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HISTOIRE D'UN MOT






Le mot « baroque » est sans doute un de ceux qui ont suscité le plus de trouvailles étymologiques, ces faux « vrais sens » : une collection des racines proposées pour ce terme depuis quatre siècles, et mentionnées encore de nos jours dans plusieurs dictionnaires européens, évoquerait facilement, par ses rapprochements érudits et fantaisistes, l'inventaire hétéroclite d'un « cabinet de curiosités ». Or ces différents apports ont chargé le mot lui-même d'associations et de connotations qui contribuent à signifier sa richesse et sa complexité.



1. Des perles d'origine



Lorsque le mot « barroque » apparaît dans la langue française en 1531, dans l'Inventaire de Charles Quint, c'est pour traduire le terme portugais barroco qui désigne une « perle de forme irrégulière » ; on trouve aussi, dans la péninsule Ibérique, le portugais barocca (XIIIe sièclE) appliqué à un rocher, une pierre bizarre - son équivalent castillan barrueco, ainsi que la variante ber-rueco désignant les rochers granitiques aux formes étranges qui hérissent ce genre de désert de pierre appelé berrocal (« berrocal, tierra âspera, y Uena de berruecos »). De ce point de départ - impureté et éclat de la pierre, grandeur et âpreté des paysages de rocaille -, la remontée aux sources du mot apporte une cohérence : dérivé du latin verruca (« hauteur, éminence » et par suite « verrue » et déjà « défaut » ou « tache » sur les pierres précieuseS) ; ou, selon Pierre Guiraud d'un gallo-roman °barus - « divergent » - que l'on reconnaîtrait dans « baril », « berlingot » ou « baratin ».



Dès la préhistoire du mot, surgissent donc excroissances et irrégularités l'Inde, non loin du comptoir portugais de Goa, centre mondial du commerce des perles, la ville de Barokia a donné son nom aux « perles de Baroche » : celles-ci, provenant d'un marché indigène - les Indiens, selon Tavemier (1676), n'étant « pas si difficiles que nous » sur la qualité - étaient moins parfaites que d'autres : l'indication de provenance vient renforcer la première acception, purement descriptive et estimative. Le terme se cantonne, cependant, dans le domaine des perles, pendant tout le XVIIe siècle.

La première définition française est peut-être celle de VAbbregé du parallèle des Langues française et latine (1630) du père Philibert Monet à l'article « Perle » : « perle barroque, en ovale, longuette et mince par les bouts » ou « perle barroque, faite au bedon, plate d'un côté, ronde de l'autre », reprise par le Dictionnaire Royal du P. Pomey (1671) : perle « d'autre figure que la ronde et que celle de poire ». Ces variations vont être provisoirement arrêtées par la formule du Dictionnaire universel de Furetière (1690) d'une rigueur toute classique dans sa double négation : « Baroque : terme de Joiiaillier, qui ne se dit que des perles qui ne sont pas parfaitement rondes ». Cet emploi spécialisé est aussitôt confirmé par le Dictionnaire de l'Académie française dans sa première édition (1694) qui, en supprimant les tours négatifs, n'en accentue pas moins le sens :

Se dit seulement des perles qui sont d'une rondeur fort imparfaite.

« Ne se dit que... », « Se dit seulement... », autant de tournures démenties par une extension sémantique immédiate. Dans son Dictionnaire étymologique (1694), Ménage propose une première association, digne des « blasons » poétiques, ou même des tableaux de « Vanités », où un collier de perles côtoie parfois ironiquement la mâchoire édentée d'un crâne : « Barroques. On appelle ainsi les perles et les dents qui sont d'inégale grandeur ». Avec le xvrif siècle s'ouvre donc l'ère des sens figurés et d'une fortune nouvelle.



2. Un certain mauvais goût



L'usage mondain consacre d'abord un élargissement du sens. De proche en proche - la perle, les dents - on l'utilise pour les traits d'un visage :



La Marquise. - [...] De la régularité dans les traits d'Araminte ! de la régularité ! vous me faites pitié ! et si je vous disais qu'il y a mille gens qui trouvent quelque chose de baroque dans son air ?

ERGASTE. - Du baroque à Araminte !

La Marquise. - Oui, Monsieur, du baroque ; mais on s'y accoutume, et voilà tout. ou même pour quelque idée étrange et choquante, une entreprise incongrue, comme l'indique la célèbre remarque de Saint-Simon, dans ses Mémoires de l'année 1711, « qu'il était bien baroque de faire succéder l'abbé Bignon à M. de Tonnerre ». Le glissement est admis par l'édition de 1740 du Dictionnaire de l'Académie française, en des termes encore mesurés, mais significatifs :



Baroque se dit aussi au figuré pour irrégulier, bizarre, inégal. Un esprit baroque, une expression ou une figure baroque.



Ces exemples du dictionnaire, par les ambiguïtés mêmes de l'« expression », de la « figure », ouvrent la voie aux emplois stylistiques. En avançant dans le siècle, l'adjectif, toujours péjoratif, entre dans le vocabulaire de la critique esthétique : musique, peinture, architecture, à l'exception notable de la littérature - si ce n'est par exemple dans la savoureuse remarque des Essais historiques et philosophiques sur le goût de Cartaud de la Vilatte (1737) :



S'il est néanmoins quelque mélodie dans les langues, elle naît de la prononciation. Les beaux vers de Monsieur Racine sont durs et baroques quand ils sortent de la bouche d'un Auvergnat.



La musique, paradoxalement - car l'usage contemporain du mot « baroque » est venu tard pour la musique -, est à l'origine le premier art à recevoir ce qualificatif, dans la polémique qui oppose les partisans de Lully à ceux de Jean-Philippe Rameau (les « Rameauneurs », disait VoltairE), contre la musique de ce dernier. Ainsi peut-on lire dans le Mercure de France de mai 1734 cet éreintement d'Hippolyte et Aricie :



[...] et lorsque par hasard il se rencontrait deux mesures qui pouvaient faire un chant agréable, l'on changeait bien vite de ton, de mode et de mesure, toujours de la tristesse au lieu de la tendresse, le singulier était du baroque, la fureur du tintamarre ; au lieu de gaieté, du turbulent, et jamais de gentillesse, ni rien qui put aller au cour.



Ce que la critique reproche ici à Rameau, c'est l'intensité de l'expression, l'exhibitionnisme, la volonté d'étonner par une diversité forcée, autant de termes qui serviront plus tard à définir le baroque. Certes, dans ce contexte, on pourrait donner simplement au mot son sens d'irrégularité, d'excès dans le « singulier » ; mais à la même époque, pour l'abbé Pluche, « la musique barroque » est tout au plus du « son et du bruit » et son public « des animaux sans intelligence» (Spectacle de la Nature, 1746), cependant que Jean-Baptiste Rousseau écrit à propos du Dardanus (1739) :



Distillateurs d'accords baroques

Dont tant d'idiots sont férus.

Chez les Thraces et les Iroques

Portez vos opéras bourrus.



« Animaux », « idiots », barbares et sauvages, la liste est plaisante lorsqu'on songe au cartésianisme de Rameau, et à l'intellectualisme et la complexité de son art. Déjà « baroque » désigne une bizarrerie d'origine étrangère, grief que l'on retrouvera en littérature : au lieu du Thrace et de l'Iroque, l'Espagnol et l'Italien. Jean-Jacques Rousseau, lui, n'entre pas ainsi dans la polémique ; sa critique, quelques années plus tard, est stylistiquement, parce que philosophiquement, motivée :



Une Musique Baroque est celle dont l'Harmonie est confuse, chargée de Modulations & Dissonnances. le Chant dur & peu naturel, l'Intonation difficile, & le Mouvement contraint.

(Dictionnaire de Musique. 1767)





D'un point de vue musical, et dans le contexte de la controverse avec Rameau, cette définition peut s'entendre comme une défense de la sensibilité mélodique et de l'« unisson » contre la science et les audaces de l'harmonie. Mais, plus généralement, l'art qui est ici visé sous le nom de « baroque » est bien celui d'une certaine « dégénérescence », anticipant là encore des formules célèbres : son idéal de référence est moins classique qu'archaïque, c'est celui du naturel, de la simplicité, de l'innocence limpide, de la langue primitive qui est celle du cour. Le baroque apparaît dès lors comme un des effets pervers du progrès, un produit mauvais de l'artifice et de l'ostentation.

Or intervient ici une nouvelle étymologie de « baroque » qui a de l'avenir, correspondant à cette perception du terme. Comme dans VEncyclopédie - où ce bref article reparaît dans le Supplément de 1776, signé d'un S comme tous ceux de J.-J. Rousseau sur la musique -, la définition est accompagnée d'une note indiquant :



Il y a bien de l'apparence que ce terme vient du baroco des logiciens.



C'est, semble-t-il, au cours du XvnT siècle qu'a été inventée cette ascendance « savante », née d'une contamination entre deux vocables : au harroco des joailliers s'est substitué, par homonymie, le Baroco du latin médiéval. Il s'agit là d'un assemblage mnémotechnique de syllabes créé au XIIIe siècle par les scolastiques pour désigner une forme de syllogisme (issu de Barbara, avec BaraliptoN), devenu au xvf siècle, dans les milieux humanistes, la figure ridicule par excellence servant à railler la tradition argumentative médiévale. Le raisonnement in Baroco ou in harocco est présenté comme le type même du raisonnement « gothique », tarabiscoté et vieillot, pédant, abscons, presque malpropre : un dictionnaire anglais de l'époque y décèle même « an equivocal allusion » au mot français « broc »... On retrouve ces connotations de complication fumeuse, vaine et malséante aussi bien chez Montaigne (Essais I, 26 : « C'est Barroco et Baralipton qui rendent leurs supposts [de la sagesse] ainsi crotez et enfumez ») que chez les auteurs italiens : ainsi le fameux syllogisme de la viande salée qui désaltère - parce qu'elle fait boire du vin - y est-il qualifié de en baroco. Et c'est ce baroco-la qui est donné comme origine du mot « baroque » par Littré en 1872 (en tant que bizarre et choquanT), par Benedetto Croce en 1929 (en tant que pervers et captieuX), et encore aujourd'hui par certains dictionnaires étrangers.

Dans le domaine des beaux-arts, les premiers emplois cités du mot « baroque » sont associés, au cours des années 1750, à celui de « gothique », dans un commun mépris. Ainsi le président de Brosses, dans ses Lettres d'Italie rédigées vers 1755, présente étrangement le « goût baroque » comme une spécialité française (correspondant à ce que nous appelons aujourd'hui « style Louis XV », ou « rococo »), une sorte de mode rétrograde aussi ridicule que le « goût gothique », qui lui est assimilé :



Les Italiens nous reprochent qu'en France, dans les choses de mode, nous redonnons dans le goût gothique, que nos cheminées, nos boîtes d'or, nos pièces d'argent sont contournées et reconloumées, comme si nous avions perdu l'usage du rond et de carré ; que nos ornements deviennent du dernier baroque.



Le « baroque » n'est pas ici à un style défini historiquement, mais une sorte d'excès ornemental de « mauvais goût » (le seul bon goût étant celui de l'antiquE), à ranger dans les médiocrités architecturales des temps obscurs.

En peinture, le Dictionnaire de Trévoux (1771), reprenant et complétant une définition de Pernety (1757), après un rappel de qualificatifs tels que « irrégulier », « bizarre », « inégal », propose : « un tableau, une figure de goût baroque, où les règles de proportion ne sont pas observées, où tout est représenté suivant le caprice de l'artiste ». Ici s'ouvre, à mots couverts, la tendance à définir le « baroque » par le contraire du « classique » (comme observance des règles et de certaines conventionS), c'est-à-dire par le rejet des contraintes, la liberté de la fantaisie créatrice.



3. Une nuance du bizarre



En 1788, dans l'ouvrage de l'Encyclopédie méthodique réservé à l'art de bâtir, le jeune Quatremère de Quincy propose une terminologie nouvelle :



Baroque, adjectif. Le baroque en architecture est une nuance du bizarre. Il en est, si l'on veut, le rafinement [sic] ou s'il était possible de dire, l'abus. Ce que la sévérité est à la sagesse du goût, le baroque l'est au bizarre, c'est-à-dire qu'il en est le superlatif. L'idée de baroque entraîne avec soi celle de ridicule poussé à l'excès. Borromini a donné les plus grands modèles de bizarrerie. Guarini peut passer pour le maître du baroque.



Ainsi le baroque est-il défini comme l'expression ultime d'une catégorie qui le précède ou l'englobe : le « bizarre ». Le mot est important : non seulement il représente l'écart par rapport à une norme, un ordre commun, ainsi qu'une volonté d'indépendance, d'excentricité fantasque ; mais encore par sa première orthographe « bigearre » il ne manque pas d'être associé au « bigarré » (au bariolé, au disparate, au compositE), évoquant par exemple deux produits de l'époque dite « baroque » : la marqueterie et le manteau d'Arlequin.

Dans le genre bizarre, le baroque est donc la pointe extrême et ridicule. C'est ce que résume une traduction littérale de Milizia, à la charnière des siècles, dans son Dictionnaire des Beaux-Arts : « Barocco é il superlativE) del bizarro, l'eccesso del ridicolo ». Or, dans un ouvrage contemporain (Dell' arte di vedere le même Milizia emploie à la place du terme de barocco celui de balocco, c'est-à-dire « balourd, niais ». Un tel voisinage ne pouvait que charger les connotations du terme, jusqu'en français : ainsi le général Pom-mereul, traduisant Milizia en l'an VI, écrit que « les beaux-arts donnent dans l'extravagance, le bouffon, le niais... ». Encore faut-il ajouter que l'Italie comporte d'autres vocables qui ont pu donner davantage de poids au mot : celui de barochio désignant à la fin du Moyen Âge des pratiques financières douteuses (et le « siècle des Génois », ces redoutables financiers, ne marque-t-il pas, selon Femand Braudel, le début du baroque ?) ; celui du peintre Federico Barocci ou Barrocio, dit le Baroche (1535-1612), dont toutes les notices indiquent qu'il annonce le baroque, voire qu'il lui donne naissance avec sa Madonna del Popolo (1575-1579).

C'est sans doute pour toutes ces raisons que « baroque » a prévalu ; mais il s'en fallut de peu. Lorsqu'on effet, après une carrière politique mouvementée. Quatremère de Quincy rédige, en pleine période romantique, son nouveau Dictionnaire historique d'architecture (1832), le terme est remplacé, pour désigner l'art de Guarini, par une nouvelle distinction :



La bizarrerie est un substantif féminin, qui exprime dans l'architecture un goût contraire aux principes reçus, une recherche affectée de formes extraordinaires et dont le seul mérite consiste dans la nouveauté même qui en fait le vice [...] On distingue en morale le caprice et la bizarrerie. Le premier peut être le fruit de l'imaginaire, le second le résultat du caractère. Cette distinction morale peut s'appliquer à l'architecture et aux effets différents du caprice et de la bizarrerie dans cet art [...] Vignole et Michel-Ange ont parfois admis dans leur architecture des détails capricieux. Borromini et Guarini ont été les maîtres du genre bizarre.



La première formule est significative : avec sa précision du genre (grammaticaL) « féminin » d'un genre (architecturaL) marqué par la « recherche affectée » et le « vice » (pourquoi n'avoir pas choisi le bizarre, comme le caprice ?), elle tend à placer cet art dans une opposition aux principes reçus du classicisme, garant des valeurs « masculines » de la vertu, de la tradition et de la raison. Mais sous la caractérisation stylistique et la « distinction morale » perce une classification chronologique : le « caprice » est représenté par Vignole et Michel-Ange, le « bizarre » par Borromini et Guarini. On voit la part de hasard qui préside à l'adoption d'un mot par la langue : « bizarre » (ou « bizarrerie ») apportait autant de motivation, étymologique et sémantique, que son concurrent pour s'imposer à la place de « baroque », comme « caprice » (ou « capricieux ») à celle de « manière » (et « maniérisme »).

Quoi qu'il en soit, avant de revenir en France dans son sens moderne après un détour par l'Italie et l'Allemagne, le mot « baroque » reste étonnamment rare dans la littérature du XIXe siècle.



4. « Le boudoir de la religion »



Dans Notre-Dame de Paris (1831), au chapitre du même nom, Victor Hugo, réhabilitant le gothique, déplore les dégradations que le mauvais goût de l'art religieux ultérieur a fait subir au « vénérable monument » ; le baroque n'est pas nommé, mais il est séparé du gothique, et il est assez bien défini dans le temps (par des femmes, encore, de Catherine de Médicis à la Du BarrY) et dans ses « lieux », de l'oratoire au boudoir :



[...] enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anar-chiques et splendides déviations de la Renaissance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de l'architecture|...J ont fait plus de mal que les révolutions. [...] Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l'architecture gothique, leurs misérables colifichets d'un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritable lèpre d'oves, de volutes, d'entournements. de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d'amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face de l'art dans l'oratoire de Catherine de Médicis. et le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.

(Notre-Dame de Paris, Livre 111, 1 ; termes soulignés dans le lextE)



Cette dépréciation globale, qu'Hugo lui-même reniera en partie trente ans plus tard dans ses notes de voyage en Europe du Nord, est largement partagée tout au long du XIXe siècle. De fait, les tâtonnements de dénomination n'empêchaient pas les ouvres baroques, et principalement l'architecture, d'exister bel et bien sous les yeux des voyageurs : qu'en disent donc les écrivains français, au cours de leurs périples européens ?

En général ils semblent à peine le voir. Au siècle précédent, un président de Brosses en 1740 ou un marquis de Sade en 1775 considéraient au moins I l'église Sainte-Agnès de la place Navone, à Rome, le premier comme « plus magnifique que régulière», le second comme «jolie église [...] très agréable » ; le divin marquis semble d'ailleurs surtout sensible à la pensée de l'ancien lieu de débauche et du martyre de la jeune sainte. Mais Stendhal a beau mettre la basilique Saint-Pierre au même rang que le Colisée, non sans quelque ironie (« dans toutes les circonstances possibles, ce sera toujours une absurdité de bâtir Saint-Pierre »), il juge le Bernin « précurseur de la décadence », « père du mauvais goût » et les fontaines de la place Navone de « mauvaises statues colossales » ; Goethe, Nerval ne s'arrêtent devant aucune église « à la romaine », Taine seulement devant une « vilaine façade [celle de Santa-Maria délia Pace, de Pierre de Cortone] qui fait ventre » ; à Rome, Chateaubriand n'a d'yeux que pour l'antique, et Prague lui « rappelle une ville de la Renaissance ». Le baroque n'existe pas.

Pour certains auteurs du XIXe siècle, il existe bien, en revanche, un style « jésuite » ou « jésuitique », Cette appellation, assez couramment admise pour qu"encore en plein XXe siècle André Malraux dans Les Voix du silence parle de la fameuse « pieuse fête jésuite », est aujourd'hui récusée. Mais Taine et ses contemporains assimilent volontiers la Contre-Réforme à la Compagnie de Jésus, et l'église mère du Gesù de Rome au « temple de la restauration catholique ». Il est donc tentant, en un siècle où le mot « jésuite » et ses dérivés ont de fortes connotations péjoratives - de dissimulation, de pouvoir occulte et réactionnaire -, de nourrir dans la polémique, par les travers attribués aux jésuites, le mépris esthétique où l'on tient le baroque, et inversement : les condamnations sont communes, en des termes fort proches. Ainsi, dans ses cours au Collège de France de 1843 sur les jésuites, dont la publication avec ceux de Michelet la même année sur le même sujet marque l'apogée de la campagne contre la Compagnie, Edgar Quinet leur attribue, en art, « un excès de ridicule et de faux goût que personne n'atteindra », c'est-à-dire les formules mêmes des dictionnaires du temps au sujet du baroque ; ailleurs il propose une loi d'évolution qui préfigure certaines analyses ultérieures sur le baroque : « Toute religion a produit, tôt ou tard, son jésuitisme, qui n'en est rien que la dégénération. »

La grande exception du siècle, à ce sujet, fut celle de Baudelaire. Dans les notes éparses prises au cours de son malheureux voyage en Belgique (Pauvre Belgique 1864-1865), il révèle une perception novatrice et singulière, sans doute affinée par la « jésuitophobie » de ce pays exécré, par le « plaisir aristocratique de déplaire », et aussi par le désir de répondre au chapitre de Notre-Dame de Paris cité plus haut : « la Réaction de V. Hugo en faveur du Gothique nuit beaucoup à notre intelligence de l'architecture », écrit-il, ignorant sans doute que le même Victor Hugo, presque en même temps, remarquait à Cologne « une charmante fontaine jésuite », à Thionville un « admirable baldaquin rococo », etc. A Bruxelles donc, à Malines, à Anvers, à Namur surtout, seules les « églises jésuitiques » semblent dignes d'intérêt à l'auteur des Curiosités esthétiques. Y trouvant un « grand art », un « style de génie », une « majesté générale », il en recommande la redécouverte et se propose un « éloge du style du XVIIe, style méconnu, et dont il y a en Belgique des échantillons magnifiques ». Par des répétitions obsédantes (« Revenons un peu aux Jésuites et au style Jésuitique »), par des essais de rapprochements historiques (« le Rococo dernière floraison du Gothique », « style jésuite flamboyant »), des observations stylistiques précises (« Analogies avec les coraux, les madrépores, la formation des continents, et finalement avec la vie universelle - Jamais de lacunes - Etat permanent de transition - Étonnante naïveté dans la dramatisation des idées religieuses »), par les réticences mêmes devant certains excès du « style joujou et bijou ». où il rejoint spontanément les qualificatifs classiques (« camelotte [sic] », « charmant mauvais goût », « comique involontaire » et autres « salmigondis de style »), par les antithèses tâchant de définir, selon lui, ce « style composite », ce « monde de paradoxes d'architecture » (« barbarie coquette », « tohu-bohu pompeux », « merveille sinistre et galante », « terrible et délicieux catafalque ») traversées d'accents sadiens et hugoliens (« le boudoir de la Religion »), Baudelaire aboutit enfin à introduire l'adjectif, associé pour la première fois peut-être dans l'histoire à des épithètes positives, au terme d'une gradation esthétique : « style varié, fin, subtil, baroque ».

Il faudra attendre près de trente ans pour retrouver des jugements comparables chez les Français, annonçant un tournant dans la sensibilité au baroque. Ainsi Paul Bourget dans le Sud italien, tout en marquant ses réticences, reprend les termes du traditionnel mépris pour les contester ou les nuancer :



Avant d'être venu ici. je n'attachais aux termes de baroque et de rococo qu'un sens de déplaisance et de prétention. Lecce m'aura révélé qu'ils peuvent aussi être synonymes de fantaisie légère et de grâce heureuse. Cette ville n'est, pour ainsi dire, tout entière qu'une sculpture et qu'une mignardise [...] À Santa Croce. par exemple, cette imagination compliquée confine au délire. C'est vraiment une orgie de ce que l'on appellerait ailleurs le mauvais goût. Ce mauvais goût est ici trop intense, il révèle une fureur de caprice trop géniale pour que lis mot garde son application [...] L'oil est charmé jusqu'à en être ébloui, l'esprit amusé jusqu'au ravissement parce marivaudage de pierre [...] C'est presque invraisemblable et c'est exquis. Ce baroque, en effet, n'est pas seulement une merveille de fougue et d'imagination. Un je ne sais quoi de délicat s'y mêle [...].

(Paul Bourget. Sensations d'Italie, 1890)



Mais de tels jugements restent, à l'époque, exceptionnels. Car, dans l'ensemble, les auteurs de la période naturaliste ne sont pas plus ouverts à cet art, baroque ou jésuite, que ceux de la génération précédente. Flaubert avait donné le ton, écrivant de Rome à Louis Bouilhet, le 4 mai 1851 :



J'en suis fâché, mais Saint-Pierre m'emmerde. Cela me semble un art dénué de but. C'est glacial d'ennui et de pompe. [...1 On a bâti ça pour le catholicisme quand il commençait à crever, et rien n'est moins amusant qu'un tombeau neuf.



Le jugement de Huysmans sur l'église Notre-Dame-des-Victoires sera dans la note : « Elle est laide à faire pleurer, elle est prétentieuse, elle est baroque » {En route, 1895). Quant aux frères Goncourt, qui notaient curieusement dans leur Journal de 1855 que « les églises jésuites du XVIIIe siècle ont toutes l'air de maisons à éléphants », ils offrent aux lecteurs de Madame Gervaisais (1869) une superbe description « baroque » de l'église du Gesù à Rome - à replacer évidemment dans le contexte polémique pour en saisir la portée narrative : cette origine de l'art jésuite est ici l'origine de la chute, et sa contemplation extasiée le premier symptôme de la « dégénérescence » de l'héroïne dont le roman est la peinture (voir encadré).



Le baroque (sans le moT) : vu par les Concourt



Dans Madame Gervaisais (1869), l'héroïne se trouve comme envoûtée, à Rome, par l'église du Gesù (église mère de la Compagnie de Jésus et modèle de ce que l'on appelait « style jésuite »), avec sa voûte peinte par le Baciccia (« le Bachiche »), et sa chapelle créée par Andréa Pozzo à propos de laquelle Stendhal notait le « mauvais goût du président de Brosses, qui s'extasie sur l'autel de saint Ignace. L'ignoble et le ridicule de cette sculpture sont incroyables... » (31 décembre 1816). Avec une distance ironique, les frères Goncourt font entrer l'art baroque, sans le nommer, dans le roman français, comme une sorte d'acteur à part entière.

«[...] Sa pensée molle s'abandonnait à l'amoureux de cet art jésuite, épandu et fondu comme la caresse d'une main sensuelle, dans le travail magnifique du décor et de l'adoration de la richesse des choses.

Elle aimait, sur sa tête, cette voûte, semblable à une arche d'or, fouillée d'ornements, de caissons, d'arabesques, illuminée par des baies où se détachaient, fouettées de soleil, des grâces de Saintes. Elle aimait la fête enflammée de ce plafond où s'enlevait, dans les couleurs de gloire du Bachiche, l'Apothéose des Élus, leur mêlée triomphante sur des vapeurs, pareilles à des fumées d'encens, et qui, débordant de la bordure turgide et gonflée de fleurs, répandaient des lambeaux déchirés du ciel, de vrais nuages arrêtés à la voûte, où de grands anges agitaient des remuements de jambes et des frémissements d'ailes. Cette roulée ondulante, ce milieu palpitant, ce spectacle pâmé, ce demi-jour versé du transparent cerise des fenêtres, et où glissaient ces flèches de lumière, ces rayons visibles, transfigurant des couleurs aériennes des groupes de prière, cet éclairage mêlant un mystère de boudoir au mystère du Saint des Saints, cette langueur passionnée des attitudes enflammées, abandonnées, renversées, ces avalanches de formes heureuses, ces corps et ces têtes s'éloignant, dans la perspective des tableaux et des statues, avec le sourire d'un peuple de vivants célestes, la suavité partout flottante, ce qui semblait divinement s'ouvrir là d'une extase de sainte Thérèse, finissait par remplir M'"e Gervaisais d'un recueillement charmé, comme si, dans ce monument d'or, de marbre, de pierreries, elle se trouvait dans le Temple de l'Amour divin.

Mais plus encore que le reste de l'église, une chapelle l'attirait : la chapelle de Saint-Ignace. Son pas, instinctivement, y allait à son entrée, à sa sortie.

Une barrière ronflante et contournée, sombre buisson de bronze noir, aux entrelacs balançant des corps ronds d'enfants, et portant sur des socles de pierres précieuses huit candélabres opulemment tordus ; un autel d'or au fond duquel une lampe allumée mettait un brasier de feu d'or ; partout de l'or, de l'or orfèvre, étalé, épanoui, éteignant, sous ses luisants superbes, le vert et le jaune antiques ; au-dessus de l'autel, un bloc d'où jaillit le rinceau d'un cadre enfermant, caché, le Saint d'argent massif, un cadre porté, enlevé, couronné par des anges d'argent, de marbre et d'or; au-dessus, l'architrave, sa tourmente, l'enflure de ses flots sculptés, un ruissellement de splendeurs polies, un groupe de la Trinité dont se détache, dans la main de Dieu le Père, la boule du monde, le plus gros morceau de lapis-lazuli de la terre ; de chaque côté, des figures descendantes et coulantes, des groupes, des allégories aux robes flui des et vagueuses, une rocaille luxuriante, dont le lourd embrasement doré étreignait la blancheur des marbres ; trois murs de trésors enfin, - c'était cette chapelle. »

(Madame Gervaisais, chapitre LV)



5. Les catégories du baroque (WôïffliN)



Tandis que les Français hésitaient sur les mots, essayaient « bizarre », « caprice », « grotesque » (GautieR), « composite » (Cordier de LaunaY), « jésuite » ou « à la romaine » - autant de formules qui auraient pu convenir, dans le dosage subtil d'arbitraire et de motivation des adoptions linguistiques -, les historiens d'art allemands forgeaient le concept de baroque (barockbegrifF) et imposaient dans les langues et les consciences européennes, avec le terme, la prise en considération d'une réalité esthétique. C'est d'abord Jacob Burckhardt, professeur d'histoire et de civilisation à Bâle, qui propose en 1860 dans son Cicérone (Der CicéronE) une définition : « L'architecture baroque parle la même langue que la Renaissance mais c'est un langage dégénéré [verwilderten]. » Au baroque sont donc reconnus un style et une place historique, en référence à un canon « classique » (ici la RenaissancE) au moyen d'un terme ambigu, notamment en France, où la traduction de verwilderten hésite entre « sauvage » ou « corrompu » : la référence dans une vision a posteriori peut être antérieure - le baroque représentant une forme de décadence - ou ultérieure - le baroque étant alors l'état sauvage, pas encore maîtrisé, d'une esthétique classique.

Mais c'est surtout Heinrich Wôlfflin (Renaissance und Barock, 1888) qui le premier, contre l'autorité du maître, cherche à définir la « transformation stylistique » par des caractères propres : non plus négatifs, relatifs à un classicisme antique ou renaissant, mais positifs et autonomes. Il en propose trois principaux :

- effets de pittoresque (primat donné à l'apparence, au clair-obscur, au désordre, à l'insaisissablE) ;

- effets de masse (accentuation de la lourdeur jusqu'à l'abolition de la forme ; protubérance ; multiplication des élémentS) ;

- effets de mouvement (sentiment d'une direction ; poussée vers le haut ; répartition inégale des motifs ; succession rythmique et non métrique ; tension dans les proportionS).

Plus tard, Wôlfflin étendra ses recherches à l'ensemble des arts visuels pour en tirer une distinction « classique/baroque » dans ses fameux Principes fondamentaux de l'histoire de l'art (Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, 1915) à l'origine de toute une réflexion contemporaine sur le sujet, y compris dans le domaine littéraire. S'appuyant sur une confrontation méthodique d'exemples de dessin, de peinture, de gravure, de sculpture et d'architecture de la Renaissance (autour de 1500) et du siècle suivant (fin XVIe et début xviF), il propose d'éclairer le développement de l'art du XVIe au XVIIe en le ramenant à « cinq . catégories » (voir encadré). D'abord rejetée, parce qu'il s'agit d'arts plastiques, la catégorie du mouvement apparaît au cour de ce qui est pour Wôlfflin l'opposition fondamentale dans la conception de l'art et du monde entre ouvre classique et ouvre baroque :



L'essentiel d'une forme cesse d'être sa charpente ; il réside dans le souffle qui entraîne l'immobile dans le flux du mouvement. Aux valeurs de l'être se sont substituées celles du devenir. La beauté n'est plus dans ce qui est limité, elle est dans ce qui est sans limite.



La conclusion précise :



Pour un mode de vision classique, l'essentiel est dans la forme stable et immuable, dessinée avec une clarté absolue ; c'est le mouvement qui est le garant de la vie et du charme dans l'ordre pictural.

Or l'idée de définir le baroque contre le classique par le mouvement contre la stabilité ouvrait la voie à ceux qui allaient faire du baroque une des deux grandes constantes de la création humaine, susceptible de cristalliser la moitié de tous les grands universaux.



Les catégories wôlffliniennes



. Le passage du linéaire au pictural. Il s'agit de la manière dont sont traités les éléments de la représentation : dans l'art linéaire (du XVIE), les choses sont vues suivant des lignes ou des traits ; dans l'art pictural (du XVIIE), elles le sont par leurs masses ou des taches. Le premier isole les objets distincts et cherche la beauté dans les contours ; le second les fait apparaître « comme en suspens », illimités et enchaînés, sans frontières accusées. Ainsi dans l'art classique, les choses ont une réalité stable et tangible, elles sont « prises pour elles-mêmes », dans leur fixité essentielle ; dans l'art baroque, elles sont mouvantes, « envisagées dans leur relation », dans leur « apparence flottante ».

. Le passage d'une présentation par plans à une présentation par profondeur. Cette opposition, qui concerne le traitement de l'espace, du rapport entre les parties de l'ouvre, est liée à la précédente (de la ligne aux masses, de la distinction à l'enchaînement, de la visibilité à la fusioN). « L'art classique dispose les parties en plans parallèles ; le baroque, lui, conduit le regard d'avant en arrière. » Dans le premier, l'espace est discontinu, découpé en tranches horizontales séparées, et les figures y sont alignées de façon rectiligne. Dans le second, l'espace est continu, les liaisons enchaînées en profondeur, par des obliques, les figures et les éléments y sont échelonnés en diagonales.

. Le passage de la forme fermée à la forme ouverte. Cette opposition (que Wôlfflin nomme d'abord tectonique/atectonique, serré/libre, régulier/irrégulier, pour la résumer finalement en « art des formes fermées » classique/« formes en dissolution » baroqueS) porte sur l'ouvre dans son ensemble, sur le rapport entre les éléments et le tout. Dans la structure générale, c'est l'opposition entre symétrie et dissymétrie, équilibre et déséquilibre, orthogonales et obliques ; dans la répartition des couleurs et des valeurs, l'impression de sérénité classique (faite de répartitions et de compensationS) fait place à la dissonance baroque (faite de tensions et de conflitS) ; dans le rapport des figures au décor, ce qui est abandonné, c'est la consonance des formes, la liaison ordonnée entre les constituants. Enfin, alors que l'art classique fait coïncider le sujet de la toile à son espace, la coupure du cadre à la « limite naturelle » de l'objet ou de la scène, l'art baroque cherche l'impression d'un découpage violent, d'un rapport fortuit entre l'image et l'espace du support : là, l'ouvre représente « un fragment de l'univers existant en soi et pour soi », ici « un fragment du monde visible découpé au hasard ».



. Le passage de la pluralité à l'unité. Ici les termes utilisés dans l'introduction peuvent étonner, tant l'unité est assez généralement sentie comme une qualité classique, et la pluralité comme un caractère baroque. Il faut donc préciser : dans les deux styles on trouve une unité, mais dans le classique, elle est obtenue par l'harmonisation des parties qui restent indépendantes (unité par coordination hiérarchisée de parties autonomes, en un « tout articulé ») ; dans le baroque, elle provient de la convergence des divers membres en un motif (unité par subordination dynamique à un « flux unique »). Wolfflin préférera, au cours de l'ouvrage, parler d'« unité multiple et unité indivisible ».



. Le passage de la clarté absolue à la clarté relative. Cette dernière distinction (résumée ailleurs en « clarté et obscurité ») touche de près à la première - celle du linéaire et du pictural - comme pour mieux clore la démonstration : « l'art classique s'efforce de susciter une apparition de formes tout à fait claire ; le baroque évite de donner à croire que l'image a été arrangée pour être vue ». À l'élucidation exhaustive de la forme, le baroque préfère une obscurité partielle de la forme quelque peu insaisissable ; à l'exigence d'une clarté objective « naturelle », il substitue les éclairages partiels, arbitraires, surprenants. La lumière « classique » n'a d'autre but que d'expliquer la forme, la mettre en évidence, et modeler l'objet ; la lumière « baroque » voile parfois le plus important, fait jaillir de l'ombre ce qui est accessoire, « mène sa vie propre ».



6. L'« éon » baroque (E. d'OrS)



Au début du XXe siècle, donc, le baroque est admis dans l'histoire de l'art. Et dans sa défense (et notamment son plaidoyer en faveur du BerniN), l'historien d'art Marcel Reymond (De Michel-Ange à Tiepolo, 1912), qui pourtant trouve le mot « si fâcheux », ne se contente pas d'en faire « le point de départ de l'art moderne » ; il ajoute des termes à l'opposition wolflinienne :



Les classiques sont les défenseurs du principe d'autorité, de la tradition, du maintien des formules : le Baroque, c'est la liberté. De tous les mots qu'il a dits : beauté, joie, tendresse, féminilité [sic}, et ceux de santé robuste, de force et de majesté, le mot qui nous reste le plus cher est celui de liberté.



Si le baroque s'oppose au classique comme le mouvant au fixe, l'obscurité à la clarté, l'ouvert au fermé, et désormais comme la nouveauté à la tradition et la liberté à l'autorité, pourquoi ne pas continuer le système d'oppositions ? Pourquoi ne pas l'étendre hors du domaine architectural et plastique où il est encore cantonné, et faire du baroque un des deux pôles de la création artistique en général, voire des « modes de vie », par-delà les apparitions historiques particulières ? Cette idée, que l'on trouve chez certains auteurs allemands et italiens (NencionI) dès la fin du siècle dernier, va se trouver abondamment développée dans la première moitié du XXe siècle.

Dans son livre Du baroque (Lo BarrocO) traduit en français en 1935, l'historien d'art espagnol Eugenio d'Ors le perçoit d'abord dans des phénomènes culturels variés : débordements tumultueux de l'« architecte maudit » Churriguera ; rappel d'une barbarie originelle persistant sous la civilisation, à l'enseigne de l'Homme sauvage (Zur WildermanN) ; « Monde-Femme » de Michelet et Éternel féminin de Goethe (Ewig-weiblichE) ; Carnaval et vacances ; jardin botanique de Lisbonne, palais idéal du facteur Cheval, Paradis Perdu... « tout cela est une éternelle réalité [...] Et, naturellement, un style, le style baroque ». Tout naturellement, cette quête dans les « lointains » et les « nostalgies » amène l'auteur vers une littérature, notamment française, qui n'est pas celle que l'on attendrait : Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand sont les premiers auteurs français à apparaître dans un ouvrage consacré au « baroque », entre Robinson et La Case de l'oncle Tom. C'était une façon, provocatrice et éclatante, d'affranchir la notion stylistique de toute limitation spatio-temporelle, et de fonder la théorie dite désormais « dorsienne », de l'« éon » baroque.

Un « éon », explique d'Ors, signifiait chez les néo-platoniciens une catégorie qui, malgré son caractère métaphysique, avait cependant une histoire. Ainsi le baroque serait une constante qui se retrouve en des époques ou des ouvres aussi éloignées, par exemple, que l'alexandrinisme et les stations du métro parisien. Ce phénomène intéresse non seulement l'art mais toute la civilisation : le baroque, selon d'Ors, est un « style de culture » : il existe une « prose baroque » et des « mours baroques » (la tauromachiE). Et loin de procéder du style classique, le baroque y est opposé d'une manière plus fondamentale encore que le romantisme qui, lui, n'en est qu'un avatar. Dès lors, il s'agit de déterminer les caractères de cet « éon » transhistorique.



. Dynamisme. Le baroque se définirait d'abord par opposition au classique (« tout d'économie et de raison, style des formes qui pèsent »), comme « tout musique et passion, grand agitateur des formes qui s'envolent ». Ainsi la tendance de « gravitation » entre les arts (musique-poésie-peinture-sculpture-architecturE) est-elle inversée : le classicisme se signale par un certain penchant (la musique se veut poétique, la poésie picturale, la peinture sculpturale et la sculpture architecturalE) et le baroque par l'autre : l'architecture se fait sculpture, les murs se mettent à onduler, l'espace est modulé et modelé comme une matière plastique ; la sculpture devient pittoresque, plus frémissante et nuancée qu'une toile ; la peinture devient lyrique et la poésie revêt « les caractères dynamiques propres à la musique ».



. Panthéisme. Du point de vue théologique, l'opposition entre Augustin et Pelage (au Ve sièclE) représente déjà, pour d'Ors, un « épisode de la lutte entre le Classique et le Baroque ». D'un côté, le pessimisme augustinien, sa défiance envers la nature, son ascétisme seront développés par les jansénistes ; de l'autre, c'est l'optimisme naturaliste de Pelage (« un Jean-Jacques Rousseau anticipé ») qui caractérisera les jésuites : sympathie avec la vie, et adaptation au monde. A l'opposé du classique par définition « normal, autoritaire », le baroque est essentiellement « vitaliste, libertin » : le panthéisme s'y manifeste dans son sens cosmique et panique, son anti-intellectualisme, son abandon aux forces de la vie, du mouvement et de la fluence.

. Morphologie. La raison classique se traduit à la fois par une tendance à l'unité et une exigence de clarté, de distinction. Inversement, l'esprit baroque se reconnaîtra à l'adoption de schémas multipolaires au lieu d'unipolaires, fondus et continus au lieu de discontinus et découpés. Le classique imite les formes de l'esprit ; le baroque imite les formes de la nature. La colonne devient arbre ; et la syntaxe de Marcel Proust - comme le « roman russe moderne » - se ramifie en incises qui « loin de se subordonner au sujet discursif général, suivent un itinéraire indépendant, créent, dans leur cours, de nouveaux centres d'attraction, s'élargissent en ellipses, s'enroulent en volutes ». Sur cette lancée, Eugenio d'Ors reprend le thème connu de la « désagrégation » mentale : les périodes classiques seraient celles de tonus vital et d'individuation, les baroques celles de dépression, de perte des contours, d'attraction vers l'extérieur, de débordement de l'inconscient.

Après avoir ainsi défini l'essence du baroque, Eugenio d'Ors peut aborder les « espèces du genre baroque » imitées, sur un mode à la fois scientifique et plaisant, de la nomenclature binaire du naturaliste Linné. Sous le « genre » Barocchus, on trouve, entre une vingtaine d'autres espèces, des baroques antiques (Bar. alexandrinus, etc.) ou récents (Bar. gothicus, manuelinus du Portugal, etc.) ; trois correspondent à la grande époque dite baroque : le Bar. Maniera et le Bar. « Rococo » encadrant le plus important, le Bar. tridentinus. sive romanus, sivejesuiticus, dont les trois appellations renvoient aux trois origines traditionnelles (le concile de Trente, Rome, les jésuiteS). Enfin figurent certaines « espèces » littéraires en relation avec les arts plastiques et la musique : le Barocchus Romanticus, annoncé par Watteau et Rousseau, est pleinement représenté, entre autres, par Beethoven et Goya, Goethe et Delacroix, Turner et Chateaubriand ; le Barocchus finisecularis (« toute la civilisation de la période proprement appelée "Fin de Siècle" ») est celui de Wagner et de Rodin, de Rimbaud et d'Aubray Beardsley, de Bergson et de William James, de Lautréamont et de Des Esseintes, « des meubles de style végétal et des vases porteurs d'orchidées »... La dernière « rechute » est celle de ' 'après-guerre (Barocchus posteahellicuS).

Ainsi pour d'Ors. « les relations entre Yéon classique et Yéon baroque ne constituent qu'un chapitre, un corollaire de la question des rapports entre la Raison et la Vie ». Et lorsque l'opposition s'élargit en multiples facettes - décence et licence, personnalité et déguisement, ordre et désordre, Apollon et Dionysos, Logos et Pan... -, on pourrait craindre d'y perdre toute référence précise à l'art concret. Pourtant des historiens d'art dignes de foi ont utilisé cette opposition : ainsi dans la somme d'érudition que représentent les neuf volumes de son Histoire de l'architecture classique en France, Louis Hautecceur voit dans classicisme et baroque « deux conceptions du réel, deux attitudes de l'esprit », et reconnaît une alternance entre « un courant sévère, rationnel, classique » et « un courant fantaisiste, imaginatif, baroque ».



7. Vers l'« expression d'une société »



La dernière étape de la définition marque un mouvement dialectique de limitation et d'extension : application stylistique élargie, définition historique étroite, enfin propagation de la notion à toute une culture.

Pour Henri Focillon, d'abord, dans La Vie des formes (1936), le baroque est un moment de la vie des formes, caractérisé par quelques traits, intéressant aussi la littérature. D'abord la liberté : les formes y oublient les cadres, sortent de la convenance et tendent à prendre possession de l'espace dans une prolifération végétale. Ensuite la fusion des arts : ceux-ci mettent leurs ressources en commun, franchissent leurs frontières et s'empruntent leurs effets - trait caractéristique de la littérature baroque, dans le domaine de la représentation. Enfin une nostalgie du passé, un intérêt pour les formes anciennes où l'on cherche une inspiration, des exemples, des appuis.

Car la « vie des formes » fait nécessairement passer celles-ci par plusieurs stades, dont on retrouve la succession à différentes époques ou dans différents styles : une phase d'archaïsme, ou expérimentale, incertaine, d'ébauche, à la recherche de l'équilibre et de la doctrine ; une phase classique, celle de la stabilité, de la plénitude, de l'équilibre et de l'ordre ; une phase baroque, enfin, de raffinement, d'exubérance et de fantaisie, de générosité, dont les caractéristiques sont l'oubli des fonctions, l'expansion du décor, la multiplication des inventions et des détails, l'ébranlement de l'espace. Ainsi, l'art postérieur à la Renaissance, où se marquent à l'évidence ces traits d'originalité, d'abondance et de surcharge, mériterait d'être appelé baroque, mais parmi d'autres, comme la Grèce hellénistique après l'art du V* siècle, ou les « audaces tourmentées du flamboyant » après la sérénité du gothique.

Par ailleurs, la tendance à reconnaître du baroque hors de toute limite spatiale est développée par Claude Roy (Arts baroques, 1963) : rien n'empêche d'apercevoir un baroque indien et un baroque cambodgien, de désigner certains artistes chinois de la dynastie Weï et l'architecte catalan Gaudi comme des altistes baroques ; mais, ajoute-t-il, « cette reconnaissance d'un baroque universel ne peut se faire que par référence à ce qui est proprement le domaine du baroque occidental, de 1580 à 1780 environ, dans une aire géographique définie par les grands pays catholiques de l'Europe méditerranéenne et danubienne ». C'est aussi la conception à la fois stricte et ouverte de René Huyghe (L'Art et l'hommE) qui admet à la fois « le baroque des historiens, c'est-à-dire des Temps modernes », et « le baroque des esthéticiens » comme tendance profonde. Or, pour définir les traits d'un baroque « étemel » ou « transhistorique », encore faut-il définir d'abord sa référence, le baroque historique, et l'isoler. Lorsque Jean Rousset écrit :



La tendance dominante est celle qui localise, et de plus en plus étroitement, le baroque dans le XVIIe siècle, entre maniérisme et rococo.

(Trois conférences sur le baroque français, 1964) la formule reprend à sa manière la tripartition évolutive, en suggérant le baroque comme phase de plénitude, phase « classique » entre un maniérisme d'ébauche et de recherche, et un rococo d'exubérance et de fantaisie (« baroque baroque », devrait-on dire suivant FocilloN) ; elle rappelle aussi que si la période de référence est le xvif siècle, l'art de référence reste l'architecture, notamment religieuse, qui a marqué ce moment historique.

Chaque historien de l'art propose désormais ses traits distinctifs et sa définition. Dès 1912, Reymond définit l'art de la Contre-Réforme (fin XVIE) par trois caractères (christianisme, triomphe ou puissance, tristesse ou gravité) et l'art du XVIIe comme sa continuation, la tristesse en moins, disparue sous une apothéose de joie. Emile Mâle, dans L'Art religieux après le Concile de Trente, montre la prédominance de certains thèmes propres (le martyre, la vision et l'extase, la morT) dans certains traits stylistiques : la contre-courbe qui « constitue le fond même de toute architecture baroque » et un « illusionnisme optique qui déguise à nos yeux les masses anéanties ». Chastel note la dilatation et la multiplication des formes, Francastel leur foisonnement et le « large déploiement du mouvement ». Certains reviennent sur l'entrelacement des courbes, sur les interférences de formes convexes et concaves ; d'autres sur le goût de la mise en scène, le trompe-l'oil et la parade ; d'autres enfin sur la fusion des éléments dans un espace homogène ou sur « la composition multiple, ouverte, oblique et même glissante », incarnation de l'invisible dans le «chatoiement du monde sensible» (BonnefoY). Louis Hautecour, dans l'ouvrage déjà cité, tente une description concrète et précise :



Le baroque aime le décor luxuriant, les formes pleines, la fantaisie, le pittoresque. Il aime le mouvement, mouvement dans les plans, lignes cintrées, onduleuses, brisées, rompues par des ressauts, mouvements dans le décor, arabesques qui se nouent sur les murs et sur les parterres ; figures de stuc qui se détachent sur les entablements, plafonds qui unissent la peinture et l'architecture ; il aime la polychromie, les matières riches et variées, l'artifice.



Toutes ces définitions amènent progressivement à la « correspondance des arts », à des analogies avec des manifestations et des domaines d'application différents : à la dernière acception du terme.



Selon les travaux de W. Weisbach et notamment son article « Barock als Stilphànomen » (1924),' le « Baroque comme style » est à considérer sous deux aspects : d'une part manifestation formelle ; d'autre part « symbole expressif » de réalités culturelles, psychologiques, sociales, etc. Attaché à une ère historique (fin XVT et XVIIE), à une aire géographique (une bonne partie de l'EuropE), à un lieu de naissance (l'ItaliE), il est l'expression d'un grand mouvement de culture : la naissance et le développement de la Contre-Réforme (de la spiritualité jésuitE) et de l'absolutisme politique. Dès lors, le terme « baroque » peut s'étendre à toutes les formes d'activité (musique, mode, philosophie, politique - et littératurE) de cette période historique, et finalement à la période elle-même : « âge baroque » (BarockzeiT) couvrant la fin du XVIe, tout le XVIIe, voire une partie du XVIIIe siècle. Dans ces limites chronologiques flottantes, qu'il s'agira de préciser, le baroque devient « l'expression d'une société » (V.-L. TapiE), permettant de restituer l'unité vivante d'un temps, d'un type de pouvoir et de rapports sociaux, la liaison de certaines formes de goût, de sensibilité et de pensée, et l'interdépendance des divers faits de culture.






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