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MARIVAUX - Romans, Théâtre






Crébillon, Voltaire, Diderot tinrent à le dire : ils n'aimaient pas Marivaux. C'est leur droit. L'admiration n'aide pas à écrire. Les grands écrivains n'aiment que les écrivains morts. Marivaux eut l'insolence de ne pas admirer les morts non plus : il fut, et il resta, jusqu'au bout, du parti des Modernes (Perrault, Fontenelle, La MottE) sans rallier, les dates ne s'y prêtaient pas et rien ne l'y prédisposait, le camp des Philosophes (il déplora la prééminence croissante des sciences sur les lettres et la moralE)/ Il ne défile pas sous les bannières, il ne dépose pas île fleurs sur les " tombeaux. 11 revendique le droit de penser par lui-même, et d'écrire comme personne, c'est-à-dire comme Marivaux : toute pensée vraie et naturelle semble singulière, expliqua-t-il (vérité, naturel : ne nous payons pas de mots, il défend et cultive l'originalité, que Diderot drapera dans les plis du géniE).





Il y a chez lui, à n'en pas douter, un penchant à la sensibilité. Sa date de naissance l'empêcha de dégénérer en sentimentalité. Il sut aussi la brider par l'ironie et une extraordinaire acuité d'analyse : rien de moins ingénu que le regard marivaudien. À trop insister sur la « délicatesse » du moraliste (journaux et ouvres diverseS), de l'analyste (romanS), du styliste (marivaudagE), on risque d'affaiblir la force, l'allégresse, l'inventivité, l'agressivité de ce qu'il faut bien considérer comme l'une des grandes réussites du théâtre français.

Il a fallu plus de deux siècles à ce moderne résolu pour acquérir le statut de quatrième grand classique, le plus joué actuellement avec Molière. Mais contrairement à une légende démentie par des chiffres irrécusables, nous ne réparons pas ainsi l'incompréhension supposée des spectateurs du XVIIIe siècle : Marivaux fut le principal auteur à succès du Théâtre-Italien dans la première moitié du siècle, le grand rival de Voltaire, vedette de la Comédie-Française, qu'il talonne, de 1720 à 1750, pour le nombre de spectateurs. Journaliste, romancier, dramaturge : on voit que cet artiste réservé et audacieux, qui ne voulut ressembler qu'à lui-même, a toujours écrit pour le grand public.



Romans



En dehors des ouvres de jeunesse, Marivaux a composé parallèlement deux grands romans, dont le succès se mesure aux rééditions, imitations, suites apocryphes et traductions : la Vie de Marianne ou les Aventures de la Comtesse de xxx (1731-1741), le Paysan parvenu ou les Mémoires de Mxxx(1734-1735). Il est tentant de les opposer : longue gestation/jaillissement rapide ; voix féminine et aristocratique/voix masculine et roturière ; tonalité sentimentale et noble/tonalité libertine et comique... Comme si un registre servait de délassement et de contrepoint à l'autre. Ils ont en commun la forme pseudo-autobiographique ; la distance temporelle et sociale entre le je narrant (âgé, détaché du monde et des passions, parvenU), et le je narré (pauvre, sans nom, sans famille, saisi au tout début dé son expérience du mondE) ; les brillantes et minutieuses analyses où le narrateur dévoile et commente après coup, dans un mélange typiquement marivaudien de lucidité, d'ironie et d'incontestable indulgence, ce que le héros jeune vivait dans la confusion, dans l'urgence des instincts et des instants ; la trajectoire qui permet à un individu de trouver sa place, de s'éduquer ou de se reconnaître à l'épreuve du jeu social, avant de se retirer pour mieux se retrouver ; l'inachèvement, une fois remémorées et approfondies les premières expériences cruciales ; l'optimisme, critique, ambigu, mais dépourvu de toute noirceur tragique, qui baigne ces deux romans de la conscience - apparemment pas très malheureuse, et même plutôt contente d'elle-même.



La surprise des aubes



Aucune urgence pathétique ne préside au retour sur soi. Alors que les narrateurs de Prévost, ou la Religieuse de Diderot, rôdent dans la lumière noire du mystère et de la catastrophe, Jacob et Marianne, de leur confortable retraite, scrutent sans angoisse, dans l'ironie du recul et la tendre connivence avec soi-même, une jeunesse qu'aucune catastrophe n'a irrémédiablement bouleversée. Cela devrait donc conduire au récit d'une vie : ce qu'annonce la Vie de Marianne. Or, ni Jacob ni Marianne ne dépassent les premiers apprentissages : à peine deux mois pour la future comtesse ! Plus de cent pages pour une journée de Marianne, trois cents pour à peine deux semaines de Jacob ! Il y a donc étirement de la distance temporelle entre héros et narrateur, et extraordinaire concentration. Ce qui pointe vers une conception de la vie psychologique, justiciable à la limite d'analyses quasi infinies, et aussi vers une conception de la personne, de la vie, du roman : tout se passe comme si, vécues et remémorées les émotions des premières surprises, des premières aubes de la conscience, mieux valait quitter la scène sur la pointe des pieds et baisser le rideau ; commence alors le règne de l'habitude, le cycle des répétitions (Marianne, comtesse coquette ; Jacob, financier et père de famillE). La vie, somme toute, de Marianne et de Jacob, dont nous ne saurons rien. Marianne cède la parole à une autre narratrice - Tervire - sans nous raconter cette fameuse infidélité de Valville présentée comme... le plus grand malheur de son existence ! Le roman marivaudien hésiterait-il à passer de la poésie des cours à la prose de la vie quotidienne, où Hegel, lecteur attentif de Marivaux, voyait la leçon fondamentale du genre romanesque ? On ne peut que rêver sur ces ellipses énormes, ces « Mémoires », cette « vie » dont les narrateurs se lassent eux-mêmes au premier acte : troublante alliance du narcissisme propre à toute entreprise autobiographique (fictive ou paS) et d'indifférence à soi-même ; de retour gourmand sur soi, et de retrait méfiant inscrit dans l'inachèvement. Peut-être Marivaux parvient-il à concilier ainsi les deux axes majeurs de sa conception de l'homme : fasciné par la vanité, par l'amour de soi, et valorisé par le désir de sincérité, le détachement ironique et indulgent d'une conscience devenue spectatrice.



Femmes entre elles



Mais tout récit travaille cette forme vide - le roman à la première personne - pour des enjeux spécifiques. On voudrait ici le montrer à propos de la Vie de Marianne, roman des femmes entre elles. Il est assez tentant d'interpréter ce dialogue d'une jeune fille en ses premiers matins, et d'une vieille dame retirée du monde, comme la parabole de toute destinée féminine. La vraie coupure dans l'existence de Marianne ne serait alors ni dans le mariage (avec qui ?!), ni même dans la réussite sociale ; elle passerait entre la femme qui plaît (MariannE) et la femme qui pense (la Comtesse narratricE), entre la femme sexuée et la femme exclue des échanges de la séduction, de la circulation des cours et des corps.

Les deux positions qu'occupent Marianne et la Comtesse semblent donc symboliques : l'entrée dans le monde, c'est-à-dire dans l'ordre de la séduction, fondement de la conscience de soi (c'est à Paris que Marianne naît à elle-mêmE), et le retrait hors du monde, qui marque l'évanouissement du corps, support de la coquetterie et de l'existence féminine. L'âge pour Marianne, le couvent pour Tervire, permettent le récit et l'exercice (irrémédiablement ambigU) de la sincérité. La structure narrative de la Vie de Marianne se révélerait alors gérée souterrainement par la destinée féminine, en sa coupure radicale et ses épreuves réglées : la vente du corps (courtisanerie : M. de Climal ?), son échange légal (mariage : Valville ? Villot ? L'homme de qualité ?, etc.) ; son offrande (couvent : TervirE), sa circulation mondaine (coquetteriE). C'est peut-être sur ce fond que la double narration si déconcertante (Marianne, livres I-VIII ; Tervire, livres IX-XI) trouverait pour partie son sens : l'ultimatum du Ministre à Marianne (le couvent ou le mariagE) aurait bien une portée décisive, et l'héroïsme propre de la jeune Marianne se mesure au refus de ce dilemme humiliant.



D'où une nouvelle perspective sur la pseudo-autobiographie. La femme, vaincue par le temps, exclue par l'âge d'une société dont elle était la reine insolente et coquette, renverse son destin dans une dernière vocation : l'écriture séductrice de quelques destinées féminines, la ressaisie, en ses origines, de son moi dispersé et dégradé par les ans.

Jacob et Marianne, ou les deux sexes du roman marivaudien (F. DeloffrE). La troublante homologie formelle des deux romans « inachevés » de la maturité ne doit pas masquer leur irréductible singularité. Du roman de l'homme qui parvient par les femmes au récit qui disperse quelques pâles figures masculines dans les marges, tout, ou presque, change de sens, parce que la voix narratrice a changé de sexe.



La conscience au travail



Les pseudo-mémoires visent à reconstituer un passé plus ou moins lointain, plus ou moins dramatique. Cela passe par la mémoire. Mais l'essentiel du travail de Marivaux ne concerne pas tant les méandres de la mémoire que la conscience, que le rapport de soi à soi. Peut-on se connaître ? Jusqu'à quel point ? Par quelles voies ?

Le marivaudage, on le sait bien maintenant, a pour fonction essentielle de rendre les cours transparents, de se connaître et de se faire reconnaître, de lever l'obstacle du langage, de la vanité, des préjugés... Nous n'avons pas seulement à lever les masques autour de nous, mais à nous connaître nous-mêmes, ce qui est bien autrement difficile, pour déchiffrer les vrais mobiles, les pensées secrètes, imperceptibles, les dosages subtils de sentiments entremêlés : d'où la minutie, qui semble à certains exaspérante, des analyses. Tout concourt à obscurcir ce déchiffrement qui justifie seul, en fait, le récit : l'inexpérience de Jacob et Marianne, en train de naître au monde et à eux-mêmes ; l'urgence des situations, des épreuves ; la labilité des sentiments ; les ruses de la vanité ; les rapports complexes du cour et de l'esprit ; l'action de sentiments, de motifs qui échappent en partie ou totalement à la conscience, ou qu'elle se dissimule, ou qu'elle maquille ; l'enchevêtrement des mobiles, qui débouchent constamment sur des conséquences inattendues, etc.

C'est pourquoi comprendre ne peut consister simplement à ressusciter le moi passé : le moi actuel, purgé des passions et délesté de sa vanité (autant que faire se peut !) doit réfléchir sur ce que sa mémoire rappelle avec une miraculeuse fidélité, afin d'en démêler l'écheveau, de commenter, classer, discuter, généraliser... Le moi, jeté au milieu d'un monde inconnu, subit l'afflux d'émotions violentes, contrastées, de désirs contradictoires, doit faire des choix (dramatiques chez Marianne, cyniques ou complaisants chez JacoB), sans disposer du recul de l'expérience. Mais le dialogue des deux je n'oppose pas seulement l'ignorance et la lucidité, l'émotion et la connaissance, le cour et l'esprit. Il n'y a pas d'un côté Marianne qui sent, de l'autre la Comtesse qui pense. Le cour est le siège d'intuitions fulgurantes, d'héroïsmes décisifs : Marianne, plongée dans l'action, soumise à un train ininterrompu d'épreuves, pèse le pour et le contre, échafaude des plans, construit des discours. Elle affirme son énergie instinctive, signe de son élection, la clarté de ses choix et de ses refus, tandis que Jacob, bonne pâte plus molle, ne donne guère dans l'héroïsme ! Il fonctionne en effet selon le principe de plaisir, Marianne selon l'honneur, Tervire selon la charité (H. CouleT). Pour l'essentiel, la narratrice confirme les décisions et les conduites de la jeune fille. Nul moment comparable à l'épisode du ruban volé de Rousseau. Nulle occasion non plus où s'avouerait l'impossibilité du jugement rétrospectif : l'effort pour se comprendre et s'analyser n'est jamais voué à l'échec, au moins explicitement. Chez Marivaux, les ambiguïtés du cour ne débouchent jamais sur une énigme qu'on interrogerait sans fin, comme chez Prévost. Du moins, elles ne sont pas exhibées par le texte, elles relèvent du travail que Marivaux laisse à son lecteur.

Lecteur qui ne peut, surtout à la lecture du Paysan parvenu, que s'interroger : belles âmes, ou trop bonnes consciences ? Inconscience morale, candidement étalée, signe de l'impossibilité de se juger soi-même, ou ironie voilée ? Tant d'acuité psychologique, et si peu de sévérité éthique à l'égard de soi-même ! Le mystère le plus impénétrable du roman marivaudien est bien là : dans l'impossibilité de discerner le jugement propre de Marivaux sur ces narrateurs, dont il épouse si manifestement les antipathies (il suffit de lire les Journaux et Ouvres diverses pour s'en convaincrE).



Le rêve de Marivaux



Cette ambiguïté (des héros-narrateurs, de l'auteuR) est constitutive de son univers. Jacob et Marianne, partis sans autre ressource qu'eux-mêmes à la rencontre du monde, s'y sont brillamment intégrés tout en le jugeant sans complaisance, et Marivaux, on l'a vu, nous épargne soigneusement le spectacle de leur réussite.

La critique des préjugés aristocratiques est incontestablement un des motifs les plus insistants, les plus explicites de son ouvre. Mme Dutour, le cocher de la Vie de Marianne sont précisément là par souci de provocation et de philosophie à l'égard du préjugé qui voudrait les exclure de la représentation littéraire sérieuse. La fausse dévotion et la morgue nobiliaires mobilisent, dans le récit de Marianne, toute la virulence du texte. Il est très clair que pour Marianne les états, les conditions sont des conventions établies par l'orgueil : un esprit de qualité cherche l'homme, non le titre. C'est pourquoi on ne connaîtra jamais la véritable naissance de Marianne. Nous sommes invités à comparer, dans différents états, la qualité humaine, qui s'éprouvera au secours qu'ils seront capables de fournir à l'orpheline sans nom ni famille, Marianne, appelée à traverser les trois ordres, roture, noblesse, Église, afin de mettre les cours et les esprits à l'épreuve de sa détresse et de son défi. Dans cette épreuve de reclassement qu'organise la fiction, une nouvelle hiérarchie s'établit, celle du monde vrai. Attention ! Cette société rêvée n'a pas pour critère l'utilité Oardin de CandidE), mais la qualité : c'est une mise en fiction du mérite personnel. Naissance et mérite peuvent certes coïncider (Mme de MiraN), mais le roman a pour mission de procéder à leur déboîtement. Sans parents, sans famille, sans nom, sans fortune, Marianne figure quasi allégoriquement l'individu réduit à ses seules ressources : à ceux qui n'ont rien, il reste une âme. Le trajet romanesque de la Vie de Marianne revient à faire reconnaître sans cesse son mérite par la société : par l'instance mondaine (Mme de Miran, Mme DorsiN), par l'Église (l'AbbessE), par l'État (le MinistrE), par la noblesse (l'Homme de qualité offre de l'épouseR). À chaque fois, le même scénario idéologique se reproduit : impossible de résister aux séductions du mérite et de la vertu (de MariannE). L'affrontement n'a lieu que pour réitérer le triomphe. Plus ambigu, le Paysan parvenu doit se lire sur ce même fond.



Romans bourgeois, donc ? Sans doute, mais pénétrés aussi de valeurs aristocratiques. La Vie de Marianne maintient inflexiblement l'ambiguïté essentielle : la qualité prouve la naissance, le sang produit la qualité. Marianne ne passe pas par une éducation, un apprentissage : elle entre, avec une sûreté infaillible, dans les arcanes de la société mondaine. Le récit ménage avec un raffinement savant une lecture aristocratique des aventures de la Comtesse.

On constate aussi qu'il se garde bien d'exalter le travail, y compris le travail littéraire. Écrivain professionnel, Marivaux mime les marques ostentatoires d'une écriture oisive. Les plus hautes figures du roman ne s'épanouissent pas dans le peuple, ni même dans les classes moyennes, mais dans la haute société mondaine, riche, raffinée, élective, où fusionnent l'élite de la noblesse (Mme de MiraN) et l'élite bourgeoise (Mme DorsiN) : la société des belles âmes, qui exclut tout projet de transformation économique et idéologique (VoltairE), ou de restauration politique (MontesquieU).



Théâtre



Pourquoi ne pas l'avouer ? Il est difficile de parler du théâtre de Marivaux, parce que rien n'est plus aisé que de le réduire à des formules brillamment générales, séduisantes et souvent trompeuses. Comment concilier une double réalité : l'impression de pénétrer dans un univers homogène, immédiatement reconnaissable (éblouissante combinaison de structures démontableS), et la constatation irrécusable qu'aucune pièce ne ressemble à une autre ?

Marivaux ne nous ayant pas laissé de manifeste théorique comparable à ceux de Corneille, Diderot ou Beaumarchais, on tentera le pari, assez imprudent sans doute, de partir d'une pièce peu connue, presque jamais jouée, les Acteurs de bonne foi (publiée en 1757) : de quoi parle Marivaux quand l'épuisement créateur le réduit à mettre en scène les structures dénudées de sa dramaturgie ?



Nature et théâtre

L'intention majeure de la pièce semble souligner les rapports ambigus du jeu et de la vie : « la simple nature fournira les dialogues » (sc. II).

Mais si les personnes deviennent si facilement des personnages, c'est que la vie est une comédie. Idée chère à Marivaux.



L'épreuye



Que font Merlin et Mme Amelin, dans leur parfaite symétrie ? Ils instituent chacun une épreuve : « et le tout pour éprouver » (se. I). Mme Argante devra subir l'épreuve, la surprise d'un divertissement tenu secret, compensation du beau mariage que Mme Amelin ménage à sa fille, et l'épreuve organisée par Merlin renvoie à toute la thématique marivaudienne : il s'agit de jouir délicieusement d'un amour qu'on soumet à l'épreuve de la jalousie, de se donner le spectacle d'un cour qu'on a le pouvoir d'affliger (le Jeu de l'amour et du hasarD).

Comme si souvent, l'épreuve - figure essentielle de la dramaturgie marivaudienne - prend ici une forme pure : décision inaugurale, acte fondateur de la comédie, jeu délibéré (aux racines troubles, bien entendU). C'est par là que ce théâtre se donne comme artifice affiché, alors que la feinte, dans la tradition théâtrale (et chez BeaumarchaiS) est un effort ingénieux pour surmonter des obstacles, tourner des résistances (Surprise de l'amour, Jeu de l'amour et du hasard...).



L'expérience



L'épreuve a pour autre face l'expérimentation : « Nous sommes convenus tous deux de voir... » (se. I). Le théâtre se fait expérience réglée, hypothèse à vérifier, protocole avec démarches et étapes (qu'on songe à la Dispute, et à ses personnages tenus dès leur naissance à l'écart de la société, pour voir ce qui sortira de leurs premiers contactS). Comment ne pas renvoyer au développement des sciences d'observation ? (J. RogeR). Un modèle épistémologique empiriste semble structurer en profondeur cette dramaturgie du jeu expérimental. La Double Inconstance, les Fausses Confidences, l'École des mères, etc., se présentent comme des manipulations du cour humain, et chaque pièce peut se lire comme une expérience.

Pièce sur le théâtre, les Acteurs de bonne foi mettent en scène l'idée pure d'expérience.



L'expérimentateur est dans la pièce



Autre structure centrale liée à Pépreuve/expérimenta-tion : le manipulateur est sur scène, et règle le déroulement de la" partie. Mme Amelin et Merlin (comme Dubois dans les Fausses Confidences, Flaminia dans la Double InconstancE) occupent donc la position privilégiée du naturaliste devant ses insectes : ils observent. La comédie se donne d'abord à qui sait regarder. Mais pour bien regarder, il faut être hors jeu : Biaise et Lisette, trop impliqués, ne peuvent demeurer « spectateurs assis » (sc. II), et jouir du spectacle de la comédie du cour. Il y a bien structure du double registre (J. RousseT) :personnages-acteurs, personnages-spectateurs.



Le double



On ne saurait trop souligner l'importance des dispositifs symétriques chez Marivaux, constamment renouvelés avec virtuosité :

- la structure du double registre ;

- les deux sexes, image double de la figure humaine (la ColoniE), par le jeu des travestissements (la Fausse Suivante, le Triomphe de l'amouR) ;

- (la division sociale (maîtres/valetS), génératrice de dédoublements langagiers, gestuels, moraux, qui mobilisent aussi bien la dramaturgie (types de jeu, de diction, de gestuelle, d'impact comique, etc.) que la philosophie sociale (l'Ile des esclaves, les Fausses Confidences, le Jeu de l'amour et du hasard, l'Épreuve...) ;

- la comédie comme double incarné des désirs secrets : ceux de certains personnages (ici, Mme Amelin, Merlin, AramintE), ceux aussi du public (pour ne parler que des plaisirs troubles liés au masque, au travestissement...).



Surprises

Surprise -- faut-il insister sur ce mot si typiquement marivaudien ? « Mme Amelin veut la surprendre » (sc. I). Maïs la surprise prévue n'est pas assez surprenante : le spectateur verra avec étonnement surgir, de la surprise irréalisable (la représentation d'une piècE), la vraie surprise des Acteurs de bonne foi, la comédie engendrée par l'impossibilité de la jouer ! L'interdiction faite aux valets (par Mme ArgantE) de jouer l'inconstance pour le plaisir des maîtres provoque, par ricochet, l'inconstance des maîtres et le renversement des alliances. La comédie des valets entraîne ici celle des maîtres : contagion à rebours d'un rapport marivaudien trop classique.

Un inconstant, une coquette : « Et voilà ma pièce - Oh ! je défie qu'on arrange mieux les choses » (sc. I). Définition insolente et polémique, tant elle semble corroborer les critiques qu'on adressait à Marivaux, de peser des oufs de mouche dans des toiles d'araignée. Mais voilà la surprise : d'une pièce qui rassemble les thèmes les plus connus, les mécanismes les plus éprouvés, sort brusquement une autre pièce, inattendue, née, symboliquement, de celle qui n'est pas jouée. « Et voilà ma pièce » est donc tendu comme un leurre, lancé comme un défi. Structure en trompe-l'ceil. Il faut apprendre à regarder chaque pièce de Marivaux d'un oil non prévenu : une pièce peut en cacher une autre.



Surprises et secrets



S'il y a surprise, il y a secret. La brièveté des Acteurs de bonne foi n'interdit pas le fonctionnement d'un système complexe de secrets, signe de la fécondité de cette figure dans la dramaturgie marivaudienne.

- Secret général, dont seule Mme Argante, ennemie du théâtre, est exclue : on va jouer une pièce pour le mariage. Merlin et Colette partagent un autre secret : ils vont monter une comédie dans la comédie, pour éprouver Biaise et Lisette (épreuve, inconstancE). Mais ce secret, aussitôt divulgué, empêche la représentation prévue et déclenche la vraie pièce.

- Mme Amelin et Araminte possèdent un secret auquel les serviteurs n'ont pas droit (division socialE), et qu'elles cachent aussi aux autres protagonistes du monde des maîtres, transformés en acteurs de bonne foi, manipulés et regardés (double registrE). Pour renverser une comédie de mariage entre Araminte et Eraste (masquE), Mme Argante réclame qu'on rejoue la pièce qu'elle avait refusée, et en le réclamant, elle joue la comédie qu'on attend d'elle !

- Les secrets apparemment partagés entre Merlin et Colette d'abord, puis Mme Amelin et Araminte, le sont sur un mode inégal. Car Mme Amelin et Merlin, vrais maîtres du jeu, soumettent leur partenaire à une épreuve où ces derniers s'engagent plus qu'ils ne croyaient : le jeu se joue des joueurs, seules quelques figures énigmatiques restent parfaitement maîtres d'un secret, celui du cour humain, difficile à partager - tel Dubois dans les Fausses Confidences.



Gestes et mots



« Ce que j'aime dans la comédie, c'est que nous nous la donnerons à nous-mêmes ; car je pense que nous allons tenir de jolis propos » (sc. II). Lisette définit donc la comédie comme... un marivaudage (au sens péjoratiF), un embellissement raffiné et précieux de la réalité. Il revient à une conscience naïve de servante d'exprimer un refrain de la critique. Ces jolis propos, ce jeu maniéré vont pourtant lui donner la rage des coups de poing ! Mais ces gestes du désir populaire sont aussitôt écartés (« Gardons les coups de poing pour la représentation », se. M). Elle aura seulement droit de « déchirer un papier » (sc. V). Censure des gestes du corps : leur dramaturgie est refusée aussitôt qu'évoquée. Le théâtre est une bataille sur les mots. C'est des mots prononcés ou tus que surgit l'obstacle, la péripétie. Toute la comédie montée par Merlin repose sur le jeu des mots qu'il devrait dire, et qu'il ne dit pas ; qu'il dit, et qu'il ne devrait pas dire.

À la limite, d'une dramaturgie de l'obstacle on passe à une dramaturgie de l'écart linguistique, dont le Prince travesti nous Offre l'exemple hyperbolique, parce que c'est la pièce de la communication épiée, soumise à l'obsession du regard. Tout y fait peur, tout y fait signe : les mots, les yeux, le silence. Le rapport de la Princesse à Hortense a valeur emblématique : que dites-vous qu'il (LeliO) a dit quand vous avez dit ce que je vous avais demandé de dire, que je n'osais pas dire, et que je ne supporte pas que vous disiez comme vous le dites... Les créatures de Marivaux ont le cour remuant et l'oreille délicate.



Dénouement et temporalité



Le dénouement d'une pièce de Marivaux mène à son terme un processus psychologique au cours duquel le personnage est devenu autre, s'est métamorphosé et a reconnu, a mis en mots sa transformation. Terme provisoire : on fige dans la photo de mariage un mouvement qui, tout au long de la comédie, s'est révélé trop mouvant, trop fluide, pour que ce dernier instantané prenne valeur définitive. Importent avant tout la succession des images, le flux des sensations et des sentiments, appelé, par convention, amour.

Le temps des pièces de Marivaux n'est pas le temps historique, le temps des artères, des jours qui passent, du souvenir, des lassitudes (BeaumarchaiS). C'est un temps sans nostalgie, sans épaisseur, sans passé ni avenir. Il n'accumule pas, contrairement à Beaumarchais, il atomise. La naissance de l'amour, c'est sa décomposition prismatique en vanité, pitié, tendresse, cruauté, effroi, désir, jalousie, mensonge, etc. D'où quelques conséquences décisives :

- Le personnage n'est plus une entité cernable, mais le lieu où sous les projecteurs miroitent des facettes. C'est pourquoi l'inconstance n'est pas une faute, mais un fait. Le « caractère » au sens classique cède la place aux figures génériques, l'Homme, la Femme, la Mère, le Valet. De ce point de vue il faut reconnaître à ce théâtre une valeur « métaphysique ». Marivaux agence des jeux de masques, d'ombre et de lumière, qu'on peut regrouper sous quelques noms : Flaminia, Araminte, Angélique, Sylvia, etc.

- La notion d'obstacle, de péripétie, se transforme. L'obstacle devient souvent fictif, car seul compte le flux des sensations qu'il provoque (dans les Fausses Confidences, la plupart des oppositions sont ou fausses ou molleS). Ce qui revient à dire que le différend principal n'oppose plus les amants au monde (Molière, BeaumarchaiS) mais l'amant à l'amour. Obstacle suffisamment subtil et retors pour que dans certaines pièces on introduise un magicien chargé de rendre les personnages heureux malgré eux !



Ce théâtre ne cesse de se proclamer théâtre car chaque figure théâtrale, fût-ce la plus artificieuse, la plus invraisemblable - et c'est le cas de la plupart des masques - pointe vers la nature vraie de l'homme selon Marivaux : flux des sensations et des idées, vanité, inadéquation à soi, masque, bref, la comédie perpétuelle que nous jouent les choses, les autres, les mots, la comédie qui se joue en nous. Ni condamnée, ni approuvée : muée en une prodigieuse machine théâtrale. Poétique et comique. Machine à aiguiser les désirs, les rêves et les mots, pour la (tendre ? cruelle ?) guerre des sexes et la rivalité (complicE) des classes. Un des sommets de l'art français.



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