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LES MUSICIENS DE RONSARD DEVANT SON OUVRE






On a souvent parlé des idées de Ronsard sur la musique et sur ses musiciens, mais on se pose moins de questions sur les compositeurs eux-mêmes. Que pensaient-ils de Ronsard ? Quelles étaient leurs motivations quand ils choisissaient une poésie plutôt qu'une autre pour la mettre en musique ? Quel type d'anthologie constituait leurs choix ? Que faisait-on de leurs chansons ? Autant de questions que je me suis posées et auxquelles je voudrais apporter sinon des réponses définitives, tout au moins des ébauches de réponses.



Commençons par mettre hors de cause les auteurs du Supplément musical de 1552 : eux n'ont pas choisi Ronsard, c'est Ronsard qui les a choisis. Deux d'entre eux sont des familiers : Goudimel, un professionnel sérieux et compétent, Marc-Antoine Muret, un humaniste distingué doublé d'un excellent musicien amateur. Ils font partie de la petite bande qui se réunit périodiquement dans la propriété de l'aimable mécène Jean de Brinon, qui aime à vivre entouré de lettrés et d'artistes. Janequin, lui, est un très grand musicien. Déjà vieux et illustre, il est un peu l'obligé des Ronsard, car il doit à l'intervention d'un des frères du poète le bénéfice ecclésiastique dont il vit '. Quant au quatrième collaborateur du Supplément, Pierre Certon, il est de ceux qui ont contribué à populariser Marot en le mettant en musique. La recette était bonne, et Ronsard qui est alors au moment de sa vie où un succès ou un échec en relations publiques peut décider de sa carrière à la Cour, veut tenir bien en mains tous ses atouts.



Car il ne faut pas oublier que la percée musicale de Ronsard se fait sur la lancée de Marot. Mêmes musiciens, mêmes pratiques, à commencer par celle du faux timbre, que les musicologues de notre temps reprocheront à Ronsard, mais qui est pratiquée sur une grande échelle pendant la première moitié du XVIe siècle. Et cette musique française de chansonnier, qui en ce milieu de siècle est à son zénith, est si proche de l'inspiration populaire que les musicologues ont souvent grand peine à distinguer l'une de l'autre. Les recueils de chansons eux-mêmes distinguent les deux genres tout en les associant, comme on peut s'en rendre compte en consultant les titres des recueils lyonnais ou parisiens de cette époque. Ainsi l'éditeur Bonfons publie-t-il à Paris en 1548 un recueil de Chansons nouvellement composées sur divers chants, tant de musique que rustiques, et en 1555 le lyonnais Poncet un Recueil de toutes sortes de chansons nouvelles tant rustiques que musicales. Deux cas parmi cent autres.

C'est ce mélange qui pose un problème aux hommes de la Pléiade. L'un des principes directeurs de la Dejfence et illustration était justement la distinction entre deux styles : le noble et le populaire. Contre Sébillet qui met sur le même plan l'ode et la chanson, contre Mellin de Saint-Gelais dont la poésie chantée est toute semblable à celle des chansonniers qui se vendent chez Le Roy et Balland, Du Bellay a mis en garde les jeunes poètes. « Sur toutes choses, prends garde que ce genre de poème soit éloingné du vulgaire... non comme Laissez la verde couleur, Amour avecques Psychés, O combien est heureuse, & autres telz ouvraiges, mieux dignes d'estre nommez chansons vulgaires qu'odes ou vers lyriques. » On n'est pas plus explicite : deux des titres sur trois provenaient du dernier recueil de Saint-Gelais publié en 1547. Entre « chansons vulgaires » et odes il y a donc un fossé qui permet aux poètes de la Pléiade de délimiter leur territoire.

C'est ce qui explique le tabou sur le mot « chanson » que Ronsard s'inflige à lui-même dans ses premiers recueils. Pas une seule pièce de l'édition de 1550 des Odes ne porte ce titre. Il y a, certes, une dizaine de pièces qui ont la même structure, parfois même les mêmes sujets, le même ton, la même allure que les chansons de Marot ou de Saint-Gelais. Mais pour sauver la face on les baptise autrement.

Je ne sais pas si les lecteurs ont été dupes, mais pas les musiciens, en tout cas. Deux années avant la publication des Amours on trouve dans un recueil de chansons publié à Paris en 1550 par Nicolas Du Chemin



Qui veult sçavoir Amour et sa nature, une pièce inédite de Ronsard mise en musique par Goudimel. Il s'agit cette fois d'une véritable chanson, tellement chanson qu'elle n'est pas camouflable, et c'est pour cette raison, sans doute, qu'elle ne figure ni dans les Odes de 1550, ni dans les Amours de 1552 : elle ne sera publiée qu'avec neuf ans de retard dans le Second livre des Meslanges de 1559. Deux ans plus tard, quelques mois avant la publication du Supplément musical, le même éditeur lance sur le marché le Dixième livre de la même collection dans lequel on trouve un autre texte de Ronsard :



Ma petite columbelle

Ma petite toute belle délicieusement mis en musique par Marc-Antoine Muret. Il s'agit encore d'une prétendue ode, une poésie qui a la structure et toutes les caractéristiques d'un texte de chanson. Muret ne s'y est pas trompé. Non plus que Janequin qui à l'intérieur du Supplément musical glisse une composition personnelle qui, à la différence des autres, n'est pas un faux timbre, mais la mise en musique d'un texte particulier :



Petite Nymphe folastre

Nymphette que j'idolâtre



Faute de pouvoir ranger cette pièce dans un genre avouable, Ronsard s'est contenté de lui donner le titre d'« amourette » comme si l'amourette était un genre littéraire. C'est en 1553 seulement qu'il se résignera à l'appeler « chanson littéraire ». Janequin sera suivi par quatre autres compositeurs qui tâcheront, sans succès d'ailleurs, de faire mieux que le grand musicien sur le même texte.

Pendant les dix années qui suivent la publication du Supplément musical les chansonniers vont continuer à prélever des textes sur les nouvelles publications de Ronsard, empruntés principalement aux Mélanges de 1555, à la Nouvelle continuation des Amours de 1556, et au recueil des Nouvelles poésies de 1564. On retrouve les noms de Janequin, de Goudimel et de Certon auxquels viennent s'ajouter des compositeurs de moindre envergure tels que Briault et Millet. La répartition de leur choix est très révélatrice. Sur les quatorze textes choisis trois seulement sont des sonnets, et les onze autres des chansons présentées comme telles ou camouflées en odelettes et vite décelées par les compositeurs.

Le choix des musiciens a donc été un test concluant dont Ronsard a fini par tenir compte. Il avait bien entrouvert la porte en 1552 en laissant à une pièce unique :



Douce maîtresse touche le titre de chanson, mais à partir de 1555 il ouvre les vannes et le mot de chanson est réhabilité. Le style bas autorise désormais des licences incompatibles avec le style haut, et dans le recueil de 1566, sur soixante et une pièces on ne compte pas moins de vingt et une chansons. Ronsard sera suivi sur ce terrain par Bai'f, Remy Belleau et même Du Bellay, avec ses Jeux rustiques. La praxis musicale avait eu raison des réticences doctrinaires de la première Brigade, et la chanson cessait d'être considérée comme trop peuple ou trop frivole. Par leurs choix et par leur exemple les compositeurs avaient fini par forcer la main au poète.



Tous ces musiciens, remarquons-le, n'avaient pas attendu Ronsard pour devenir chansonniers. Ils ont continué avec l'auteur des Amours ce que beaucoup d'entre eux - Janequin, Certon, Goudimel - avaient déjà fait avec d'autres poètes, sans que la participation aux activités de la Pléiade ait modifié leur style, qui reste celui des chansonniers de la première moitié du siècle. Trois ans après la publication de la Deffense et illustration Certon n'hésite pas à mettre en musique « laissez la verde couleur » de Saint-Gelais, tournée en dérision par Du Bellay et citée comme l'exemple à ne pas suivre. De deux choses l'une, ou bien Certon n'avait pas pris la peine de lire la Deffense - ce qui est fort possible - ou bien c'est un défi.

C'est vers le tournant des années soixante qu'on peut voir s'amorcer un renversement de tendance. En 1559 paraissent coup sur coup le Premier livre des chansons de Cléreau et la première adaptation musicale d'un poème de Ronsard par Arcadelt. Pas plus que Certon et Goudimel Cléreau n'est un musicien de première grandeur, mais c'est un homme de goût. Il aborde l'ouvre de Ronsard en amoureux de littérature capable de faire des choix très personnels. Sa sélection est totalement différente de celle de ses prédécesseurs. Ce ne sont plus des chansons ou des odelettes qu'il va retenir mais des spécimens du style haut, des odes telles que « Comme un qui prend une coupe », « La lune est coutumière », « Ton nom que mon vers dira », « O Dieu que j'ay de plaisir». Alors que les musiciens de la période précédente portaient leur choix sur des textes de chansons maquillés en madrigaux ou en odelettes, Cléreau ne retient qu'une seule chanson : « D'un gosier masche laurier». Or il se trouve que c'est une chanson qui a le ton et le profil d'une ode, et un plus grand artiste que lui, Guillaume Costeley, saura faire jaillir et magnifiquement mettre en scène le contenu tragique de ce texte dans son recueil de 1570.



Cléreau ne s'en tiendra d'ailleurs pas là. Il sera le premier à mettre le nom de Ronsard sur un livre de musique, le Premier livre des Odes de Pierre de Ronsard mis en musique par Cléreau, publié en 1566. La sélection de 1559 est reprise et très amplifiée, mais le titre n'en est pas moins en trompe-l'oil, car plus d'un tiers des textes provient d'autres auteurs. Mais en 1566 Ronsard est à son zénith, son nom est la référence suprême dont se serviront aussi, avec la même désinvolture. Philippe de Monte, Guillaume Boni et Nicolas de la Grotte 3. Ronsard était devenu la meilleure enseigne pour un éditeur de musique. Moins de quinze ans après la publication du Supplément de 1552 les rôles sont inversés : ce n'est plus la partition qui fait vendre le livre mais le nom du poète qui fait vendre la musique.

Avec Arcadelt on se trouve en présence d'une orientation musicale nouvelle que Ronsard a eu quelque mérite à percevoir, car ce néerlandais d'Italie émigré en France est un des rares musiciens de l'époque à s'être modérément intéressé à Ronsard et, comble de paradoxe, à lui préférer Du Bellay 4. La seule poésie de Ronsard adaptée par lui ne parle d'ailleurs pas d'amour, c'est un ensemble de six vers isolés par lui dans la dernière 'strophe de l'ode « Celuy qui est mort aujourd'huy »,



Mais de quoy sert le désirer

Sinon pour l'homme martirer ?

Le désir n'est rien que martire.

Et l'homme mort est bienheureux

Heureux qui plus rien ne désire.



Nous voilà bien loin de « mignonne allons voir si la rose ».

Le peu de zèle dont il avait fait preuve au moment même où tous les musiciens s'empressaient n'a pas empêché Ronsard de citer Arcadelt comme le plus éminent exemple des musiciens de la nouvelle génération dans la préface à François II de 15605. Il est vrai que dans la deuxième édition de 1572, Arcadelt est supplanté par Roland de Lassus, mais Arcadelt étant mort en 1568 cette substitution est conforme aux habitudes de Ronsard qui, au cours de sa longue carrière, a toujours remplacé les morts par des vivants à chaque nouvelle édition de ses ouvres. Mais, peut-on se demander, pourquoi Arcadelt, pourquoi Lassus, et pourquoi sont-ils interchangeables ?

Ce qu'ils représentent l'un et l'autre c'est ce que les musicologues appellent rétrospectivement l'école des madrigalistes, marquée par un désir accru d'expressivité et de dramatisation lyrique des sentiments. Ce nouveau style était né d'une double hybridation : celle de la frottola italienne par la polyphonie du Nord, et celle de la musique de chambre par le motet d'église, et le choix des deux noms par Ronsard n'est en rien arbitraire : Arcadelt et Lassus représentent parfaitement la première et la deuxième génération des grands madrigalistes. L'un et l'autre sont des hommes du Nord ayant fait une partie de leur carrière en Italie, et ce n'est pas le hasard qui a fait d'Arcadelt un ancien chantre de la chapelle pontificale et de Roland de Lassus l'un des plus grands musiciens religieux de tous les temps, le « plus que divin Orlande » dit Ronsard avec admiration dans la deuxième édition de la préface, « qui comme une mouche à miel a cueilly toutes les plus belles fleurs des anciens, et outre semble avoir seul desrobé l'harmonie des cieux pour nous en resjouir en la terre, surpassant les anciens et se faisant la seule merveille de notre temps ».

Il va sans dire que les madrigalistes choisiront leurs textes autrement que leurs prédécesseurs pour qui Ronsard était une manière de librettiste dont l'ouvre était un réservoir de chansons, au même titre que celles de Marot et de Saint-Gelais. Lassus et Philippe de Monte feront des choix beaucoup plus raffinés. Sur douze textes mis en musique par Lassus 6 il n'y a qu'une seule chanson, les onze autres étant des sonnets et des odes, et dans les odes sur lesquelles est tombé son choix il ne retient qu'un ou deux groupes de vers en fonction de leur sens. Dans l'ode « Je suis troublé de fureur » il se limite à la troisième strophe, qui commence par « Ton nom que mon vers dira » ; dans l'ode « J'ay l'esprit tout ennuyé » il choisit la dernière strophe « Ores que je suis dispos », et il fait de même dans l'ode « Lorsque Bacchus entre chez moy ».



On ne peut rien imaginer de plus contraire à l'esprit du Supplément de 1552. La structure du poème est totalement ignorée, rien n'est fait pour l'exprimer ou la faire respecter, ce qui compte ce sont les mots, la signification. Et de même que, parmi les sonnets de Pétrarque qu'il avait mis en musique, Lassus avait choisi ceux qui avaient la teneur spirituelle la plus évidente, parmi les sonnets de Ronsard il retient ceux qui permettent le plein usage de l'expression musicale de la tendresse, de l'anxiété, de l'extase. Même dans une chanson frivole telle que « Bonjour mon cour, bonjour ma douce vie », ce qui domine dans son interprétation ce n'est pas l'enjouement ou le badinage, mais l'émerveillement à la vue de la bien-aimée ; dans le sonnet « Amour, amour, donne-moi paix ou trêve » il recrée l'atmosphère de rêve éveillé et d'angoisse dans laquelle flotte l'amoureux. Quant au sonnet « Que dis-tu, que fais-tu, pensive tourterelle », le dialogue tenu par le double-chour à huit voix en fait un psychodrame où est mis en branle tout ce qui est capable d'évoquer la mort de l'amante et le désespoir de l'amant. Après avoir entendu cette composition magnifique, on reste sur l'impression de n'être plus très loin de l'opéra de Monte verdi.

Les choix de l'autre grand polyphoniste du Nord, Philippe de Monte, sont également significatifs. Sur dix-huit textes de Ronsard mis en musique par ce compositeur7, cinq chansons contre onze sonnets et deux odes, et parmi les sonnets choisis trois seulement chantent l'amour heureux, tous les autres la mélancolie amoureuse ou la déception. Le fait même que six des dix-huit textes n'ont été mis en musique avant ni après lui au XVIe siècle 8 indique une lecture attentive de Ronsard jointe à un véritable discernement littéraire.

Comme Lassus, Philippe de Monte est un pur européen de nationalité indécise. Nés sur le territoire des Pays-Bas espagnols, partis très tôt pour l'Italie, ayant partagé leurs carrières entre Rome, les Cours d'Italie, d'Allemagne, d'Autriche, de France et d'Angleterre, leur musique à l'un et à l'autre porte la marque du cosmopolitisme et porte à leur température de fusion les traditions mêlées de la polyphonie bourguignonne, du lied allemand, de la chanson française, de la frottola italienne et du motet d'église. C'est ce style de synthèse qui donne aux compositions de Lassus et Monte sur des poèmes de Ronsard une richesse de moyens et une ampleur incomparables.



Il faut pourtant noter que ces grands compositeurs du Nord sont intéressés par la parole de Ronsard plus que par sa prosodie. Sous leurs savantes constructions polyphoniques l'architecture du sonnet est presque ensevelie sous les fleurs et le contrepoint, on a souvent grand peine à reconnaître au passage le début ou la fin d'un vers. C'est à deux modestes musiciens auvergnats que revient le mérite d'avoir su conjuguer la couleur, la subtilité de la musique madrigales-que avec les rigueurs d'une tradition française d'acceptation de la priorité des formes littéraires.

Le premier des deux recueils de Guillaume Boni, de Saint-Flour, consacrés à Ronsard n'a été publié la première fois qu'en 1576 9, mais les partitions ont été composées au moins onze ans plus tôt, puisque certaines d'entre elles ont été chantées devant Catherine de Médicis et les enfants royaux lors de leur passage à Toulouse en 1565. Elles auront un tel succès qu'elles seront rééditées six fois jusqu'en 1624. Autrement dit la musique de Boni va survivre à la gloire de Ronsard. En 1624 Malherbe est à la fin de sa carrière et l'aura de Ronsard est depuis un temps déjà éteinte. Mais on chante encore Boni.

Et pourtant Boni est loin d'avoir le génie de Lassus ou la classe exceptionnelle d'un Antoine de Bertrand ou d'un Janequin. Il le sait et, ce qui est encore plus rare, il le dit, dans un sonnet de présentation de ses Quatrains du sieur de Pibrac w, mais la clarté de son écriture musicale, son charme, sa délicatesse, sa facilité d'interprétation lui ont valu les suffrages du grand public. Et aussi l'admiration de fins lettrés tels que Daurat, qui sans doute lui reconnaissait le mérite de respecter la structure du sonnet et du vers, de faire sentir les césures. de détacher les syllabes, quitte à retenir au passage un mot ou un groupe de mots significatifs mis en valeur par des répétitions, des mélismes ou des harmonies rares.

Et puis le choix de textes de Boni est significatif. Alors que Janequin, Muret et même Goudimel aimaient cueillir au passage quelques poésies lestes ou polissonnes, sa sélection à lui, puisée pourtant dans les Amours de Cassandre, Marie et Hélène, comporte cinquante-neuf sonnets choisis parmi ceux qui expriment le désir amoureux dans ses formes les plus gracieuses ou les plus élevées. Il tient à le souligner lui-même, à une époque où la chanson française abonde en gaillardises, et dans la dédicace à Henri III du premier livre il s'explique : « Je me suis enhardi de vous présenter humblement quelques sonets de Ronsard (et non un tas de chansons lasciveS) que j'ay mariés et joints à ma musique » ".

On comprend mieux ainsi que lors de la visite de la Reine et des enfants royaux à Toulouse, le cardinal-archevêque Georges d'Armagnac ait cru bon de faire chanter à la cathédrale plusieurs sonnets de Ronsard adaptés par Boni, tout de suite après des motets du même compositeur. Il a pensé qu'Eros et Agapé étaient assez parents pour voisiner, ce qui était, après tout, le point de vue du Cantique des Cantiques. Et le fait est que certains textes mis en musique par Boni tels que « Las, plût à Dieu... », « Celui qui fit le monde... » ou « Las sans la voir... » auraient pu être facilement convertis en partitions d'église.

D'ailleurs ils l'ont été, mais sans l'aval de Boni. Car un huguenot fanatique. Simon Goulard, pasteur à Saint-Gervais de Genève, a pillé les partitions de Boni pour les adapter à des cantiques protestants. Moins sensible que le cardinal d'Armagnac aux complicités d'Éros et d'Agapé, il traite les sonnets de Ronsard de « vers impurs » en même temps qu'il fait l'éloge de la musique de Boni. Dans sa préface à ces Sonnets chrétiens publiés à Lyon en 1579 et à Genève en 1580 il somme le compositeur de changer de répertoire :



Quitte les vers impurs, et de ton beau thrésor

Tire-nous désormais mille chansons divines.



On sait peu de choses sur Boni, mais il est peu probable qu'il ait apprécié l'initiative, lui qui se partageait entre les sonnets et les motets.



Antoine de Bertrand, de Fontanges, qui est à la fois le contemporain, le compatriote et l'ami de Boni 13, a le même respect pour Ronsard et pour la forme poétique, ce qui ne l'empêche nullement de faire appel à toutes les ressources du style madrigalesque. Antoine de Bertrand est d'ailleurs lui-même un lettré qui écrit des sonnets, fréquente des écrivains tels que Robert Garnier, Marc de Buttet, Pierre de Brach, Pierre Leloyer, des conseillers au Parlement, des musiciens, sous la protection du cardinal-mécène Georges d'Armagnac qui a largement contribué à faire de Toulouse un foyer de culture. Dans les trois recueils qu'il a consacrés à Ronsard l4, Antoine de Bertrand ne se contente pas de vénérer son poète, il s'identifie à lui, il adhère à ses sonnets, il se moule sur eux comme s'il les avait écrits. Il le proclame dans sa préface au Deuxième livre : « Épris de la même flamme que le poète français je m'étudiai à représenter les effets de ses amours et des miennes tout ensemble. » Il suffit de l'écouter pour sentir qu'il a raison, que Ronsard et lui ne font qu'un, que ses madrigalismes sont les éléments d'une création d'atmosphère en même temps que le commentaire de texte le plus subtil et le plus nuancé.

Moins réservé, moins conservateur que Boni, il se risque parfois dans le chromatisme mais se contente, le plus souvent, d'en donner l'illusion en juxtaposant un accord majeur et un accord mineur. Il faut suivre les partitions d'Antoine de Bertrand une par une pour voir à quel point on se trouve en présence d'un compositeur amoureux de poésie. Rarement l'identification d'un musicien à un poète a été aussi totale et aussi réussie qu'avec lui qui a consacré la majeure partie de son ouvre au seul Ronsard, et c'est la force de cette identification, sans doute, qui donne à l'auditeur le sentiment que l'artiste n'a pas réellement composé une partition, mais qu'il a seulement libéré les virtualités musicales que le poème contenait déjà. A cet égard, il est absolument unique. Il nous donne l'exemple d'une interprétation vécue.



On peut constater, en fin de compte, que le choix et le traitement des textes de Ronsard varie tellement d'un musicien à l'autre qu'il serait difficile de trouver des critères communs à tous. Mais une chose est certaine, en tout cas : les critères dont ils ne tiennent compte ni les uns ni les autres, ce sont ceux de Ronsard. L'auteur des Amours a toujours été persuadé que la régularité des formes, l'alternance impeccable des rimes masculines et féminines créaient autant de structures d'accueil capables d'attirer les compositeurs et de faciliter leur travail. Il a conservé cette illusion très longtemps puisque, dans l'édition de 1578 des ouvres complètes, il est allé jusqu'à remanier, rectifier, ou même supprimer tous les sonnets antérieurs qui ne respectaient pas l'alternance et dont les rimes sont toutes masculines ou toutes féminines.

Or les musiciens n'avaient que faire de ces scrupules. Non seulement ils n'ont presque jamais utilisé l'édition de 1578, mais ils n'ont pas hésité à adapter des textes à rimes intégralement féminines tels que « Qui veut sçavoir Amour et sa nature » ou une pièce telle que « Gentil rossignol casanier » dont les vingt-deux vers défient systématiquement la loi d'alternance. Ils ont même pris un malin plaisir à jeter leur dévolu sur des chansons particulièrement irrégulières telles que « Douce maîtresse touche », l'un des succès musicaux de Nicolas de la Grotte, ou bien un sonnet qui est peut-être l'un des plus irréguliers de Ronsard : « Que dis-tu, que fais-tu, pensive tourterelle ». C'est pourtant l'un des textes qui a été le plus souvent mis en musique, tour à tour par Boni, Lassus, Castro, Gardane et d'Entraigues.

Indifférents aux codes prosodiques, et moins sensibles qu'on ne l'a dit au vocabulaire, les musiciens sont attirés surtout par des valeurs non quantifiables et restées, pour cette raison, invisibles aux yeux des analystes : une certaine tonalité affective, surtout quand elle est associée à un recours au style parlé, dialogues, interjections, exclamations. En parcourant la liste des textes le plus souvent adaptés, au XVP siècle, je trouve des débuts de phrases tels que : « Bonjour mon cour », « Las, je me plains », « Las, plût à Dieu », « Las, je n'eusse jamais pensé », « Mignonne, allons voir... », « Que dis-tu, que fais-tu pensive tourterelle », « Amour, amour, donne-moi paix ou trêve » - ce dernier sonnet battant tous les records puisque sept musiciens coup sur coup l'ont choisi.



Je voudrais terminer en posant une question qu'habituellement on évite : ces chansons, à quoi et à qui servaient-elles ? Quel public les compositeurs attendaient-ils, et dans quelles conditions étaient-elles chantées ? Là encore toute généralisation est difficile, les recueils n'ayant pas tous les mêmes finalités. Mais il arrive que la destination soit indiquée dans le choix même d'un texte ou la date de sa publication. Ainsi quand Roland de Lassus, l'année même de son voyage à Paris et de sa réception à la Cour de France en 1571, publie son Livre de chansons nouvelles à cinc parties qui s'ouvre sur deux pièces d'apparat empruntées aux odes « Comme un qui prend une coupe » et « Ton nom que mon vers dira », on comprend sans peine que la première, dont les vers sont destinés au Roi - la musique a un rythme de marche royale - et la seconde qui est un éloge de Catherine de Médicis, sont l'une et l'autre destinées à la liturgie de Cour. Même chose pour l'« Hymne sur la victoire de Moncontour » et sur les stances « Autant qu'on voit aux Cieux des flammes » adaptés par Nicolas de la Grotte. Tout laisse croire que les partitions de Goudimel sur l'« ode à Michel de Lhospital » et l'ode « Qui renforcera ma voix », contemporaines de la compétition entre Ronsard et Mellin de Saint-Gelais, ont été écrites elles aussi en vue d'une exécution à la Cour.

Nicolas de la Grotte, valet de chambre et organiste ordinaire de Henri d'Anjou bien avant son accession au trône devra à sa situation officielle et à sa notoriété de musicien mondain la charge de mettre en musique les textes de cartels et mascarades écrits par Ronsard pour les fêtes de Fontainebleau. Il les écrira, comme ses « Airs de Cour » ou « Chansons en façon d'airs » dans un style monodique de déclamation noble, ce qui lui permettra de faire figurer côte à côte dans un recueil15 le « Trophée d'amour » des fêtes de Fontainebleau et des chansons à succès telles que « Douce maîtresse, touche... », « Quand ce beau printemps je vois », « Demandes-tu douce ennemie », qui lui permettent de mettre en valeur son sens du phrasé élégant et de l'articulation juste des rythmes. L'horizon d'attente du musicien, ici, est très visiblement le public de Cour et celui qui l'imite, public d'audition, et aussi consommateur de partitions, à une époque où le chant et le luth font partie du savoir faire d'un gentilhomme accompli.

A l'autre extrémité de l'échelle sociale, dira-t-on, le public populaire n'a que faire de ce genre de chansons. Ce n'est pas sûr. D'une manière générale les témoignages sur l'exécution de la musique au XVIe siècle sont malheureusement rares, mais on ne peut passer sous silence celui du XIXe chapitre des Contes d'Entrapel. Noël Du Fail y met en scène un ménétrier qui, au cours d'une fête de village, « chantoit un lai de Tristan le Léonnois sur sa viole, ou une ode de ce grand poète Ronsard ». Voilà un cadre inattendu pour une ode de Ronsard, dira-t-on, mais qui est rendu moins surprenant, si on y réfléchit, par le voisinage du lai médiéval traduit en mélopée. Car la transposition d'un texte de haut style en complainte populaire ne fait que confirmer une loi presque générale qui régit les transferts culturels d'un niveau à un autre, depuis les chansons de geste jusqu'à Béranger et aux complaintes du XIXe siècle. La métamorphose d'une ode de Ronsard en mélopée n'a donc rien qui puisse étonner. Elle est conforme aux lois du genre.



Il n'en reste pas moins que les textes mis en musique par les compositeurs dont nous avons parlé s'orientaient vers le public lettré plus que vers celui des foires. Mais là encore les témoignages sur l'exécution de la musique de chambre à cette époque sont très rares, ce qui ne rend que plus précieux ceux qui existent, tels que celui de l'humaniste rhénan Melissus. Cet allemand passablement francisé, grand admirateur de Ronsard, ami de Baïf et de Goudimel raconte, dans une lettre de 1587 à son ami Baumgartner une soirée dans la maison de Henri Estienne quelques vingt ans plus tôt :



J'assistais dans la maison de Henri Estienne à une assemblée de très-honnêtes dames et de leurs maris, et j'avais à ma gauche une jeune fille de la noblesse française admirablement belle. Nous étions là quelques musiciens, et cette jeune fille chanta avec une suavité parfaite et une grâce exquise des chansons d'Orlande en français, que ses doigts accompagnaient sur le luth. Cette voix, cette interprétation me jetèrent dans un tel état d'exaltation que j'en gagnai la fièvre.



Quelques années plus tard, Melissus passe une soirée comparable, à Cologne cette fois, dans la maison d'un des familiers de la Pléiade, très lié avec Du Bellay et ami intime de Jean de Morel, Charles Uytenthove. Cette fois encore c'est une jeune fille du meilleur monde, Mlle de Pallant, qui chante un des musiciens de Ronsard pour les convives de l'humaniste l6.

Dans les deux cas, remarquons-le, il s'agit de chant monodique accompagné au luth alors que Roland de Lassus n'a composé que des chansons françaises à quatre, cinq, six et huit voix. Les musiciennes ont donc transposé elles-mêmes ou chanté d'après une transposition. Dès la fin des années soixante la « chanson en façon d'air » se généralise, après avoir été une mode elle devient peu à peu le genre dominant. Parmi les compositeurs en vogue en fin de siècle, Nicolas de la Grotte n'écrit ses chansons à quatre voix qu'en trompe-l'oil, avec une écriture tellement homophonique qu'on peut voir tout de suite quel usage il prévoit de sa partition.

Mais pendant la période précédente, peut-on se demander, quand la polyphonie était encore très vivante, les musiciens amateurs chantaient-ils à trois ou quatre voix ? Sans aucun doute les chansons à trois voix leur étaient destinées, le chant à quatre voix supposant des amateurs plus exercés et la chanson à cinq voix vouée aux professionnels. Un témoignage d'Eustorg de Beaulieu sur l'usage que pouvaient faire d'une partition à plusieurs voix des bourgeois éclairés et musiciens dans le Bordeaux de la première moitié du siècle est très révélateur. Dans une épître destinée à Bernard de Lahet, avocat du roi au parlement de Bordeaux qui avait pris en mains son procès, Beaulieu raconte comment se passaient les soirées chez l'avocat qui avait table ouverte. Chaque fois qu'il disposait d'une partition lui et ses invités chantaient à trois voix après dîner :



Si tu trouvays de musique aucun livre

Toi, Biaise et moy, chantions jusqu'à mynuit

Sachant que dueil ne prouffite, mais nuict.



Quand ils veulent s'attaquer à des partitions à quatre voix, ils font appel à un quatrième partenaire, de préférence expérimenté ou professionnel, pour ce type de chanson réputé difficile. Ils invitent alors Clément Janequin qui se trouve à Bordeaux à cette époque.



Et, pour plus estre à la musique enclin,

Tu t'accointois de Clément Jannequin

Et d'autres mains, tous gens d'expérience

Et où gisoit musicalle science .



De telles séances ne sont pas rapportées par Eustorg de Beaulieu comme surprenante. Il y voit plutôt une manifestation naturelle de convivialité dans ce milieu ouvert et cultivé qu'était déjà celui des robins provinciaux, soucieux de ne pas laisser aux gens de Cour le monopole du divertissement musical. Il n'est pas exclu que le Supplément de 1552, d'exécution facile, n'ait été utilisé de la même façon, par un public semblable.



De toute manière les modalités d'exécution de la musique inspirée par Ronsard ont débordé très vite le cadre de ce qui avait été prévu, et dès que les compositeurs se sont mis sur les rangs pour mettre les Amours en partitions, à peine quelques années après la publication du Supplément, la situation est devenue hors de contrôle. Car je n'ai cité que les compositeurs les plus notoires ou les plus représentatifs d'une tendance, laissant de côté la multitude des petits compositeurs tels que Chardavoine, Castro, Maletty, Marin Cajetan, Regnard, Montfort, Du Tertre, Millet, d'Entraigues. Avec des bonheurs différents ils ont contribué à la popularisation du nom de Ronsard, et ils ont en même temps accentué la composante ludique de son image. La poésie est déjà, en soi, une activité ludique, mais la musique plus encore, et avec moins d'alibis. Huyzinga ajouterait peut-être qu'on peut juger un peuple sur ses jeux plus sûrement que sur ses lois, et que la texture d'une civilisation est faite de l'entrecroisement d'une multitude d'activités ludiques harmonisées par le génie des lieux. S'il en est ainsi Ronsard et ses musiciens ont été des composantes actives de la plus ludique des civilisations : celles de la Renaissance.








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