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LE ROMAN AU-DELÀ DU RÉALISME






Les Misérables et les autres romans de l'exil



«Une grande déception pour nous. Les Misérables d'Hugo. [...] Le manque d'observation éclate et blesse partout. Situations et caractères, Hugo a bâti tout son livre avec du vraisemblable et non avec du vrai, avec ce vrai qui achève toutes choses et tout homme dans un roman par l'imprévu qui les complète. Là est le défaut et la misère profonde de l'ouvre », notent les frères Goncourt dans leur Journal en avril 1862. Ce même mois, Baudelaire rend compte de la première partie du livre de Hugo. Il y voit « un roman construit en manière de poème » où se conjuguent « le sens lyrique, le sens épique, le sens philosophique». En réalité, comme le prouve une lettre à sa mère, l'auteur d'« Assommons les pauvres» n'apprécie guère ce «livre de charité»; mais il trouve des mots justes pour argumenter sa flatterie. La divergence d'opinions manifestée par les Goncourt et Baudelaire montre qu'à les juger à l'aune de la doctrine réaliste, on rapetisse singulièrement Les Misérables.





. Commencé en 1845, ce ronjan que Hugo appelle successivement Jean Tréjean, puis Les Misères, enfin Les Misérables est fort avancé en février 1848. Politiquement modéré à cette date, Hugo dénoncera pourtant plusieurs fois les «misères» du peuple au cours de la Seconde République. L'exil va radicaliser sa position. C'est en 1853 qu'il arrête le titre des Misérables, mais occupé à achever ou mettre en route ses grands recueils poétiques, il n'a plus guère touché à son roman. Il s'y replonge de mai 1860 à décembre 1861, rédigeant pour finir, après une enquête sur le terrain, le récit de la bataille de Waterloo qu'il placera en tête de la deuxième partie. Ce récit est un retour en arrière. La première partie, foisonnante d'événements et de personnages, va en effet d'octobre 1815 à l'année 1820. Jean Valjean, recueilli par Mgr Myriel à qui il vole son argenterie et de qui il obtient protection et pardon, puis réhabilité sous le nom de M. Madeleine, est encore arrêté par le commissaire Javert des mains de qui il s'évade; Fantine, réduite à la misère, a de son côté abandonné sa fille Cosette à de sinistres aubergistes, les Thénardier, avant d'être elle-même recueillie par M. Madeleine et de mourir apaisée. Le retour sur Waterloo, au début de la deuxième partie, autorise une réflexion sur l'Histoire en même temps qu'un nouveau point de départ (Thénardier sauvant le baron PontmercY) pour des intrigues qui vont s'entrecroiser. Après une nouvelle arrestation et une nouvelle évasion de Jean Valjean, qui recueille Cosette et se réfugie dans un couvent, de nouveaux personnages apparaissent dans la troisième partie : Gavroche, fils naturel de Thénardier, gamin de Paris spirituel et effronté, Marius, fils du baron Pontmercy, son grand-père, M. Gillenormand. La quatrième partie raconte l'idylle de Marius et de Cosette et le soulèvement de Paris en 1832. La cinquième partie, où Gavroche meurt sur une barricade, est centrée autour de la dernière réhabilitation de Jean Valjean; après avoir libéré Javert dont il avait la garde, l'ancien forçat s'échappe dans les égouts de Paris en emportant Marius blessé. Celui-ci assistera avec Cosette à la mort paisible de Jean Valjean, heureux de voir réunis ces enfants qu'il aimait.

Les Misérables sont un roman d'aventures, dont les rebondissements et les reconnaissances, poussés aux limites de la parodie (« Le lecteur a sans doute deviné que M. Madeleine n'est autre que Jean Valjean»), tiennent en haleine les amateurs de feuilletons. C'est un roman historique, qui fait revivre des «choses vraies », parfois peu connues (la barricade de Saint-MerrI) mais où se lit l'avenir de l'humanité, le récit se doublant toujours d'une réflexion qui va au-delà de l'événement. Ainsi, à propos de Waterloo : Qu'est-ce qu'une bataille? (Et non point, comme dans La Chartreuse de Parme de Stendhal : à quoi ressemble la bataille de Waterloo vue par les yeux d'un personnage?) Ou encore à propos des journées de juin 1832 : Quelle différence y a-t-il entre une émeute et une insurrection? Réponse: «L'une a tort, l'autre a droit», « insurrection » pouvant signifier « résurrection ». C'est un roman à thèse : les déshérités de la société sont, à cause de leurs misères, rendus « misérables », c'est-à-dire méprisables. À leurs maux, il est possible d'apporter des remèdes : l'éducation, une justice plus équitable, mais aussi la charité, dont Mp Myriel donne au début du roman un exemple qui va éclairer pour toujours la conscience de Jean Valjean. Mais ce roman à thèse prolonge l'ouvre poétique de Hugo : Les Misérables mettent en récit la lutte du Bien et du Mal qui inspire La Légende des siècles et confirment la foi de Hugo dans le progrès. Les niveaux de langue y sont mêlés : style de l'épopée, discours de l'Histoire, argumentations juridiques, argot, bel exemple de ce « plurilinguisme » dans lequel Mikhaïl Bakhtine (Esthétique et théorie du romaN) verra l'essence même du genre romanesque.

Cette modernité des Misérables ne fut pas perçue par les contemporains. À l'exception de Baudelaire, dont l'éloge était forcé, presque tous firent la fine bouche. Admiratif devant l'épisode de Waterloo, qui lui faisait toutefois l'effet d'une digression, Barbey d'Aurevilly compara Hugo à «un Paul de Kock amphigourique et sans gaieté». Proche de Hugo en 1848, Lamartine jugea le livre « dangereux » : « La plus meurtrière et la plus terrible des passions à donner aux masses, c'est la passion de l'impossible. » Le succès populaire, en revanche, fut immense : «Les ouvriers se cotisent pour vingt sous; les douze francs dans le sac, on achète Les Misérables qu'on tire au sort, et le gagnant en devient possesseur quand chacun les a lus », écrit Mmc Hugo à son mari. Dans les souffrances de ces personnages situés sous la Restauration et la monarchie de Juillet, les classes laborieuses du Second Empire reconnaissent les leurs; amplifiée par la grandeur de l'exil, la voix de Hugo devient pour eux celle de l'espoir.

. Quatre ans après Les Misérables paraissent, en 1866, Les Travailleurs de la mer, sombre récit aux allures de fable qui évoque, à travers l'aventure du marin Gilliatt, la lutte de l'homme contre les éléments : «Voir le dedans de la mer, c'est voir l'imagination de l'Inconnu.» Les Travailleurs de la mer furent un grand succès. La Pieuvre, monstre décrit - et dessiné - par Hugo, preuve vivante que « quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable », connut aussitôt une vogue incroyable.

. L'Homme qui rit, en 1869, fut moins bien accueilli. Les effets esthétiques y estompaient trop les idées sociales pour que le peuple s'y reconnût : jamais, en particulier, Hugo n'avait poussé aussi loin le goût de l'antithèse. Située en Angleterre au début du xvmc siècle, l'intrigue y présente le vagabondage de Gwynplain, jeune garçon auquel une blessure a donné un perpétuel sourire, et d'une jeune aveugle nommée Dea, dont il devient amoureux. Quand Gwynplain, reconnu baron, expose à la Chambre des lords les malheurs dont il a eu l'expérience, son faciès provoque l'hilarité des aristocrates.

En 1869 meurent Lamartine et Sainte-Beuve. Vigny a disparu six ans plus tôt. Hugo, exilé, demeure avec Gautier le dernier de nos grands romantiques. Quand il rentrera à Paris l'année suivante, il y sera accueilli à la fois comme le survivant d'une autre époque et le prophète de la liberté à venir.



Flaubert jusqu'à Madame Bovary



Gustave Flaubert (1821-1$80) fut le premier écrivain à dire l'impossibilité d'écrire. Ce paradoxe, que nous devons au romancier américain Henry James, est modulé par les historiens da.la littérature, qui étudient les versions successives de La Tentation de Saint-Antoine ou l'impossible achèvement de Bouvard et Pécuchet, par les spécialistes de la génétique qui interrogent les plans et les ratures de ses manuscrits, par les théoriciens du roman qui dissertent sur sa folle ambition d'écrire un « livre sur rien », par Jean-Paul Sartre qui, dans L'Idiot de la famille, analyse chez ce produit d'une famille et d'une société en crise la tension entre l'« impossibilité d'être homme » et l'impossibilité de l'art. « Deux mille pages environ de textes iippeccables qui pour l'essentiel n'eurent aucun succès du vivant de l'auteur, et vraisemblablement quelque chose comme cent mille heures de travail entièrement consacrées aux recherches, aux prises de notes et aux rédactions », résume Jean-Marc de Biasi (avant-propos des Carnets de travail, Balland, 1988), qui nuance pourtant l'image répandue d'un Flaubert névrosé, devenu l'« ermite de Croisset» (propriété familiale proche de Rouen où il écrivit la plupart de ses ouvrageS) : « La correspondance de l'auteur suffirait à prouver qu'il a presque toujours su concilier le travail le plus intense avec les exigences du rêve, le tourbillon des mondanités et le goût des plaisirs les plus intempestifs. » Document sur sa vie, la correspondance de Flaubert est un carnet de bord de l'écrivain embarqué sur l'encre («L'encre est mon élément naturel. Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre ! Et dangereux ! Comme on s'y noie! Comme il attire! »), mais aussi un traité d'esthétique; elle rappelle que ce précurseur des formalistes du « nouveau roman » donnait pour mission à l'art de «faire rêver» et aimait «les ouvres qui sentent la sueur, celles où l'on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus ».



Mémoires d'un fou _(1838 raconte son impossible amour d'adolescent pour une femme mariée, Elisa Schlésinger, rencontrée sur la plage de Trouville. Comme plus tard Frédéric Moreau, le héros de L'Education sentimentale, Flaubert se consolera chez les filles; comme lui il voyagera (en Orient, avec Maxime Du Camp, de 1849 à 1851); mais à la différence de son personnage, il ne cédera aux illusions ni de la politique, ni de l'amour idéal. Surtout, au lieu de sombrer dans l'oisiveté, il va écrire une ouvre. Sa première Education sentimentale (1845) raconte l'histoire de deux jeunes gens, Henry et Jules; tous deux renoncent à aimer, le premier pour s'enrichir, le second pour se consacrer à l'art. Un tableau de Brueghel exposé à Gênes, La Tentation de saint Antoine, lui donne l'idée d'écrire une féerie dramatique que Maxime Du Camp et Louis Bouilhet apprécient assez peu pour lui suggérer de composer un roman qui, loin de toute fantasmagorie, s'inspirerait d'un fait divers : le suicide de l'épouse adultère d'un officier de santé nommé Delamare, survenu à Ry, en Normandie. Sans abandonner définitivement la Tentation..., dont il écrira de nouvelles versions en 1856-1857, puis à partir de 1870 (voir infra p. 157), Flaubert suit le conseil de ses amis. «J'ai commencé hier soir mon roman», écrit-il le 20 septembre 1851 à sa maîtresse, la poétesse Louise Colet. Quand il rompt avec Louise, en 1855, Madame Bovary l'occupe toujours. « Bovary m'ennuie », m'assomme», «j'y arriverai, mais ce sera dur», «la sempiternelle Bovary » : les lettres à Louise Colet, puis à Bouilhet, retracent les étapes de la genèse.

Le fait divers de Ry a, en réalité, orienté différemment un projet plus ancien : écrire l'histoire d'une « vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée ». Mais pour Flaubert, quand il compose un roman, l'essentiel est, comme pour un peintre devant sa palette et sa toile, de trouver une couleur. Suivant une confidence rapportée dans le Journal des Goncourt, Flaubert a recherché pour Madame Bovary « un ton gris, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes ». Le sujet de l'ouvre a pour fonction d'exprimer au mieux l'intuition initiale. En déclarant (comme on l'a prétendU) : « Madame Bovary, c'est moi », Flaubert s'avouait solidaire des rêveries de son héroïne, mais le style de l'artiste donne au concert de la bêtise provinciale (platitude de Charles, pédantisme de M. Homais, sentimentalisme énamouré d'Emma et de Léon...) une unité stylistique qui la fait accéder à la beauté. Ainsi fond-il dans une même pâte le discours du narrateur et ceux des personnages (« Comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit? », lettre à Louise Colet, 13 septembre 1852), en particulier par le recours au discours indirect libre, dont l'usage sera plus systématique encore dans L'Education sentimentale.

Emma Bovary peut bien être finalement «punie» de ses adultères et des dettes où ils l'ont entraînée, la publication du roman en feuilleton, dans La Revue de Paris, du 1er au 15 décembre 1856, vaut à Flaubert un procès pour immoralité. Nous avons vu que, plus chanceux que Baudelaire, il est acquitté, et le roman peut paraître en librairie en avril 1857.



De Salammbô à L'Éducation sentimentale



Dans son compte rendu de Madame Bovary, Baudelaire voulut laver Flaubert de l'« injure dégoûtante » de réalisme. Le malentendu venait de ce qu'il menait ses enquêtes avec une extraordinaire minutie. Yonville, la petite ville de Normandie où se déroule l'action du roman, a beau être imaginaire, Flaubert offre sur les mours de la province, l'existence d'un officier de santé, l'opération d'un pied-bot, les mécanismes qui mènent à une saisie de biens ou les symptômes d'un empoisonnement par l'arsenic des renseignements dignes de foi. Il procède de même du moment où lui vient l'idée de «ressusciter Carthage». Après s'être documenté dans les livres, il visite les lieux. Ainsi naîtra Salammbô (1862), monument d'érudition (contestée toutefois dans le détail par les spécialisteS) avec lequel Flaubert a voulu « faire quelque chose de pourpre » - de même les grands peintres figuratifs respectent-ils scrupuleusement les plus petits détails anatomiques de leurs sujets, mais on méconnaîtrait leur art si on supposait qu'ils ont pour dessein de servir les sciences naturelles.



. Salammbô raconte non, comme on aurait pu l'attendre, la lutte de Carthage avec Rome, mais un épisode secondaire de cette lutte : la révolte des mercenaires carthaginois après la première guerre punique. Cette manière de se détourner des grands enjeux de l'Histoire pour mieux en faire admirer la beauté apparaît à Georges Lukacs (Le Roman historiquE) comme caractéristique du déclin du roman historique après 1848 : on se contente de projeter sur le passé ce qu'on sait du présent (« J'ai voulu fixer un mirage en appliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne», explique Flaubert à Sainte-BeuvE): coupée du peuple et de ses aspirations^ la bourgeoisie se réfugierait dans l'exotisme pour éviter d'étudier l'évolution des réalités économiques et sociales. La même analyse s'appliquerait au Roman de la momie (1857) ou au Capitaine Fracasse (1861 ), de Théophile Gautier, si celui-ci n'avait, avant même les journées révolutionnaires de 1848, définitivement choisi de servir l'Art pour l'Art.

Flaubert affronte pourtant les réalités de l'Histoire quand il commence, deux ans après la publication de Salammbô, à écrire une nouvelle Education sentimentale qui n'a que peu de rapports avec celle de 1845. «J'ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48 », écrit-il en 1868. Vingt ans après, on peut déjà parler d'Histoire. Mais à la différence de Walter Scott qui, en plaçant des figures imaginaires au cour de faits historiques, aidait à comprendre comment des anonymes ont eu une action parfois aussi décisive que des princes ou des généraux, Flaubert, pour qui toutes les idéologies sont également dérisoires, fait du héros de son roman le jouet des événements. Comme le suggère le sous-titre. Histoire d un jeune homme, la destinée de Frédéric Moreau est exemplaire d'une génération élevée dans les chimères du romantisme (quand débute l'intrigue, en 1840, Frédéric a 18 anS). Cette chimère est d'abord celle d'un amour qui se présente au héros comme une « apparition » quasiment religieuse, alors qu'elle a été préparée par les livres et les stéréotypes de l'époque. En M^Arnoux, Frédéric aime une image; en la croyant inaccessible, il garde cette image intacte. De même se croit-il appelé à devenir un grand peintre ou un grand écrivain, mais ne rien faire lui permet de mieux mythifier l'idéal de l'art.



. Publiée en 1869, L'Éducation sentimentale déconcerte. Elle est, aux yeux de Barbey d'Aurevilly, « la vulgarité prise dans le ruisseau ». Plus tard, Proust admirera comment l'intelligence de Flaubert «cherche à se faire trépidation d'un bateau à vapeur, couleur des mousses. îlot dans une baie». «C'est de l'intelligence transformée, qui s'est incorporée à la matière». Avec L'Éducation sentimentale, le style n'est plus un ornement, mais l'expression même du sujet et du monde au travers d'une conscience dont le lecteur ne peut toujours décider, en raison de l'usage du discours indirect libre, si elle est celle de l'auteur ou celle du personnage. Ainsi est poussée plus loin encore l'ironie qui, dans Madame Bovary, rendait Flaubert complice de la bêtise de son héroïne. Au demeurant, si Madame Bovary offrait un concert de la bêtise provinciale, c'est un concert de la bêtise parisienne qui est cette fois présenté à travers une galerie de ratés ou d'arrivistes. Quoiqu'elle reprenne les grands thèmes romanesques du XIXe siècle (montée d'un jeune provincial à Paris, passion impossible pour une femme mariée...), L'Education sentimentale apparaît aujourd'hui comme le premier grand roman moderne de notre littérature par la valorisation de l'«insignifiant» (mais les petites choses de la vie signifient pour l'artiste qui les transfigurE); l'importance de la description, qui n'a plus pour fonction de planter le décor d'une action, mais de traduire au travers des paysages et des objets la conscience qui les contemple et souvent s'y englue; enfin la toute-puissance du temps, qui n'est plus seulement le cadre chronologique où se déroule l'intrigue, mais qui. en usant les illusions, impose finalement sa victoire.



Dominique, de Fromentin



Eugène Fromentin (1820-1876) eut d'abord une vocation de peintre. Trois voyages en Algérie, de 1846 à 1853, lui inspirèrent une série de toiles, mais aussi deux récits (voir infra, p. 134). Dominique (1863), son unique roman, résulte d'une commande de la Revue des Deux Mondes. Si l'on ajoute à ces trois ouvrages Les Maîtres d'autrefois, de médiocres écrits de jeunesse et quelques notes de voyage, l'ouvre entier de Fromentin dépasse à peine un millier de pages.

Dominique lui a été inspiré par son amour d'adolescent pour Jenny-Léocadie Chessé, fille de ses voisins de Saint-Maurice (près de La RochellE), d'environ trois ans son aînée, mariée à 17 ans, morte à 27. On est donc tenté de deviner la figure de l'aimée à travers celle de Madeleine, l'héroïne du roman. Aussitôt après sa mort, en 1844, Fromentin écrivit dans un carnet intime : «Amie, ma divine et sainte amie, je veux et vais écrire notre histoire commune depuis le premier jour jusqu'au dernier. » La proposition de François Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes, lui donnera, dix-huit ans plus tard, l'occasion de réaliser son vou. Mais Fromentin a transformé leur histoire. « Madeleine est perdue, et je l'aime! » s'écrie Dominique en sanglotant le jour où elle épouse M. de Nièvres. Dans la réalité, Léocadie devait déjà s'appeler Mme Béraud quand Fromentin prit conscience de son amour. Sans doute aussi la passion des deux jeunes gens fut-elle moins chaste que ne le laisse supposer sa transposition littéraire. Fromentin, en somme, a traité à partir d'un souvenir encore douloureux le thème qui avait inspiré Sainte-Beuve dans Volupté et Balzac dans Le Lys dans la vallée : l'amour impossible d'un jeune homme pour une femme mariée. S'il est vrai qu'on réduit toute ouvre en l'interprétant grâce à la vie de l'auteur, cette tentation est d'autant plus vive que celui-ci impose avec moins de force et de cohérence son univers romanesque; or, Dominique fait moins entendre la voix d'un personnage qu'une confidence de Fromentin lui-même. Le récit de Dominique est pourtant enchâssé dans un roman à la première personne, le «je » qui le présente dans les deux premiers chapitres se muant ensuite en auditeur. Mais plutôt que de donner une perspective romanesque au héros, cette ouverture augmente la portée morale de son récit : loin des égarements du cour, à la faveur d'une existence rangée, vouée à sa famille, au travail et à la bienfaisance. Dominique offre le spectacle d'une paix retrouvée, sans laquelle ce récit d'automne serait impossible. L'accueil chaleureux qu'il réserve, à la suite de sa confession, à un ancien précepteur d'une moralité sans faille, souligne cette conversion du romantisme à la raison.



Barbey d'Aurevilly, le dernier Chouan



Né dans le Cotentin d'une«famille aristocratique de vieille souche normande, Barbey d'Aurevilly s'installe à Paris à 25 ans. 11 y mène une vie de dandy, faisant du reste paraître en 1844 un essai intitulé Du dandysme et de George Brummel, et commence dans le journalisme la longue et difficile carrière que nous avons évoquée (voir supra, p. 105). En 1845, il entreprend un roman en partie autobiographique. Une vieille maîtresse, publié en 1851, puis écrit L'Ensorcelée (1854), Le Chevalier Des Touches (1864), Un prêtre marié (1865), avant de faire scandale en 1874 avec son recueil des Diaboliques.

Les trois romans de Barbey d'Aurevilly publiés sous le Second Empire présentent un récit enchâssé dans le roman. Dans L'Ensorcelée, un voyageur égaré de nuit dans la lande du Cotentin entend de la bouche d'un compagnon de rencontre l'histoire de l'abbé de la Croix-Jugan. Après la défaite des Chouans, celui-ci s'était tiré une balle dans le visage. Soigné par une vieille femme, puis défiguré par les Bleus qui lui ont sauvagement arraché ses pansements, il réapparaît aux vêpres de Blanchelande enveloppé d'un capuchon noir, et va inspirer une folle passion à Jeanne Le Hardouey. « Ensorcelée », Jeanne sera retrouvée morte, noyée dans un lavoir. Thomas Le Hardouey avait été informé par un berger de l'amour dévorant de sa femme. Le matin de Pâques, l'abbé de la Croix-Jugan est tué d'un coup de fusil à l'instant où il élève l'hostie. On n'entendra plus parler, dans le pays, de Thomas Le Hardouey. De cette histoire est née la légende de la messe de l'abbé de la Croix-Jugan : parfois sonnent neuf coups à l'église de Blanchelande; par les trous du portail criblé par les Bleus, on peut voir le prêtre, que Jeanne avait maudit avant de mourir, célébrer la messe, et l'eau bénite se met alors à bouillir. Le Chevalier Des Touches présente, dans la petite ville de Valognes, vers la fin de la Restauration, une conversation de vieux nobles qui ont souffert sous la Révolution. Ils évoquent les exploits du chevalier Des Touches, ancien héros de la Chouannerie, récemment réapparu à Valognes et qui passe pour être devenu fou. L'état de misère où il est tombé dénonce l'ingratitude des gouvernants de la Restauration. C'est enfin dans un salon parisien qu'un gentilhomme normand raconte l'histoire du «prêtre marié », Sombreval. Calixte, sa fille, a grandi sans mère, celle-ci étant morte en lui donnant le jour après avoir appris qu'elle était enceinte d'un prêtre. Ayant fait vou d'entrer au couvent, Calixte repousse l'amour du jeune Néel que Sombreval tente au contraire de favoriser en feignant de retrouver la foi et de revenir à la prêtrise. Le mensonge de Sombreval entraîne le désespoir et la mort de Calixte, bientôt suivie par son père, puis par Néel. La violence exaspérée de certaines scènes et le flamboiement du style apparentent Un prêtre marié au romantisme frénétique, mais les effets esthétiques ne relèvent pas ici de l'exercice d'école : le péché de Sombreval. entraînant la malédiction sur lui-même et sur tous ceux qu'il aime, traduit chez Barbey d'Aurevilly, comme déjà dans L'Ensorcelée, une conception du Mal proche de celle de Joseph de Maistre.

«Barbey d'Aurevilly. Ce qui est intéressant chez lui c'est que les choses matérielles y sont aimées pour quelque chose d'autre qui y est caché », note Proust à l'époque où il ébauche A la recherche du temps perdu. Les histoires et les légendes de ses récits ont pu faire passer Barbey d'Aurevilly pour un écrivain régionaliste. Mais pour ce contempteur amer et hautain du présent, la terre de la Chouannerie fut surtout le théâtre des derniers exploits des défenseurs de la monarchie. On le comprend mieux encore si, dans les bizarreries de ses descriptions et le mystère de ses intrigues, on lit les signes d'un temps perdu qui est d'abord celui de l'écrivain lui-même et qu'il tente de retrouver par la magie de son univers romanesque.



Romans pour la jeunesse



Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), lui-même auteur de romans sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, joue un rôle primordial dans l'essor de la littérature pour la jeunesse sous le Second Empire. Editeur de Balzac et de George Sand, ce républicain convaincu s'exile en même temps que Hugo et devient son éditeur, au moins pour ses recueils poétiques, Hugo préférant confier à un éditeur belge, Lacroix, son roman des Misérables. Peut-être les opinions de Hugo, qui croyait à la mission éducative de la littérature, l'ont-ils incité à donner le meilleur de son temps aux livres pour enfants : Hetzel fonde en effet en 1864 le Magasin d'éducation et de récréation, revue qui restera florissante jusqu'à sa disparition, en 1915. Jules Verne, qui avait obtenu un premier grand succès en 1862 avec Cinq semaines en ballon, et publie Vingt mille lieues sous les mers en 1869, sera un des plus célèbres pourvoyeurs du Magasin (voir infra, p. 163).

On ne peut tracer de frontière nette entre les livres destinés aux enfants et ceux que lisent les adultes. À la première catégorie appartiennent du moins les volumes de la « Bibliothèque rose », qui édite Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur (1799-1874) : Les Petites Filles modèles (1859), Les Malheurs de Sophie (1864), Un bon petit diable (1865) misent sur le plaisir des enfants (petits et grandS) à s'identifier aux héros d'une histoire, mais aussi à lire un écho aux perversités de leur imagination; Le Général Dourakine (1864) traduit un plus solide talent de la comtesse à dessiner des types romanesques, tandis que La Fortune de Gaspard (1864) ou Diloy le chemineau (1867) témoignent de préoccupations sociales dont l'expression doit assurément au courant réaliste de l'époque. D'autres romans, qui ambitionnent un large public, feront surtout fortune dans les bibliothèques enfantines. Ainsi de quelques romans de George Sand : le narrateur d'À la recherche du temps perdu se souviendra d'avoir reçu pour sa fête, alors qu'il avait une douzaine d'années, les «quatre romans champêtres » de George Sand : La Mare au diable, La Petite Fadette, François le champi (voir supra, p. 90) et Les Maîtres sonneurs (1853). Dans « sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible » résidera, il est vrai, l'essentiel de son attrait pour François le champi. Faut-il aussi compter parmi les livres pour enfants les romans d'Emile Erckmann (1822-1890) et Alexandre Chatrian (1826-1890), dont la collaboration dura une quarantaine d'années? Leurs Contes fantastiques, édités dans la célèbre « Bibliothèque des chemins de fer», chez Hachette, avaient reçu un accueil enthousiaste en 1860. La série des «Romans nationaux», éditée par Hetzel et vendue à un prix très modique, contribuera à partir de 1865 à leur carrière. Ces Alsaciens trouvent, par exemple dans L'Ami Fritz (1863), pour traduire la vie quotidienne et l'âme de leur province, une expression plus émouvante encore du moment où celle-ci sera, en 1871, annexée par l'Empire allemand.






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