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Les conditions d'une genèse - Latin et langue vulgaire






L'Eglise et la survie de la latinité



Tout, aux origines de la littérature française, est paradoxe. Elle s'est développée grâce à une suite de ruptures avec la littérature latine, de même que la langue française est apparue en se séparant du latin. Mais elle n'a pu voir le jour que parce que, quelques siècles plus tôt, la langue et les lettres latines avaient survécu à l'Empire romain. Beaucoup des formes qu'elle a revêtues ont éveillé la suspicion ou la condamnation de l'Eglise. Mais c'est l'Eglise qui a sauvé la latinité et c'est elle encore qui, à son corps défendant, a plus tard dû favoriser certaines formes d'expression dans les jeunes langues vulgaires.



Au moment des invasions germaniques et de l'effondrement de l'Empire romain d'Occident, en effet, l'Eglise est la seule institution qui survit au naufrage et assure la pérennité de la culture latine. Cependant, le latin parlé, introduit en Gaule cinq siècles plus tôt lors de la conquête romaine, et qui avait déjà subi des altérations sensibles, les voit alors s'accentuer rapidement. Plusieurs siècles plus tard, la littérature française naîtra de la rencontre - tantôt alliance, tantôt affrontement - entre la jeune langue née des ruines du latin et l'Eglise, qui avait préservé les lettres latines et assurait leur pérennité.



En « passant aux barbares », selon l'expression bien connue, en convertissant les conquérants germaniques, l'Eglise se sauve et sauve la latinité. Les seules écoles sont les siennes. Dans les plus grandes villes., à Ravenne, à Rome, à Lyon, ce sont des hommes d'Eglise qui enseignent encore la grammaire, la rhétorique, la métrique, la littérature profane. C'est l'Eglise qui fournit en fonctionnaires sachant lire et écrire les cours des souverains goths, fascinés par la chancellerie romaine, comme, à Ravenne, celle du célèbre roi Théodoric au début du VF siècle. Cette situation propre aux premiers temps qui ont suivi la chute de l'Empire ne survivra pas, il est vrai, au dépérissement des villes, à la dispersion d'une aristocratie qui vit désormais en quasi-autarcie sur ses domaines, dans ses villas, ni à l'arrivée de la dernière vague des conquérants germaniques, celle des Francs salicns qui n'avaient jamais vécu au contact du monde romain. Mais même alors, dans les siècles sombres qui précèdent la renaissance carolingienne, l'Eglise assure la survie des lettres latines. Ce sont les évê-ques - à l'exemple de Sidoine Apollinaire, évêque de Clcrmont, au V siècle, ou de Venance Fortunat, évêque de Poitiers, au VF -, ce sont les moines qui cultivent encore la poésie, échangent des lettres à l'éloquence apprêtée, composent en hexamètres presque justes des poèmes héroïques nourris de souvenirs virgiliens, des vies de saints, des panégyriques, des êpithalames pour des princes qui les comprennent à peine. C'est dans les monastères que sont conservés et recopiés les manuscrits sans lesquels la littérature latine serait pour nous perdue presque tout entière. Après la disparition des écoles urbaines, l'enseignement n'existe plus qu'au sein même de l'Eglise, dans les écoles monastiques ou épiscopales. Au VF siècle, si l'évêque Fortunat de Poitiers, Italien élevé dans la prestigieuse Ravenne, écrit encore un latin presque classique malgré son maniérisme, son voisin l'évêque Grégoire de Tours, formé par un précepteur au fond de son Auvergne natale, est ajuste titre conscient des incertitudes du sien au regard des normes anciennes.



En même temps, il est vrai, sous l'influence du monachisme, l'Eglise a tendance, au VIe et au VIIe siècle, à se replier sur elle-même, à se considérer comme une société autonome et idéale, à voir dans le monde laïque une sorte de mal nécessaire, et à manifester une sévérité toujours plus grande pour les lettres profanes. Saint Augustin admettait l'étude des arts libéraux et des auteurs païens comme une propédeutique à la lecture des textes sacrés. Cette concession se fait de plus en plus réticente, par exemple au VF siècle chez le pape Grégoire le Grand, pour disparaître parfois au VIIe siècle, comme chez le moine anglo-saxon Bède le Vénérable. Une telle sévérité, si elle ne s'était heurtée à une forte résistance, aurait pu menacer la survie de l'héritage antique, préservé jusque-là à côté de l'héritage scripturairc et patristique.

D'un autre côté, elle a peut-être favorisé l'extraordinaire épanouissement d'une poésie liturgique nouvelle, bien que ses débuts remontent aux hymnes de saint Ambroisc de Milan, dans sa forme, dans son expression, dans ses mélodies. Une poésie qui, se voulant proche du peuple, renonce à la métrique latine fondée sur l'alternance des syllabes longues et brèves, que la prononciation nouvelle du latin ne faisait plus entendre et que seuls les savants pouvaient reconstituer, au profit de la rime, du compte des syllabes et de leurs accentuations, bref de la versification qui allait être celle des futures langues vulgaires. Des mélodies dont le corpus recevra le nom de chant grégorien pour avoir été rassemblées et codifiées par le pape Grégoire - ce même Grégoire le Grand qui souligne que la parole de Dieu ne se soumet pas aux règles de la grammaire et blâme l'évêque de Vienne d'avoir composé un poème sur les divinités païennes.



A partir de la seconde moitié du VIIe siècle, ce qu'on appelle la renaissance carolingienne, dans son effort pour assurer une meilleure formation des fonctionnaires royaux et impériaux comme du clergé, achève de remettre en honneur l'étude des auteurs classiques. Les principaux n'avaient à vrai dire jamais été complètement oubliés. On n'avait jamais cessé de les recopier. Les exemples des ouvrages grammaticaux leur étaient empruntés. Rien d'étonnant donc à ce qu'ils affleurent constamment chez les auteurs du temps sous la forme de citations, d'allusions, de réminiscences ou de remplois. A une époque où, comme on l'a dit, la métrique classique est devenue difficile parce que les quantités vocaliques ne sont plus perçues, mais où les poètes érudits, ou qui se veulent tels, refusent d'y renoncer, les clausules virgiliennes sont une aide précieuse. En même temps la littérature historique et hagiographique, déjà assez abondante à l'époque mérovingienne comme en témoigne l'ouvre de Grégoire de Tours, la théologie et l'exégèse connaissent un essor nouveau.



Nous n'avons pas à traiter ici de cette sorte de préhistoire des lettres françaises qu'est la vie littéraire latine du haut Moyen Age. De même, nous devrons laisser de côté l'abondante et brillante littérature en latin qui, après l'apparition de celle en langue vulgaire, continue jusqu'à la fin du Moyen Age et au-delà. Nous ne pourrons faire moins, certes, que de jeter sur elle un rapide regard dans notre chapitre III, mais au risque d'en donner une image par trop rudimentaire qui inévitablement menacera de fausser les perspectives par son indigence même en dissimulant que, par l'abondance des manuscrits et celle des ouvres, elle l'emporte pendant longtemps sur celle en langue vulgaire. Mieux vaut pourtant ce risque que celui de complètement perdre de vue son existence. Nous aurons d'ailleurs fréquemment à en tenir compte pour situer par rapport à elle la production en langue vulgaire en dégageant ou en discutant les influences et les filiations. Sans être jamais véritablement traitée pour elle-même, elle sera donc constamment présente dans les développements qui vont suivre, en filigrane, en arrière-plan, sous la forme d'allusions ou de brefs rappels.



De la « lingua rustica » à la langue romane



L'époque carolingienne ne marque pas seulement un renouveau des lettres latines. Elle voit aussi se produire un phénomène capital qui, irrévocablement bien qu'à long terme, marque les limites et modifie la portée de toute conservation, de toute restauration, de tout prolongement si fécond soit-il, de la latinité. La langue parlée a évolué au point que les illitterati, ceux qui n'ont pas fait d'études, ne comprennent plus le latin. Il n'y a plus désormais un latin « littéraire » et un latin parlé, mais deux langues différentes. On ne possède, bien évidemment, sur l'évolution qui a conduit à cette situation que des témoignages indirects. Ainsi le fait que le latin tel que nous le livrent les textes reste homogène jusque vers 600 pour laisser paraître ensuite des divergences marquées et croissantes selon les régions. Ainsi la tentative de réforme de l'orthographe par le roi Chilpéric, un petit-fils de Clovis, qui cherchait à rendre compte de l'évolution phonétique et à reproduire dans l'écriture l'affaiblissement des dentales intervocaliques en faisant appel pour noter ces sons nouveaux à des lettres grecques. Ainsi l'apparition de glossaires, telles les célèbres gloses de Reichenau (fin VIIIe - début IXe s.), qui donnent l'équivalent en latin classique de mots du latin vulgaire. H est difficile de savoir à partir de quel moment les expressions dont usent les textes [lingua rustica, etc.) désignent, non plus ce latin vulgaire, mais la jeune langue romane. H est probable, comme le pense Michel Banniard, qu'une situation ambiguë a persisté pendant assez longtemps et qu'une sorte de perméabilité permettait à une part importante de la population de comprendre grosso modo sous sa forme la plus simple un latin qu'elle ne parlait déjà plus.

Ce qui est certain, c'est que l'effort carolingien de restauration des normes du latin classique va de pair avec l'accélération du divorce entre le latin littéraire et la langue parlée. Cet effort est celui des lettrés de la cour de Charlemagne, comme Alcuin, Paul Diacre ou Théodulphe. C'est aussi celui de Charlemagne lui-même qui en 789, dans son Admonitio generalis, prend des mesures pour améliorer la correction du latin liturgique et administratif, et exige renseignement de la grammatica dans toutes les écoles. Les traités d'Alcuin sur l'orthographe et sur la grammaire sont une application de ces instructions. En un sens, cet effort n'a connu sur le moment qu'un succès relatif. La recherche dans l'expression, le maniérisme de bien des poètes carolingiens nuisent souvent à la clarté de leur langue plus qu'ils ne favorisent sa correction. Entre deux emprunts virgiliens, le latin d'Ermold le Noir, auteur d'un poème à la gloire de Louis le Pieux, est aussi riche en solécismes que celui de Grégoire de Tours. Mais d'une façon générale le latin écrit cesse d'évoluer avec la rapidité que l'on constatait jusque-là tandis que la langue commune poursuit son évolution.

L'interaction entre l'évolution du latin littéraire et celle de la langue parlée a d'ailleurs pu jouer dans les deux sens. Le retour aux règles classiques a creusé le fossé entre la langue savante et la langue commune. Mais inversement, l'apparition d'une langue nouvelle et différente, en réservant le latin aux érudits, a pu le libérer des soucis de la communication quotidienne et favoriser une recherche « gratuite » de la correction et de l'élégance. Au Xe siècle, comme le souligne Jean-Yves Tiïlicttc, l'hypercorrection alambiquée du latin littéraire est le signe qu'il n'est plus la langue naturelle de ceux qui l'écrivent. Et le latin des poètes du XIIe siècle viole moins les règles de la grammaire classique que celui de leurs prédécesseurs antérieurs à l'apparition du français.

Car entre-temps le français est apparu. Quoi qu'il en soit des incertitudes mentionnées plus haut, il est certain que dès le début du IXe siècle, la lingua rustica est sentie comme une langue différente du latin. En 813, un canon du concile de Tours invite les prêtres à prêcher in rusticam romanam linguam aut thiotiscam, en langue populaire « romane » ou « teutonne », autrement dit en français ou en allemand. Trente ans plus tard, en 842, les serments de Strasbourg, prêtés lors d'une de leurs réconciliations sans lendemain par deux des fils de Louis le Pieux, Charles le Chauve et Louis le Germanique, sont prononcés en allemand et en langue romane par les souverains et par leurs partisans, et reproduits par l'historien Nithard dans son Histoire des fils de Louis le Pieux. Ainsi nous a été conservé le premier texte dans une langue qui n'est plus du latin et qui, au-delà des controverses philologiques qu'elle n'a pas manqué de susciter, est déjà une sorte de français.



Les langues romanes et leurs dialectes



Cette évolution s'accompagne d'un morcellement. Le latin parlé, appris de la bouche de légionnaires qui ne s'exprimaient pas comme Cicéron et venaient de tous les coins de l'Empire, déformé par les gosiers autochtones, enrichi d'apports germaniques qui sont venus s'ajouter aux résidus indigènes, ne s'est pas transformé de façon uniforme. La pondération de ces divers éléments, la diversité des habitudes phonétiques, la proportion des Germains dans la population, la profondeur et l'ancienneté de la culture latine, tout cela variait d'une région à une autre. C'est pourquoi dans l'espace où la colonisation romaine avait été assez forte pour que les langues nouvelles fussent filles du latin la Romania -, ces langues - les langues romanes - se sont différenciées. Ainsi sont nés l'italien, l'espagnol, le portugais, le catalan et, dans l'ancienne Dacie, le roumain. Sur le territoire de la Gaule, deux langues apparaissent, désignées traditionnellement depuis Dante par la façon de dire oui dans chacune : la langue d'oil au Nord et la langue d'oc au Sud.



Ces langues elles-mêmes se divisent en nombreux dialectes, au point que les contemporains semblent avoir eu longtemps le sentiment qu'il n'y avait qu'une seule langue romane et que toutes les variations étaient dialectales. Face à ce mouvement centrifuge la littérature fera ouvre d'unification, soit qu'un dialecte l'emporte - parfois momentanément - sur les autres, soit, plus souvent, que par un effort délibéré elle efface ou combine les marques dialectales dans le souci d'être comprise de tous, comme ce serait déjà le cas des serments de Strasbourg, à en croire Bernard Cer-quiglini1. Ainsi, pour choisir un exemple à la fois plus tardif et plus assuré, les poèmes des troubadours, quelle qu'ait été leur région d'origine, sont copiés dans une langue d'oc unifiée, une sorte de koinè littéraire.

Mais revenons au moment où la langue romane émerge face au latin. Il ne lui suffit pas d'exister pour devenir une langue de culture, et rien n'assure alors qu'elle le deviendra. Ou plus exactement, rien n'assure qu'elle sera jamais écrite. L'Eglise a le monopole des outils et de l'apprentissage intellectuels. Les clercs sont tout occupés à recopier, commenter, imiter les auteurs antiques, à approfondir l'exégèse scripturaire, à composer des poèmes liturgiques, bientôt à renouer avec la philosophie, qu'illustre déjà au milieu du IX"" siècle le grand Jean Scot Erigène, venu d'Irlande à la cour de Charles le Chauve. En un mot, ils unissent, selon le titre magnifique de Dom Jean Leclerc, 1' « amour des lettres et le désir de Dieu ». Pourquoi auraient-ils cherché à forger, dans une langue qui existait à peine, une culture qui n'existait pas ? Pourquoi auraient-ils pris la peine de copier les chansons à leurs yeux sauvages et immorales des rustres ? Ces chansons existaient pourtant - quel peuple n'a pas ses chansons ? Sermons et ordonnances conciliaires les condamnent dès le T siècle. Au xr siècle Bernard d'Angers les entend résonner dans l'église Sainte-Foy de Conques - et s'étonne d'apprendre qu'elles plaisent à la petite sainte, comme elle l'a fait savoir par une vision à l'abbé qui voulait les faire taire. Pourquoi auraient-ils noté des légendes où affleuraient encore les croyances païennes ?

Et s'ils ne le faisaient pas, qui le ferait ? On ne pouvait apprendre à lire et à écrire qu'au sein de l'Eglise. Et apprendre à lire et à écrire, c'était apprendre le latin. A l'extrême fin du XIIIe siècle encore, à une époque où la littérature française est florissante depuis deux cents ans et où dans les faits bien des laïcs savent lire tout en ignorant complètement ou presque complètement le latin, le Catalan Raymond Lulle, dans son traité d'éducation Doctrina puéril, recommande comme une audace d'enseigner la lecture et l'écriture à l'enfant dans sa langue maternelle. Rien ne garantit donc, au moment où la langue romane se différencie du latin, qu'elle deviendra une langue de culture à part entière, et de culture écrite. Après tout, elle pouvait, semble-t-il, rester indéfiniment dans la situation où l'arabe dialectal s'est maintenu au regard de l'arabe littéral. Mais il en est allé autrement, et c'est pourquoi l'apparition des premiers textes en langue vulgaire mérite l'attention que nous lui porterons dans le prochain chapitre.



Ecrit et oral



Cependant, l'expression un peu contournée dont on vient d'user - « une langue de culture à part entière, et de culture écrite » - trahit une hésitation et une difficulté. En quel sens l'écrit est-il un critère de culture dans la civilisation médiévale ? Les deux couples en opposition latin/langue vulgaire et écrit/oral se recouvrent-ils exactement ? Au moment où apparaissent les langues romanes, le latin, c'est évident, a le monopole de l'écriture. Mais, durant tout le Moyen Age, et bien que la place de l'écrit ne cesse de s'étendre, les relations entre l'oral et l'écrit sont d'une façon générale très différentes de celles dont nous avons l'habitude.[L'exécution orale - ce qu'on appelle fréquemment aujourd'hui la « performance » en donnant à ce mot le sens qui est le sien en anglais -joue en règle générale le rôle essentiel. L'écrit semble n'être là que pour pallier les défaillances de la mémoire.



Cela est vrai même dans le domaine juridique : il existe des chartes vierges, qui ne font que témoigner de l'existence d'un acte passé oralement ; il en est d'autres qui sont allusives et ne prennent pas la peine de transcrire le détail de la convention qu'elles mentionnent. Cela est beaucoup plus vrai encore s'agissant d'eeuvres littéraires. Comme Paul Zumthor l'a montré avec force, l'ouvre médiévale, quelle qu'elle soit, est toujours appelée à transiter par la voix, se fonde souvent sur les effets mêmes de la vocalité et n'existe qu'en « performance ». L'essentiel de la poésie, latine et romane, est chanté. Bien plus, jusqu'à l'apparition du roman, toute la littérature en langue vulgaire, sans exception, est destinée au chant. La lecture, celle du vers comme celle de la prose, se fait à voix haute, et sur un mode qui est sans doute souvent celui de la cantillation. Il y a dans toute cette littérature une dimension théâtrale dont on mesurera plus loin l'importance. Dans cette perspective, le texte n'est qu'une partie de l'ouvre, et l'écrit ne livre celle-ci que mutilée. Que l'on songe à la notation musicale, à la notation neumatique du haut Moyen Age, sans portée et sans clé : elle ne permet pas de déchiffrer la mélodie, mais elle aide celui qui la connaît déjà à la retrouver avec exactitude, et lui fournit dans ce cas des indications parfois étonnamment précises. H serait artificiel de pousser trop loin la comparaison entre la notation musicale et celle du texte. Mais il est bien vrai que le texte médiéval se veut avant tout un aide-mémoire.



L'écrit n'est donc pas le tout de la culture médiévale, tant s'en faut. Mais cette situation vaut pour le latin presque autant que pour la langue vulgaire. Les livres sont rares, même si, en règle générale, les ouvres latines les plus répandues sont recopiées à un bien plus grand nombre d'exemplaires que celles en langue vulgaire, fis sont chers. Leur circulation est limitée. Une bibliothèque d'une cinquantaine de volumes est considérée comme riche. Au xnr siècle encore, lorsque les universités sont fondées, leur fonctionnement témoigne du primat de l'oralité et de la médiatisation de la lecture par la voix jusque dans les sphères les plus élevées du savoir : le cours, qui se donne, bien entendu, toujours en latin, consiste dans la lecture à voix haute, accompagnée d'un commentaire, d'un texte que les étudiants n'ont pas sous les yeux. Et l'université répugne tant à l'écriture que les examens resteront uniquement oraux jusqu'à la fin du XIXe sièclejTout ce que l'on peut dire est donc que le latin - et pour cause - a été écrit avant la langue vulgaire et que les professionnels de l'écriture sont aussi les professionnels du latin. Mais, qu'il s'agisse de la transmission d'un savoir ou de la mise en valeur d'effets esthétiques, l'oral occupe une place prépondérante dans l'ensemble de la culture médiévale, latine comme vernaculaire, et non pas seulement dans cette dernière.

Est-ce à dire qu'il s'agit réellement d'une culture orale et que la place de l'écrit y est secondaire ? Loin de là. L'accession au monde de l'écrit revêt une valeur considérable, à la fois sociale et religieuse.[_L'écrit s'impose comme source et comme autorité : nous verrons les auteurs de romans et de chansons de geste se réclamer systématiquement, à tort ou à raison, d'une source écrite, de préférence latincj L'autorité par excellence, c'est la Bible, le Livre, rEcriturc. Au jour du Jugement, le salut ou la damnation de chacun dépendront de la trace écrite qu'aura laissée sa vie, chante le Dies irae : Liber scriptus referetur / In quo totum continetur (« On apportera le livre écrit où tout est contenu »). Et, selon de nombreux exempta, ou anecdotes édifiantes, la pénitence efface de ce grand livre divin le péché, dont le diable lui-même perd alors la mémoire. Dans le domaine proprement littéraire, l'attention portée à la transmission correcte des textes dément toute indifférence, même relative, à l'écrit. Quant aux marques de l'oralité préservées par certains textes, elles sont d'interprétation ambiguë dès lors que l'écrit les fossilise.



L'oral, dont on a vu qu'il est essentiel, est donc aussi, on le voit à présent, second. La « performance » est pratiquement nécessaire à l'accomplissement de l'ouvre c'est-à-dire à la réalisation de ses virtualités et dans quelques cas peut-être, mais de façon douteuse, à sa composition - ou à la transmission ponctuelle du savoir. Mais la conservation est confiée à l'écrit, qui fait autorité. Et cela est vrai, là encore, aussi bien dans le domaine latin que dans celui de la langue vulgaire, dès l'instant où elle accède à l'écriture.

Enfin, si à l'opposition entre l'écrit et l'oral ne répond pas terme à terme celle entre le latin et le vernaculaire, celle entre une culture savante et une culture populaire n'y répond pas davantage. Certes, il existe des croyances et des coutumes populaires qui n'accèdent au monde de l'écriture que lorsque les clercs les mentionnent, généralement avec méfiance ou mépris, souvent sans les comprendre, ou lorsqu'un pénitentiel enjoint aux confesseurs de s'en enquérir pour les condamner. Mais, malgré les réticences et les condamnations, elles apparaissent de façon plus fréquente et plus explicite dans les textes latins et cléricaux que dans les littératures vernaculaires profanes, qui pourtant empruntent largement à des traditions étrangères à la latinité, et donc de caractère fondamentalement oral, traditions germaniques ou celtiques. C'est que ce sont les clercs eux-mêmes qui tiennent à accentuer le contraste entre l'univers des rustici et le leur. En réalité, les types de sensibilité, de croyances, de raisonnement diffèrent peu de l'un à l'autre. On ne saurait dire, par exemple, que la distinction entre la magie ou la divination, qui sont condamnées, et le miracle, qui est révéré, correspond à une opposition entre une mentalité « rationnelle » et une mentalité « primitive ». On ne saurait dire non plus, d'ailleurs, que magie, divination, miracle relèvent tous d'une mentalité prélogiquc et qu'il est arbitraire ou absurde de les opposer. Car Dieu peut bouleverser à son gré l'ordre de la nature, mais l'homme ne peut limiter la liberté de Dieu : Dieu ne se laisse ni contraindre par la volonté de l'homme ni arracher le secret de l'avenir. Les seules forces surnaturelles sur lesquelles l'homme peut agir sont les forces démoniaques. Telle est la position de l'Eglise et des clercs, position savante si l'on veut, fondée sur l'écrit par excellence - l'Ecriture -, position qui récuse la légitimité de certaines formes du surnaturel, mais qui ne nie pas le moins du monde leur existence.



Au demeurant, la ligne de partage entre les personnes cultivées et celles qui ne le sont pas, ne passe pas nécessairement par la capacité de lire et d'écrire, ni même par la connaissance du latin. [On a vu que les traces d'une culture d'apparence populaire sont plus nombreuses et plus précises dans les textes latins que dans ceux en langue vulgaire. Des princes laïques, qui ne lisent et n'écrivent pas eux-mêmes, qui ne savent pas ou à peine le latin, mais qui se font chanter ou lire des chansons de geste, des vies de saints, des compilations historiques et bibliques, des romans, sont plus « cultivés » qu'un tâcheron de scribe qui les leur copie, qu'un marchand capable de tenir ses livres de compte et qui connaît les lettres et les chiffres, mais rien d'autre, ou même qu'un moine obscur, pourtant frotté de latin, au fond de son monastère. Ils sont probablement plus éloignés aussi d'une « culture populaire ». Ce sont des « lettrés » qui ne savent ni lire ni écrire, ou qui, s'ils les possèdent, ne pratiquent pas ces compétences, tandis que d'autres qui les pratiquent sont de fait étrangers au monde des lettres. Les uns et les autres sont, mais en sens inverse, à la fois lettrés et illettrés, selon que l'on prête à ces termes un sens métaphorique ou leur sens propre. Ces ambiguïtés ont été très bien mises en lumière par Brian Stock'.

Les deux questions que nous posions au début de ce développement n'appellent donc pas de réponses simples. L'écrit est-il un critère de culture ? Oui, sans aucun doute, mais non pas de façon rigide ou exclusive, car il n'a pas l'autonomie qui est la sienne de nos jours. Son utilisation suppose au contraire un passage par l'oralité. L'écrit est-il du côté du latin, l'oral du côté de la langue vulgaire ? Non, pour la même raison : le monde médiéval n'est pas un monde de la pure oralité, mais l'écrit ne s'y suffit jamais totalement à lui-même. Oui cependant, en un sens, puisqu'il n'y a pas de maîtrise du latin sans maîtrise de l'écriture et que longtemps l'inverse est presque vrai, alors que le recours à l'écriture est pour la langue vulgaire une innovation et une conquête - qui marquent, par nécessité, le moment où apparaît à nos yeux la littérature en langue vulgaire, mais n'excluent pas qu'elle ait pu vivre auparavant une existence purement orale.



Clerc et jongleur



Mais aux deux couples latin/langue vulgaire et écrit/oral il faut en ajouter un troisième qui touche les acteurs et les auteurs de la littérature : le couple clerc/jongleur. Un clerc est à la fois un homme d'Eglise et quelqu'un qui sait lire, quelqu'un qui est capable de comprendre les textes. Le mot unit les deux notions de façon indissociable. Au clerc s'oppose donc le laïc illettré - les deux mots sont là encore synonymes. En lui s'unissent l'activité intellectuelle et l'effort spirituel. A lui s'attachent l'autorité de l'Ecriture et celle qui émane de tous les livres. Sa langue est celle de l'Eglise, le latin. C'est lui qui a été l'instrument de la conservation des lettres latines au sein de l'Eglise, dont on a parlé plus haut. Comme il a le monopole de l'écrit, le sort de la jeune langue vulgaire est entre ses mains. Il dépend de lui qu'elle devienne ou ne devienne pas la langue d'une culture écrite. Au moment où nous en sommes, rien n'est encore joué. Mais on verra que les clercs passeront à la langue vulgaire comme l'Eglise était passée aux barbares. Un grand nombre d'écrivains français du Moyen Age - la majorité, sans doute - sont des clercs, pour ne rien dire des copistes. Et tous, tant s'en faut, ne tireront pas cette littérature du côté de leurs préoccupations naturelles, les sujets religieux ou encore le monde des écoles.



Du côté du clerc, l'écrit et l'Eglise. En face, le jongleur, condamné par l'Eglise, est l'homme - ou la femme - de l'oral et de la performance. Le mot joculator est attesté dès le VIe siècle, et son lien étymologique avec « jeu » dit assez que le jongleur est un amuseur. Un amuseur professionnel et itinérant. Héritier sans doute des acteurs ambulants de l'Antiquité tardive, mais peut-être aussi des bardes celtiques et germaniques chanteurs de poèmes épiques, le jongleur peut avoir les activités les plus variées : acrobate, montreur d'animaux, mime, musicien, danseur, chanteur. Tous les jongleurs ne se consacrent donc pas à la récitation ou au chant de poèmes, mais ceux qui l'ont fait ont joué un rôle considérable dans la diffusion, et parfois dans l'élaboration, de certaines formes poétiques, en particulier les chansons de geste, mais aussi la poésie lyrique et les fabliaux. Au XIIIe siècle, le pénitentiel de Thomas de Chobham les divise en trois catégories, parmi lesquelles celle des chanteurs de geste et de vies de saints, seuls exclus de la condamnation qui frappe les autres. Interprètes, mais parfois aussi créateurs - la coupure entre les deux activités n'étant pas aussi nette qu'on l'a dit -, toujours en chemin à la recherche d'un mécène généreux, ce sont eux qui assurent le plus souvent l'actualisation orale et vocale nécessaire à l'ouvre médiévale. C'est pourquoi on voit leur rôle décroître à mesure que la civilisation de l'écrit progresse. A partir du XIIIe siècle, ils cherchent à être employés à plein temps par un grand seigneur et à occuper à sa cour un statut de minuterialis, de ménestrel. Mais les véritables poètes fonctionnaires seront les grands rhétoriqueurs du XVe siècle, des hommes de cabinet, des clercs.



Le clerc et le jongleur sont donc les deux promoteurs de la littérature française à ses débuts, et la place qu'ils occuperont par rapport à elle pendant tout le Moyen Age reflète sa propre évolution.



Manuscrits



Le développement de l'imprimerie coïncide avec la fin du Moyen Age. Les premières éditions se répandent vers 1470. La période médiévale ne connaît que le livre manuscrit. C'est lui qui assure la conservation de sa littérature.

Matériellement, le manuscrit médiéval est un codex, c'est-à-dire qu'il est formé comme un livre moderne de pages et de cahiers reliés. Il est donc plus facile à manier et à consulter que le volumen antique, conservé roulé et qui doit être déroulé pour être lu. D peut être feuilleté. On écrit sur du parchemin, dont la variété la plus luxueuse est le vélin (peau de veau mort-né, particulièrement finE). Le papier ne devient d'usage courant en Occident qu'à la fin du Moyen Age. L'ornementation des manuscrits vcmaculaires reste discrète jusque vers la fin du XIW siècle. Elle se limite souvent à de petites miniatures occupant l'espace d'une majuscule initiale, voire à la simple alternance de lettres initiales rouges et bleues aux articulations du texte. Les miniatures deviennent de plus en plus riches et de plus en plus grandes au XIVe et surtout au XVe siècle, jusqu'à occuper parfois toute une page, de plus en plus importantes aussi dans la relation qu'elles entretiennent avec le texte.

L'évolution de la mise en pages reflète celle de la lecture. De présentation compacte, dépourvus de repères, les manuscrits romans exigent une lecture suivie, ligne à ligne. Les manuscrits gothiques multiplient les rubriques, les titres, les chapitres, avec ce souci un peu ostentatoire du plan et de ses divisions caractéristique de l'âge scolastiquc. Ils facilitent ainsi la tâche du lecteur et le supposent en même temps plus habile à circuler à l'intérieur d'un livre et à s'y retrouver.



Les manuscrits littéraires en langue vernaculaire, qui nous intéressent ici au premier chef, présentent des caractéristiques propres qui sont significatives. Souvent soignés, aérés, presque toujours très lisibles, ayant peu recours aux abréviations, très abondantes au contraire dans les manuscrits latins, ils laissent deviner un public de lecteurs particulier. Un public aisé, qui ne lésine pas sur le parchemin, pourtant coûteux, alors que certains manuscrits universitaires sont remplis sans marge aucune d'une écriture extraordinairement serrée et abrégée. Un public, en même temps, qui, comme il est naturel, est moins familiarisé avec l'écrit que celui des manuscrits latins : la rareté des abréviations est à la fois un luxe et une facilité de lecture.

Ces manuscrits sont presque toujours des anthologies. Il est exceptionnel que l'un d'eux soit consacré à une ouvre unique. Ces anthologies sont généralement cohérentes : il y a des manuscrits de chansons de geste, de romans. Les poèmes lyriques sont toujours recueillis dans des manuscrits particuliers, qu'on appelle des chansonniers, et ne se mêlent à aucun autre genre. Seuls les fabliaux, les dits, les fables, qui semblent avoir été considérés comme relevant de la littérature didactique, figurent dans des manuscrits plus composites et sont souvent mêlés à des textes d'édification ou de spiritualité.

Les manuscrits sont copiés dans des ateliers d'écriture, des scriptoria. Ces scriptoria sont au début essentiellement monastiques : le travail de copie est considéré comme une ouvre méritoire, bénéfique pour le salut de l'âme. Plus tard, ils se développent autour des cathédrales, des écoles et des universités, enfin, et particulièrement pour ce qui touche la littérature profane en langue vulgaire, auprès des mécènes laïques. La dernière partie de ce livre montrera l'importance des bibliothèques princières qui se constituent à la fin du Moyen Age.



Tout nouvel exemplaire d'un texte doit, bien entendu, être copié sur un manuscrit antérieur, sauf dans les cas marginaux d'ouvres qui ont pu être recueillies à l'audition ou transiter par la mémoire. Les manuscrits circulent donc. On se les emprunte. Les éditeurs modernes de textes médiévaux peuvent, en repérant les variantes communes, montrer que les manuscrits d'une même ouvre se répartissent par familles et que certains ont été copiés l'un sur l'autre ou dérivent d'un modèle commun. Ils tentaient naguère de remonter par ce moyen jusqu'au texte original, tel qu'il serait sorti de la main de l'auteur avant d'être déformé par les copies successives. On mesure à présent ce qu'un tel effort a de vain et une telle représentation d'anachronique. Au Moyen Age, la notion de texte définitif n'existe guère et celle d'auteur est à certains égards différente de la nôtre. Non seulement l'auteur lui-même, mais encore le copiste se sentent bien souvent autorisés à introduire des modifications en fonction de la destination du manuscrit ou de l'évolution de la langue. Un auteur peut greffer son ouvre sans crier gare sur une ouvre préexistante. Un traducteur glose et aménage presque toujours le texte qu'il traduit. Certaines variantes sont évidemment des erreurs dues à l'étourderie ou à l'incompréhension. Mais toutes n'en sont pas. En elle-même, la variante a une légitimité. C'est pourquoi l'examen des manuscrits et de leur regroupement en familles ne vise plus aujourd'hui à reconstituer un texte original bien hypothétique, mais à comprendre la vie du texte médiéval dans sa multiplicité mouvante.

Un dernier point vaut d'être noté. Alors que la littérature française prend véritablement son essor au XIIe siècle, comme on le verra bientôt, ses manuscrits datant de ce même sicclc sont extrêmement rares. Les ouvres françaises du XIIe siècle sont conservées dans des manuscrits du XIIIe. Jusque vers le milieu du XIVe siècle, il existe toujours un décalage de plusieurs décennies au moins entre la date de composition d'une ouvre et celle du plus ancien manuscrit qui nous l'a conservée. Dans le domaine de la littérature vernaculaire, il faut attendre la fin du Moyen Age pour qu'apparaissent des manuscrits contemporains de l'auteur, réalisés d'après ses indications, voire autographes. Ce trait confirme que les ouvres ont vécu, hors du texte écrit qui nous les livre, d'une vie qui nous échappe.

Mais toutes ces considérations sur les conditions de la vie littéraire au Moyen Age anticipent le développement de la littérature française en abandonnant provisoirement pour des vues synthétiques la démarche chronologique qui est la nôtre. Revenons à présent au point où nous en étions : au moment où la langue romane s'est constituée, mais où il dépend des clercs qu'elle produise des textes.





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