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LA DÉCENNTE DU SYMBOLISME (1885-1895)






En 1885, Mallarmé parlait d'« interrègne » pour qualifier «l'époque contemporaine», - «toute en effervescence préparatoire», ajoutait-il (Lettre à Verlaine, 16 août 1885). Tout au long des dix années qui suivent, cette «effervescence» porte ses fruits. La perception de l'époque change : loin du sentiment de « décadence » qui accompagnait la génération de 1870, s'affirme maintenant la confiance en une Révolution en train de s'accomplir, encore confuse sans doute, mais potentiellement riche aussi comme une seconde Renaissance. C'est en tout cas la certitude de Saint-Pol-Roux :





Nier l'imminence d'une Réforme et d'une Renaissance, c'est-à-dire d'une novation de systèmes et de formes, serait nier l'étoile polaire. Toutes proportions gardées, la contemporaine avant-garde de l'Art Prochain rappelle, par son bariolage, les précurseurs scientifico-philosophiques du seizième siècle. La Renaissance d'autrefois comme la Renaissance de demain offrent à leur début une confuse mais fertile variété de credo et de formules. [...] Le collectif volcan où fermentent ces esprits divers érupte chaque jour davantage (Réponse à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret, 1891).



Plusieurs phases permettent de baliser cette période touffue : il faut d'abord faire une place particulière à l'année 1886, qui fait éclater la « crise » au grandjour et qui lance officiellement l'École symboliste. Vient ensuite une période de combats, de diffusion et déjà de synthèses (1886-1891): celle-ci change la nature du champ littéraire, en inversant progressivement au profit du Symbolisme les « forces » en présence. A partir de 1891, alors que l'école elle-même commence déjà à décliner, un mouvement plus profond se dessine qui, au-delà de l'école proprement dite, étend le Symbolisme à tous les arts et à l'Europe entière.



L'année 1886

Plusieurs faits concordants font de 1886 l'année de la naissance officielle du Symbolisme.



«Sonnets à Wagner»



L'année s'ouvre sur la publication, dans le numéro de janvier de la Revue wagnérienne, d'un hommage à Wagner qui comporte huit sonnets : de Mallarmé et de Verlaine, ainsi que de René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Teodor de Wyzewa et Edouard Dujardin. L'ensemble peut apparaître comme la première manifestation collective d'une « École symboliste », qui ne dispose pas encore d'une doctrine formulée, mais qui se reconnaît déjà dans une commune religion de la Musique et de la Légende, l'une et l'autre confondues dans l'ouvre de Wagner.



La Vogue, «Illuminations de Rimbaud»



1886 est aussi l'année de la publication, dans la revue La Vogue, des Illuminations de Rimbaud, bientôt reprises en volume avec une présentation de Verlaine, - alors que le «passant considérable» ne se soucie plus d'aucune postérité littéraire. Nous avons dit combien le Symbolisme peut apparaître comme le contrecoup de la réception différée de l'oeuvre de Rimbaud, - ressentie par toute une génération comme la promesse d'une «future vigueur» poétique.



René Ghil, « Traité du verbe», et l'«Avant-Dire» de Mallarmé



La même année, les éléments d'une « doctrine » symboliste trouvent une première formulation avec la publication du Traité du verbe de René Ghil, précédé par un «Avant-Dire» de Mallarmé. L'ambition théorique de l'ouvrage, que Ghil ne cessera de remanier, est grande : il s'agit, nous y reviendrons, d'associer une physique du langage qui prend en compte la matérialité sonore des mots dans le procès de la signification, à une métaphysique de la poésie qui confère au poème la tâche de reproduire symboliquement l'ordre de l'univers.

Le retentissement de l'ouvrage de Ghil est surtout lié à l'«Avant-Dire» que lui donne Mallarmé. Quelques paragraphes très denses, repris plus tard dans Crise de vers, font apparaître quelques-unes des notions principales d'une « doctrine » symboliste : le «double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel », se trouve pour la première fois souligné ; et le fait poétique est rapporté à l'opération symbolique qui est immanente au langage :



Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous bouquets.



Une esthétique de l'imitation, valorisée à l'excès par le Naturalisme ou le Parnasse, le cède ainsi à une poétique de la suggestion, où le signe seul, et son jeu spécifique, fondent désormais la littérature.



Jean Moréas, le «Manifeste» du Symbolisme



1886 est enfin l'année du «Manifeste» de Jean Moréas, qui dans le « Supplément littéraire » du Figaro du 18 septembre 1886 lance véritablement la nouvelle école2. L'article est pourtant en lui-même peu original. Il part d'un lieu commun de la critique contemporaine : celui d'une « évolution cyclique » des arts, qui rend l'émergence de la nouvelle école «attendue, nécessaire, inévitable », et confère au Symbolisme la valeur d'une «Renaissance», opposée à l'idée de « Décadence », dont Moréas s'était déjà démarqué dès 1885. Au sein de cette évolution générale, l'article dessine une sorte de généalogie du Symbolisme : si celui-ci peut remonter «jusqu'à certains poèmes d'Alfred de Vigny, jusques à Shakespeare, jusques aux mystiques, plus loin encore», ses véritables initiateurs sont Baudelaire, révéré comme le premier fondateur, Mallarmé, qui apporte à l'école nouvelle « le sens du Mystère et de l'ineffable», et Verlaine, qui «brisa en son honneur les cruelles entraves du vers».

Un programme et une définition sont esquissés. Le Symbolisme se comprend d'abord négativement, - par le refus «de l'enseignement, de la déclamation, de la fausse sensibilité, de la description objective», qui démarque la nouvelle école du Naturalisme et du Parnasse, mais aussi de la tradition du lyrisme romantique. La portée « symbolique » de la poésie nouvelle est ensuite définie comme la volonté de « vêtir l'Idée d'une forme sensible», sans cependant jamais la dévoiler «privée des somptueuses simarres des analogies extérieures». Un certain Idéalisme, en vérité assez mal défini, est ainsi attaché à la nouvelle école. Mais Moréas abandonne vite ces spéculations philosophiques, pour s'en tenir à l'exposé des moyens poétiques requis par une telle ambition. Sur ce point, toutefois, le Manifeste reste encore bien vague, et n'implique pas une compréhension profonde de l'opération symbolique propre au processus de la création poétique. L'analyse reste en réalité toute formelle : Moréas en appelle à un style « archétype et complexe », et il réclame pour la nouvelle école d'impollués vocables, la période qui s'arc-boute alternant avec la période aux alternances ondulées, les pléonasmes significatifs, les mystérieuses ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme.



On notera que cette recherche stylistique ne semble pas incompatible pour Moréas, futur fondateur d'une École romane, avec le respect de « la bonne et luxuriante et fringante langue française». Des questions de métrique sont également soulevées :



Le rythme: l'ancienne métrique avivée; un désordre savamment ordonné, la rime illucescente et martelée comme un bouclier d'or et d'airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l'alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l'emploi de certains nombres premiers - sept, neuf, onze, treize - résolus en les diverses combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes.



Mais, là encore, le propos, qui se veut novateur, surprend plutôt par sa timidité : on notera en particulier que, si Moréas réclame pour le poète une « liberté complète », rien n'est dit sur le vers libre qui existe pourtant déjà silencieusement dans les ouvres de Rimbaud et de Laforgue, - et dont Gustave Kahn revendiquera la paternité à l'occasion de la parution de ses Palais nomades. Quoi qu'il en soit, l'importance de l'article de Moréas ne tient pas dans son contenu spécifique : elle résulte bien davantage du bruit que celui-ci fait dans la presse, où il profite largement de l'audience d'un journal à grand tirage. En sorte que, même si le Manifeste semble être en retrait par rapport au travail souterrain des ouvres, et même s'il laisse deviner ce qui éloignera bientôt Moréas de l'école qu'il prétend lancer, - c'est bien lui qui impose le terme de « Symbolisme », et donne ainsi son nom à un vaste mouvement dont vont se réclamer, bien au-delà de l'école elle-même, les principaux écrivains et artistes de la fin du XIXe siècle et, pour une part, du début du XXe siècle.



Combats, diffusion et consécration (1886-1891)



La proclamation « officielle » du Symbolisme ne suffit cependant pas à fonder le mouvement ni à garantir sa reconnaissance. Au contraire, les années qui suivent la publication du Manifeste, entre 1886 et 1891, sont des années d'intenses activités polémiques, où sans doute les querelles semblent prendre le pas sur les ouvres elle-mêmes, mais où aussi le mouvement acquiert une conscience plus claire de lui-même : «Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d'explications passionnées », écrira Paul Valéry dans l'«Avant-Propos» à Connaissance de la déesse (1920), - et cette phase critique durera jusqu'à ce que l'année 1891 apporte à la nouvelle école sa première consécration aux yeux du public.



Les revues symbolistes



L'un des traits caractéristiques de cette période est le foisonnement des revues : propices aux rencontres ou aux luttes d'influences, aux expérimentations ou à la réflexion théorique, celles-ci donnent une image fidèle de l'effervescence littéraire qui accompagne le sentiment qu'une révolution est en train de s'accomplir.



Une première vague dans la création de nouvelles revues coïncide avec l'année 1886. C'est d'abord le «groupe de Fontanes», qui, avec Pierre Quillard, Rodolphe Darzens et Éphraïm Mikhaël, lance La Pléiade, et révèle au public les ouvres des poètes belges, en particulier Maeterlinck, Charles Van Ler-berghe ou Grégoire Leroy, mais aussi les ouvres de Paul Roux (plus tard Saint-Pol-RouX) ou Jean Ajal-bert. Vient ensuite La Vogue de Léo d'Orfer et Gustave Kahn, qui, en publiant Les Dernier Vers de Laforgue aussi bien que les Illuminations de Rimbaud ou quelques-uns des Palais nomades de Gustave Kahn, apparaît, en cette année 1886, comme le véritable laboratoire du vers libre. A la suite de la publication du Manifeste de Moréas, les créations de revues s'accélèrent encore. Certains titres reflètent seulement les querelles de personnes qui tentent de s'imposer à la tête de la nouvelle école : à La Décadence de René Ghil s'oppose Le Symboliste de Jean Moréas et de Gustave Kahn, - chacune de ces deux publications voulant rejeter sur l'autre le passé «décadent» du Symbolisme. A la scission des « décadents » et des « symbolistes », consommée avec la création par Anatole Baju du journal Le Décadent, s'ajoutent des dissidences internes ; et René Ghil, qui a semblé un temps s'imposer comme le chef de file de l'École symboliste, suit bientôt sa propre voie : en 1887, il fonde Les Écrits pour l'art, qui vont se dévouer à la cause de sa seule école, baptisée d'abord « Groupe symbolique et instrumentiste », puis «École évolutive instrumentiste». En cette période de combats, le véritable organe du Symbolisme porte paradoxalement le nom de Revue indépendante : celle-ci, qui se veut «indépendante» des «traditions académiques » autant que des « vaines agitations décadentes », fut créée par Edouard Dujardin, déjà fondateur de La Revue wagnérienne; elle accueille en particulier des textes de Teodor de Wyzewa, qui professe un idéalisme absolu (« l'univers est l'ouvre de nos âmes»), et de Mallarmé qui y fait paraître quelques-uns de ses textes sur le théâtre, repris plus tard dans Crayonné au théâtre.



La création de revues connaît un nouvel élan à partir de 1889-1890. Le temps n'est plus alors aux querelles ou aux combats, mais à une affirmation plus consciente du mouvement qui atteint sa maturité. Les «samedis» de La Plume concourent à ce nouvel état d'esprit : la revue, fondée par Léon Deschamps, remet au goût du jour l'esprit « Rive Gauche » et les banquets littéraires ; toute une génération y prend conscience de son unité, - celle des «divers amis» célébrés dans le poème « Salut» qui ouvre les Poésies de Mallarmé, -et qui fut prononcé précisément à l'occasion d'un banquet de La Plume. L'Ermitage, dirigé par Henri Mazel, fédère également les aspirations de l'École symboliste : il en appelle, dans son premier numéro, à « une poésie curieuse, d'une obscurité mystique et tendre», «une musique merveilleuse », « une peinture étrange où l'impressionnisme, le tachisme, le symbolisme marquent la prédominance de l'effet subjectif sur le dessin et la couleur», «une philosophie revenant aux problèmes moraux et métaphysiques». Les Entretiens politiques et littéraires, animés par Paul Adam, Henri de Régnier, Bernard Lazare et Francis Vielé-Griffin, sont une tribune de l'anarchisme littéraire inséparable du mouvement symboliste. La Conque est créée par Pierre Louys, et elle accueille notamment des ouvres d'André Gide {Les Poésies d'André WalteR), et surtout de Paul Valéry qui y publie une grande partie des poèmes de Y Album de vers anciens. Une place particulière doit être faite à La Revue blanche et au Mercure de France, qui attirent tous deux l'élite des jeunes littérateurs des années 1890-1900, et reflètent le mouvement des idées de toute cette période. La Revue blanche, fondée par Alexandre Natanson, est en réalité assez éclectique : au-delà de la génération symboliste, représentée par Mallarmé, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Dujardin, Kahn ou Remy de Gourmont, elle ouvre ses pages aux premiers essais de Proust et de Léon Blum ; elle accueille Tristan Bernard et Jules Renard ; elle fait place aussi aux porte-parole de l'anarchisme et du dreyfusisme, et s'impose comme un centre de la culture juive. Le Mercure de France, quant à lui, doit son existence et son prestige à la personnalité d'Alfred Vallette. Parmi les revues toujours plus ou moins éphémères de cette fin de siècle, Le Mercure se distingue par sa longévité : créé en 1890, où il succède à La Pléiade, il paraît jusqu'en 1965, en s'adjoignant, à partir de 1896, une maison d'édition qui existe encore aujourd'hui et qui a publié en particulier les ouvres de Remy de Gourmont, et celles de Pierre Louys ; en 1900 elle fera paraître l'anthologie des Poètes d'aujourd'hui d'Adolphe van Bever et Paul Léautaud, largement consacrée aux poètes symbolistes.



Premières synthèses



Le Manifeste de Moréas lançait quelques-uns des mots clés du Symbolisme ; mais sur le fond il restait, nous l'avons dit, assez vague, et surtout en retrait par rapport à la littérature même qu'il prétendait lancer. Les années qui suivent sa parution sont donc employées à préciser la « doctrine » du mouvement. Plusieurs ouvrages y contribuent, en apportant les premières synthèses d'une école qui se caractérise aussi par l'incessant retour critique qu'elle tente d'opérer sur elle-même pour produire sa propre théorie.



L'année 1889 est à cet égard particulièrement féconde. A l'arrière-plan du mouvement proprement dit, Edouard Schuré publie Les Grands Initiés : le livre, qui aura un retentissement considérable, donne la mesure de la crise spirituelle de l'époque moderne, et tente d'y répondre en s'employant à dégager, sous la diversité des rites, des mythes et des religions, une commune « doctrine des Mystères ». Georges Vanor publie L'Art symboliste qui donne à cette quête spirituelle sa traduction esthétique, en opposant notamment à la conjonction de la science et de la littérature propre au Naturalisme, la conjonction nouvelle de la littérature et de la religion propre au Symbolisme. Jean Moréas publie chez Vanier, Les Premières Armes du Symbolisme, où il reprend ses articles antérieurs et récapitule les polémiques qui ont marqué le mouvement à ses origines. Mais le livre le plus important de cette période est sans doute La Littérature de tout à l'heure de Charles Morice. Celui-ci, proche de Mallarmé, dédicataire de l'«Art poétique» de Verlaine et futur collaborateur de Paul Gauguin, s'impose alors comme l'un des principaux théoriciens du mouvement, et son livre fixe en quelque sorte le credo poétique de la génération symboliste. Contre le rationalisme et le positivisme qui caractérisent un monde désenchanté, La Littérature de tout à l'heure s'emploie à fonder une sorte de métaphysique de l'Art et de mystique de la Beauté :



Nous cherchons la Vérité dans les lois harmonieuses de la Beauté, déduisant de celle-ci toute métaphysique - car l'harmonie des nuances et des sons symbolise l'harmonie des âmes et des mondes...



Plusieurs thèmes caractéristiques de l'air du temps sont affirmés avec force : le Poète, isolé au sein du monde moderne, est « le servant de l'Évangile des Correspondances et de la Loi de l'Analogie » ; le symbole est « le rayonnement de la Vérité » dans les formes sensibles de la Beauté; et l'oeuvre, en puisant aux sources des Légendes et des Traditions occultes et en ravivant les pouvoirs de «suggestion» du langage, est «une explication mélodieuse des Mystères glorifiés dans la Réalité des Fictions». La dernière partie de l'ouvrage évoque également les formes vers lesquelles doit tendre l'art symboliste. Il sera synthétique : entreprenant de «suggérer tout l'homme par tout l'art », il mêlera en lui tous les moyens d'expression, et restaurera l'unité première des arts, que l'histoire a arbitrairement rompue :



L'Art remonte à ses origines et, comme au commencement il était un, voici qu'il rentre dans l'originelle voie de l'Unité, où la Musique, la Peinture et la Poésie, triple effet de la même centrale clarté, vont accentuant leurs ressemblances.



Réception



En même temps que le Symbolisme se dote d'une «doctrine», il rencontre progressivement son public, conquiert lentement la critique, jusqu'à ce qu'en 1891 l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret consacre sa suprématie au sein du nouveau champ littéraire: longtemps confidentiel, le voici désormais reconnu par le «suffrage du nombre» qu'il avait tant de fois dénigré.



Cette reconnaissance toutefois a été lente à venir. Pour le plus large public, les préjugés et les partis pris idéologiques ont eu la vie longue, - et bien souvent, en particulier lorsque la campagne boulangiste battait son plein, la représentation des oeuvres de Wagner avait fait l'objet de réactions violentes dont les enjeux étaient loin d'être seulement esthétiques. Quant à la critique académique, elle est longtemps restée attachée aux valeurs du Parnasse, et, en 1888, elle doute encore que la jeune école puisse avoir un quelconque avenir. Pour Jules Lemaître (La Revue bleue, 7 janvier 1888), le Symbolisme n'est guère autre chose qu'une variante de l'esprit «fumiste», avec un raffinement d'obscurité en plus. Anatole France exprime alors les mêmes réticences. Seul l'article de Ferdinand Brunetière, « Symbolistes et décadents », publié dans la Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1888, est plus nuancé, et s'emploie à dégager sincèrement la place véritabl et le sens profond de la nouvelle école1. Dans un âge matérialiste, le Symbolisme, écrit Brunetiere, a retrouvé le sens du Mystère :



Dans un temps où, sous prétexte de naturalisme, on avait réduit l'art à n'être plus qu'une imitation du contour extérieur des choses, les Symbolistes, rien qu'en se nommant de leur nom, ou en l'acceptant, ont paru réapprendre aux jeunes gens que les choses ont une âme aussi, dont les yeux du corps ne saisissent que l'enveloppe, ou le voile, ou le masque.



Pour Ferdinand Brunetiere, la nouvelle école a eu le mérite de redonner à l'art un fondement métaphysique en même temps qu'une authentique portée mystique :



[...] Entre la nature et nous il y a des «correspondances », des « affinités » latentes, des « identités » mystérieuses et ce n'est qu'autant que nous les saisissons que, pénétrant à l'intérieur des choses, nous en pouvons approcher l'âme. Voilà le principe du Symbolisme, voilà le point de départ ou l'élément commun de tous les mysticismes, et voilà ce qu'il était bon que l'on essayât d'introduire, comme un ferment nouveau, pour le faire lever, si je puis dire, dans la lourde masse du naturalisme.



La musique est la forme d'expression privilégiée d'un tel contenu ; et, par une sorte de nécessité historique, la musicalité symboliste est venue supplanter la plasticité parnassienne ou naturaliste :



Nous sommes aujourd'hui à la veille d'une transformation nouvelle, et l'on dirait qu'après s'être approprié les moyens de la peinture, jusqu'à les posséder aussi bien ou mieux que les peintres eux-mêmes, la littérature veuille s'emparer maintenant de ceux de la musique.



Plusieurs griefs cependant demeurent : une langue par trop malmenée ; un art coupé de la vie ; une école qui, jusque-là, n'a pas su produire de véritables chefs-d'ouvre qui puissent véritablement étayer ses prétentions théoriques, - en sorte que le Symbolisme semblera longtemps n'être que le prologue d'une ouvre rêvée mais jamais accomplie.

Quoi qu'il en soit, l'année 1888 a fait émerger un public. Et c'est pour le guider dans la compréhension des « impollués vocables » de cette avant-garde littéraire, que Paul Adam, sous le pseudonyme de Jacques Plowert, publie chez Vanier, en octobre 1888, son Petit Glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes.



On mesure le chemin parcouru dans la conquête du public en confrontant la réception de 1888, encore confidentielle et prudente, à celle de l'année 1891.

Le mouvement est alors à son apogée. Son heure de gloire a eu lieu à l'occasion du Banquet du Pèlerin passionné, en l'honneur de la nouvelle ouvre de Jean Moréas. Deux cents artistes et poètes étaient présents; Mallarmé présidait; et Moréas avait pris soin d'inviter aussi les tenants de la critique officielle, -Anatole France et Ferdinand Brunetiere, maintenant conquis.



C'est dans ce contexte que paraît Y Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret. Il s'agit de soixante-quatre interviews d'écrivains, qui offrent aux lecteurs de L'Écho de Paris un tableau particulièrement vivant non seulement des différents courants et écoles littéraires que Jules Huret tente d'identifier, mais encore des « forces » qui se partagent le champ littéraire au début de la décennie 1890 : les « Symbolistes » figurent en bonne place, et leur opposition aux «Parnassiens » y apparaît comme le pendant, dans le champ de la poésie, de l'opposition, dans le champ du roman, des «Psychologues» et des «Naturalistes».

La reconnaissance de la suprématie du groupe symboliste ne va cependant pas de soi. Les Naturalistes n'ont pas désarmé, - comme en témoigne la réponse de Zola à l'avis de décès que la nouvelle école voudrait prononcer contre le Naturalisme : « Vous venez voir si je suis mort ! Eh bien ! vous voyez, au contraire ! Ma santé est excellente », proclame Zola qui vitupère ensuite contre « les vers de mirliton de quelques assidus de brasserie» et autre «poésie de bocal» que les symbolistes voudraient opposer à « l'immense labeur positiviste de ces cinquante dernières années».

A l'intérieur même du groupe des « Symbolistes et Décadents», Y Enquête fait apparaître les querelles intestines qui divisent déjà la nouvelle école. Si Mallarmé confirme le soutien qu'il apporte à la «génération récente », Verlaine moque les étiquettes d'école, stigmatise la recherche de publicité qui caractérise les «cymbalistes», et renvoie l'obscurité prétendument philosophique des symbolistes à de « Pallemandisme».



René Ghil, de son côté, renie le mouvement qu'il a contribué à initier, et ne jure plus que par l'école qu'il vient de créer, - dite « évolutive-instrumentiste ». Gustave Kahn, tout à la volonté d'asseoir sa primauté dans l'invention du vers libre, ne cesse de dénigrer tout ce que les autres ont fait. Quant à Moréas, moqué par ceux-là mêmes qui l'ont célébré lors du banquet du Pèlerin passionné, s'il revendique encore la paternité de l'épithète «symboliste» forgée par lui dès 1885, il a, à peine achevée l'Enquête de Jules Huret, fonder l'École romane.

A travers ces querelles et rivalités entre les courants ou les individus, l'Enquête sur l'évolution littéraire restitue aussi l'ensemble des idées qui font l'air du temps. Certains clichés dans les jugements portés sur l'école sont maintenant bien en place : «l'obscurité» des « impollués vocables » chers à Moréas est le reproche le plus souvent formulé contre la nouvelle école, - en particulier par les représentants du Parnasse, - ainsi Leconte de Lisle : «Comme je ne comprends absolument pas ce qu'ils disent, ni ce qu'ils veulent dire..., je n'en pense absolument rien !» ; ou François Cop-pée: «Mais, sapristi ! tout de même, je veux comprendre ! » D'autres soulignent l'absence d'oeuvres qui soient à la hauteur des prétentions théoriques de la jeune école : « Chez les novateurs, je trouve bien des programmes... mais je ne rencontre pas ce qu'on appelle une ouvre», note par exemple Edmond de Goncourt, suivi par Heredia ou par Zola.



Mais l'Enquête est surtout l'occasion pour les symbolistes de revenir, à l'intention d'un plus large public, sur quelques-uns des éléments fondamentaux de leur doctrine. La notion de « Symbole » en particulier, bien vague dans le Manifeste de Moréas, acquiert un contenu plus précis. Pour Mallarmé, le symbole est l'instrument privilégié de la «suggestion». Pour Charles Morice, «c'est le mélange des objets qui ont éveillé nos sentiments et de notre âme, en une fiction». Henri de Régnier, pour sa part, affirme que si l'école nouvelle n'invente pas le symbole, du moins est-elle la première à en faire « la condition essentielle de l'art». Quant à Maeterlinck, il est, avec Mallarmé, celui qui va le plus loin dans la compréhension de l'opération symbolique, en distinguant le symbole «de propos délibéré», qui part d'abstractions et touche de près à l'allégorie, d'un « symbolisme inconscient », qui puise aux tréfonds de l'âme et du Mystère, et par lequel l'ouvre participe silencieusement aux forces mêmes de l'univers1.

Les notions clés du Symbolisme sont ainsi au cour du débat littéraire tel que celui-ci se formule à travers Y Enquête de 1891. En ce sens, Y Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Huret correspond bien, comme le pense Guy Michaud, à / 'acmé d'une longue évolution du champ littéraire, qui a commencé dans les années 1870, a tenté différentes formulations d'elle-même à travers les batailles et manifestes des années 1880, pour finalement s'imposer, semble-t-il, au début des années 1890.



Pourtant, l'Enquête de Jules Huret marque tout autant le début de la fin, dans la mesure où elle fait apparaître l'extrême disparité de cette « école » que ne suffit pas à fédérer son opposition au Parnasse et au Naturalisme. Pour bien des « symbolistes » répondant à Jules Huret, l'École symboliste en réalité n'existe pas : «L'école symboliste? Il faudrait d'abord qu'il y en eût une. Pour ma part, je n'en connais pas», note par exemple Charles Morice, pourtant qualifié par Jules Huret de « Cerveau du Symbolisme ». Adrien Remacle ne dit pas autre chose, - comme Henri de Régnier qui voit seulement dans «ce qu'on appelle l'École symboliste» «une sorte de refuge où s'abritent tous les nouveaux venus de la littérature» :



Dans cinq ans ou dix ans, ajoute-t-il, il ne subsistera sans doute pas grand-chose d'un classement aussi sommairement improvisé, aussi arbitraire. Et cela se comprend, ce groupe symboliste, outillé d'esprits si divers et de nuances différentes, où l'on voit des romanciers satiriques et mystiques comme Paul Adam, des esprits synoptiques comme Kahn, des rêveurs latins comme Quillard, des parabolistes comme Bernard Lazare, des analystes comme Edouard Dujardin, et un critique comme Fénéon, est une force et représente quelque chose en effet, mais, fatalement, l'heure venue, il s'égaillera à travers toutes les spécialités, selon les goûts, les aptitudes et compétences de chacun.



«L'inexpliqué besoin d'individualité» qui, selon Mallarmé, caractérise la génération des années 1880 est aussi ce qui désagrège de l'intérieur l'école dans laquelle celle-ci s'est reconnue:



Rayonnement



Si « l'École » symboliste va, de fait, péricliter assez vite (nous y reviendronS) au point de n'être plus guère identifiable après 1895, le «mouvement» symboliste, aux ramifications plus vastes et plus diffuses, connaît quant à lui, dans la décennie 1890 et au-delà, un rayonnement sans pareil.



Le Symbolisme et les arts



Tous les arts sont concernés par cet âge d'or du Symbolisme.

Peu d'époques, au reste, ont vu à ce point collaborer les arts entre eux : les peintres Maurice Denis et Carlos Schwabe illustrent des partitions de Debussy ; d'autres ornent des livres de poètes ; Pelléas et Méli-sande (1892) de Maeterlinck devient en 1902 un opéra de Debussy ; Debussy, Ravel, Fauré ou Chausson, mettent en musique des poèmes de Verlaine ou de Mallarmé, au point que l'époque symboliste apparaît comme un moment exceptionnellement fécond dans l'histoire de la mélodie française.



En peinture, un mouvement analogue à celui que connaît la littérature conduit très tôt un certain nombre de peintres non seulement à rejeter la peinture réaliste ou académique, mais encore à se démarquer, au nom d'un art de «l'idée», de l'école impressionniste.

De fait, l'année du Manifeste de Moréas est aussi l'année de la dernière exposition impressionniste. Gauguin, accompagné d'Emile Bernard (voir illustrations nT 6 et 7), va chercher au Pouldu et à Pont-Aven une autre inspiration. Un tableau, notamment, marque la rupture, et revêt une valeur de manifeste : il s'agit, en 1888, de La Vision du sermon ou La Lutte de Jacob avec l'ange (voir illustration n° 6), qui fait de la toile la projection d'une vision intérieure, et qui propose une nouvelle organisation de l'espace pictural, fondée, non sur la fidélité de la représentation à une réalité extérieure, mais sur l'agencement harmonique des constituants internes du tableau que sont les surfaces et les couleurs. L'émergence d'une nouvelle école, distincte de l'impressionnisme, et fortement marquée par l'ouvre de Gauguin, se précise en 1889, avec la constitution, à l'occasion d'une exposition au Café Volpini, d'un «groupe symboliste et synthétiste». La terminologie est encore hésitante, d'autant qu'au même moment, Paul Sérusier, lui-même nourri de philosophie néoplatonicienne et curieux d'occultisme, s'emploie à diffuser à Paris les idées du groupe de Pont-Aven : il en résultera en 1890 la création du groupe des Nabis -le mot signifie « prophète » en hébreu -, dont les principaux représentants sont, outre Paul Sérusier (voir illustration n° 8), Maurice Denis (voir illustrations no 9 et 11), Pierre Bonnard, Ibels et Ranson, puis K.-X. Roussel, Vuillard, et Félix Valloton qui réalisa notamment les portraits d'un grand nombre d'écrivains symbolistes. Les Nabis prônent une nouvelle mystique de l'art, associée à l'exigence d'une révolution formelle. Ces idées trouveront des échos particuliers chez les «Rose-Croix» qui, en 1892, tiennent leur premier salon chez Durand-Ruel à l'initiative du Sâr Péladan.



La diversité des tendances et des personnalités rend sans doute difficile d'englober sous le seul terme de « Symbolisme » des styles en réalité très différents. Une orientation commune cependant se dessine, et plusieurs peintres et critiques de l'époque se sont efforcés de dégager les éléments d'une «doctrine».

Comme en littérature, le mouvement se caractérise d'abord par ses refus : le refus du monde contemporain et de ses laideurs ; mais aussi le refus de toutes les formes de «réalisme». Pour les symbolistes, la valeur d'une ouvre ne se mesure pas à sa fidélité à une réalité extérieure ; non seulement parce que l'ouvre doit, face à la réalité référentielle, affirmer l'autonomie de son propre univers formel ; mais encore parce que sa conception est le fruit, non de la fidélité mimétique au réel, mais d'une certaine vision intérieure, d'une certaine « idée », ou encore d'une « abstraction ». D'où le conseil de Gauguin à son ami le peintre Schuf-fenecker :



Ne peignez pas trop d'après nature. L'art est une abstraction. Tirez-le de la nature en rêvant devant... Cherchez la suggestion plus que la description comme le fait d'ailleurs la musique» (14 août 1888).



Cette «abstraction», préférée à l'illusion référentielle, distingue le Symbolisme, non seulement du Réalisme, mais plus précisément de l'Impressionnisme : celui-ci, dans sa fidélité à l'impression, apparaît comme étant encore une forme de Réalisme ; c'est en cela qu'Odilon Redon le juge « trop bas de plafond » ; et c'est en cela que Gauguin reproche aux peintres impressionnistes d'avoir «cherché autour de l'oil, et non au centre mystérieux de la pensée ».

Ce dépassement de l'Impressionnisme est encore fortement souligné par Albert Aurier, dans l'étude qu'il consacre en 1891 à Paul Gauguin, intitulée «Le Symbolisme en peinture' ». Pour Aurier, la reproduction mimétique de la réalité, même de la réalité «spiritua-lisée» que restitue l'Impressionnisme, est, en tant que telle, antinomique avec les valeurs de l'art, et elle est en soi, écrit-il, «idéicide». Au contraire les peintres qu'Aurier qualifie de «peintres idéistes» s'attachent à ne considérer les choses qu'en tant que «signes», comme «les lettres d'un immense alphabet que l'homme de génie sait seul épeler». Albert Aurier avait déjà précisé le sens qu'il donne à la notion de « Symbolisme» en peinture dans un article de 1890 consacré à Van Gogh : si Van Gogh peut être dit « symboliste », ce n'est pas « à la manière des primitifs italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de désimma-térialiser leurs rêves », mais c'est en tant qu'il sent « la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d'enveloppes intensément charnelles et matérielles ». Et Albert Aurier ajoute :



Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe mor-phique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l'esprit qui sait y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l'ouvre, en est, en même temps, la cause efficiente et finale.



On ne peut mieux affirmer qu'entre l'Idée et la forme, l'ouvre symboliste instaure un lien nécessaire, - qui suffit à démarquer les créations authentiquement symbolistes des froides allégories qui caractérisent alors tant de productions d'époque.

A ces considérations sur l'idée en peinture, s'ajoutent des considérations, plus spécifiquement formelles, sur l'espace pictural en tant que tel. Il n'est pas étonnant que ce soit un peintre, Maurice Denis (Voir illustrations n° 9 et 11), qui les formule avec le plus de force :



Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote -est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées (Art et critique, 23 août 1890, repris dans Théories, 1912).



L'essentiel de la révolution symboliste est dans ce déplacement du sujet représenté à la représentation comme telle, et dans cette affirmation de la primauté de l'organisation interne de l'ouvre sur la simple illusion réfé-rentielle. Les propos de Maurice Denis concernant l'art pictural rejoignent ceux d'un Mallarmé ou d'un Valéry concernant l'art littéraire; en sorte qu'en peinture, comme en littérature, le Symbolisme se ramène à la recherche d'une forme de «beauté toujours plus consciente de sa genèse», comme l'écrit Valéry dans 1 ' « Avant-Propos » à Connaissance de la déesse ( 1920).



Le Symbolisme européen



Étendu à tous les arts, le mouvement est aussi (contrairement au mouvement impressionniste, qui est exclusivement françaiS) un mouvement très largement européen.

Au reste, si le Symbolisme s'affirme d'abord en France, il est en réalité, dès le départ, ouvert sur l'étranger, et le cosmopolitisme apparaît d'emblée comme l'une de ses caractéristiques majeures. Quelques-unes des principales figures de l'école sont d'origine étrangère, à commencer par Jean Moréas qui est grec ; Vielé-Griffin et Stuart Merrill sont américains, et jouent un rôle de passeurs entre le nouveau et le vieux continent, en contribuant notamment à la réception de Walt Whit-man en France ; Wyzewa est polonais ; quant aux écrivains belges - Verhaeren, Rodenbach, Maeterlinck ou Van Lerberghe -, ils sont à l'avant-garde du mouvement, auquel ils confèrent une orientation profondément européenne, tout en affirmant la spécificité nationale d'une littérature belge de langue française.

Rappelons aussi que les racines mêmes du Symbolisme plongent profondément dans les cultures étrangères : nous avons mentionné l'influence de la culture anglo-américaine, avec Edgar Poe, Carlyle, Swinburne et les préraphaélites ; et de la culture allemande, avec Schopenhauer, ou avec Wagner. D'autres influences sont tout aussi remarquables : le Romantisme allemand imprègne le Symbolisme belge, comme en témoigne par exemple la traduction des Fragments de Novalis par Maeterlinck ; le Norvégien Ibsen ( 1828-1906) joue un rôle de référence et de fondation dans la constitution d'un Symbolisme européen ; la spiritualité symboliste doit également beaucoup au roman russe : il fait l'objet, dès 1886, d'un essai d'Eugène-Melchior de Vogué, qui voit dans l'accueil fait en France à Dostoïevski ou à Tolstoï non seulement la promesse d'un «réveil de l'âme», mais encore le signal d'un retour de la littérature à une destinée européenne.



En Allemagne, les figures qui servent de référence au mouvement symboliste sont plus particulièrement celles de Hôlderlin, de Novalis et de Nietzsche. Une revue fédère plus précisément le mouvement, les Feuilles pour l'art, créée par Stefan George (1868-1933). Elle publie des traductions de Baudelaire, de Rimbaud et de Mallarmé, et, à l'exemple du Symbolisme français, en appelle à un renouvellement formel qui change radicalement la nature de la représentation. George lui-même a participé aux « mardis » de Mallarmé, et il développe, à travers ses Hymnes (1890) ou ses Pèlerinages (1891), une mystique de l'ait;Alga-bal (1892) surtout témoigne de l'influence du Symbolisme français en rassemblant des thèmes empruntés à Huysmans, Villiers ou Verlaine. Mais c'est à Vienne que s'enracine le plus profondément le Symbolisme de langue allemande : le jeune Hofmannsthal a participé aux commencements des Feuilles pour l'art, où il publie en 1892 La Mort du Titien, avant de poursuivre dans Le Fou et la Mort (1894) une méditation sur la vertu rédemptrice de l'art; la figure de Rilke (1875-1926) se détache : les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910) disent la constante interpénétration de l'imaginaire et du réel, à travers diverses figures mythologiques du passage, - celle d'Orphée et Eurydice, celle, aussi, d'Hermès; Les Lettres à un jeune poète formulent les exigences d'une vitapoetica, à laquelle les Sonnets à Orphée et les Élégies de Duino (1923) s'efforceront de répondre.

En Angleterre, les Préraphaélites et Ruskin avaient amorcé le mouvement. C'est pourtant le modèle français qui, là aussi, sert de référence. Ainsi peut-on reconnaître une allusion à A rebours de Huysmans dans le petit livre jaune que vénère Dorian Gray dans le roman d'Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray (1891) ; c'est en français d'ailleurs qu'Oscar Wilde écrit Salomè (1893) ; et c'est sur le modèle de Verlaine, qu'il compose son propre mode de vie, auquel il doit de devenir, dans l'Angleterre victorienne, le type parfait de l'artiste décadent. Il faut citer aussi Arthur Symons (1865-1945), poète, directeur de la revue The Savoy, et critique littéraire, dont l'étude intitulée 772e Symbolist Movement in Literature (1899) fait connaître jusqu'au Japon le Symbolisme français. Yeats (1865-1939) peut également être rattaché au Symbolisme, par l'attention qu'il accorde au monde surnaturel des légendes et des choses occultes. Quant à la révolution littéraire qu'accomplit l'ouvre de Joyce (1882-1941), elle s'inscrit pour une part dans l'horizon d'attente qu'a institué le système littéraire issu de Mallarmé.



En Russie aussi, le Symbolisme français inspire le «siècle d'argent»; et Brioussov (1873-1924), Konstantin Balmont (1867-1942) ou Ivanov ( 1866-1949) défendent l'ouverture à l'ouest. Il faut citer aussi Andreï Biely (1880-1934) dont l'ouvre fait dialoguer l'Orient et l'Occident ; et surtout Alexandre Blok ( 1880-1921 ), dont les Cantiques de la Belle Dame ( 1905) introduisent en Russie d'un seul coup le Parnasse et le Symbolisme.



D'autres noms, venus d'autres espaces, diraient encore la qualité du rayonnement du Symbolisme et la diversité de son héritage. Il y a, en Hongrie, les divers collaborateurs de la revue Occident, et surtout Endre Ady (1877-1919). En Italie, la figure de D'Annunzio (1863-1938) fait la transition entre la décadence et le futurisme. En Norvège, où d'une façon générale l'attention aux cultures populaires répond à l'intérêt que les symbolistes accordent à l'inconscient des peuples, il faut évoquer, outre Ibsen, Knut Hamsun (1859-1952). Le Suédois Auguste Strindberg (1849-1912) doit également beaucoup à l'héritage symboliste, qu'il déborde cependant. Il existe un Symbolisme portugais, avec Eugénio de Castro (1869-1944) ; en langue espagnole, c'est le Nicaraguayen Rubén Dario ( 1867-1916), et avec lui tout le modernismo latino-américain. Il faudrait mentionner encore un Symbolisme mexicain, avec tous les collaborateurs de LaRevista moderna (1898-1911) qui se réclament directement de Huysmans ou de Verlaine...

La petite École symboliste, dès le départ nourrie d'influences extérieures, a ainsi enclenché un phénomène authentiquement européen qui la dépasse de beaucoup. Le Symbolisme excède alors la simple histoire d'une génération, pour devenir, plus généralement, l'horizon d'attente dans lequel s'inscrit l'ensemble de la littérature européenne qui précède 1914. Seul le Romantisme connut un pareil rayonnement. Et, au-delà de l'école qui porte son nom, le Symbolisme apparaît comme le moment privilégié d'une conscience culturelle européenne, - auquel la Première Guerre mondiale devait apporter un démenti tragique.



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