inquiet de sa survie côtoie le marché noir et de plus criminelles compromissions. Un premier cycle, commencé avec La Place de l'Étoile puis La Ronde de nuit (1969), se clôt à la parution des Boulevards de ceinture (1972) il explore le «climat de désarroi et d'inquiétude» qui caractérise l'époque, et donne une coloration générale à son ouvre en affectant aussi les romans qui ne traitent pas de l'Occupation. Dans Les Boulevards de ceinture, rien n'indique explicitement le moment de l'action, mais les allusions à Bardèche, à Brasillach et à d'autres personnalités de l'époque sont transparentes. Dans Livret de famille (1977), le narrateur, doué d'une mémoire qui précède sa naissance (comme Modiano, en quelque sorte, puisque l'écrivain est né en 1945) est sûr « d'avoir vécu dans le Paris de l'Occupation puisque [il se] souvenai[t] de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu'aucun livre d'Histoire ne mentionne». Remise de peine (1988) rappelle les lois antisémites de Vichy. C'est aussi Modiano qui, avec Louis Malle, propose de voir la collaboration de l'intérieur, dans le scénario du film Lacombe Lucien (1974), qui provoqua un certain scandale: l'époque n'était pas encore mûre, sans doute, pour accepter un tel miroir.



Cette présence lancinante de l'Occupation, qui irradie ses autres-romans, permet en retour de mieux comprendre les enjeux symboliques de l'ouvre tout entière, et de l'inscrire plus fortement encore dans les problématiques liées à cette période : la disparition et les êtres disparus, que le temps ou l'Histoire ont absorbés dans un néant dont ils émergent parfois comme autant de fantômes; l'oubli et l'amnésie, qui frappent nombre de narrateurs ou de personnages {Rue des boutiques obscures; La Petite Bijou, ou même l'équipe de cinéma de Quartier perdiT), marque d'une époque que l'on préfère(raiT) oublier; l'enquête, qu'il est donc toujours nécessaire de lancer contre l'effacement de l'Histoire et des gens. Ce n'est peut-être pas, comme on le lit parfois, l'Occupation qui serait pour Modiano une «allégorie» de son tempérament inquiet du temps qui efface tout, mais, à l'inverse, tout son rapport au temps qui demeurerait marqué par l'indécision, les compromissions et les aveuglements de cette époque. Notre temps est né de là: né de cette révélation faite à lui-même de ce que chacun porte en lui, en puissance, de possibles abandons, des renoncements et des lâchetés. Pierre Pachet considère par la voix de son père que la France affiche en ces circonstances « le visage d'elle [qu'il avait] toujours craint de voir apparaître: frivole, passionné, xénophobe» (Autobiographie de mon pèrE). Mais ajoute quelques pages plus loin : «Les terribles hivers sans chauffage semblaient donner à la population éprouvée un moral et une dignité que je n'ai pas vus en France depuis longtemps». C'est, non peut-être entre ces deux constats, mais dans le va-et-vient de l'un à l'autre que se tient sans doute quelque chose de la vérité historique et humaine.



En 1997 pataît Dora Bruder. Ce roman, qui se porte à nouveau aux confins obscurs de cette époque confuse, est symptomatique du regain de questionnement qui s'empare alors de la littérature française, d'autant plus qu'il s'agit partiellement d'une réécriture : avant Dora Bruder, le même prétexte avait servi à Modiano pour écrire Voyage de noces (1990). Qu'il y revienne de nouvelle façon sept ans plus tard montre combien ce précurseur participe d'un mouvement désormais plus général, que son ouvre anticipait depuis des années. Voyage de noces aboutit à une petite annonce : «On cherche une jeune fille, Ingrid Teyrsen, seize ans, 1,60 m, visage ovale, yeux gris, manteau sport brun, pull-over bleu clair, jupe et chapeau beiges, chaussures sport noires. Adresser toutes indications à M. Teyrsen, 39 bis boulevard d'Ornano, Paris. » L'histoire d'Ingrid, depuis son suicide à Milan aux premières pages du livre, est ainsi partiellement restituée, jusqu'à cette fugue originelle, comme si l'identité profonde de la jeune femme, celle d'un être de fuite qui aura traversé la guerre en se cachant à peine, s'avouait dans l'annonce ultimement retrouvée. À l'inverse, dans Dora Bruder, l'annonce, parue dans un journal de 1941, ouvre le livre: «On cherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41, boulevard Ornano, Paris.» Mais la quête ne commence que... cinquante-cinq ans après, parce que le narrateur, qui trouve cette annonce, se souvient avoir fréquenté le quartier des Bruder au milieu des années 1960 : « D'hier à aujourd'hui. Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l'un à l'autre. Celui de 1965 et celui de 1942.» Pour Modiano, nous vivons sur des souvenirs perdus (voir aussi Dans le café de la jeunesse perdue, 2007). Mais ces souvenirs, a fortiori ceux de périodes comme celle de l'Occupation, constituent les fondations mêmes de notre être présent : « Il faut longtemps pour que ressurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l'on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils tout simplement oublié que ces registres existaient. » Un sourd malaise habite ceux qui découvrent qu'ils fréquentent les lieux mêmes auxquels d'autres, autrefois, furent arrachés.



Le narrateur enquête sur une jeune fille, disparue pendant l'Occupation.

Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains paysages de banlieue, où j'ai découvert, par hasard, qu'elles avaient habité. Ce que l'on sait d'elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette précision ropographique contraste avec ce que I on ignorera pour toujours de leur vie - ce blanc, ce bloc d'inconnu et de silence.

J'ai retrouvé une nièce d'Etnest et de Cécile Bruder. Je lui ai parlé au téléphone. Les souvenirs qu'elle garde d'eux sont des souvenirs d'enfance, flous et précis en même temps. Elle se rappelle la gentillesse et la douceur de son oncle. C'est elle qui m'a donné les quelques détails que j'ai notés sut leur famille. Elle a entendu dire qu'avant d'habiter l'hôtel du boulevard Ornano, Ernest, Cécile Bruder et leur fille Dora avaient vécu dans un autre hôtel. Une rue qui donnait dans la rue des Poissonniers. Je regarde le plan, je lui cite les tues au fur et à mesure. Oui, c'était la rue Polonceau. Mais elle n'a jamais entendu parler de Sevran, ni de Freinville ni de l'usine Westinghouse.

On se dit qu'au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J'ai ressenti une impression d'absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu.

Deux hôtels, à cette époque, rue Polonceau : l'un, au 49, était tenu par un dénommé Rouquette. Dans l'annuaire, il figurait sous l'appellation «Hôtel Vin». Le second, au 32, avait pour patron un certainCharles Campazzi. Ces hôtels ne portaient pas de nom. Aujourd'hui, ils n'existent plus.

Vers 1968, je suivais souvent les boulevards, jusque sous les arches du métro aérien. Je partais de la place Blanche. En décembre, les baraques foraines occupaient le terre-plein. Les lumières décroissaient à mesure que l'on approchait du boulevard de la Chapelle. Je ne savais encore rien de Dora Bruder et de ses parents. Je me souviens que j'éprouvais une drôle de sensation en longeant le mur de l'hôpital Lariboisièrc, puis en passant au-dessus des voies ferrées, comme si j'avais pénétré dans la zone la plus obscure de Paris. Mais c'était simplement le contraste entre les lumières trop vives du boulevard de Clichy et le mur noir, interminable, la pénombre sous les arches du métro...

Dans mon souvenir, ce quartier de la Chapelle m'apparaît aujourd'hui tout en lignes de fuite à cause des voies ferrées, de la proximité de la gaie du Nord, du fracas des rames de métro qui passaient très vite au-dessus de ma tête... Personne ne devait se fixer longtemps par ici. Un carrefour où chacun partait de son côté, aux quatre points cardinaux.

Patrick MODIANO, Dora Bruder, © éd. Gallimard. 1997, p. 29-31.



Dans les deux livres, Modiano reste fidèle à la phrase sèche caractéristique de son ouvre, proche de celle d'Hemingway, aux antipodes de celle de Claude Simon, saturée de circonlocutions, de corrections et de digressions. Cette phrase étonne: car sa simplicité même devrait garantir la clarté énonciative, et donc celle des événements. Or le talent de l'écrivain est d'en brouiller la transparence apparente, de la laisser en retrait de ce qu'elle tente de dire. Là où Simon excède le sens, le déborde et finalement lui interdit de se stabiliser, Modiano l'empêche d'advenir complètement. Certes des choses sont dites, des informations sont données, mais le fil qui devrait les relier ne se noue pas complètement. Et les choses demeurent en suspens. Cette même phrase n'acquerra une véritable fonction informative et non plus aliusive, élusive ou égarante, que lorsque Modiano, s'approchant au plus près du réel historique passera en 2005 à l'autobiographie avec Un pedigree, où errance et confusion identitaires seront traités dans une quasi neutralité journalistique.



La vague de 1997: archives et rétrospections

Avec Modiano, né à la Libération, nous avons abordé une autre génération d'écrivains. Et avec elle, une autre génération de textes, souvent attachés à se tenir au plus près d'une certaine réalité, afin d'en montrer les aspects les moins connus. Cet ensemble de textes se constitue assez tardivement: si les années 1989-91 ont été celles des romans et récits de la Grande Guerre, ce sont plutôt les années 1997 et suivantes qui se (rE)tournent vers la Seconde, au point que l'on pourrait parler à propos de la Seconde Guerre mondiale d'une «vague de 1997», année de parution de Dora Bruder. Les événements judiciaires favorisent cette effervescence littéraire : le procès de Maurice Papon, préfet du régime de Vichy, collaborateur des autorités d'occupation allemande, cheville ouvrière des déportations dans le Sud-Ouest de la France s'annonce enfin (1997-1998). Après celui de Klaus Barbie (1985) - qui était encore celui de l'Allemagne -, l'arrestation puis l'assassinat de René Bousquet en 1993, et les révélations sur les protections dont a bénéficié Paul Touvier dont le procès s'ouvre en 1994, un passé moins glorieux que celui de la France résistante est enfin porté sur la scène publique.



En l'espace de deux ans à peine, plusieurs livres paraissent, qui témoignent de ce souci de faire la lumière: La Compagnie des spectres (1997) de Lydie Salvayre, Notre-Dame des Ombres (1997) de François Thibaux, J'apprends l'allemand de Denis Lachaud (1998). Le « thème» semble aussi porteur auprès du grand public: La Cliente de Pierre Assouline (1998) enquête sur une dénonciation; Les Deux Léopards (1997) de Jacques-Pierre Amette, auteur en 1981 de Jeunesse dans une ville normande, met en présence une femme dénoncée et son délateur sur fond de Normandie repeinte aux couleurs du romantisme allemand; 1941 de Marc Lambron (1997) présente un «grand résistant» dont on découvre le passé vichyssois à la faveur d'une plongée dans la capitale de Pétain, avec ses dîners proustiens, ses hôtels réquisitionnés, son ambiance fin de règne, sa comédie humaine, plus « automnale », selon l'écrivain lui-même, que véritablement immorale, Marc Lambron retrouvant à sa façon un peu de l'esthétique des « Hussards».



Tout récit sur l'Histoire, tout récit de l'Histoire est forcément rétrospectif. Mais cette rétrospection peut n'être pas mise en scène comme telle, et l'on raconte l'histoire en suivant le fil de son développement. Les romans contemporains, à l'exception des plus convenus, affichent au contraire cette rétrospection. Ce qu'on a déjà constaté à propos de la Grande Guerre demeure vrai à propos de la Seconde, comme du reste les précurseurs, aux prises avec la mémoire (SimoN) ou l'oubli (ModianO), en ont donné l'exemple. Bien des romans visitent la guerre à partir de ses traces: c'est depuis 1963 que le narrateur de Notre Dame des Ombres de François Thibaux évoque le massacre en 1944, d'un bataillon de résistants par la Milice. I,a guerre apparaît dans les signes qui demeurent : une plaque commémorative, un numéro tatoué sur le bras d'une vieille femme. Le présent est travaillé par un passé qu'il se doit de mettre au jour. Et pour cela, le texte organise sa structure narrative sur le modèle de l'enquête ou de l'anamnèse, et il met en ouvre un ensemble de documents.



Dans Le Manteau noir (1998), de Chantai Chawaf, qui transpose la vie réelle de son auteur, la narratrice enquête sur son passé découvert à l'âge adulte. Sa mère est tuée en 1943 par un bombardement alors qu'elle se rendait à la maternité pour accoucher. L'enfant, sauvée, est placée en pouponnière, puis, celle-ci étant évacuée pour échapper à d'autres bombardements, confiée à une famille d'accueil qui l'adopte illégalement. Trente ans plus tard, devenue la femme au manteau noir, elle part à la recherche de son identité dans les dédales des archives, les listes de bombardés et documents de toute nature. Même des romans de facture traditionnelle comme 1941 de Lambron ou Lutétia d'Assouline (2005) recourent à l'archive et à la documentation, fût-ce pour les mettre en ouvre par le truchement d'une fiction : dans ce dernier exemple, Assouline délègue la parole à un détective interne de l'hôtel parisien où s'installa la Gestapo puis où arrivèrent les déportés survivants à leur retour des camps. La Cliente confie le récit à un narrateur anonyme qui fréquente les archives, exhume des lettres de dénonciation écrites sous l'Occupation, et découvre ainsi qu'une famille d'amis juifs, morts dans les camps, a été dénoncée par une « cliente ». La communauté qui le sait se réfugie dans l'oubli pour panser les plaies de l'horreur, en espérant que le temps fera son ouvre, et préfère éviter « de faire couler un peu d'encre pour rappeler que d'autres avaient fait couler un peu de sang». Les archives permettent de savoir, mais éloignent considérablement de ce qui fut éprouvé. En utilisant les archives, la littérature en fait des objets «romanesques» ou «biographiques», elle reconduit ainsi l'Histoire à son étymologie grecque : istoria, qui signifie « enquête ». Mais ne cesse en même temps d'accuser leur terrible insuffisance. Car l'archive est une mémoire morte, in-humaine, même si, comme le montre admirablement Ariette Farge dans Le Goût de l'archive, ce dépôt peut receler parfois les ferments d'une restitution plus vive. Proust et Gracq avaient évoqué ces papiers japonais qui, plongés dans l'eau, se déploient et donnent à voir des fleurs insoupçonnées: ce déploiement à neuf d'un passé dessiqué semble être le travail même de la littérature contemporaine.



La rémanence et la «résistance»



Mais tout ne s'est pas ainsi desséché : des traces demeurent aussi dans la psyché, parfois dans le corps. La difficulté est alors d'accéder à ses propres souvenirs refoulés, de dire enfin ce qui trop longtemps ne pouvait l'être, ou ce à quoi l'on n'avait pas accès. Lydie Salvayre utilise pour cela le terme psychanalytique de « résistance » : « résiste celui qui, pour des raisons inconscientes, ne veut pas entendre la voix de son enfance, la voix de son histoire. Je sais que les comparaisons sont dangereuses, mais est-il si choquant, si impensable de dire qu'à une certaine période, les écrivains français ont levé des résistances, au sens psychanalytique, à l'Histoire et au monde ? » La question est alors de savoir comment la littérature gère cette tension entre la rémanence du passé et la résistance à le dire, parfois à le (rE)connaître.



Désenfouir le secret

Parmi ces ouvrages qui portent sur la rémanence des années noires, 1945, de Michel Chaillou (2004), s'approche du cour obscur de sa propre mémoire. Le dépouillement de cette simple date en guise de titre semble faire réponse au livre de lambron. Mais là où l'un se perdait dans sa fascination pour un monde de perdition, racheté en fin de course, l'autre affûte la lancinanec aiguë des souvenirs. En 1993, Chaillou avait publié Mémoire de Melle, décalant de quelques années une possible enfance : son narrateur, Samuel Canoby était né en 1938. Chaillou vient au monde en 1930: il a quinze ans en 1945, neuf quand la guerre commence. C'est cette période qu'il raconte non plus dans un roman, mais dans un récit, dédié à... Samuel Canoby, son «double de papier». L'écrivain y révèle la stratégie d'effacement qui préside à ses livres antérieurs, semblable à celle dont la France libérée masqua longtemps ses années noires : « Plus tard, bien plus tard, devenu adulte, un homme fait, comme l'on prétend, et voulant retracer mon enfance [...], je rajeunirai de huit ans ce double lyrique de moi-même afin de lui épargner la guerre. Qu'il n'en conserve, étant alors trop bébé, quasi aucun souvenir, que presque rien de cette terrible période, qu'avec émotion aujourd'hui je divulgue, ne commotionne sa mémoire, ne transpire dans son être, qu au moins l'un de nous deux reste à jamais intact, et n'emprunte aucune ride à cette quinzaine tragique qui à la Libération [...] ne me libéra guère, mais m'emprisonna à jamais ». Car c'est bien une sourde douleur que, sous l'allure débridée de sa verve métaphorique, l'écrivain avoue. Chahutée par la guerre, son enfance quasi picaresque au sein d'une famille fantasque est hantée par une faute malheureuse : le souvenir d'une mère arrêtée pour s'être offerte à l'ennemi, un ennemi certes accueillant et tendre, souffrant lui-même d'avoir aux Sudètes laissé maison et famille, mais ennemi cependant.



Ainsi vue, la France sous la guerre n'est certes pas conforme à l'héroïsme auquel on a voulu croire, mais pas plus à la culpabilité générale qu'aujourd'hui elle endosse: elle est plus floue, plus incertaine, plus inégale. Plus proche sans doute de ce qu'elle fut vraiment, quand les lignes de partage et d'affrontement étaient mêlées et que bien des gens tentaient surtout de survivre et de se tenir à l'écart. Le souci de sauver quelques actes courageux demeu-fés méconnus et de réhabiliter des Allemands parmi les Allemands imprègne aussi un récit de Michel Quint: Effroyables jardins (2000), dans lequel un jeune garçon apprend de son oncle le passé de résistant de son père et la brève compassion que lui manifesta un soldat allemand. A mi-chemin entre la fable, le conte philosophique et le récit vrai, ce livre, véritable succès populaire, prône la nuance et rend aux circonstances la part de drame qui leur revient, quand les hommes eux-mêmes sont victimes, d'un côté ou de l'autre du front. Même s'il ne faut pas oublier cette vérité énoncée par Duras dans La Douleur: « Rabier ne savait pas à quel point les Allemands faisaient peur aux populations des pays occupés par leurs armées. Les Allemands faisaient peur comme les Huns, les loups, les criminels, mais surtout les psychotiques du crime. Je n'ai jamais trouvé comment le dire, comment raconter à ceux qui n'ont pas vécu cette période-là, la sorte de peur que c'était. »



Les spectres du passé

Un court récit met de même au jour ces choses enfouies qui plombent les vies : dans Un secret (2004), Philippe Grimbert raconte une histoire personnelle. Le narrateur s'est inventé, enfant, un frère de fiction jusqu'à ce qu'une vieille amie de ses parents lui révèle que ce frère inventé, Simon, est mort en camp de concentration avec sa mère, Hannah, première épouse de son père. Grimbert lie sa vocation de psychanalyste à cet événement, comme s'il s'agissait désormais pour lui de déchiffrer les silences de l'inconscient à la manière de ceux légués par l'Histoire. Dans J'apprends l'allemand (1999), Denis Lachaud présente une famille allemande installée depuis une dizaine d'années à Paris. Le fils s'inquiète du silence qui entoure leur passé et décide d'apprendre l'allemand, la langue oubliée par ses parents. A la faveur d'un voyage en Allemagne, il retrouve son grand-père, qu'il croyait mort, et, avec lui, le cauchemar d'une mémoire familiale à laquelle on avait préféré l'amnésie. Michel Séonnet, qui avait transposé son propre drame dans un roman (Que dirai-je aux enfants de la nuit, 1994), y revient dans un récit de filiation, La Marque du père (2007) : comment, sans en faire le procès, accepter un père que le narrateur enfant a connu en homme dévoué, et découvre engagé dans la légion Charlemagne sur le front russe ?

C'est contre des fantômes obsédants et douloureux que s'évertue Michel Del Castillo depuis bientôt cinquante ans. Ce romancier prolifique refuse de déclarer autobiographique une ouvre dont la plus grande partie ressasse une enfance traumatisée par l'égoïste veulerie de ses géniteurs. Rue des Archives (1994) revient, à l'occasion de sa mort annoncée, sur la mère, mangée de vermine mais sans remords d'avoir abandonné son enfant en 1942. De père français (1998) établit la trop longue liste des exactions du père, « mon assassin », comme le nomme le narrateur dès Xincipit du livre, un égoïste antisémite qui abandonna femme et enfant au milieu de la guerre civile espagnole, puis les dénonça pour s'en débarrasser lorsque sa femme, venue le rechercher en 1940 à Clermont-Fer-rand, lui demandait assistance. Arrêtée, elle est internée avec son fils au camp de Rieucros, en Lozère. L'écrivain évoque à nouveau ce camp d'internement, dans Les cyprès meurent en Italie (1991). Transposant une nouvelle fois sa propre histoire « trouée d'incertitudes » en réinventant la femme qui l'accueillit dans la vie réelle, l'écrivain montre combien il ne peut s'en défaire.



La rémanence peut être plus discrète, plus sournoise aussi. Au détour d'un récit consacré à sa découverte de la pêche, le narrateur de La Ligne, de Pierre Bergounioux (1997), s'étonne d'entendre l'homme qui l'initie à cet art «vomir, en allemand» des imprécations virulentes sur deux touristes effrayés. Cet homme, qui avait rejoint le maquis aux heures terribles, « avait été pris les armes à la main, jeté nu aux dogues allemands qui l'avaient émasculé, déchiré, laissé pour mort, dans les fougères. Nul ne savait comment il avait survécu. Lui-même, sans doute, l'ignorait. 11 revient doucement au monde, à une sorte de vie et l'eau qu'il n'a plus quittée le lavait du sang, de l'horreur, du déchirement où sa jeunesse avait été précipitée». Ainsi dite, en une page à peine, cette violence a installé dans son récit l'abîme des vies brisées sous la tranquillité du quotidien. Car s'il y eut, sans doute, des soldats allemands généreux, engages malgré eux dans une guerre qui n'était la leur, il y eut aussi ces crimes et ces tortures que rien n'efface.

L'un des romans les plus puissants à dire la persistance du traumatisme est justement celui de Lydie Salvayre, La Compagnie des spectres. Un huissier vient, en 1997, établir l'état des lieux avant saisie dans l'appartement où vivent une fille et sa mère. Cette dernière aussitôt l'invective: «C'est Darnand qui t'envoie?» Pour elle, le temps s'est arrêté avec la guerre et ces horreurs qu'elle ne cesse de revivre, son frère assassiné par des apprentis miliciens : «Je mourrai en emportant dans ma tombe l'image de mon frère mort déchiqueté sur la voie de chemin de fer à Venerque et celle du maréchal Putain que je vis le même jour à la une de La Garonne boire son chocolat aux côtés de la maréchale, ainsi que de celle de Bousquet annonçant à la presse ses dernières mesures et ces images, dit maman sur ce ton grandiloquent que je lui déteste, ces images contamineront la terre et pourriront la vie de ceux qui restent». Enfermée dans sa folie, accumulant autour d'elle les documents de cette période, elle en confond les détails avec le présent depuis que Darquier de Pellepoix a révélé dans L'Express en 1978 que Bousquet, alors président directeur général de la banque d'Indochine, était seul responsable des rafles de 1943.



Celui que tu prends pour le larbin de Darnand, lui chuchotai-je avec une sorte de rage froide, n'est autre que maître Échinard, huissier de son état, et cet huissier, articulai-je lentement, vient procéder à l'inventaire de nos meubles ainsi que de leur contenu, en vue d'une saisie, d'abord, et d'une expulsion, ensuite, une expulsion, articulai-je lentement, ce n'est pas le moment de nous faire ton cirque.

Après quoi, je la sommai d'enfiler des vêtements sinon propres, du moins inodores, de cesser instantanément ses pitteries et de la fermer hermétiquement, her-mé-ti-que-ment, articulai-je, car cet huissiet tenait notre sort entre ses mains et il fallait, dis-je tout bas, se montrer avec lui des plus habiles.

Avec une légèreté qui me confondit, maman me rétotqua que nous devions supporter cet événement avec philosophie et sans déroger le moins du monde à nos habitudes. Pour m'énerver davantage, Je trouve, fit-elle, que tu accordes une importance excessive à ces histoires de saisie. Ne salis pas ton esprit à ces choses, a dit Sénèque, dit maman, je te démontterai jusqu'à l'évidence qu'un naturel généreux se racornit et se débilite quand on le jette en proie à de telles sordidités. Quant à moi le temps me manque pour ces conneries, dit-elle pour achever de me mettre hors de moi. Ayant dit, elle pirouetta, s'avança résolument jusqu'à la porte, toisa l'huissier de pied en cap, C'est Darnand qui t'envoie?



La situation me semblait quelque peu compromise. Ma mère aurait voulu faire échouer toutes mes stratégies qu'elle ne s'y serait pas mieux prise. Crève, vieille tapée, hurlai-je en moi-même. Sa conduite m'excédait à un point inimaginable. Mais je l'attendais au tournant. Je me promis, sitôt l'huissier parti, de l'attaquer de front en lui rappelant mes séjours dans des familles d'accueil où je fus placée maintes fois pour paiement de ses défaillances. Jusqu'à ce qu'elle chiale. Et qu'elle me demande pardon.

Monsieur l'huissier, m'excusai-je avec le visage affligé que requérait la circonstance, ne prenez point ombrage des paroles de ma mère car elle a pété les plombs, car elle présente, comme vous pouvez le constate!, un léger dérèglement mental. Ma mère, qui a beaucoup souffett, habite synchroniquement le passé et le présent, car la douleur a cette étrange vertu, dis-je métaphysique en diable, qu'elle abolit le temps ou qu'elle le désordonné, cela dépend des cas. Son esprit intemporel opère d'incessantes navettes entre l'année 1943 et la nôtre, sans nul égard pour la chronologie officielle, c'est un symptôme, semble-t-il, très difficile à expurger. Et ceci la conduit à de continuelles et extravagantes méprises. Elle ne cesse d'établir des ressemblances entre les personnages qu'elle voit à la télévision et la bande à Putain, comme elle l'appelle, une bande de porcs qui sévit à tous les niveaux sous des déguisements divers. Elle est petsuadée que le Maréchal nous gouverne, c'est absurde. Elle vous prend pour un émissaire de Darnand, allez savoir pourquoi ! Elle affirme que ceux qui nous dirigent, toutes ces merdes, clamc-t-elle, nous enjoignent de façon plus ou moins détournée de servir famille, travail et patrie, avez-vous déjà entendu pareilles énormités ? Je vous l'ai dit, maman se croit toujours en 1943, année de la mon de son frère qu'elle commémore en quelque sorte chaque jour, car son frère, monsieur, est assassiné chaque jour et chaque jour enseveli, chaque heure qui passe sonne le glas de son agonie, et chacune de nos soirées est une veillée funèbre.

Lydie SaiVAYRE, La Compagnie des spectres, © éd. du Seuil, 1997.



Les vitupérations de cette femme devenue folle ont raison du réel. Les compromissions de la France libre avec la Collaboration la conduisent à faire le procès des hommes en général, et des politiques en particulier. Elle projette de tuer Bousquet, croyant «qu'en réglant son compte à Bousquet elle réglerait les comptes véreux de l'Histoire », persuadée avec Hésiode que « si nous ne châdons pas les monstres qui ont laissé derrière eux un pays ravagé par la honte et la mort, l'avenir nous châtiera». Mais l'assassinat de Bousquet par un autre, aussi troublé qu'elle, l'enfonce plus encore dans son délire. La formule d'Hésiode n'y perd sans doute pas de sa validité: n'est-ce pas à la poursuite de ses monstres qu'une grande part de la littérature contemporaine est partie, soucieuse de ne pas sombrer dans un avenir qui n'a pas fait justice de son passé ? C'est bien un monstre que Jonathan Littell met en scène dans Les Bienveillantes (2006). Un ancien nazi raconte sa traversée de la guerre, comme dans La mort est mon métier (1952) de Robert Merle inspiré des mémoires de Rudolf Hoess, ou, de façon plus romanesque, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier. Mais ce qui devrait déranger le lecteur ici le rassure : les questions que soulève l'Histoire du XXe siècle, les perplexités face à la monstruosité d'hommes apparemment « normaux », les documents mis au jour par les historiens sont présentés par Littell dans une langue académique et une forme romanesque facilement recevable. Le point de vue du bourreau s'y déploie dans une voix narrative uniforme, régulière, qui réduit considérablement les chances de faire percevoir la complexité des trajets individuels ou le chaos des événements historiques. Enfin le détour par le mythe replie l'histoire de ce nazi sur le mythe d'Oreste qui donne une clef de lecture, une explication même, peut-être, à ce pan tragique de notre Histoire qu'il deshistoricise. En la rendant ainsi atemporelle, le roman empêche que l'on puisse réfléchir aux éléments sociaux, économiques, politiques, culturels, intellectuels, individuels et collectifs. .. qui ont rendu l'horreur possible.



Enfin, Marguerite Duras avait, dès 1960, abordé la mémoire d'Hiroshima, par le scénario d'un film de Resnais devenu dialogue littéraire {Hiroshima, mon amouR). Mais depuis, à l'exception d'un roman policier à l'humour noir, Au balcon d'Hiroshima (1985), de Jean Amila, un lourd silence s'était abattu, en Occident, sur cette action militaire. Sans doute nos pays étaient-ils du mauvais côté de la culpabilité? Il aura fallu attendre 2004 pour que l'on y revienne, par le truchement de la micro-fiction biographique de Yamahata Yosuke dans Sarinagara de Philippe Forest (cf. supra, p. 127) et dans l'étonnant premier roman de Stéphane Audeguy, La Théorie des nuages (2005) : une jeune conservatrice est conviée par un collectionneur japonais à classer ses archives. Elle se plonge alors dans l'étude des ciels et des nuages, depuis les efforts qu'il fallut déployer pour les distinguer et les nommer au début du XIXe siècle jusqu'à comprendre d'où vient cette obsession de son employeur : le souvenir de sa sour, « une petite fille vaporisée au bord de la rivière Ota, près d'Hiroshima», dans un innommable nuage, quand lui-même se baignait à ses côtés.



Ce chapitre et le précédent mentionnent des textes d'inégale valeur : certains sont écrits avec une véritable exigence comme celui de Salvayre, qui mêle à la logorrhée de la mère le jeu plus distant et perversement drôle de la fille face à l'huissier victime de ce déferlement; d'autres adoptent une phrase et une forme plus convenues. Si nous l'avons fait, c'est que ces ensembles témoignent autant de l'importance quantitative de ce phénomène que du renouvellement qualitatif de la littérature: qualité et quantité se tournent vers les mêmes questions, ces blessures que les deux guerres mondiales ont laissées dans le corps social et chez les individus. Car le phénomène n'est pas propre à une littérature «intellectuelle» qui se serait donné pour ambition de revisiter l'Histoire et d'en débusquer les non-dits, d'en ausculter les traces persistantes, d'en conjurer l'oubli : il s'agit d'un souci plus largement partagé dont tout notre temps est habité. Historiens et philosophes y conttibuent bien sûr. Et il en va de même, bien au-delà de la seule littérature, des autres disciplines artistiques: peinture, photographie, cinéma... Mais si l'on veut s'en tenir à la littérature, un phénomène notoire apparaît : ce sont les grandes ouvres, souvent exigeantes et complexes, qui, les premières, posent les questions décisives: les livres de Claude Simon, de Modiano, de Duras ont ouvert le champ du questionnement. Une littérature plus accessible se déploie ensuite et joue un rôle de diffusion. Elle affaiblit sans doute la tension des premiers livres, mais en souligne à sa façon la précoce lucidité.





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