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Histoire et conscience littéraire des poètes






« Mais vous. Lecteurs de bonne conscience.

Je vous requiers, prenez la patience

Lire du tout cette ouvre qui n'est rien.

Et n'en prenez seulement que le bien. »

Marguerite de Navarre.



Le développement de la conscience littéraire à la Renaissance se rattache à la question de « l'émergence de l'individu » à l'époque moderne, à l'évolution de la notion d'auteur depuis le Moyen Âge et à la naissance du personnage social de l'écrivain (Blumenberg, Burckhardt, Cassirer, Garin, Lecointe, Taylor, Toulmin, Simonin, VialA). Il est, certes, malaisé de fonder en termes historiques les conditions d'évolution d'un phénomène aussi complexe, dans la mesure même où l'expression de la subjectivité en littérature relève pour une large part de modèles linguistiques et rhétoriques intemporels souvent faussés ou occultés par des préventions anachroniques (Barthes. Benveniste, Foucault, Kcrbrat-OrecchionI). Si certains critiques ont pu définir le Moyen Âge comme « l'époque de la subjectivité » (Zink. p. 10), on a aussi reconnu que le terme d'auteur était inadéquat pour rendre compte des conditions de production et de transmission des ouvres médiévales. Car comment déterminer la part qui revient respectivement au barde, au jongleur ou au copiste (Uitti, ZumthoR) ?





La situation commence à changer à partir du Xivc siècle avec Guillaume de Machaut, Jean Froissait, Christine de Pisan et Charles d'Orléans (Brownlee, Cerquiglini, HuoT). On observe alors une nouvelle volonté de rapporter à une ouvre individuelle ce qui se raconte ou se chante. Le clerc doit, en effet, prouver par son étude qu'il a mérité l'autorité qu'il revendique en vemaculaire. De là la mise en place d'un appareil publicitaire qui a pour but de créer des « effets d'auteur » dans ses écrits (DragonettI). Lorsque la civilisation du manuscrit s'efface progressivement devant celle de l'imprimé, un nouveau système de protection juridique se met en place -1'institution du privilège - qui favorise l'éveil d'une conscience du droit de propriété (Armstrong. Eisenstein, RosE).

Cependant, la recherche de protecteurs puissants l'emporte encore souvent - en particulier chez les grands rhétori-queurs - sur le désir de justifier par des textes d'escorte appropriés la publication de ses ouvres. Jean Marot ne cherchera pas à faire imprimer ses poèmes tant qu'il se sentira assuré d'une position enviable auprès du roi de France (Brown, p. 21). En même temps, parce que le livre devient un produit économique dont on peut tirer profit, un nouveau style de rapports s'instaure entre imprimeurs et écrivains. Le nom de l'auteur apparaît désormais sur la page de titre, dans les incipit et explicit, sous forme de « signature » plus ou moins transparente et à valeur publicitaire. On pense au « moulinet » dont use et abuse Jean Molinet, indiciaire de la cour de Bourgogne, en guise de signature pour son ouvre poétique (Rigolot, 1977. p. 28-30).



Si les marques de l'entreprise collective étaient faibles chez les grands rhétoriqueurs, elles le seront beaucoup moins avec leurs successeurs. Comme nous le verrons à propos de Clément Marot, un certain corporatisme inspire le travail poétique que revendique un auteur particulier. Ainsi Clément Marol regroupe autour de lui « un grand nombre de frères » qui ont participé de près ou de loin à son entreprise et qu'il considère comme des «enfants d'Apollon », dieu de la poésie. Il les salue au seuil de son Adolescence clémentine, renouant avec la tradition médiévale des compagnons d'étude, la confrérie que Villon avait sollicitée dans le Lais et le Testament mais qui prend l'aspect d'une solidarité (sodalitaS) à l'antique (Lestringant. 1997, p. 114).

' L'Heptaméron de Marguerite de Navarre se veut aussi la reprise du projet collectif, envisagé à la cour de France, de produire un nouveau Décaméron en français, débarrassé des fallaces de l'art et des charmes trompeurs de la rhétorique.



Mais si, dans son fameux prologue, la reine prétend s'effacer devant ses « devisants » pour que ceux-ci transmettent la pure et simple « vérité de l'histoire », cette stratégie ne trompe personne (p. 9). L'auteur, conscient de son projet littéraire, semble préférer, pour des raisons à la fois politiques et religieuses, donner l'illusion que son ouvrage n'est que la transposition écrite de conversations réelles entre des courtisans à l'identité rcconnaissable. Mallebranche le dira plus tard : « La véritable éloquence se moque de l'éloquence. » La reine de Navarre, formée à l'école du Courtisan de Casti-glione, sait que le grand art est de faire croire à l'absence d'art : ars est ce lare artem.



On pourrait en dire autant du projet de Rabelais. L'appareil liminaire de Pantagruel et Gargantua veut faire croire que le livre reproduit simplement des propos de table échangés dans la bonne humeur et rapportés par un buveur peu soucieux de faire ouvre savante. Mais c'est oublier toute la riche tradition du discours symposiaque qui « transcende la portée documentaire » et autorise « la complicité des mets et des mots» (Jeanneret, 1987, p. 9-10). En fait, derrière les géniales improvisations poétiques des « bien ivres » (Gargantua, chapitre V), on devine la marque d'un auteur qui entend savamment programmer le sens de son ouvre, tout en faisant croire, sous le masque du bonimenteur, qu'elle n'est alimentée que par la « purée septembrale » et l'« eau bénite de cave ».

On se souvient que Rabelais commence par publier Pantagruel et Gargantua en empruntant un pseudonyme : Maître Alcofribas Nasier. Or, à partir du Tiers Livre, il abandonne son masque et annonce, dès la page de titre, que son ouvrage a été «composé par Maître François Rabelais, Docteur en Medicine ». L'auteur sort de la clandestinité. Le savant humaniste prend le pas sur le personnage du conteur et du poète bouffon, même s'il en exhibe encore les plaisantes mimiques. Le panégyriste royal se révèle en dédiant le dizain liminaire de son livre à Marguerite de Navarre :



Espril abslrait*. ravi et extatique.

Qui, fréquentant les cieux, ton origine,

As délaissé ton hôte et domestique.

Ton corps concord, qui tant se morigine



A tes édits, en vie pérégrine.

Sans sentiment et comme en Apathie.

Voudrais-tu point faire quelque sortie

De ton manoir* divin, perpétuel ?

Et çà-bas* voir une tierce partie

Des faits joyeux du bon Pantagruel ? (P. 341 )



Pleinement conscient des ressources de son art et rassuré par le succès de ses premiers livres, le grand poète comique du siècle n"hésite plus à utiliser le paratexte -et cela malgré la censure - pour parler enfin à découvert, en son propre nom, à la plus haute personnalité littéraire de l'époque (Defaux, Rigolot, 1996, p. 15-26).



La Pléiade voudra se définir elle-même, dès ses débuts, par son esprit de clan. Dans la première « brigade » - dont le nom est calqué sur la brigata du Décaméron - les collégiens de Coqucret prendront collectivement position contre leurs gênants devanciers, en particulier Clément Marot, que la génération précédente avait sacré « prince des poètes français ». Joachim du Bellay sera choisi pour leur servir de porte-parole, mais la doctrine qu'il proclame est celle de lout un groupe d'amis liés par la même conviction et, disons-le. par la même arrogance. Même si les lecteurs modernes l'oublient le plus souvent, la Défense et illustration de la langue française se présente à l'origine comme une longue préface à une ouvre poétique qui veut se démarquer des modèles français.

Les auteurs féminins du xvf siècle seront particulièrement soucieux de présenter leurs ouvres sous cette lumière collective. C'est qu'une présomption de culpabilité pèse sur une écriture qui ose sortir de l'intimité du cabinet privé. Si toute publication de femme constitue une transgression de l'ordre patriarcal, il faudra s ' unir pour présenter un front commun et défendre son droit à la parole (Labé, p. 42). Appel réitéré au soutien communautaire qui se retrouve chez presque tous les auteurs féminins de l'époque. Cet appel prend un relief particulier lorsque Louise Labé supplie les « Dames Lyonnaises », ses concitoyennes, de ne pas lui tenir rigueur de sa hardiesse (élégie I, v. 43-44 et EU, v. 1-2 ; sonnet XXiV. v. 1]. Nous sommes aux antipodes des stratégies médiévales : on n'a plus besoin de proposer comme chez Boccace un éloge des femmes célèbres (De Claris mulieribuS) distant et grandiose ou d'évoquer, comme chez Christine de Pisan, à grand renfort de « clergie », les ombres vénérables de la Cité des Dames. 11 convient de susciter la présence d'un groupe de soutien qui, dans l'urgence du présent, prodiguera à la voix fragile de la femme poète « ceste douce aymable sympathie » qui la réconfortera et lui assurera sa légitimité (Des Roches, p. 82, v. 35).

Tout écrivain, à cette époque, est un rhétoricien rompu à l'art de capter l'attention et l'intérêt de son lecteur (capta-tio benevolentiaE). C'est donc dans le dispositif liminaire de l'ouvre qu'il s'agit de réconcilier les droits de la voix féminine avec les impératifs politiques du groupe qui la cautionne et qui la juge. La recherche d'une justification plausible du discours féminin sur l'amour se fera donc au seuil de l'ouvre, à découvert, avant la prise de voile de la fiction. Louise Labé. nouvelle « écrivaine », choisit de parler clairement dans la lettre ouverte qu'elle adresse en guise de préface à une amie, destinataire idéale de son recueil, Clémence de Bourges (1532 7-1562?), jeune femme cultivée qui appartenait à un milieu social nettement plus élevé. En fait, ce qui compte pour Jean de Tournes, le célèbre éditeur de Louise Labé, c'est de fournir un paratexte qui mette en évidence une amitié exceptionnelle, digne de Yamicitia antique. Admirable façon de déjouer la censure en affichant une leçon hautement morale : Louise et Clémence se prévalent de leur affection (philiA) pour faire entendre aux hommes combien ils pourraient affiner leurs mours s'ils se mettaient au diapason des femmes exemplaires de leur temps.

Contraste saisissant entre la «parfaite amitié » féminine de la dédicace et la passion erotique qui se déploie dans le texte qui suit. La « folle amour » des sonnets et des élégies s'entoure d'une affection vertueuse exemplaire, d'un amor virtutis proclamé haut et fort en hors texte. Le Débat de Folie et d'Amour offrira la même démonstration : la plaidoirie de Mercure en faveur de l'amour fou sera précédée par le discours d'Apollon, sage défenseur de la conception ficinienne d'une agapè universelle qui garantit l'essor des civilisations.



Les lectrices sont donc invitées à juger une ouvre où éros n'exclut pas antéros1. Alors que les « Lyonnaises » amoureuses ou réfractaires à l'amour sont confinées à l'intérieur du texte poétique, Clémence de Bourges, elle, occupe une position excentrique par rapport à ses consours. Labé semble se défaire de son masque, de sa persona* de poète et d'amante, pour s'adresser à une « amie » dans un discours qui est censé proclamer la sincérité de ses intentions :



A M.C.D.B.L.

[À Mademoiselle Clémence de Bourges, Lyonnaise]

Étant le temps venu, Mademoiselle, que les sévères lois des hommes n'empêchent plus les femmes de s'appliquer aux sciences* et disciplines, il me semble que celles qui |en] ont la commodité doivent employer celte honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée, à icelles* apprendre et montrer aux hommes le tort qu'ils nous faisaient en nous privant du bien et de l'honneur qui nous en pouvait venir (OC, p. 41).



S'il faut se défier d'une vision téléologique de l'Histoire qui ferait croire à un progrès constant vers l'individualité, la prise de conscience des droits et des devoirs de l'auteur, qu'il soit poète ou qu'il écrive en prose, devient une préoccupation majeure à partir du xvc siècle. La constitution du sujet littéraire est redevable pour une large pari des exigences nouvelles de la pédagogie humaniste. Les contemporains d'Érasme et de Montaigne en sont convaincus : l'être humain est entièrement malléable : « plus changeant que Protée » (voir l'adage proteo mutabilior. Adages, II, 2. 74), « merveilleusement vain, divers et ondoyant » (Essais I, 1). L'éducation (l'« institution », comme on dit alorS), fondée sur les grands principes de la rhétorique et de l'éthique, où l'éloquence joue un rôle déterminant, pourra donner une certaine forme stable à ce sujei fuyant et insaisissable (FumarolI). La formation morale du caractère se fera par l'imitation active de modèles anciens. On ne naît pas humain - tout formé et comme déterminé d'avance -, on le devient : homines non nascuntur sedfinguntur. Devenir humain, c'est maîtriser le champ anarchique de ses passions et façonner son caractère en choisissant des modèles exemplaires (Jeanneret, 1996, p. 120).

Cependant cette invitation à façonner son moi à l'imitation des « grandes âmes » du passé ne s'effectue pas sans problèmes. Au cours du XVIe siècle, un conflit grandissant s'établit entre les rôles que la société impose aux individus des classes dirigeantes et les aspirations légitimes de ceux-ci (GreenblalT). La distance qui sépare les modèles anciens, proposés à l'imitation, des besoins de la vie réelle devient préoccupante (Hampton, QuinT). De Boccace à Montaigne, le caractère exemplaire des grandes figures ou des grands mythes de l'Histoire tend à s'estomper pour s'ouvrir à la critique et à la réflexion (StierlE). Le statut de l'exemplum, fondement de la pédagogie médiévale, se trouve remis en question dans la plupart des ouvres littéraires de l'époque (LyonS), au point que l'on peut parler d'une véritable crise de l'exemplarité vers la fin du XVIe siècle. Si la lecture des modèles hérités de l'Antiquité s'accorde avec la théorie générale de l'imitation, une appréhension plus directe du monde réel - que traduit le concept de mimèsis -, fondée sur une vue moins abstraite de l'Histoire, rend la réception des modèles anciens singulièrement problématique. La grandeur morale des sages de l'Antiquité continue à générer l'admiration des modernes, mais le pouvoir imitât if de leur conduite se trouve remis en question, dans la mesure où l'on commence à apprécier les vertus d'un discours mimétique plus proche de la « nature » et mieux ancré dans le hic et nunc de l'expérience.

Avec le renouvellement évangélique qu'entraîne les débuts de la Réforme, la revendication d'autonomie littéraire se fait pourtant problématique. Les écrivains d'obédience érasmienne sont en effet invités à effacer de leur discours une « image d'auteur » qui ferait obstacle à la «présence» de la Parole divine. L'adhésion au message biblique doit être celle du cour (pectuS), de l'intimité profonde de l'être qui se révèle dans la communication directe avec le Verbe divin. Il faut se libérer des sollicitations profanes, s'affranchir de la tyrannie intellectuelle qu'exercent les sages, les prudents. Rappelons l'affirmation d'un grand humaniste : Verbum Dei sufficit, seule la Parole de Dieu suffit (Lcfèvre d'Étaples, p. 435). Dans une telle perspective, toute revendication d'autorité personnelle devient superflue, voire parasitaire.

Cet effacement du moi comme condition de la présence du Verbe divin est particulièrement sensible chez Calvin, où se trouve gommé tout ce qui pourrait suggérer le caractère ou les goûts personnels du réformateur. Dans les discours à la première personne, il n'y a véritablement de place que pour la voix du croyant, du prophète ou du polémiste. Les rares éléments personnels qui ont échappé à cet effacement, « bien loin de représenter un débordement, incontrôlé ou complaisant, de la subjectivité », sont utilisés pour renforcer la crédibilité des propos politiques ou religieux (Millet, p. 516). Les préfaces latine de 1557 et française de 1558 au Commentaire des Psaumes sont révélatrices à cet égard. Les témoignages formulés à la première personne sont limités aux besoins de l'argumentation : l'orateur propose une image cohérente de lui-même, un èthos rassurant pour un auditoire qu'il s'agit d'amener à se convertir (ibid., p. 522).

C'est que la lecture des Psaumes joue un rôle déterminant dans la prise de conscience par le fidèle du caractère individuel de son destin. Pour Marot, traducteur du Psautier, comme pour Calvin, son commentateur, l'exemple de David figure l'aventure unique de l'Élu, de l'Oint du Seigneur : il lui fournit un modèle de compréhension pour sa propre aventure personnelle."Appropriation du texte sacré par une conscience individuelle qui, tout en s'inscrivant dans une longue tradition patristique, introduit le croyant dans le mystère de sa propre vocation. « Quand nous chantons les Psaumes, écrit Calvin. |c'est] comme si Dieu lui-même chantait en nous » (Jeanneret, 1969, p. 30). Chaque individu peut ajuster sa propre voix sur celle du psalmiste pour qu'elle en devienne paradoxalement plus personnelle.

Chez les poètes, l'accès à la vérité exige un engagement total de l'être qui ne peut prendre conscience de soi qu'en tant que témoin de Dieu. Dans le poème qui sert de préface aux Marguerites de la Marguerite des princesses (1547), la reine de Navarre écrit :



Mais vous. Lecteurs de bonne conscience.

Je vous requiers, prenez la patience

Lire du tout cette ouvre qui n'est rien.

Et n'en prenez, seulement que le bien.

Mais priez Dieu, plein de bonté naïve*.

Qu'en votre cour il plante la Foi vive. (V. 27-32.)



La sour de François Ier veut écrire une « ouvre qui n'est rien » parce que, si elle était « quelque chose », elle risquerait de parasiter la Parole de Dieu et d'empêcher son efficacité dans le cour de l'être humain :



Ô l'heureux don, qui fait l'homme DIEU être.

Et posséder son tant désirable Etre.

Hélas ! jamais nul ne le peut entendre

Si par ce don n'a plu à DIEU le prendre.

Et grand'raison a celui d'en douter.

Si DIEU au cour ne lui a fait goûter. (V. 21-26.)



Il en résulte une conception de l'auteur à l'opposé de celle du scribe, du clerc et du docteur de la loi. Lassé par les jeux scolastiques de la quadruple exégèse, l'écrivain cherche un nouveau « candidat » à la lecture de l'Écriture, qui réponde à la sainte simplicité des Béatitudes : « Bienheureux les pauvres en esprit, car ils verront Dieu. » Candeur, pauvreté, simplicité : telles sont les qualités que l'on réclame de cette « âme toute neuve et blanche », cette mens novella, chez l'auteur comme chez son lecteur.



Rien de plus éloigné des préoccupations d'un Ronsard qui ne voit dans le paratexte qu'un moyen de se forger une gloire toujours plus grande. Dès la première préface des Odes (1550), il s'était hissé d'emblée au pinacle de la renommée en passant sous silence ses dettes les plus évidentes :



L'imitation des nôtres m'est tant odieuse [...] que pour cette raison je me suis éloigné d'eux, prenant style à part, sens à part, ouvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur (OC, I, p. 995).



En martelant trois fois sa phrase de l'expression « à part », le chef de la future Pléiade entendait établir une nette rupture avec un passé national qu'il répudiait. Il décrétait préférer s'expatrier culturellement allant « à l'étranger » (c'est-à-dire chez les Grecs, les Latins ei les ItalienS) pour rapporter en France les germes d'une gloire dont il voulait évidemment bénéficier en premier :

Donc désirant [...] m'approprier quelque louange. [...] et ne voyant en nos Poètes François*, chose qui fût suffisante d'imiter, j'allai voir les étrangers, et me rendis familier d'Horace, contrefaisant* sa naïve* douceur [...]. Et osai le premier des nôtres enrichir ma langue (ikid,).



Ce faisant, il répète le geste d'Horace qui, lui aussi, s'était vanté de faire ouvre de pionnier dans une Rome qui regardait avec envie du côté de la Grèce :



Je puis bien dire (et certes sans vanteriE) ce que lui-même [Horace | modestement témoigne de lui :



Libéra per vacuum posai vestigia princeps, Non aliéna meo pressi pede.



[J'ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine encore vacant./Mon pied n'a point foulé les traces d'autrui (OC, I, xix, v. 21-22).



Ronsard reprend consciemment - et non sans ironie (voir le « sans vanterie » et le « modestement ») - ce que son grand prédécesseur latin avait dit de lui-même. Il ne se veut pas premier parmi ses pairs (princeps inter pareS) mais premier et seul de son espèce. C'est du moins ce qu'il voudrait laisser croire à ses lecteurs.

Dans la même veine, Ronsard s'arrangera pour que la seconde édition de ses Amours (1553) s'accompagne d'un commentaire érudit préparé par un brillant humaniste, ami du poète. Marc-Antoine de Muret. La page de titre en annonce la nouveauté : Les Amours de P. de Ronsard Vendômois, nouvellement augmentées par lui et commentées par Marc-Antoine de Muret. En même temps, il obtient que Jean Dorât, le maître helléniste de la future Pléiade, souligne en distiques grecs l'importance de la collaboration entre le poète et son commentateur. Seuls quelques auteurs exemplaires grecs, latins et italiens avaient eu jusqu'ici le privilège de voir leurs ouvres assorties de commentaires savants. Ronsard s'inscrit d'emblée dans une tradition humaniste qui pourra lui conférer les insignes de la consécration universelle. Il veut prouver qu'il est de la taille de Virgile et de Dante. Il récidivera, quelques années plus tard, en chargeant son ami helléniste, Rémy Belleau. d'éclairer le sens de la Continuation des Amours ( 1555), les futures Amours de Marie.



L'alliance de Ronsard et de ses commentateurs constitue un appareil symbolique puissant pour programmer la lecture « humaniste » des recueils de poésie. Ronsard et Cassandre, sa bien-aimée, sont représentés habillés à l'antique. Des inscriptions gréco-latines omenl leur effigie (illustration n° 4).

Couronné de lauriers et drapé à la romaine, le poète français appartient déjà au panthéon des gloires immortelles. Le reste de sa vie ne fera que confirmer la « solennité » grandiose qu'il attache à l'édition de ce qu'il appelle ses « Ouvres ». On songe au soin qu'il prend à corriger ses poèmes et aménager ses recueils pour se créer, après coup, une persona*, c'est-à-dire une personnalité poétique cohérente. A la mort du poète, le cardinal Du Perron pourra dire que Ronsard a « embrassé toutes les parties de la Poésie », à l'image même de la Création divine dont il se voulait le chantre universel (OC, I, p. XII).



En se voulant le « fils de Ronsard », Agrippa d'Aubigné reprendra à son compte l'idée du dessein suprême de la Poésie, non sans se moquer pourtant d'un devancier dont l'ambition était d'embrasser tous les savoirs. Car du Printemps aux Tragiques la « divine fureur » a changé de sens. En laissant les Muses profanes pour l'Esprit saint. d'Aubigné cherche à soustraire la poésie à une veine idolâtre pour l'animer du souffle de la Révélation qui s'empare à nouveau des témoins de la Réforme. Sous les traits de Prométhée, signataire d'un double avis aux lecteurs, le nouvel Élu de Dieu dérobe le feu du ciel pour le redonner aux êtres humains. Au centre de son livre brûle le Chant des Feux, bûcher des Martyrs huguenots et brasier de l'Inspiration. Par ce larcin sacré, l'auteur proclame à la fois sa toute-puissance et son anéantissement : son livre ne lui appartient plus ; il s'ajoute désormais au canon de l'Écriture sainte : c'est un véritable foyer d'incandescence qui éclaire l'Alliance nouvelle entre Dieu et son peuple. Le paratexte souligne l'importance du projet prophétique, mais l'attention du lecteur reste fixée sur la visibilité du sujet de renonciation qui s'exhibe sur une scène à deux entrées : religieuse et poétique (Lestringant, 1993, 1995).

L'attitude de Montaigne est caractéristique à cet égard. Ayant scruté les leçons de l'Histoire pour tenter d'en tirer des règles sûres pour sa conduite morale personnelle, l'auteur des Essais se trouve obligé de conclure, devant l'infinie diversité des actions humaines, à l'échec d'une telle tentative. Comment choisir en effet un modèle approprié quand le résultat de son application reste imprévisible ? « Tout exemple cloche », écrit-il au dernier chapitre de son ouvre (III, 13, p. 1070). Ce n'est pas là le commentaire isolé d'un sceptique désabusé mais l'expression particulière d'un sentiment largement partagé à l'époque.



D'une façon générale, on peut dire que la Renaissance a connu, dans la culture de ses élites, un déplacement de l'épistémologie vers la contingence, l'originalité et la singularité. L'apparition d'une conscience progressivement plus aiguë de la personnalité littéraire peut se constater non seulement dans» les principaux chefs-d'ouvre de l'époque, mais même dans des ouvrages souvent considérés comme marginaux. Tel est le cas de Jean Lemairc de Belges (v. 1473-v. 1525), brillant représentant de la tradition littéraire connue sous le nom de « Grande Rhétorique ». C'est vers lui que nous nous tournerons maintenant pour enregistrer l'un des premiers désirs manifestes, à la Renaissance, d'inscrire son « moi » d'auteur dans une ouvre poétique.



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