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André Malraux - UN MONDE TRANSFIGURÉ






... aussi profonde que soit la dépendance, aussi constant que soit le sceau secret de la mort, l'artiste ne les croit pas à l'avance vainqueurs de l'instant vertigineux où l'homme les possède en leur imposant sa transfiguration.

André Malraux



Le parti pris épique



Ce qui intéresse Malraux chez les écrivains et les peintres est ce par quoi leur ouvre n'imite pas le réel, et, dans ses propres livres, il n'a pas voulu autre chose. Ses romans, ses « Antimémoires » et même ses essais, s'ils nous parlent du monde, ne le font pas avec le souci de le reproduire fidèlement. Il est devenu banal de dire que l'ambition de Malraux n'a jamais été d'ordre photographique ; on a même parlé de mythomanie. A la vérité, nul n'en fut plus conscient que lui, qui écrivait :





Les grands rêves poussent les hommes aux grandes actions et aux mythomanies épiques '.



Lorsqu'il revint de Chine après avoir rencontré Mao, Malraux évoqua la rencontre au Conseil des ministres du 18 août 1965. Son récit2 fut peu différent de celui que l'on peut lire dans les Antimémoires - mais tous deux, et surtout le second, diffèrent profondément des documents sténo-graphiques français et chinois 4. Selon toute vraisemblance, Malraux en a revu et corrigé la matière première dans un sens épique, grisé, semble-t-il, par l'impression de grandeur que lui avait imposée l'« empereur de bronze ». On a raconté qu'à Pékin, le lendemain de la rencontre, un diplomate de l'ambassade de France lui présenta la sténographie officielle de son entretien avec Mao et qu'il répondit : « Je compléterai ' ». En un sens, rien ne fait mieux comprendre que cette réponse l'esthétique de Malraux : le réel ne suffît pas. Jamais les choses telles qu'elles sont ne purent le satisfaire. Il lui fallait modifier, transformer le réel. Certains lui en firent grief, censeurs mesquins à qui il est difficile de faire comprendre que « plus un écrivain a du génie, plus il s'éloigne de la réalité2 ». Devant la réalité nue, Malraux devait éprouver un sentiment d'insatisfaction et d'in-complétude, d'où sa volonté de compléter, qu'il s'agît de la conversation avec Mao, qui fera dans les Antimémoires l'objet d'une véritable mise en scène épique, ou de tout autre événement important de sa vie. Après tout il n'a pas intitulé son livre « Mémoires fidèles pour servir à l'histoire de mon temps », et le titre justement choisi (d'Antimémoires ne cherche pas à tromper le lecteur. Mais, cette veine épique ne se limite pas aux Antimémoires. Nous avons vu que ses essais sur l'art pouvaient être lus comme une épopée dont les héros seraient les artistes, et c'est du même goût de la grandeur héroïque (Malraux citait souvent CorneillE) que procèdent la passion que lui inspirait Alexandre le Grand, auquel il consacrera l'étrange chapitre II de La Corde et les souris ; la référence qu'il faisait fréquemment aux soldats de l'an II ou encore cette phrase qui lui vint spontanément devant un interlocuteur qui lui parlait des avions des républicains durant la guerre d'Espagne : « C'étaient les caravelles de Christophe Colomb... » Ses métaphores allaient presque toujours dans le sens de l'épopée, elles grandissaient l'événement et le poétisaient, comme s'il eût voulu coûte que coûte le soustraire à la prose du monde.

Dans une page que Malraux connaissait bien, Baudelaire fustige le « culte niais de la nature non expliquée par l'imagination » et dit y voir « un signe évident d'abaissement générali. » Il s'agissait de peinture, mais le propos s'applique tout aussi bien à la littérature, surtout dans le cas de Malraux qui a placé plus d'une fois l'un de ses livres sous le signe d'un peintre. Sans parler, évidemment, de ses essais sur l'art où le rapport avec la peinture est d'une autre nature, retenons La Condition humaine et Les Chênes qu'on abat.



Sous le signe de Griinewald et du Greco



Nous avons vu qu'aux yeux de Malraux La Condition humaine était « un livre expressionniste, comme l'ouvre de Griinewald ». Rappelons qu'il reçut devant le retable d'Issenheim ce qu'il a lui-même appelé une « commotion », terme dont Baudelaire s'était servi lui aussi en parlant des Caprices de Goya... Les détails de ce retable, reproduits dans Les Voix du silence (le torse et les pieds du Crucifié), sont particulièrement violents et pathétiques. Qu'est-ce qui, dans La Condition humaine, peut rappeler ce corps criblé d'épines et décharné ? La jeune fille qui a essayé de se suicider parce qu'on la forçait à épouser une brute et qu'on amène à l'hôpital dans sa robe de mariée pleine de sang 4 ; le Russe affamé qui « s'était suicidé un jour de trop grande misère, et dont la femme folle de rage avait giflé le cadavre qui l'abandonnait, avec quatre gosses dans les coins de la chambre 5 » ; le corps mutilé de l'enfant d'Hemmelrich 6 -scènes insoutenables qui sont au roman ce que les pieds tordus du Crucifié sont au retable de Griinewald, et qui rappellent aussi le discours d'Ivan Karamazov sur les enfants martyrs ou la petite fille ligotée, insultée et battue par ses parents dans Voyage au bout de la nuit de Céline7. Malraux recherche le trait noir, atroce. Il veut peindre une souffrance qui suscite la compassion et la révolte, mais il y a aussi du désespoir dans ces scènes, et seuls les désespérés peuvent comprendre le Crucifié dlssenheim.



Après qu'on eut reproché à Malraux d'avoir déformé ou embelli sa rencontre avec Mao, on fit remarquer, à propos de l'épilogue des Chênes qu'on abat, que les étoiles que le général de Gaulle aperçoit dans le ciel au moment de quitter son ami 9 sont fort improbables à trois ou quatre heures de l'après-midi '. Là encore, Malraux a « complété ». Le Miroir des limbes est émaillé de notations de ce genre, probablement inventées. Partant du réel, il était essentiel pour lui de le recréer, comme lorsqu'il remplaça, au début des Noyers de l'Altenburg, la cathédrale de Sens (où il avait été réellement captif en 1940) par la cathédrale de Chartres, plus prestigieuse et plus enthousiasmante. Recréer, recomposer, transformer : n'était-ce pas, après tout, l'attitude la plus cohérente de la part de celui qui parlait dès 1929 de « créer un monde à notre image lorsque nous ne voulons pas être à l'image du monde » ? [. Anthologie, p. 95]



Si La Condition humaine fut placée sous le signe de Grùnewald, on aurait tort d'oublier que Les Chênes qu'on abat le furent sous celui du Greco : « Je ne me suis pas soucié d'une photographie » écrit Malraux dans sa préface, « j'ai rêvé d'un Greco ». Mais, comme il s'agissait du général de Gaulle, il acheva ainsi sa phrase : « j'ai rêvé d'un Greco ; mais non d'un Greco dont le modèle serait imaginaire 2. » Le Greco aussi a peint des personnages réels (cardinaux, humanisteS), mais en les recréant selon son style, en les étirant comme des flammes. La référence à ce peintre n'est pas fortuite : dans Les Voix du silence, il le présentait comme un peintre qui ne se soumet pas au réel, et qui, lorsqu'il peint Tolède, ville ocre, la peint vert sombre -. En prévenant qu'il ne s'est pas soucié d'une photographie, Malraux considère d'emblée comme secondaire la question de la ressemblance, de l'exacte conformité à son modèle. Son projet n'est pas d'offrir au public une photo d'identité du général de Gaulle, ni même un portrait « réaliste », mais de faire une ouvre d'art. D'où l'omniprésence de la neige pour sa puissance poétique, d'où aussi les nombreux rapprochements entre le général et saint Bernard, qui tendent à rendre l'évocation plus ou moins intemporelle.

Baudelaire était visiblement inquiet lorsqu'il dénonçait la prétention de la photographie à se substituer à l'art, à empiéter sur « tout ce qui ne vaut que par ce que l'homme y ajoute de son âme ». La photographie est utile et précieuse, mais un peintre n'est pas un photographe, et un écrivain non plus. Lorsque Pompidou critique Les Chênes, il semble oublier que Malraux (qu'il avait pourtant beaucoup admiré) est un écrivain et non un journaliste venu à Colombey avec son magnétophone. On pourrait objecter à cela que, puisqu'il s'agissait avec de Gaulle d'un homme historique, Malraux aurait dû restituer leur dialogue avec une scrupuleuse fidélité. Peut-être, mais les Mémoires d'outre-tombe, qui mettent en scène de nombreuses figures de l'histoire, ne sont pas non plus un document « photographique » ; ils n'en sont pas moins un livre admirable. Même si Chateaubriand a inventé sa rencontre avec le général Washington, le chapitre où il évoque cette rencontre ' reste fascinant. « Les personnages des grands mémorialistes, ce sont des personnages que le lecteur croirait vrais même s'il savait que l'auteur les a imaginés2... » Nous savons que de Gaulle et Malraux se connaissaient vraiment et qu'ils se rencontrèrent réellement une dernière fois à Colombey-les-Deux-Eglises, le 11 décembre 1969 ; mais même si de Gaulle n'avait pas dit à Malraux tout ce que celui-ci lui fait dire, même s'il n'y avait pas d'étoiles au moment où ils se séparèrent, Les Chênes qu'on abat resteraient une somptueuse mise en scène. On pouvait lire, dès la première page de la préface de la première édition (mars 1971) : « ce livre est une interview comme La Condition humaine était un reportage... » Malraux se présentait-il donc comme un journaliste ? Sinon, que signifiait cet avertissement inattendu ? Le comprendre au premier degré conduisait à un contresens. Quelques semaines plus tard, le premier tirage épuisé, Gallimard réimprima Les Chênes et Malraux compléta sa phrase : « ce livre est une interview comme La Condition humaine était un reportage, c'est-à-dire pas du tout. » L'anecdote est révélatrice des risques d'incompréhension auxquels un style trop allusif peut exposer son auteur. Reprenant la même idée dans la préface de L'Irréel3, Malraux évita cette fois toute ambiguïté : « ce n'est pas plus une histoire de l'art que La Condition humaine n'est un reportage sur la Chine. » Dans Les Chênes qu'on abat comme dans La Condition humaine, Malraux a donc ajouté à la matière première du réel quelque chose de son âme, pour parler comme Baudelaire.



La vie et l'art



Mais, tout romancier qu'il était, Malraux pouvait fort bien restituer fidèlement, sa vaste mémoire aidant, les propos qui lui avaient été adressés par tel ou tel de ses interlocuteurs. On sait par exemple que le modèle de Guernico, dans L'Espoir, fut le poète espagnol José Bergamin. Or, je tiens de Bergamin lui-même que tout ce que Malraux fait dire à Guernico dans le très beau chapitre où il dialogue avec Garcia ' reproduit fidèlement les propos de Bergamin durant ses conversations madrilènes avec Malraux. Je tiens également de Senghor que ce que Malraux lui fait dire dans le premier chapitre de La Corde et les souris n'est pas inventé mais reproduit bien ses propos. Lorsque nous disons que l'ouvre de Malraux nous offre un monde transfiguré, cela ne signifie donc pas qu'il s'agit d'un monde où tout est faux : il s'agit d'un monde que le réel ne suffit pas à emplir. Dans Le Miroir des limbes comme dans les Mémoires d'outre-tombe ou dans les tragédies du XVIIe siècle, les souvenirs (ou l'histoirE) voisinent avec l'imaginaire ; et, de même que Proust transfigure les personnages de La Recherche - le père du narrateur en Jupiter de Gustave Moreau, des jeunes filles au bord de la mer en caryatides -, de même Malraux métamorphose les siens en ouvres d'art ou en pierres levées. Dans L'Espoir, Guernico est « blond pâle comme tant de portraits de Velasquez 2 » et le vieil Alvear devient un Greco baroque - métaphore annonçant la conversation avec Scali, qui portera principalement sur l'art [. Anthologie, p. 99]. Dans Les Chênes qu'on abat, la métaphore transforme le général de Gaulle aux funérailles de Jean Moulin en « menhir dans sa longue capote battue par le vent glacé3 ». Dans Lazare, c'est le souvenir de l'hôpital militaire de Madrid qui évoque « les faces de Grecos des miliciens amputés4 ». Ce ne sont pas seulement des personnages, mais aussi des lieux que l'art transfigure : de même que le ciel qui se déploie au-dessus de la gare Saint-Lazare rappelle au Narrateur de La Recherche certains ciels de Mantegna ou de Véronèse, de même les cheminées de Paris qui se découpent sur le ciel d'hiver sont pour Malraux celles de Daumier5, et l'hôpital de Madrid devient une « cave voûtée de Goya6 ». Comme si la peinture qu'il aima tant se substituait à la réalité. Sans doute faut-il faire ici la part de l'effet recherché, la part de la rhétorique, mais il existe des êtres qui ne voient plus le monde qu'à travers les souvenirs de leurs lectures ou des tableaux qu'ils aiment. Malraux fut peut-être l'un d'eux - mais jusqu'à un certain point seulement, car il ne mettait pas l'art au-dessus de la vie : ses engagements en sont la preuve. Il n'empêche que si le romancier établit avec ses fictions une relation continue - ce que Malraux proposa de considérer comme une définition éventuelle de la folie [. Anthologie, p. 184] -, l'homme qui aime la peinture ou la littérature établit une relation avec les fictions des autres ; il vit dans le monde de l'art qui est un monde transfiguré, si ce n'est un autre monde.

Dans Les Voix du silence, Malraux a développé l'idée que l'art d'une civilisation est radicalement différent de ce que fut la réalité de cette civilisation, et n'en est donc pas le reflet. Les mosaïques byzantines n'expriment ni les tortures ni les assassinats, fréquents à Byzance ; les sculptures aztèques n'expriment pas les sacrifices humains :



Si atroce que soit un temps, son style n'en transmet jamais que la musique ; le musée imaginaire est le chant de l'histoire, il n'en est pas l'illustration. [. Anthologie, p. 133].



On ne saurait trop souligner l'importance de cette phrase, car aux yeux de Malraux, plus encore que transfiguration, l'art est transmutation. Sans doute retrouvons-nous ici l'héritage de Baudelaire, qu'exprime le vers illustre adressé à la ville ambiguë : « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or '. » De la saleté des steppes de Scythie, il ne reste que des plaques d'or... [ Anthologie, p. 133]. L'artiste est le Grand Alchimiste.



L'horreur



Il y a pourtant chez Malraux une certaine fascination de l'horreur dont témoigne notamment son intérêt pour l'art saturnien de Goya et pour la noirceur des premiers Fautrier. Certes, il n'a pas le goût de décrire, comme Céline, la pyorrhée alvéolaire de l'abbé Protiste ni celui de s'attarder, comme Sartre, sur l'écourement nauséeux qui submerge Roquentin. Sa tendance est beaucoup plus expressionniste et tragique, comme on le voit, par exemple, dans la page des Conquérants où les cadavres des torturés sont debout, tels des pieux, et laissent voir de « grandes taches noires de sang caillé », des yeux révulsés, parce qu'on leur a coupé les paupières2. En outre, Malraux a longuement évoqué, dans deux romans distincts, des univers en décomposition : la forêt pourrissante dans La Voie royale et la nature liquéfiée par les gaz de combat dans Les Noyers de l'Altenburg.



Indiscutablement, le grouillement humide de la jungle cambodgienne décrite dans la deuxième partie de La Voie royale témoigne d'une attirance répulsive pour cet univers gluant peuplé d'insectes, où l'être humain ne compte plus. Cette forêt ressemble à une allégorie du destin, et nous y reconnaissons l'angoisse qu'inspirait à l'écrivain l'idée d'un univers « qui serait le même, si l'homme n'existait pas ' ». Quant aux insectes, ils figuraient dans sa symbolique personnelle des attributs du monde démoniaque2.

Dans Les Noyers de l'Altenburg, son dernier roman, écrit pendant l'occupation allemande et publié en Suisse en 1943 sous le titre La Lutte avec l'ange3, l'horreur commence lorsque le père du narrateur atteint le terrain que viennent de traverser les gaz. La nature est devenue un univers purulent affreusement inhumain, une « vallée des morts 4 ». Paysage d'enfer où trébuchent les corps gluants de feuilles, grouillement des morts « cramponnés les uns aux autres en grappes convulsives5 ». Ce qui bouleversait le père du narrateur « plus que ces yeux couleur de plomb, que ces mains tordues sur l'air vide, c'était qu'il n'y eût pas de plaies 6. » Une telle scène fait inévitablement penser aux morts des chambres à gaz ; or, Malraux a écrit ces lignes en 1941.



Ces pages ne font certainement pas entendre le « chant de l'histoire ». Sont-elles pour autant « réalistes » ? Non, bien sûr, tout réel devenant irréel du moment qu'il est produit par une écriture Elles font partie de l'ouvre d'un écrivain qui considérait ses livres - et surtout ses romans -comme des ouvres d'art et non comme de simples témoignages. Pourtant, des pages qui évoquent la forêt cambodgienne ou l'atrocité des gaz, on ne peut dire qu'elles soient « belles », comme on le dirait de pages de Barrés ou de Proust. Quelle est donc l'esthétique à l'ouvre dans ces pages de Malraux ?



Pour reprendre la distinction kantienne, il semble que l'esthétique de Malraux relève davantage du sublime que du beau, car la violence et l'horreur s'adressent au sentiment du sublime ; le plaisir et la joie, au contraire, au sentiment du beau '.

Malraux n'était pas un esthète : ne parle-t-il pas dans sa préface à Sanctuaire des « beaux romans paralysés de Flaubert » ? [. Anthologie, p. 96]. Quant à lui, il ne recherchait guère la beauté formelle, cette « beauté du verbe, plastique et idéale » dont parle Barrés. Rien de plus éloigné de lui que le culte parnassien du bel objet. 11 savait fort bien que, depuis Manet, la valeur suprême est devenue, pour la plupart des peintres, la peinture elle-même ; mais à ses yeux, la forme d'une ouvre (plastique ou littérairE) n'est pas une fin en soi : elle a pour vocation d'échapper au temps et d'assurer ainsi la survie par procuration de son auteur. Le monde de l'art est le monde d'un pouvoir - du pouvoir d'échapper au temps à travers la forme. [. Anthologie, p. 203].



Echapper au temps, tel est l'un des leitmotive obsessionnels de la réflexion de Malraux sur l'art. Il y devinait un profond ressort de la création chez la plupart des artistes - et en lui-même.

Pourtant, cet homme qui aima passionnément la peinture ne s'est pas leurré : contrairement à ce qu'on a parfois prétendu, l'art - bien qu'il y devinât une mystérieuse transcendance 2 -, ne fut pas pour lui une religion ; et Scali exprime certainement la conviction de Malraux, lorsqu'il dit dans L'Espoir :



L'art est peu de chose en face de la douleur, et. malheureusement, aucun tableau ne lient en face de taches de sang [. Anthologie, p. 103].



Comme les Désastres de la guerre, comme les amoncellements de cadavres des toiles de Zoran Music, les pages sur les gaz de combat sont une accusation lancée contre un monde inhumain, et un appel à la fraternité.



Une esthétique du noir et blanc



Malraux aimait les gravures de Rembrandt, de Piranèse, de Goya, et sa préface aux Dessins de Goya ' fut reprise dans Le Triangle noir sous un titre - Goya en blanc et noir - qui annonçait l'univers de l'eau-forte. Le noir des fonds de ses gravures est « une matière qui exprime la réalité sans l'imiter » [. Anthologie, p. 119-120]. Malraux fait en outre remarquer que ce grand coloriste déclara vers la fin de sa vie : Il n'y a dans la nature que du noir et du blanc 2. Cela signifiait que pour lui le monde était fait désormais pour aboutir à ses gravures... Tl n'y a rien d'étonnant, au contraire, dans ce goût de Malraux pour un art qui, en soumettant le monde au noir et au blanc, ne peut être suspect d'illusionnisme. C'est ainsi qu'il admirera encore les gravures d'un autre grand coloriste, Chagall : il préférait nettement les eaux-fortes en noir profond dont il avait illustré Et sur la terre... à celles qu'il avait réalisées en couleurs pour Celui qui dit les choses sans rien dire d'Aragon.



Il en va de même dans le domaine du cinéma. Les films qu'il aima le plus sont des films en noir et blanc, ceux des expressionnistes allemands dont nous avons déjà parlé, ceux d'Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine, OctobrE) ; La Ruée vers l'or de Chaplin - trois films qu'il évoque dans une même page de L'Intemporel. Lui plaisait le refus de l'illusionnisme propre au noir et blanc : nous sommes convaincus, écrivait-il, par le cinéma en noir, « bien que nous sachions que le monde n'est pas monochrome 5 ». Alain Meyer a fait remarquer avec beaucoup de justesse que les lumières ternes et les clairs-obscurs de La Condition humaine évoquaient le noir et blanc des films de l'époque. Le Train mongol de Trauberg ou Docks de New York de Sternberg 6. On peut aussi soupçonner dans l'ombre de Katow grandissant sur le mur des torturés, puis très noire « sur les grandes fenêtres nocturnes » tandis qu'il marche vers la mort, un souvenir du rôle si important de l'ombre dans les films expressionnistes, chez Murnau par exemple - et nous nous souvenons que Malraux mentionne « l'ombre de Nosferatu » dans l'Esquisse d'une psychologie du cinéma. Ces analogies vérifient une idée qu'il a maintes fois formulée : les ouvres d'art se réfèrent moins au réel qu'à d'autres ouvres d'art [. Anthologie, p. 121-122 et 183].



Enfin, contre toute attente. Malraux s'intéressa également à la photo, Il aurait pu faire sienne l'attitude de Baudelaire la limitant à une fonction purement documentaire et archivistique, et n'acceptant pas qu'elle empiète sur « le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que par ce que l'homme y ajoute de son âme ' ». Mais à Marville, Nadar et Carjat - pourtant admirables photographes - ont succédé Man Ray, Cartier-Bresson, tous ceux pour qui la photo est devenue un art. Parler de la photo comme d'un art peut sembler un paradoxe, voire une provocation. Pourtant, Malraux lui-même, préfaçant un album d'izis, reconnaîtra : « cette technique, que l'on crut née pour saisir la réalité dans l'instant, devient art lorsqu'elle saisit l'instant où se reflètent des siècles, l'instant qui métamorphose le réel en le prolongeant dans l'interrogation du poème 2. » Ce magnifique album dont Malraux a visiblement apprécié maintes photographies n'en compte pas une seule en couleurs : il n'y a pas de doute que la photo en noir est plus susceptible de « devenir art » que la photo en couleurs, parce que, encore une fois, elle ne peut prétendre reproduire le réel. Toutes proportions gardées, elle cherche, comme la gravure, à exprimer la réalité sans l'imiter.

Le noir est une couleur dominante dans les livres de Malraux. Les « paysans noirs » de L'Espoir, l'herbe noire de Bolgako, les « herses de glaives noirs » de la crypte des Déportés, les « femmes noires de Corrèze », les « longues files noires » qui suivent le corps de Tom Morel dans « la grande indifférence de l'hiver », la Méduse noire d'Haïti, autant d'emblèmes d'une ouvre dont la tonalité s'accorde au noir mieux qu'aux couleurs vives, une ouvre dans laquelle le noir, comme chez Goya, concourt à la stylisation des figures et semble être là pour rappeler constamment la mort.



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