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Les structures temporelles dans « A la recherche du temps perdu »






Les thèmes, les idées et les images principaux de la Recherche ont fait l'objet d'analyses nombreuses, mais un aspect de l'ouvre de Proust a peu retenu l'attention : la technique narrative, et plus précisément la disposition des événements dans le temps de la fiction. Proust a été un maître créateur dans l'utilisation du temps narratif; chez lui la gratuité et le désordre apparents de la narration cachent un traitement audacieux et inventif de cette dimension qui, pour être la quatrième dans l'ordre de la réalité décrite, est cependant la première dans l'art de la fiction.





Une première lecture de la Recherche suffit à faire ressortir les procédés les plus caractéristiques de Proust pour regrouper les faits et les événements dispersés le long . d'une ligne chronologique continue : lorsqu'il relate un après-midi, une soirée, une journée, il utilise le moment choisi comme point de départ pour décrire des événements antérieurs ou postérieurs. Ainsi, au cours de la soirée chez ra princesse de Guermantes, le narrateur nous informe de la situation de la plupart des invités et il annonce le « déclassement » du baron de Charlus, l'attachement de la princesse pour lui, et le déclin progressif de la position sociale des Guermantes '. Chaque personnage porte, liées à son apparition présente, les dimensions de ce qu'il a été, de ce qu'il est pour les autres et de ce qu'il deviendra. Les digressions ne sont pas de simples excroissances : elles approfondissent notre perception de la situation donnée, par exemple lors de la soirée chez la princesse qui prend le caractère douloureux de la dernière grande apparition des Guermantes dans la société, alors qu'ils dominent encore le Faubourg Saint-Germain. Qui plus est, il serait difficile de présenter autrement les informations que donnent ces digressions. Il faut regarder la soirée chez la princesse comme un champ magnétique qui maintient ensemble tous les renseignements indispensables.

L'économie des moyens et la recherche du maximum de cohérence sont les facteurs déterminants dans la manière proustienne de regrouper les événements. Par exemple, tous les épisodes de l'époque de la guerre s'organisent autour d'une soirée à Paris au début de 1916, et le fait que cette partie terminale du roman n'a jamais été révisée ni peaufinée montre que, dans l'imagination de Proust, des événements que le temps sépare se présentaient d'emblée comme des ensembles. Le narrateur s'était déjà rendu dans la capitale au début de la guerre, mais pour éviter de juxtaposer simplement les deux épisodes sans autre relation entre eux que la consécution chronologique, la visite de 1914 fait dans le récit partie de l'épisode de 1916 afin d'établir un rapport significatif entre les deux. La structure du passage montre avec quelle habileté Proust peut construire un développement compliqué sur un fil ténu : le narrateur part rendre visite à M"" Verdurin, ce qui lui permet de décrire sa nouvelle situation sociale ainsi que la société du temps de guerre. L'aspect étrange d'un Paris dans le black-out éveille le souvenir tout différent de son séjour de 1914 et de ses conversations avec Saint-Loup; ces pensées lui remettent en mémoire la visite de Saint-Loup le jour d'avant; le narrateur rencontre ensuite Charlus et il a avec lui une longue conversation. Enfin, perdu dans l'obscurité et ayant abandonné tout espoir de trouver les Verdurin, il s'arrête dans un bordel - qu'il a pris pour un hôtel - que Jupien dirige pour le compte du Baron, puis il rentre chez lui. C'est là présenter de manière ramassée et cohérente une masse d'événements par le simple mécanisme d'une course vaine du narrateur. Ce biais permet en particulier la juxtaposition extraordinaire de trois images de Saint-Loup : détachement et absence de fanatisme en 1914, courage et adhésion à l'humeur guerrière de 1916, enfin une sortie furtive hors de 1' « hôtel » de Jupien. En accolant ces images contrastées, Proust élabore un des plus beaux portraits en forme de paradoxe qu'il ait fait d'une personne en qui les plus hautes qualités morales et intellectuelles coexistent inexplicablement avec le vice : c'est ce que symbolise merveilleusement l'épisode dans lequel Saint-Loup perd sa croix de guerre dans le bordel pour pédérastes. Proust obtient cet effet en intégrant les trois apparitions de Saint-Loup dans un seul épisode continu auquel une seule d'entre elles appartient de droit.



Le procédé qui consiste à charger l'unité temporelle que forme une journée ou une soirée de toutes sortes d'événements passés ou même futurs caractérise chez Proust l'organisation des événements. Balzac en avait déjà fait largement usage (cf. les longues journées dans le Père GorioT), et c'est pour lui que Proust a laissé tomber le temps linéaire de Flaubert et des naturalistes. La plupart des parties du roman sont présentées de cette façon comme des points de repère ', et certaines sont encore distendues par le récit d'événements antérieurs ou postérieurs de la même journée : pendant une de ces journées interminables le narrateur déjeune avec Saint-Loup et Rachel, les accompagne au théâtre et assiste à la réception chez Mme de Villeparisis {le Côté de Guermantes, I). Le dîner chez la duchesse de Guermantes est suivi d'une visite à Charlus (le Côté de Guermantes, II), et le jour de la réception chez la princesse de Guermantes est aussi celui de l'altercation entre le duc de Guermantes et Swann, de la découverte de l'homosexualité de Charlus et de la visite nocturne d'Alber-tine {Sodome et Gomorrhe, I et II). Cette journée n'occupe pas moins de cent soixante-six pages dans une édition aussi ramassée que celle de la Pléiade. La forme de la « longue journée » épargne la multiplication des repères chronologiques, procédé ennuyeux et peu inventif (d'ailleurs ces repères prennent déjà inévitablement une place importante dans un roman aussi long que celui de ProusT), mais elle donne aussi un effet d'accélération et d'intensité qui augmente l'intérêt, ce dont la technique romanesque réaliste-naturaliste toujours à la recherche laborieuse de la copie conforme est bien incapable. Proust, faut-il le rappeler, décrit le style de Flaubert comme un « trottoir roulant », c'est-à-dire comme donnant l'impression d'un ralenti monotone et régulier '. Le sentiment de connaître des événements nombreux, de vivre une forme surnaturelle et privilégiée de temporalité au cours de laquelle les événements et l'information sur les protagonistes arrivent à une vitesse déroutante rend ces passages de la Recherche aussi fascinants que les intrigues les plus savantes de Balzac. L'essentiel de la Prisonnière forme précisément une de ces longues journées : le matin et l'après-midi longs et tendus au cours desquels le narrateur imagine la rencontre d'Albertine avec Léa au Trocadéro, la retrouve et s'échappe le soir chez les Verdurin pour vérifier la nature des relations d'Albertine avec MUe Vinteuil. La jalousie maniaque du narrateur atteint ici une intensité nouvelle dans l'expression, tandis que nous suivons heure par heure ses fantasmes morbides, ses efforts pour se calmer, et sa découverte soudaine de nouvelles raisons pour soupçonner Albertine d'être lesbienne. La longueur extraordinaire du récit de cette journée correspond a l'obsession du narrateur.



Ce long dimanche de février dans la Prisonnière est juxtaposé à une autre unité temporelle qui est elle aussi typique de la Recherche, mais de manière différente. L'ouverture très étendue de la Prisonnière est un récit à l'imparfait (dans son sens itératiF), qui est à nouveau celui d'une longue journée mais formant cette fois la quintessence de beaucoup d'autres et racontée en conséquence au temps du passé qui convient. Le narrateur l'appelle « une matinée idéale » (p. 26). Le récit à l'imparfait n'est pas exceptionnel en français, puisque la morphologie de la langue s'y prête si bien, mais il est rare qu'il prenne des proportions aussi extraordinaires (quatre-vingt-une pageS). Quelques épisodes au passé simple sont mêlés à l'ensemble pour constituer des anecdotes particulières, avec des transitions parfois si subtiles que le lecteur s'aperçoit à peine du changement de « mode » (ou d' « aspect » comme disent les linguisteS). Par exemple, lors de la visite à l'imparfait que le narrateur rend à la duchesse de Guermantes, le passé simple est introduit à la faveur d'une question posée sans un « dis-je » ni aucun autre verbe pour marquer la citation (ces verbes, nous le verrons, comptent parmi les signes les plus caractéristiques et les plus insistants du temps narratif utilisé). La question est longue et se rapporte à quelque chose dont le lecteur se souvient :



- Par exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez M« de Saint-Euverte, avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe, vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en flamme, comment cela s'appelait-il? Est-ce qu'une jeune fille peut mettre ça? (p. 37).



Nous voici maintenant, par une sorte de tour de passe-passe, dans un temps événementiel, que le passé simple a pour fonction d'indiquer, et la duchesse soutint qu'à la soirée où elle était en robe rouge, elle ne se rappelait pas qu'il y eût Mmede Chaussepierre.,. (p. 39).



Après environ une page d'anecdotes, nous lisons :



Aussi, l'après-midi dont je parle et où je rappelai à MT de Guermantes la robe rouge qu'elle portait à la soirée de sa cousine, M. de Bréauté fut assez mal reçu... (p. 40).



Nous voici maintenant bien ancrés dans le temps événementiel par l'indication de la date. Puis nous retournons à l'aspect itératif que nous avions quitté, par le même moyen d'un dialogue sans verbe d'élocution. Le principe qui sous-tend ces transitions, c'est de séparer le passé simple et les imparfaits par des citations assez nombreuses pour que le lecteur ne ressente ni rupture ni incohérence en changeant subrepticement de valeur temporelle.

L'exemple le plus étonnant de transition entre les deux temps narratifs se trouve entre les deux longues journées de la Prisonnière dont j'ai parlé. La première raconte une journée type, depuis le matin jusqu'au soir, la seconde est un jour très particulier de février. Plutôt que d'avoir recours à la solution la plus facile et de marquer une rupture nette et brutale entre les deux journées, Proust entreprend avec brio de transformer progressivement la valeur temporelle de l'une. Alors que la journée à l'imparfait se termine, nous trouvons un « Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pas demain, vous travaillerez », disait mon amie... (p. 80).



Le verbe « disait » a un sens répétitif, malgré le caractère apparemment particulier de la citation. La soirée se termine d'ailleurs par une série de réflexions sur l'habitude et sur la manière irrésistible dont elle endort notre perception d'un danger à craindre. Le paragraphe suivant s'ouvre par :



J'avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle, je me mettrais au travail. Mais le lendemain, comme si, profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé, je m'éveillais par un temps différent, sous un autre climat (p. 82).



Le passage donne une impression ambiguë, le plus-que-parfait peut se rapporter à l'un ou à l'autre des temps narratifs, car Proust l'utilise souvent en son sens répétitif. «Le lendemain» est équivoque aussi, puisqu'il marque d'ordinaire un point dans le temps, mais qu'on peut fabriquer aussi des phrases du style : « Le lendemain il recommençait toujours la même chose. » Enfin, le verbe « je m'éveillais » résume bien l'incertitude temporelle des réflexions qui suivent ce passage : pour les verbes qui marquent une opération mentale (« je croyais », « je sentais ») nous ne pouvons pas distinguer entre Ja répétition et la durée, les deux aspects de l'imparfait, sans indication de contexte. Cette ambiguïté est la clé de la transition de Proust dans cet exemple; nous sommes bercés par la succession des imparfaits jusqu'à ne plus remarquer le glissement de leurs fonctions. Le narrateur décrit-il une autre « matinée idéale », ou est-il agité de pensées diverses en un jour déterminé? Nous finissons par rencontrer un passage qui commence par un « je faisais », mais qui se termine sur l'indication précise, pour être discrète, d'un point dans le temps :



Je faisais comme lui [l'oisif], et comme j'avais toujours fait depuis ma vieille résolution de me mettre à écrire, que j'avais prise jadis, mais qui me semblait dater d'hier, parce que j'avais considéré chaque jour l'un après l'autre comme non avenu. J'en usais de même pour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me promettant de commencer à travailler le lendemain (p. 83).



L'antécédent de « celui-ci » est un substantif inclus dans une proposition subordonnée au second degré, procédé indirect plutôt rare dans la bonne prose, parce qu'il produit une succession de phrases sans lien précis ni nécessaire. Pourtant, dans ce cas, l'effet illogique (ou plutôt a-logiquE) sert un but artistique défini : « celui-ci » et « ce jour » nous conduisent discrètement et sans douleur vers un temps événementiel, et corrigent après coup le sens de «je faisais » qui passe de l'itératif à l'aspect de durée. Un bref pseudo-monologue intérieur, chez Proust c'est une rareté, contribue à nous installer dans le temps linéaire :



Même, les tout premiers jours de l'arrivée, je n'avais pas connu sa présence [celle d'Albertine] à Balbec. Par qui donc Pavais-je apprise? Ah! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleil comme celui-ci. Brave Aimé! Il était content de me revoir (p. 84).



Enfin, et non moins que cinq pages après le début de ce passage dont la technique est si subtile, nous rencontrons enfin un passé simple :



En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une photographie d'elle ou, bien plus, de me faire rencontrer avec elle (p. 86).



Depuis trois pages Proust nous introduit dans le temps événementiel par une série d'artifices tout en refusant de nous en donner le signe le plus banal : le passé simple (on songe à ces livrets de Wagner où la tonalité change sans cesse sans changement aucun de l'armature de la clé). A partir de là, le récit est franchement événementiel; un jour encore se passe (après le premier « lendemain » que nous avons analysé), et c'est alors que commence le terrible dimanche de février.

Il résulte de ce traitement des temps grammaticaux une impression d'ellipse et de densité. Proust n'emploie pas la narration événementielle courante autant que les autres romanciers parce que dans un roman à la première personne elle risquerait de créer une impression sèche et schématique du temps sans rien garder de la richesse, des emboîtements et des hésitations de la mémoire. Proust utilise de subtils moyens stylistiques pour briser le temps linéaire; c'est ainsi que les événements ne sont pas présentés dans une succession monotone, mais avec de brusques glissements dans la perspective temporelle. Son utilisation du plus-que-parfait est particulièrement remarquable. A la fin de A l'ombre des jeunes filles en fleurs nous trouvons cette curieuse succession d'événements et de temps grammaticaux :



Le directeur m'offrait pour l'année prochaine de meilleures chambres, mais je m'étais attaché maintenant à la mienne où j'entrais sans plus jamais sentir l'odeur du vétiver, et dont ma pensée, qui s'y élevait jadis si difficilement, avait fini par prendre si exactement les dimensions que je fus obligé de lui faire subir un traitement inverse quand je dus coucher à Paris dans mon ancienne chambre, laquelle était basse de plafond.



Il avait fallu quitter Balbec en effet... (p. 953). En reliant des phrases par leurs propositions subordonnées, procédé que nous avons déjà rencontré, Proust évite une description inutile du départ de Balbec, ou bien une phrase abrupte et sans effet du genre « Nous quittâmes Balbec » '. A lire cette phrase longue comme un paragraphe, nous sommes toujours à Balbec, la chambre de l'hôtel est au centre de notre attention, et l'aspect bizarre de la chambre parisienne n'est qu'un élément superflu d'explication. Mais soudain, nous sommes magiquement transportés dans l'espace et dans le temps par le plus-que-parfait du paragraphe suivant. D'un seul coup, Balbec s'éloigne et ne vit plus que dans la mémoire. L'expression « en effet », qui renvoie comme une conclusion décidée à l'avance à une situation dont le lecteur n'a pas encore pris conscience, prend un caractère résigné et mélancolique, comme le brusque retour au présent à la fin de « Combray » et de « Noms de pays : le Nom». C'est la révélation brusque et terrifiante du caractère irréparable, irrémédiable, du Temps.

Cette manière inhabituelle d'utiliser les temps du verbe en français ne peut absolument pas, à mon sens, être mise au compte d'une révision hâtive du roman à la fin de la vie de l'auteur '. La conscience aiguë qu'avait Proust des possibilités qu'offrent les temps grammaticaux apparaît déjà dans son article sur Flaubert. Et, par ailleurs, c'est dans Du côté de chez Swann que l'on trouve le traitement le plus étonnant des temps narratifs; or, c'est précisément la seule partie du roman à n'avoir pas été complètement modifiée à la suite du plan initial. La construction du deuxième chapitre de « Combray » obéit à une structure temporelle qui n'a sans doute d'équivalent dans aucune autre ouvre romanesque. On peut la décrire comme nne concrétion, comme la présentation simultanée de trois unités temporelles : la journée, la saison et les années.

Une grande partie de « Combray » se situe un dimanche. Il y est question de l'arrivée « la dernière semaine avant Pâques » (p. 48), de la visite matinale à tante Léonie avant la messe (p. 50-52), de la messe (p. 59), de la rencontre avec Legrandin qui ne peut venir à Combray que « du samedi soir au lundi matin » (p. 67) et, en dernier lieu, on y trouve une allusion directe au dimanche (p. 97). La messe, le déjeuner, la lecture dans le jardin, la parade de la troupe, l'orage et la visite du curé à tante Léonie : voilà les événements du dimanche. Un thème et un personnage donnent leur unité à cet assortiment disparate d'épisodes : tante Léonie est le premier et le dernier personnage que nous voyions, et toute la journée elle est obsédée du désir de savoir si Mme Goupil est arrivée à la messe après l'élévation. Elle discute sur ce sujet avec Françoise (p. 54-55), elle interroge sa famille au retour de la messe (p. 68) et elle attend avec anxiété, en fin d'après-midi, la visite d'Eulalie, qui certainement pourra la renseigner. Mais la visite d'Eulalie coïncide avec celle du curé et. troublée par le grand nombre de ses visiteurs, tante Léonie oublie de s'enquérir de M ""Goupil (p. 108).

Aux yeux d'un observateur superficiel, le récit de ce dimanche pourrait apparaître anodin si ce n'était qu'il est entièrement écrit, à l'exception d'une anecdote, à l'imparfait. Même les verbes déclaratifs, aussi particulière que puisse être la conversation, sont à l'imparfait :



- Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus d'un quart d'heure en retard pour aller chercher sa sour; pour peu qu'elle s'attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu'elle arrive après l'élévation.

- Hé! il n'y aurait rien d'étonnant, répondait Françoise.

- Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu passer M"* Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot...

- Il n'y aurait rien d'étonnant qu'elles viennent de chez M. le Curé, disait Françoise.

- Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules (p. 54-55).



Tout au long de ce dimanche, Proust présente le particû lier sous la forme du général, et c'est un procédé délicieux : tous les « disait », les « répondait » et les « soupirait » qui marquent les citations plaisent à l'oreille en soulignant la répétition indéfinie et cyclique de la vie à Combray, ainsi que l'apothéose de la banalité que traduit celle-ci.

Cette utilisation de l'imparfait a des implications plus profondes encore : au moyen du flou ' de ce temps grammâ" tical, Proust ne se contente pas de suggérer que tous les dimanches à Combray se fondent ensemble, il crée aussi de plus vastes structures temporelles. La première unité temporelle que nous remarquions à Combray est la journée; le progrès de la saison vient cependant s'y superposer, le narrateur arrive à Pâques quand il fait encore froid (p. 49-50). Peu après, Françoise et tante Léonie parlent des asperges, que Françoise sert souvent depuis peu (p. 55). En France les asperges ne deviennent abondantes que vers la fin avril ou en mai, quand il commence à faire bon. Un peu plus loin, il fait trop chaud (p. 83). Tandis que l'orage arrive, tante Léonie s'étonne qu'il y ait si peu de lumière à quatre heures et demie de l'après-midi, « huit jours avant les Rogations» (p. 102). Comme les Rogations précèdent le jour de l'Ascension qui tombe quarante jours après Pâques, nous avons fait du chemin dans le calendrier depuis le matin. La journée et la saison poursuivent leur cours parallèle : à neuf heures du matin nous sommes en mars, à cinq heures de l'après-midi c'est le mois de mai. Il eût été difficile de trouver un moyen plus inventif et plus économique pour rendre les différents aspects de la vie à Combray et ses variations selon les jours et les mois. Lorsque l'organisation temporelle propre au dimanche a pris fin, les rythmes saisonniers, eux, continuent. Le samedi, en mai, la famille du narrateur assiste au mois de Marie1, et enfin vient l'été (p. 133). Vers la fin de « Combray » la structure du récit devient géographique plutôt que temporelle, ainsi que Robert Vigneron l'a souligné2. Le « côté de Méséglise » et le « côté de Guermantes » deviennent les principes d'organisation. Néanmoins il est question du départ de Combray (p. 144-145), puis d'un automne que le narrateur y passe (p. 153).



En plus du déroulement de la journée et du progrès de la saison, on trouve à Combray une autre dimension de la durée : les années. C'est dans le portrait de tante Léonie qu'on trouve l'exemple le plus éclairant de la fuite des années. Pendant la journée du dimanche ainsi qu'au printemps, elle garde une vitalité exceptionnelle en dépit de la vie cloîtrée qu'elle mène. Cette claustration même n'est pas totale, car elle circule encore dans ses deux pièces pour laisser faire le ménage et aérer la chambre (p. 49). Mais une vieillesse prématurée s'appesantit sur elle à mesure que l'été s'avance, et elle vit de plus en plus retirée : elle ne va plus dans sa deuxième pièce car elle s'affaiblit, et elle ne reçoit plus du tout de visiteurs (p. 143). Nous apprenons plus tard la mort de tante Léonie, par une utilisation typiquement proustienne du temps grammatical :



Mais je pris ensuite l'habitude d'aller, ces jours-là, marcher seul du^ côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l'automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte... (p. 153).



En réalité, la mort de la tante ne fait pas l'objet d'une description : nous nous retrouvons soudain dans un moment déterminé où sa mort est un événement passé, mentionné en passant dans une subordonnée. Jamais la fuite des années ne fait l'objet d'un décompte précis dans « Combray », mais les saisons s'organisent selon une structure parallèle à celle des années. Léonie ne peut pas faire autrement que de mourir poétiquement en automne : comme, dans la famille, c'est elle qui s'identifie le plus à Combray, elle doit, tout comme le village, disparaître de nos esprits avec le retour à Paris, la cité où l'on vit l'hiver. Il se trouve d'autres indications sur la fuite des ans : au moment où le récit commence à adopter une structure géographique qui lie les événements du roman à l'un ou à l'autre des côtés, nous sommes à une époque bien différente de celle du début. Swann par exemple, qui apportait des fraises (p. 71), qui rendait ses visites le dimanche après-midi (p. 97), et qui demandait des nouvelles de la fille de cuisine (p. 80) s'est désormais éloigné de la famille du narrateur : tante Léonie « était la seule personne de chez nous qu'il demandât encore à voir... » (p. 143). Cette phrase nous prépare à la situation décrite dans « Noms de pays : le Nom », où Swann et la famille du narrateur ne se voient plus, sans être pour autant brouillés '. Ils s'éloignent tout simplement. Swann n'est pas seul à changer. La vie de Vinteuil et de sa fille, que nous avons vus au mois de Marie (p. 112), est modifiée par l'arrivée de la petite amie ' de cette dernière (p. 147). Le musicien vieillit (p. 148-149), puis il meurt (p. 159).

Proust obtient une fluidité remarquable dans la troisième dimension de sa concrétion temporelle en évitant de donner des précisions chiffrées sur la fuite des années. « Une année » est un repère caractéristique qu'utilise l'auteur pour suggérer que nous nous déplaçons quelque peu le long de la ligne chronologique. C'est ainsi que la découverte progressive du snobisme de Legrandin occupe un certain nombre d'épisodes distincts, et que le dernier commence par : et quand on pensa, une année, à m'envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand'mère, il [mon père] dit : - il faut absolument que j'annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s'il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sour. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit qu'elle demeurait à deux kilomètres de là (p. 129).



Le plaisir mesquin que prend le père à mettre Legrandin à l'épreuve fait sentir l'énorme intervalle de temps qui nous sépare de ce dimanche, après la messe, où Legrandin était encore « aux yeux de ma famille... le type de l'homme d'élite » (p. 67).

Les critiques se sont demandé pourquoi Proust organisait les épisodes de son roman d'une manière relâchée et gratuite : il faudrait plutôt se demander si la chronologie toute simple de la technique romanesque réaliste pourrait donner à Combray une structure plus solide. Ce n'est pas mon avis. Une chronologie plus claire aurait entraîné la suppression des structures temporelles simultanées, et l'usage pénible et peu créateur d'expressions comme « cette année-là... », « l'année d'après... » et « l'année qui suivit... ». Quels seraient la platitude et le décousu ' d'un « Combray » comportant une description détaillée de la vie et de la mort de tante Léonie, suivie d'un portrait en pied de Legrandin, le tout refermé sur une description de l'église et des deux côtés. Regrouper l'ensemble par années, ou par thèmes, formerait une composition rationnelle, mais dépourvue de poésie. Dans l'analogie entre le jour, la saison et l'année, Proust a trouvé la forme narrative la plus condensée.

La structure géographique de la fin de « Combray » se répète dans une autre partie de la Recherche où l'on trouve des glissements temporels et spatiaux simultanés sinon symétriques au sens ordinaire. C'est le passage du voyage en train, « les stations du Transatlantique », qui englobe toute la fin de l'été pendant le second séjour à Balbec (Sodome et Gomorrhe, II). Au lieu de raconter les divers événements de la saison dans un ordre chronologique ou thématique, Proust les rattache chacun à un arrêt du chemin de fer local, et il organise toute la fin de l'été en un voyage à l'imparfait pour aller dîner chez les Verdurin, et pour s'en retourner. Le dîner lui-même n'est pas décrit, ce qui est caractéristique. Des semaines sont condensées en une seule soirée. Ce procédé n'a pas seulement l'avantage d'imposer au récit l'ordre de l'imaginaire, mais en plus ce train symbolique donne une atmosphère particulière au second séjour à Balbec. Le mouvement du train, à la fois régulier, mécanique et cyclique, résume l'agitation futile de la société.

Une remarque de la Fugitive éclaire le curieux traitement du temps que nous avons trouvé dans la Recherche : « Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l'espace » (p. 593). La perception du temps est subjective. Proust a donc recours à une série de moyens très divers et très sophistiqués pour le représenter, afin que le lecteur sente avec le narrateur les irrégularités de la mémoire du passé. C'est ainsi qu'on peut, en partie, expliquer le flou chronologique de la Fugitive. Après la mort d'Albertine, nous perdons tout repère chronologique. Dans cette partie du roman l'auteur décrit trois étapes qui marquent le progrès de l'indifférence envers le souvenir d'Albertine. Ces étapes sont évidemment émotives aussi bien que temporelles, mais ici le narrateur abandonne tout effort pour lier le temps intérieur au temps réel. Tout ce que nous savons, c'est que les événements décrits sont bien postérieurs. Les saisons elles-mêmes sont à peine mentionnées, ce qui est très rare chez Proust pour qui les conditions climatiques sont inséparables de la mémoire :



Je n'aimais plus Albertine. Tout au plus certains jours, quand il faisait un de ces temps qui en modifiant, en réveillant notre sensibilité, nous remettent en rapport avec le réel, je me sentais cruellement triste en pensant à elle... Ainsi les amputés, par certains changements de temps, ont mal à la jambe qu'ils ont perdue (la Fugitive, p. 592-593).



Dans la Recherche, c'est la plupart du temps la description des conditions climatiques et des saisons qui introduit la corrélation entre le temps intérieur et le temps réel, puisqu'on retrouve celles-ci dans la mémoire aussi bien que dans le temps réel. C'est ainsi, par exemple, que les premières quintes automnales du radiateur au début du Côté de Guermantes, II, rappellent au narrateur un bruit identique entendu à Doncières l'année précédente. Ainsi le temps intérieur garde-t-il le contact avec le cycle annuel de la nature. Par exemple, dans A_Vombre desjennesjilles-en. fleurs, I, deux Nouvel an successifs - c'est un jour lié au désespoir causé par Gilberte - nous permettent de suivre la vie du narrateur dans le temps réel, encore que par une ellipse caractéristique il ne signale pas l'été entre les deux années, car cet été entraînerait une séparation avec Gilberte qui n'avancerait pas le récit. Il peut sembler exagéré d'insister sur le temps réel chez Proust alors que nous avons montré comme il le torturait et le modifiait, mais juqu'à la fin de la Prisonnière on discerne un effort particulier pour prendre en compte le temps réel afin que le roman n'ait pas une chronologie purement subjective. La nouvelle dimension donnée à l'ouvre après 1913 a peut-être modifié une intention antérieure plus précise et pourtant, en dépit des additions, Proust a conservé un certain nombre de repères chronologiques qui nous permettent de diviser la vie du narrateur en périodes distinctes. « Noms de pays : le Nom » et « Autour de Mme Swann » décrivent un automne, deux hivers successifs (mais pas l'été qui les séparE) et un printemps. « Deux ans après » marque le départ du second séjour à Baibec. Ensuite intervient une rupture dans la ligne chronologique, d'une durée indéterminée, et l'intérêt se déplace de l'amour sur la vie sociale. La partie du roman qui porte plus particulièrement sur la société va du Côté de Guermantes, I, au premier chapitre de Sodome et Gomorrhe, IL Elle comprend un automne (l'épisode du théâtre montre qu'on n'est pas en été), un hiver et le retour du printemps. C'est en été que se produit la mort de la grand-mère, suivie d'un épisode qui a lieu à l'automne suivant puisqu'il se place un an après la visite à Doncières. Au cours de la même semaine, le narrateur dîne chez la duchesse de Guermantes : la neige menace et la soirée est hivernale. Proust accélère le temps réel. Deux mois plus tard, alors que la duchesse est à Cannes (en février sans doute, selon la mode de l'époquE), il reçoit une invitation à la soirée chez la princesse de Guermantes, soirée qui a lieu au début de l'été. Cette manière de précipiter les événements afin de lier chacun d'entre eux à des conditions climatiques différentes constitue une curieuse stylisation du temps, et atteste l'indifférence de Proust envers un certain type de vraisemblance en art. Sans qu'aucune indication du temps écoulé ne soit donnée, le troisième récit continu, celui qui concerne essentiellement Albertine, commence au printemps à Baibec, se poursuit en été, pour se terminer par l'automne, l'hiver et le printemps passés à Paris avec Albertine. Chacun de ces trois récits - fait curieux qu'il convient de noter - parcourt le cycle des saisons et retourne à son point de départ : l'automne de « Noms de pays : le Nom » conduit à la fin de l'été à Baibec, l'automne du Côté de Guermantes, I, mène à l'été de Sodome et Gomorrhe (premier chapitrE), et le printemps de Baibec conduit au printemps suivant à Paris (ici il y a un léger chevauchemenT). La structure circulaire qui obsède Proust et qui se perçoit dans la construction du roman (cf. le retour à Combray au début du Temps retrouvé) semble dominer aussi les sous-ensembles.



Cette analyse des structures temporelles chez Proust nous permet de mieux comprendre la place qu'il occupe dans l'histoire de la technique romanesque en France. Par un retour, en quelque sorte, à Balzac (cf. l'usage de la forme de la longue journée et la division du roman en grandes parties plutôt qu'en chapitreS) il abandonne la technique réaliste-naturaliste qui s'appuie sur les chapitres plutôt ^ que sur les structures temporelles. Un chapitre caractéristique de l'un des meilleurs romans de Zola peut bien avoir un motif ou un thème unificateur. Mais le roman n'en est pas moins construit par petites unités discrètes, chacune ayant une structure interne différente. Ulysse est l'effrayant aboutissement de cette tradition d'un roman où chaque chapitre forme un feu d'artifice isolé. Proust en revanche trouve son principe formel dans des unités temporelles qui sont naturelles : la journée, la saison, l'année; mais il les présente subjectivement, telles qu'elles sont déformées par la mémoire, et il s'en sert pour construire des ensembles plus massifs que ceux de Flaubert ou de Zola. C'est un problème de dimensions : la richesse de la matière dans le roman proustien ne pouvait pas trouver sa place et sa cohérence dans une construction de type réaliste; il a ainsi été obligé de rechercher de nouvelles techniques narratives et de reprendre certains des procédés de Balzac qui étaient tombés en désuétude *.



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