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Littérature et «communautés»






Un pays aussi anciennement rassemblé que la France est assez réfractaire à la notion de «communauté». L'idéal laïque français repose sur un principe d'intégration et prétend - même si la réalité des choses dément trop souvent ce généreux principe - ne pas faire de «différences» entre des citoyens libres et égaux en droits. Ce qui ne signifie pas fondre tout le monde dans le même moule : chacun vit ses différences dans la sphère privée. La société pas plus que l'État ne se morcelle en groupes séparés. Cependant sous la double pression d'une réalité qui ne fait pas à tous la même place et de modèles d'organisation sociale que certains tentent d'importer, les revendications communautaires se font de plus en plus insistantes. Leur forme d'expression est d'abord politique, religieuse et « sociétale ». Mais elle se déploie aussi dans le domaine artistique et c'est l'un des traits de la littérature contemporaine que d'en enregistrer les manifestations. Ce n'est pas nouveau : les décennies précédentes ont connu une littérature homosexuelle et une autre portée par le mouvement féministe. Mais dans la mesure où la question «communautaire» est devenue une question de société récurrente, il paraît important d'étudier quelles formes elle prend en littérature.





Il ne s'agit pas pour autant de souscrire à une approche des ouvres envisagées selon la seule appartenance régionale, sexuelle ou sociale, ou selon l'origine, la couleur de peau de l'écrivain. Procéder ainsi revient à enfermer l'ouvre dans un déterminisme dont elle ne serait que le reflet, à ne la concevoir que comme symptôme, et à méconnaître en elle tout ce qui relève du travail d'écriture. Bref, à réduire l'ouvre à un document, qui ne vaudrait que pour un groupe défini, à réduire l'art au «folklore». Inversement, ne pas tenir compte de l'inscription dans l'ouvre d'une revendication explicite d'appartenance, c'est mépriser l'un des enjeux qu'elle se donne, peut-être l'enjeu majeur à ses propres yeux. Certaines ouvres trouvent là leur aboutissement, leur seule raison d'être et, partant, souvent leur limite. Mais d'autres, par le talent même de leurs auteurs, ne s'épuisent pas dans ce geste. Elles acquièrent ainsi une force - dans le registre même de leur revendication - et une portée - au delà de cette seule revendication - qui leur confère une réelle valeur littéraire. C'est pourquoi, dans un livre qui n'entend pas s'inféoder à une approche sociologique ni politique de la littérature, nous avons décidé de reconnaître à ces textes l'identité qu'ils se donnent.



Écritures féminines

Les bouillonnements des mouvements féministe et homosexuel dans les années 1970 se sont considérablement apaisés, ayant intégré la libération conquise dans les années précédentes. C'est particulièrement notable en ce qui concerne les femmes (« écrivaines » et « auteures », termes prisés au Québec, sont peu usités en FrancE). Après le temps du combat collectif, est venu celui de l'expression personnelle de chacune. Parmi les grandes figures du mouvement féministe, Chantai Chawaf, qui avait donné voix aux pulsions, aux humeurs et aux rythmes de la vie féminine en les incarnant dans une langue particulièrement riche (Maternité, 1979), revient à des romans plus traditionnels. Issa (1999) raconte la passion d'une jeune Française suicidaire et d'un homme mûr, leur séparation et leurs retrouvailles. Monique Wittig, disparue en 2003, abandonne la violence syncopée de ses romans au profit du cinéma et du théâtre. Seul paraît Paris-la-politique (1999), un recueil de textes anciens présentés comme des pages « tombées » de son Virgile, non (1985). Jeanne Hyvrard peine à trouver en France un éditeur et tourne son ouvre vers la méditation funèbre. Le parcours d'Hélène Cixous, l'une des voix les plus fortes du féminisme des années 1970 {La, 1976; Angst, 1977) est emblématique de cette évolution. Elle interroge aujourd'hui une histoire familiale complexe, liant la question du judaïsme, la séparation d'avec l'Algérie, aux rapports intenses avec ses parents et son frère ; elle dialogue avec Derrida (qui partage la même origine: Voiles, 1998), écrit pour le théâtre (le Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, notammenT) des pièces qui excèdent la cause féministe {Llndiade, ou l'Inde de leurs rêves, 1985 ; Tambours sur la digue, 1999).



Extrait des Rêveries de la femme sauvage. Scènes primitives (2000). Le titre joue avec le nom du Ravin de la Femme sauvage, lieu proche de la maison des parents à Alger. L'adolescente vient d'entrer au lycée: «Jamais dans le Lycée il ne fut question de l'être algérien. Jamais le mot Algérie n'entre ici. »



Le premier de mes premiers souvenirs ayant trait au Plan d'anéantissement de l'être algérien est une histoire de fille coupée en deux.

C'est à Oran sur la Place d'Armes, un manège de type montagne russe.

J'ai sept ans, depuis quelques années je suis juive dit-on. La roue tourne, les wagonnets brinquebalent. Devant moi un homme penche et enlace une jeune fille voilée, Soudain comme une folle en feu elle saute comme une fille qui a pris feu elle saute. On ne voit plus qu'elle. L'Algérie française sort de la scène. Le voile est happé dans un intervalle entre les lattes du manège. La jeune fille est entraînée dans le voile son corps est saisi comme une viande dans le moulin, elle ne peut pas le dégager. Le hurlement qu'elle pousse est entendu jusqu'au port, jusqu'au sommet de la cathédrale, si un hurlement pouvait arrêter le destin, tout s'arrêterait à l'instant. Mais la roue doit tourner et repasser deux fois sur le milieu du corps qui hurle un hurlement comme jamais encore dans la Ville d'Oran. Tour est arrêté maintenant. La fille a fini son hurlement. Son corps coupé en deux par le milieu retenu dans le voile tombe comme une masse sur le sol de la place au soulagement de tous les spectateurs. Un affreux sentiment de délivrance me perce. J'ai l'existence coupée en deux. C'est d'avoir vu et regardé le supplice que nul être humain ne devrait voir, dont nul être humain ne devrait détourner le regard, rivées que nous étions dans les wagonnets, l'une toute à la mort l'autre en dehors c'est d'avoir entendu le plus grand hurlement humain et plus encore féminin s'élever jusqu'au fond des temps en un seul jet non coupé, comme si j'avais entendu la vie accuser la mort en versant tout son sang jusqu'à la dernière goutte. La faute me prend, ici, dans ce wagonnet. La faute, son terrible mystère. Je n'ai rien fait. J'étais là. Je suis encore là. J'ai vu. J'ai vécu. Je ne suis pas morte. Il y a faute. Et c'est ma faute obscurément. J'ai vu la jeune fille folle en feu voilée follement attachée à son voile sauter hors du feu dans le gouffre. C'est une tragédie qui est aussi une Ville, un pays, une histoire, l'histoire de celle que je ne suis pas, un voile nous sépare et pour cette taison même je sens un voile tomber une buée rouge sur ma tête sur mes épaules, effrayée de toutes mes forces je me débats mais je ne le nie pas, pour rien au monde je ne le nierais pour rien au monde je ne le mettrais, et pour cette raison même malgré moi je porte une jeune fille voilée que je ne suis pas, j'ai en moi la fille coupée en deux le voile mortel la coupure parce que je suis une fille témoin de la victime, coupée de la victime. Je renrre chez moi. Je ne cours pas. J'ai le sentiment que cela m'est arrivé. Depuis l'accident quelque chose en moi me reste voilé.

Hélène CKOUS, Les Rêveries de la femme sauvage, © éd. Galilée, 2000, p. 144-146.



Des revendications féministes, demeure une plus grande liberté dans l'expression du désir, une importance donnée au corps féminin, une attitude générale par rapport à l'homme et à la société. L'émancipation ne passe plus par le groupe, mais par l'affirmation de soi, contre les parents (la mère en particulieR), contre la morale ou tout autre forme d'entrave à l'épanouissement personnel (Régine Detambel, La Verrière, 1996 ; Christine Angot, Léonore toujours, 1993). La dimension politique s'est estompée au profit d'une recherche plus égotiste, sensible et ironique, informée de littérature et de psychanalyse, nourrie aussi de chansons populaires, comme chez Camille Laurens {Dans ces bras-là, 2002). L'homme n'est plus l'adversaire, mais un objet de plaisir avec lequel composer, parfois un simple objet de consommation. Le poisson qui rêve d'Isabelle Marsais (1998) fait le portrait de la femme en mante religieuse qui cherche la mort de son partenaire durant le coït. Le Journal de Catherine M. de Catherine Millet (2000) enregistre les prouesses sexuelles d'une femme, en les réduisant à leur dimension physiologique. Son écriture évacue toute charge affective, longtemps associée à la « sensibilité » féminine. Sans doute est-ce là la nouveauté de ces écritures, qui se débarrassent ainsi des lieux communs et des idées reçues par lesquels on croyait définir la «féminité». Il semble d'ailleurs que le projet de casser ce cliché constitue un nouveau défi : les livres à scandale de Virginie Despentes (Baise-moi, 1993, Les Chiennes savantes, 1996) jettent dans le moule du roman policier ou du thtiller la violence sans entraves du sexe et de la mort. Les femmes n'y affirment plus leurs différences : elles rivalisent avec les hommes sur leur propre terrain, machiste et cynique. Les premiers livres d'Amélie Nothomb (Hygiène de l'assassin, 1992) font de l'abjection la source du plaisir, et aucun des suivants ne souscrit à une thématique putement féminine. Celles qui disent encore le corps féminin, et sa sensibilité, le font pour explorer un noud personnel douloureux (Lorette Nobécourt, La Démangeaison, 1992). La langue (sauf chez Nobé-courT) est le plus souvent neutre, proche du langage parlé : « On avait super bien discuté» (Baise-moI). Rares sont aujourd'hui les femmes qui travaillent considérablement leur écriture, comme le firent autrefois Monique Wittig ou Hélène Cixous: c'est qu'il ne s'agit plus de trouver la manière propre d'une écriture spécifiquement « féminine ». Seule Chloé Delaume (Les Mouflettes d'Atropos, 2000; Le Cri du sablier, 2001), qui manie provocation et parodie culturelle à jet continu, conjoint l'élabotation syntaxique aux tournures familières, le vulgaire et le baroque, parfois à la limite de l'hermétisme. Mais elle ne revendique aucun féminisme, sinon avec désinvolture: «Voyez-vous avant, j'étais prostituée. Depuis, j'ai passé mon Capes. Histoire d'avoir une protection sociale. J'ai eu l'enfance des orphelines. On ne peut pas dire que ce soit gai. Le bonheur non plus, remarquez. Ça dépend d'où vient le plaisir. » Du reste, le militantisme féminin connaît aujourd'hui dans le champ social des formes nouvelles qui ne passent plus par la mise en ouvre d'une littérature spécifique. Sans doute les femmes ont-elles désormais acquis, en littérature au moins, un statut semblable à celui des hommes.



Écritures «gays»

Une même évolution caractérise l'écriture homosexuelle. Le militantisme n'est plus la piètre de touche de livres et d'auteurs qui traitent désormais de l'homosexualité comme d'un sujet parmi d'autres. Ni Renaud Camus (cf. p. 68-69), ni Christophe Honoré, ni Christophe Donnet (Quand je suis devenu fou, 1997; L'Empire de la morale, 2001 ; Ainsi va le jeune loup au sang, 2003) ne se revendiquent sttictement comme « écrivain homosexuel ». Chacun a son univers singulier, son ton propre, ses thèmes d'élection. Si Les Dollars des sables (2006) traite bien des amours tropicales du narrateur gay, son auteur Jean-Noël Pancrazi a auparavant publié une trilogie familiale (Madame Arnoul 1995, Long séjour, 1998, Renée Camps, 2001) et un roman (Tout est passé si vite, 2003) pas spécifiquement homosexuels. Pourtant ne pas adopter une perspective historique paraît difficile : l'épidémie du sida, survenue à la fin des années 1970, a bouleversé les conditions de vie de tout un groupe d'écrivains qui, au-delà d'une affirmation propre à la légitimité de leur choix sexuel, se sont chargés de dire le fléau qui a frappé la communauté gay. Ce peut être avec la gravité de Corps à corps: journal du sida (1987) d'Alain-Emmanuel Dreuilhe; l'humour grinçant du dramaturge Copi dans Une visite inopportune (1988) ; l'âpreté sans concession de Guy Hocquenghem qui se tourne vers la fiction à partir de 1980 (La Colère de l'agneau, 1986) et combine une peinture minutieuse de la dégradation de son état physique à une relecture de la Genèse (Eve, 1987); ou encore la nostalgie de Jean-Noël Pancrazi, évoquant dans Les Quartiers d'hiver (1990) la fin d'un mode de vie (homosexuels vieillissants, jeunes gens frappés par l'épidémie, vieilles femmes du monde du spectaclE). Le cynisme nihiliste frappe aussi certains écrivains, comme Cyrille Collard, dont Les Nuits fauves (1989, porté au cinéma par l'écrivain avant sa morT) s'abandonnent aux plaisirs mortifères du sexe et de la drogue. Ces livres, auxquels il faudrait associer ceux plus connus d'Hervé Guibert (cf. p. 52), font effet de littérature communautaire. Un chant diffus de deuil, de révolte, de compassion envahit jusqu'à la fin des années 1990 le champ de la littérature des homosexuels, qui ne se résout cependant pas à n'être qu'une « littérature homosexuelle » : affronter la mort est une expérience humaine plus générale, qu'il s'agisse de voir la sienne approcher (la plupart des écrivains mentionnés, à l'exception de Pancrazi, sont morts du sida, comme les dramaturges Koltès ou LagarcE), ou d'affronter celle de l'être aimé (Christian Giudicelli, Celui qui s'en va, 1996 ; Yves Navarre, Ce sont amis que vent emporte, 1991 ; Philippe Besson, Son frère, 2001).



Les « Beurs »



L'adjectif « communautaire » semble finalement plus pertinent pour évoquer la « littérature beur». Toute une génération, issue de l'immigration maghrébine (principalement algériennE), accède à l'écriture au mitan des années 1980 avec Le Thé au harem d'Archi Ahmed (1983) de Mehdi Charef et Le Gone du Chaâba (1986) de Azouz Begag. Ces deux écrivains, nés dans les mêmes lieux - bidonvilles, cités d'urgence des banlieues, camps de harkis -, issus de familles dont la langue était l'arabe (ou le berbèrE), ont connu la pauvreté extrême et traversé une adolescence exposée à la vie des bandes (violence, drogue, vol, exclusioN). Vécue comme un salut, la réussite scolaire est pour eux un signe d'intégration : « On comptait sur la réussite du fils pour effacer tout regret d'exil » (Charef, Le Harki de Meriem, 1989) ; « Moi, en fréquentant l'école des Français, en faisant de Vercingétorix le héros de mes jeux, j'avais accompli un autre déplacement, moins loin, mais sans retour. J'étais devenu Franc, Gaulois. » (Begag, Le Marteau pique-cour, 2004). Mais cette intégration demeure parfois illusoire. Le sentiment de trahison, ailleurs exprimé par Annie Ernaux (cf. supra, p. 79), s'y retrouve. Double trahison: par rapport à la famille et au milieu d'origine, et par rapport à la langue : écrire en français, c'est renoncer à la langue des parents. Dans le même temps, le Beur sent bien qu'il n'est pas véritablement accepté comme « Français », ce que disent les titres : Zeida de nulle part de Leila Houari par exemple ou l'intrigue : dans Le Harki de Meriem, Selim, premier prix du concours général en français, est assassiné par trois racistes.



L'écrivain beur - du moins son narrateur, la plupart de ces livres s'écrivant à la première personne - est un déraciné qui cherche un territoire. Il doit choisir cet exil que lui imposent les circonstances historiques. L'épisode fréquent de retour en Algérie, pour retrouver, comme le dit drôlement Azouz Begag, son « arabe généalogique» (Quand on est mort, c'est pour toute la vie, 1998), échoue : le Beur ne se reconnaît pas dans ce « pays de fous » qu'est devenue l'Algérie actuelle où régnent chômage, corruption, violence, aussi peu désirable que la misère des banlieues françaises où les jeunes volent et brûlent les voitures, se droguent et finissent embarqués par la police (Le Thé au hareM). Leur littérature a d'abord valeur de témoignage; elle peint de l'intérieur ce que fut l'extrême misère de ces ouvriers qui édifièrent la France des trente Glorieuses. « Ils vivent là comme des bêtes, à l'écart de la ville [...] dans ce camp de travail entouré d'un haut grillage.» (ibid.) Mais l'écrivain n'est pas seulement le porte-parole d'une communauté d'exclus que la différence linguistique a retranchés du corps social ; il fonde sa propre identité dans le métissage que la vie lui impose : «Je n'ai plus aucune origine. Mieux encore : je suis le seul exemplaire dans mon origine. Un original. » (Le Marteau, 2004). Cette singularité est perceptible dans la manière de traiter la langue française et de réunir les deux langues, comme Begag qui associe le « gone » (terme lyonnais qui désigne un enfanT) au «Chaâba», Charef qui joue avec les mots «thé au harem» (pour théorèmE) et «Archi Ahmed» (pour ArchimèdE), ou Farida Belghoul qui fait monologuer en virtuose une enfant de sept ans avec des tours empruntés aux deux langues (Georgette, 1986). Leur stéréophonie linguistique dit l'écart, et le déchirement. Leur forme, en revanche, s'inscrit dans un réalisme assez traditionnel et parfois l'«autre français» n'apparaît que dans les dialogues qui restituent accent et prononciation des personnages: «Ti l'as di l'argent, au moins ? Riste manger. » L'écriture tourne alors au pittoresque et la narration opte pour un modèle indépendant de la culture première.



Font ouvre d'écrivains ceux qui s'émancipent du simple témoignage réaliste, comme Nina Bouraoui, reconnue dès son premier livre La Voyeuse interdite (1991). Issue d'une famille mixte (père algérien, mère françaisE), favorisée, élevée en Algérie plus qu'en France, elle peut difficilement passer pour «beur», mais déclare vouloir parler pour eux, même si ce terme lui semble relever d'une censure inacceptable : « On ne pourra plus dire Arabe, en France. On dira beur et même beurette. Ça sera politique. Ça évitera de dire ces mots terrifiants, Algériens, Maghrébins, Africains du Nord. Tous ces mots que certains Français ne pourront plus prononcer. Beur, c'est ludique ; ça rabaisse bien, aussi. Cette génération, ni vraiment française ni vraiment algérienne. Ce peuple errant. Ces nomades. Ces enfants fantômes. Ces prisonniers. Qui portent la mémoire comme un feu. Qui portent l'histoire comme une pierre. Qui portent la haine comme une voix unique. Qui brûlent du désir de vengeance. Moi aussi j'aurai cette force. Cette envie. De détruire. De sauter à la gorge. De dénoncer. D'ouvrir les murs. Ce sera une force vive mais rentrée. Un démon. Qui sortira avec l'écriture. » Ses premiers livres disent, dans une langue simple et fiévreuse, la contrainte des corps dans un monde musulman confronté aux tabous et aux rituels. Au gré des livres suivants, l'Algérie, terre fantasmée des premiers livres, se fait plus présente. Le Jour du séisme (1999) traite du tremblement de terre qui a frappé l'Algérie en 1980.



Dans Garçon manqué, plus autobiographique, Nina Bouraoui affirme : «Je ne sais rien de l'immigration. »

Je quitte Alger, son été brûlant. Je quitte la forêt d'eucalyptus. Je quitte la Résidence, les Glycines et l'Orangeraie. Je quitte mon appartement. Je quitte la mer blanche et figée, les plaines de la Mitidja, le sommet de Chréa. Je pars pour deux mois. C'est immense de quitter Alger. Mon départ semble impossible. Ou définitif. Cette ville est dans le corps. Elle hante. La quitter est une trahison. Elle pourrait se venger. Porter malheur. Sa séparation est violente. Elle est dans la chaleur, dans l'air épais, dans toutes les odeurs décuplées. Du pin brûlé, de la terre séchée, du sable rouge. Ça sent l'été. Ça sent la mort aussi. Des boules antimites dans mes affaires d'hiver. Des draps blancs sur les meubles. Les volets baissés. Nos chambres rangées. C'est une guerre contre le soleil. Partir. Pour les grandes vacances. Pour respirer, dit ma mère. Pour les bronches, la gorge et les poumons. Pour les bronchites asthmatiformes. Pour fuir le rêve. Le massacre annoncé. L'air étouffe ici. 11 est épais, chargé de cendres. Il vient des montagnes qui flambent. Une ligne rouge autour de la ville. Je suis habillée pour partir. Un grand voyage. Habillée pour quitter Alger. Pour me quitter. Habillée pour quitter ma vraie vie. I-es jeans, les shorts, les maillots en éponge, les claquettes, les cheveux ébouriffés, ça va pour ici. Pas pour la France. Être présentable. Bien coiffée. Faire oublier. Que mon père est algérien. Que je suis d'ici, traversée. J'ai le visage de Rabià. J'ai la peau de Bachir. Rien de Rennes. Rien. Qu'un extrait de naissance. Que ma nationalité française. Faire oublier mon nom. Bouraoui. Le père du conteur. D'abi, le père, de raba, raconter. Étouffer Ahmed et Brio. Dissimuler. Ma grand-mère aime les vraies filles. Oublier que mon corps est fait pour la lumière, le sable et les vents de sel. S'excuser, voilà la raison de ce départ. De ces grandes vacances forcées. Excuser ma mère. Tu n'épouseras pas un Algérien. Excuser par mon corps, si doux, si tendre, cette séduction. Cette histoire entre la Française et l'étudiant algérien. Excuser 1962. Excuser l'Algérie libre. Mon corps contre les hommes de l'OAS. Mes yeux sur leurs gestes. Ma voix au-dessus de leurs ordres. Excuser cette alliance. Ma soeur, moi, à l'Hôtel-Dieu de Rennes. Le butin de ma mère. Ses filles, ses trésors. Les montrer. Les donner. Pour les grandes vacances. Pour se faire pardonner. Les filles du gendre algérien, qui parle très bien français. Menu et raffine. Des petites si bien élevées.

Nina Bouraoui, Garçon manqué, © éd. Stock, 2000, p. 95-97.





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