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BRUGES-LA-MORTE : DU TEXTE AU PALIMPSESTE






Introduction



« Entrer dans une ouvre, c'est changer d'univers, c'est ouvrir un horizon », écrivait Jean Rousset1 et nous lui donnons raison parce que les lectures que nous proposent Dominique Rolin et Sylvie Doizelet dans les romans Bruges la vive2 et, respectivement, L'amour même3 ne font que nous offrir une autre perspective que celle de Georges Rodenbach sur la ville de Bruges et sur l'histoire de Hugues Viane.

Dans le roman de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte*, la ville est un espace extérieur qui devient le reflet de l'intériorité des personnages, grâce aux analogies « subtiles » qui s'y tissent et qui en constituent l'armature. Le texte de Rodenbach illustre le système des associations analogiques, construit à partir des matériaux mentaux offerts par l'esprit des personnages à la suite de l'exploration de leur âme. Par la magie de l'analogie, on donne un équivalent de l'univers intérieur du héros et la possibilité d'extérioriser une intériorité souffrante, qui cherche à se délivrer. Par la même magie, Bruges devient une sorte de miroir du monde intérieur des personnages, l'équivalent de leur vie profonde.



Si l'ouvre de Rodenbach fascine, c'est par la grâce et la nostalgie avec lesquelles l'auteur a évoqué Bruges qui n'était pas la ville de sa naissance, mais sa ville d'élection parce qu'elle reflétait le mieux son état d'esprit.



Les écrivains qui ont essayé de réécrire le roman de Rodenbach ont eu leur motivation plus ou moins personnelle. Pour Dominique Rolin, Bruges a été le lieu de son enfance et de sa jeunesse ; quant à Sylvie Doizelet, elle est sensible à l'amour de Hugues pour sa femme morte, à sa souffrance et à sa quête d'un bonheur perdu.



Images d'une ville



Dans Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach nous promène dans les rues de Bruges, le long des quais, nous conduit dans des églises, dans une ville en apparence sans vie. n nous fait découvrir son atmosphère pesante, sous le signe de l'immobilisme et du silence des quais, des canaux et des maisons. .

Dans le roman de Dominique Rolin, Bruges la vive, nous avons une autre perception de la ville. Le sujet en est très simple : l'écrivain entreprend une incursion, à l'aide de la mémoire, dans la ville de Bruges dont elle redécouvre le charme après de longues années passées à Paris:

Si je suis fixée en France depuis longtemps et douée pour l'immobilisme, ma mémoire, elle, a conservé intacts son dynamisme et sa légèreté. Elle a dit oui sans hésiter. Il faut préciser qu'elle a la passion des souvenirs.5

Bruges est la ville qui se définit comme un espace situé entre la verticalité sacrée représentée par le Beffroi et les tours des bâtiments, d'un côté, et l'horizontalité du pays représentée par le Béguinage, les quais et les canaux, d'autre. « L'interminable manteau des siècles et des styles habillant Bruges & lui confère un visage particulier où tout s'exerce dans « une perspective d'éternité *7 et séduit tous ceux qui s'en approchent. Dans un premier moment on se trouve devant une ville ouverte, à la portée des touristes, mais vite :



[s]ans percevoir qu'on est l'objet d'une métamorphose, on est pris au piège et possédé. [...] On a beau choisir judicieusement son hôtel, repérer tel restaurant pour le pittoresque de son décor ou la modicité de ses prix, explorer en long et en large des monuments bourrés de trésors, d'emblée on se heurte aux obstacles d'une réalité autre, préservée, dissimulée, hautaine, pudique et joyeuse[...].



C'est à ce moment que la ville commence à agir dans « sa calme entreprise d'envoûtement ».9 Si dans la perspective de Rodenbach la ville est figée dans sa tristesse et dans sa mélancolie, dans la vision de Dominique Rolin, elle est plus complexe grâce aux multiples perspectives qui nous sont offertes et qui la rendent vive, active. C'est d'ailleurs la différence que veulent suggérer les titres mêmes des deux romans : Bruges-la-Morte et Bruges la vive.

Dominique Rolin emprunte le style de Rodenbach pour retracer le contour géographique et spirituel et elle fait appel au double du narrateur - auteur, à la mémoire capable d'évoquer les moments de jadis afin de mieux en percevoir les changements:



Juste au moment de son départ, nous nous sommes contentées d'évoquer ensemble en riant nos expéditions d'autrefois. Depuis Bruxelles où nous habitions, nous prenions un train merveilleusement poussif qui s'adaptait aux courbes dun moelleux paysage, jusqu'à ce que Bruges se rapproche de nous par une succession de détours pleins de fantaisie. Sans violence, les derniers champs, les rideaux de peupliers et les prairies cédaient la place aux premières habitations de la ville : le convoi y entrait de plein pied, aucune rupture n'était sensible.



Le voyage se passe doucement parce que le panorama est « intemporel, donc satisfaisant », ce qui donne un sentiment d'anti-nostalgie car « revoir ce que l'on a beaucoup aimé est le contraire même de la nostalgie »

La mémoire, le double du moi de l'auteur, cette « compagne imaginaire », cette « sour jumelle », mais plus flexible, plus dynamique aidera à l'exercice d'écriture de la ville de Bruges. Les deux entités, différentes au début, la mémoire et l'être, vont se confondre « en une seule et même personne »12 qui va refaire la géographie et revivre toute l'histoire tumultueuse de la ville. Et c'est toujours elle qui aidera à résumer les premières impressions : « Tous les éléments que la ville m'avait proposés y recomposaient l'unité de ma mémoire. Ma mémoire et moi cessions d'être deux sours jumelles en mal d'expédition ».



Bruges est située dans un paysage doux, en plaine flamande, suffisamment proche de la mer du Nord pour que l'on sente son influence dans l'atmosphère et dans la vie économique, si l'on tient compte du fait que la liaison avec la mer a toujours été une artère vitale pour la ville. La mer a laissé son empreinte sur la vie des gens:



Le sel et le sable ont lavé les visages des vierges, des saintes et des anges des Primitifs flamands. Le sel et le sable ont apporté aux ossatures et aux chairs une netteté spéciale. Le sel et le sable ont imposé aux attitudes une certaine raideur qui résiste à l'action des marées. Ils ont marqué pour toujours les corps, qu'ils soient peints ou vivants.



La ville a connu dès le début de son existence une aisance matérielle qui s'est déployée grâce à sa situation géographique privilégiée, mais aussi grâce aux gens qui se sont mis à son service. La présence des Ducs de Bourgogne et de leur cour a entraîné une période d'éclat et de raffinement, mais la déchéance n'a pas tardé à se faire sentir:

L'aventure de la naissance, du déploiement et de la maturité d'une cité fait songer à la composition d'une symphonie dans ses mouvements : andante, adagio, etc., jusqu'au scintillant point d'orgue annonçant, avec de lentes précautions, que la courbe de sa destinée - une fois touchés les sommets - amorce une descente en direction du finale.



Tout comme chez Rodenbach, la musique des cloches se fait entendre dans le roman de Dominique Rolin telle une pluie de sons qui envahit les êtres et les oblige à l'écouter d'une autre oreille, mais :



[i]l ne faut pas se contenter d'entendre résonner le carillon de la Tour. Il faut minutieusement s'écouter soi-même l'entendre comme si l'on avait le pouvoir de se dédoubler. Dans les hauteurs du ciel quelqu'un s'amuse, dirait-on, à marteler et mettre en pièces un lustre astronomique dont les pendeloques de cristal par milliers musicalement se brisent, volent en éclats avant d'en couvrir l'atmosphère. Elles scintillent à l'oreille en cadences répétitives. Puis elles divisent la source première de leur explosion en centaines d'explosions secondaires, plus menues mais aussi brillantes, lesquelles à leur tour se subdivisent à l'infini. Elles descendent vers le sol avec une légèreté de facettes ailées. Elles me caressaient la tête et les épaules, caressaient aussi ceux qui passent, travaillent, se reposent, jouissent, souffrent et meurent.



Au long des siècles Bruges a acquis un prestige incomparable et elle est devenue un centre artistique sans pareil. L'explosion des abbayes et des monastères, en style romain, rigoureux et sévère, dont les bibliothèques rassemblaient des documents extraordinaires, l'éblouissante émergence de l'art gothique, les témoignages de l'art de la Renaissance et de l'art baroque, tout cet « interminable manteau des styles, habillant Bruges » lui ont forgé une personnalité particulière. C'est ici que l'on a fait l'exercice des arts appliqués : ferronnerie, vitraux, meubles sculptés, tapisserie, broderies raffinées, c'est ici que les « primitifs flamands » ont laissé leurs chefs-d'ouvre.

Pareille à un être vivant, la ville de Dominique Rolin se métamorphose, connaît une évolution continuelle dans l'espace flamand, « une lente et progressive transformation » :



Bruges était dès lors transformée en organisme vivant, brûlant, dont la physiologie ne cesse de subir des radiations nouvelles. Il était impossible, de toute évidence, de mesurer l'ampleur du phénomène dans l'immédiat. Et c'est justement cela qui est beau. Il était nécessaire tout d'abord que les siècles soient en mesure de l'étudier, de l'apprendre par cour avant d'avoir le privilège d'en parler à l'air libre.



Bruges « est une mine de feu magique, le noyau d'un volcan dormeur »18 qui, sous un silence apparent, cache une vie intense. Aux changements extérieurs s'ajoutent des mutations spirituelles à la mesure des changements de l'espace ; se réinventer un autre visage devient le but de la ville. Pour sa survie économique, elle accepte les « hordes de touristes » venir s'emparer d'elle. Mais la conquête s'avère illusoire parce qu'en fait, c'est la ville qui s'empare des touristes ou des étrangers venus de partout s'y établir, tout comme Hugues, autrefois.

Bruges reste vivante dans l'esprit de Dominique Rolin et un voyage avec la complicité de la mémoire ne fait que souligner l'amour qu'elle lui porte : « Bruges était déjà fort loin, tandis que Bruges poursuivait au fond de moi son insolite éclosion. [...] je n'avais pas eu besoin de ma doublure pour mettre sur papier ce petit texte de reconnaissance et, pourquoi ne pas l'écrire en toutes lettres, d'amour. »19

Dominique Rolin rejoint Rodenbach lorsqu'elle recourt à des analogies. Pour elle, la ville et ses églises ressemblent aux arbres d'une forêt qui ne meurt jamais, l'arbre étant le symbole de la stabilité et de la solidité :



Concevoir Bruges sous son vrai jour, c'est songer à une forêt composée de plusieurs centaines d'essences rares. On n'a pas bâti des monuments, mais on a planté des arbres. [...] Les peupliers, les bouleaux, les hêtres, les marronniers, les ormes, se sont costumés en églises, chapelles, tours, halles [...]. Deux chênes de race ont été choisis pour leur capacité de croissance et d'épanouissement : Notre-Dame et Saint-Sauveur. Un autre chêne dominant de haut l'espace végétal : le Beffroi; son front ressemble à quelque salle de concert bourrée d'oiseaux musiciens ponctuels.



Tout comme les arbres, les monuments de Bruges sont porteurs des traces d'une vie passée.

Si dans les romans de Rodenbach la ville de Bruges devient un état d'âme, les habitants se reconnaissant dans les monuments, chez Dominique Rolin il faut faire un voyage en soi-même afin de parvenir à s'identifier à la ville : « pour bien reconnaître cette espèce de coffre à bijoux unique en son genre, il fallait avant tout se traverser soi-même, n'être plus qu'un chapitre de roman où devaient s'exciter mes plus anciens dépôts de mémoire»



Casuistique amoureuse



Les dernières séquences de Bruges-la-Morte - « Hugues, l'âme rêtrogradée, ne se rappela plus que des choses très lointaines, les commencements de son veuvage, où il se croyait reporté...[...]. Et Hugues continûment répétait: "morte... morte... Bruges-la-Morte..." i»22 - scellent le lien entre le sentiment d'amour que Hugues éprouve encore pour sa femme morte, retrouvée pour peu de temps chez Jane, et dans la ville où il est venu vivre ses souvenirs.

Sylvie Doizelet donne une suite à l'histoire d'amour de Hugues et retrace ses quinze années de deuil et sa décision de recommencer la vie. Hugues a reconstruit une seconde vie, tout en gardant le souvenir de sa Morte à laquelle il demande pardon en lui disant souvent : « Tu sais bien que tu me manques [...] mais je vais continuer à vivre ».23 Il envisage une existence, probablement heureuse, mais sans importance réelle. Rencontrant Bella, Hugues l'épouse, mais celle-ci comprend vite que son mari n'a pas oublié sa première épouse et, qu'en se mariant avec elle, il allait avoir les deux : « Hugues nous a toutes les deux. Une morte, une vivante... Une ancienne, une nouvelle ».24

Dès le début, le livre de Sylvie Doizelet, se veut le reflet, le double même de Bruges-la-Morte. Le dédoublement se réalise au niveau de la composition, de la typologie des personnages. Bruges est la toile de fond d'un récit d'amour, le personnage principal change, ce n'est plus la Ville comme l'affirmait Rodenbach dans Bruges-la-Morte, mais une femme, ou plutôt deux femmes qui essaient de rendre Hugues heureux, après une vingtaine d'années de chagrin. Sylvie Doizelet respecte en tout la structure du texte sur lequel elle greffe son propre roman. Elle garde le même nombre de chapitres (quinzE) et pour insister sur l'original elle utilise des citations de Bruges-la-Morte tirées du chapitre correspondant : chapitre premier dont l'épigraphe est « Le jour déclinait, assombrissant les corridors de la grande demeure silencieuse...»25 ou bien chapitre II « Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais...»26, chapitre

V « Et tandis qu'il s'en allait chaque soir retrouver Jane...»27, chapitre

VI « Comment, et par quelle manigance de la destinée, dans cette Bruges lointaine de ses premiers souvenirs, avait surgi brusquement ce visage...»28 ou chapitre XV « Elle était morte...».



Les citations par lesquelles débutent les chapitres sont un signe d'intertextualité explicite, proposant une clé de lecture, et les textes qui les accompagnent offrent, en même temps, une continuation de l'histoire d'amour de Hugues pour sa femme morte. Malgré toutes ses tentatives d'effacer le souvenir afin de ne pas « s'enfoncer dans le chagrin », l'image de sa bien-aimée le hante. Il veut vivre pleinement et cela lui semble possible à partir du moment où il rencontre sa future femme, Bella.

En ce qui concerne le sujet, le livre L'amour même est un reflet à l'envers du roman de Rodenbach. Si chez Rodenbach l'histoire d'amour a une fin malheureuse et entraîne la mort, Sylvie Doizelet privilégie, elle, l'histoire d'un amour discret et subtil où la Morte s'efface peu à peu et cède la place à un autre amour, non pas conjugal (celui d'une deuxième nocE), mais extraconjugal. On peut parler d'un triangle amoureux Bella-Hugues-Jane qui n'est que le reflet du triangle La Morte-Hugues-Jane de Bruges-la-Morte. Si la Jane de Rodenbach rivalise avec la Morte voulant la remplacer dans toutes les circonstances, empruntant ses robes, ses bijoux, s'emparant de sa place dans la maison et essayant de profiter, en fait, de toutes ses relations amoureuses, la Jane de Sylvie Doizelet est complètement différente, elle ne demande rien et vit tout simplement « pour et par amour ».

Dans Bruges-la-Morte Hugues souffre de la perte de sa femme. Il la remplace, d'abord, par Jane, et vit deux vies simultanément. Chaque matin il fait ses dévotions devant les objets qui avaient appartenu à sa femme et, le soir, il va chez Jane, la dernière station de son culte.

Sylvie Doizelet imagine une autre évolution du personnage de Hugues et veut donner un autre cours à son destin malheureux. Le « défroqué de la douleur » de Rodenbach apparaît comme un obsédé heureux qui pourra aller retrouver Jane chaque soir, bien quïl soit marié à Bella ; l'obsession de retrouver sa Morte ne le quitte pas : « Mais tout au fond de lui, l'autre vivait encore. Et ces ombres-là cachées dans le souvenir, n'ont de cesse de trouver un nouveau corps. Lorsqu'elles l'ont trouvé, elles l'habitent. Et dès qu'elles l'habitent, le visage est transformé, et la ressemblance apparaît.



La Morte va prendre corps et sous le nom de Jane viendra troubler sa tranquillité, puisque « sa femme morte cherchait à entrer dans le corps de Jane. Elle avait fini par y arriver ».31 L'obsession de Hugues est tellement forte quïl lui semble retrouver dans Jane la Morte car les deux avaient le même regard et la même voix et « [l]'eau des canaux avait rencontré son reflet [de la Morte], les quais avaient porté ses pas, l'air porté sa voix ».32 De cette façon l'histoire de l'inconnue qui paralyse Hugues par la ressemblance avec la Morte, dans Bruges-la-Morte, se répète dans L'amour même. L'inconnue, Jane, fait de nouveau irruption dans sa vie, sans qu'il se souvienne de quoi que ce soit « entre l'instant de son apparition à la porte et celui où il a senti sa main se poser sur son bras et son corps se glisser à côté du sien ».33

Hugues se laisse porter par le courant, au lieu de lutter contre lui ; le sens de la réalité et du temps commence à lui échapper et il a l'impression que le passé, le présent et le futur se confondent. Comme toujours, il est sur le point de demander d'aide à sa Morte pour qu'elle le protège des dangers qui le menacent et de cette Jane qui ne lui « demandera rien. Une femme qulil] pourra aimer tranquillement, sans rien dire à personne, sans rien déranger dans [sa] vie. »



Il est intéressant de voir l'évolution du sentiment amoureux, la façon dont Hugues envisage le double de sa femme morte. Le double ne le charme plus au point de perdre sa raison comme jadis, dans le roman de Rodenbach, mais au contraire, au moment où le double de la Morte apparaît, il va essayer d'harmoniser sa nouvelle vie devenue plus compliquée. La prolifération du double chez Sylvie Doizelet apparaît comme le signe paradoxal d'une situation bloquée.35 Hugues, avec le souvenir de sa Morte, mène une vie double, partagée entre Bella et Jane, comme « une deuxième vie à l'intérieur de la première ».



Les Jane des deux romans reflètent les regrets, les souvenirs de Hugues, mais aussi ses désirs. Les deux Jane sont des femmes de moeurs légers, l'une est actrice et aime se laisser entretenir par ses amants, l'autre est « une femme qui à voix basse s'adressait aux hommes qu'elle croisait dans la rue sans rien demander matériellement. Un idée nouvelle avancée par Sylvie Doizelet est celle de faire apparaître le double au niveau du même personnage, celui de Jane ; dans la même personne vit la prostituée qui reçoit chez elle, au rez-de-chaussée, et la femme qui est à Hugues et qu'il vient voir à l'étage.

Quant à Bella, elle essaye de cacher la folie de Hugues, elle se rend compte que la femme qu'elle avait crue morte, habite maintenant la ville et « ressuscite pour accueillir Hugues » chaque soir. Bella devient Jane pour aider Hugues, elle était Jane dans leur maison, dans leur Ht, elle se substituait à Jane quand le désir réveillait Hugues. Pourtant elle ne peut devenir Jane la prostituée et refaire ses itinéraires nocturnes, malgré ses tentatives ; Bella veut se rendre compte de son charme et de la distance qui la sépare de la Morte: « comment elle avait pu imaginer que la morte et Jane étaient une seule et même personne. La morte ne pouvait être que de son côté à elle, Bella, atterrée de voir Hugues devenu la proie de Jane, prête à tout pour le voir guéri, libéré. »



La perspective des doubles est intéressante dans le roman L'amour même ; il est question là d'un double interchangeable Jane -Bella (même si celle-ci ne l'est que pour quelques instants, un double demandé par la trame narrative, pour la protection de HugueS) et un double permanent Jane - la Morte.

La passion pour une Morte, toujours « ressuscitée », cette passion envahissante et possessive présente dans Bruges-la-morte, continue dans le roman de Sylvie Doizelet. Hugues ne peut plus résister à l'assaut de la Morte et imagine « faire cesser de vivre » la femme vivante:



Il vit deux traces bleues sur sa nuque. Ses deux pouces aussitôt prirent place sur ces marques. Ainsi la scène s'est déjà produite, ainsi un autre avant moi a fait ce geste exactement, peut-être même voulait-il aller plus loin, appuyer, serrer encore et encore, de ses deux mains la faire cesser de vivre. Peut-être cet homme voulait-il, comme Hugues, en finir. En finir avec cet esclavage et cette douleur, en finir avec Jane.



La fin du roman nous rappelle Bruges-la-Morte; mais cette fois-ci la mort n'est pas évidente, il ny a qu'un mauvais rêve, celui du meurtre de Jane:



Il se leva. Cela lui semblait étrange d'être seul dans la chambre. Mais il avait eu tellement peur d'avoir perdu Jane, qu'il ne réussit pas vraiment à s'inquiéter de l'absence de Bella. [...] Même si ce n'était qu'en rêve, il ne voulait pas retourner là-bas, dans cette obscurité, cette chambre où il tuait Jane. Même si ce n'était qu'un rêve, il ne voulait pas retourner dans un monde où il perdait Jane. Mon Dieu, tu sais que tu peux tout me prendre, pourvu que tu me laisses Jane.



Cela prouve encore une fois que la ressemblance avec la Morte, qui se prolonge et se maintient d'un roman à l'autre, était plus forte qu'avait pu imaginer Hugues et qu'elle continue à le hanter malgré la nouvelle histoire de Sylvie Doizelet.



Pour conclure



Une seule ville, Bruges, et plusieurs lectures. Une ville morte dans la vision de Rodenbach car, par son atmosphère, par la tristesse des canaux et des bâtiments, elle constitue le cadre parfait pour le veuvage de Hugues. Une ville vivante qui charme les visiteurs dans les yeux de Dominique Rolin. Dans cet espace, mort et vivant à la fois, la vie des personnages de Georges Rodenbach, de Sylvie Doizelet ou bien de Dominique Rolin, est liée aux labyrinthes de la ville, à l'errance dans un espace méandreux.

Les images de Bruges ou bien l'histoire d'amour oscillent entre l'idée d'identité et celle d'altérité. Identité en ce qui concerne la ville et sa beauté triste et immobile, le nom, Jane et son caractère. L'altérité concerne la ville remémorée par Hugues.

Le cadre reste le même, celui de la ville de Bruges, mais les points de vue et les images reflétées sont différents, parce que les moments d'évocation sont très éloignés, à distance de presque un siècle.



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