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André du Bouchet - analyse






«Je vais droit au jour turbulent» (C. IL)1 : tels sont l'élan premier, le vou originel qui emportent ici poète et poème. Un tropisme de l'ardeur diurne commande, et avec quelle sécheresse, quelle nudité têtue, tout le paysage rêvé d'André du Bouchet. Jamais peut-être mieux que pour lui la littérature ne s'était voulue projet, c'est-à-dire à la fois aspiration à un autre que soi et jaillissement de soi, tension d'une intimité vers le dehors d'un monde. Le poète est un homme qui sort de chez lui. et qui se met en marche : à travers champs, routes, murailles, il avance, sans s'accorder détour ni station, vers cette « turbulence », ce foyer de lumière qui attire et dirige son pas. Ce feu, remarquons-le, ne lui est pas donné, il ne fait pas l'objet d'une prise immédiate : il faut aller à lui et le rejoindre : c'est moins un lieu qu'un but. et un but lointain, peut-être insaisissable. Ceci distingue l'extase diurne de Du Bouchet de la joie matinale de Char, avec laquelle on pourrait être d'abord tenté de la confondre : il ne saurait s'agir ici d'inaugurer un être neuf au contact de la nouveauté du jour, mais de marcher à la conquête de ce jour, de ce principe lumineux dont l'énigme embrase l'horizon révélé de notre vie.



Cette marche pourra être aussi une ascension ; dans le lointain de Du Bouchet. la turbulence enflammée se mue parfois en une dureté terreuse et montante : une montagne. " Tout commence à la montagne inachevée. à un moment de terre perdu » (C. 53) : montagne que notre élan vers elle réussira peut-être à faire vraiment surgir, à achever - moment dont notre quête voudra retrouver la brutalité, le rapt substantiel. A travers l'image montagneuse se traduisent ainsi pour moi la tentation d'une profondeur où m'enfoncer. l'appel d'une altitude en laquelle me hausser, le vou d'une matière dont ma rêverie éprouve la densité noire et rêche, la plénitude. La hantise du mont, qui domine chez Du Bouchet maint arrière-fond de paysage, enveloppe enfin le mystère de quelque chose que son apparition même nous dérobe, l'attrait d'un verso caché : «le côté sourd du ciel, le côté que je n'avais jamais vu» (C, 59), «la face de la terre qu'on ne voit pas» (C. 85), bref, cette fascination de l'inconnu, de l'autre, qui ne cesse de relancer la quête poétique, tout cela existe magiquement en elle comme un lointain dans le lointain, comme le secret même, ou l'aveu refusé de sa massivité. Un là-bas à la fois donné et clos, rayonnant et pauvre («vert-de-grisé»...) surgit donc pour nous au sein de «cette profondeur où la lointaine montagne se trouve immergée» (P. 45) : profondeur hors de laquelle aussi la montagne allumée peut émerger et culminer, nous effleurant à demi de son ardeur : « La montagne. Le feu. reçu, aux sommets du sol, me rejoint, resque» (C. 27).

La montagne porte donc le feu, et le feu embrase la montagne. Le jour ne se sépare pas ici d'une profondeur dévoilée de la matière : il est Vétre lui-même, un être qui ne se confond pas avec toutes les choses qui sont, mais qui se situe au-dessus, derrière, au-delà d'elles, les dépassant et les fondant comme « l'immensité de la nature sans nom - le jour» (P. 45). Cette nature, transcendante à tous les objets de la nature. Du Bouchet la rêve comme un sol devenu lumière, comme une densité absorbée par l'éclat : pierre muée en lampe, ou «montagne, la terre bue par le jour » (C, 10). Ce jourqui boit le monde possède pour lui la même fonction d'exaltation ontologique et de soutien que pour Baudelaire la splendeur des années profondes, ou pour Hôlderlin la paix lumineuse des dieux grecs. Ce qui pourtant distingue Du Bouchet de ces deux poètes, pour lui également exemplaires et fraternels, c'est que son jour possède un extraordinaire pouvoir de consomption, il est la pure vibration éclairante où toute réalité sensible se voit contrainte à la fois de s'avouer et de s'anéantir, afin de céder la place à son être... En lui va donc s'illuminer, se manifester, se volatiliser l'objet. L'opération de la lumière ressemble presque ici à une abstraction. Ce «fond du jour» qui est «encore devant nous», ce «fond embrasé de la terre» (C. 105), cette plénitude du feu ne sont en réalité qu'un vide, un «vide bourgeonnant» un «foyer sans reflet» (C, 48) : point de reflet en lui. puisque la réflexion supposerait un objet réflecteur, et que cette ardeur prolifère, «bourgeonne» justement pour abolir tout ce qui n'est pas elle, [.es choses ne s'ouvriront donc au jour, à leur jour profond, leur transcendance, qu'en renonçant à leur matérialité, et aussi à leur humanité, à leur tendresse. Du Bouchet dit à leur «rosée», pour se vouer à la siccité la plus exténuante. Rongé par cette ardeur, bu par ce désertisme. l'objet ne nous atteindra plus dès lors par ses déterminations visibles : forme, couleur, masse ni apparence : il nous iouchera par son halo irradiateur, son avant-souffle : moins objet à vrai dire que signe brûlant de ce qui fut objet, et a cessé de l'être. «Tout a disparu. La chaleur déjà» (C. 85) : un déjà qui naît de l'effacement du tout. L'être de Du Bouchet est ainsi à la fois une ardeur et un vide. ou. plus précisément, un évidement actif de cette ardeur; c'est quelque chose qui à la fois nous comble et nous creuse, nous englobe dans le brûlant bienfait de sa présence, et nous ouvre à l'infinie vacuité de son absence : en lui nous nous trouvons Dans la chaleur vacante. Cette « vacance» représente au sein de l'être le signe de ma conscience d'être : elle est «l'aridité qui découvre le jour» (C, 9).



Cette aridité, comprenons-le donc bien, est mienne : je vis en elle et elle naît en moi. La chaleur vacante ne tremble pas seulement pour moi dans le lointain visé de l'étendue, elle m'entoure et me soutient dans l'élan même qui me fait progresser vers elle. Ce « feu qui nous précède dans l'été » (C, 87). comment aurions-nous en effet aucune chance de le joindre, si nous n'en étions pas déjà d'une certaine manière possédés? Il brûle en moi aussi, comme un « moteur blanc » : chaleur que je ne poursuis plus, mais que «je mène» (C. 87). jour interne qui me pousse vers le fond du jour, s'affirmant capable peut-être de provoquer, d'éclairer cette transcendance lumineuse elle-même... Le moi, en effet - et la rêverie de Du Bouchet rejoint ici certains thèmes de Heidegger-, existe d'abord comme ouverture, comme don de dévoilement : « inséparable de ce qui est ouvert, de la lumière ambulante» (C, 78). il découvre à la fois, par la marche qui l'ouvre et qui ouvre le monde, son être propre et l'être de ce monde. Ainsi se développe la fausse énigme d'une lueur à la fois transcendante et immanente : «feu de pierres» auquel je m'alimente ici. et grâce auquel, sur «la terre compacte», «je continue de brûler» (C, 21). feu auquel je reste «réuni» (C, 63) et auquel je «ne renonce pas», même au cours de l'effort qui me pousse le long de la pente la plus glacée, la plus ingrate (C 75) ; mais feu aussi qui m'attend là-bas, là-haut, et que je « recevrai » peut-être une fois parvenu au haut de la montagne, au fond de l'horizon. Ce paradoxe, dont on verra bientôt qu'il est chez Du Bouchet fondamental - paradoxe d'un être appréhendé en même temps, et de la même manière ici et là-bas. dans son immanence et dans sa transcendance -, nous pouvons le dénouer en invoquant ici l'essence de la poésie. N'est-elle pas à la fois visée et pressentiment de l'être? M'emportant au-delà des objets immédiats de la nature, elle m'accorde d'emblée, d'un «accord évident», dit Du Bouchet, quoique «hors de vue» (P, 46). à la totalité du monde, au lointain le moins saisissable, au feu le plus ardent, et me place donc directement au sein de cette ardeur, de cet ensemble ou de cette étendue. «Tu ne me chercherais pas», pourrait dire ici le jour à la conscience poétique, « si tu ne m'avais trouvé» : trouvé, ajouterai-je, en toi.



Le poète ne se contente donc pas de marcher vers le jour, il est lui-même un jour qui marche, et qui, conséquence surprenante, n'aperçoit pas ce jour dans lequel, en direction duquel il marche. Car l'exercice du regard supposerait ici une distance entre l'oil et l'objet regardé, il réclamerait une séparation de l'être et de la conscience d'être : mais si je me situe dans le sentiment, ou dans le pressentiment de l'être, dans l'ouverture réciproque de l'être et de mon être-au-monde, cette distance disparaît : je ne suis plus alors un voyeur placé devant un visible, mais une existence absorbée par sa vision, une conscience immergée dans son voir. Être lumineux, cela revient donc, pour Du Bouchet, à être aveugle. Cette vérité prendra pour lui forme de mythe lorsqu'il rencontrera, et commentera de façon admirable, le tableau de Poussin qui s'intitule Orion aveugle à la recherche du soleil levant : tableau symbolique selon lui de toute l'aventure de Poussin, mais aussi bien, du moins me semble-t-il, de sa propre démarche. Car ce jour aveuglé, ce jour noir, ou «cette obscurité du jour» (C, 24). cette pénombre de la chaleur (et, inversement, cette «blancheur furieuse» de la nuiT) éclairent ses plus beaux poèmes. Comme le géant Orion, l'infatigable marcheur de Du Bouchet appartient déjà à la clarté vers laquelle il s'avance, et dans le feu de laquelle il se néglige. Son « lien avec les choses - à la fois lucidité et oubli de soi » - se nomme très exactement « aveuglement » (P. 44). La lumière en effet ne voit pas la lumière, elle éclaire mais n'est pas éclairée; le serait-elle qu'elle se trouverait aussitôt rejetée de la dignité de source ontologique au rang d'objet, et donc glacée, arrêtée dans son jaillissement même (« La chaleur qui nous renvoie, éclairés», C, 24), nous exclut de la clarté et de la chaleuR). Le jour rayonne donc ici comme une cécité. Orion, dit Du Bouchet. regarde la profondeur du paysage, ou plutôt, «il incarne cette vision». «Mais, l'incarnant, il devient aveugle. Ainsi, nous saisissant de la lumière, nous cessons de voir - et se traverse le jour» (P. 45).



Mais Orion. ce voyant aveugle, n'est qu'une figure d'utopie : dans la réalité, le jour se franchit moins aisément que dans l'univers magique de Poussin. Et, d'ailleurs. Orion lui-même est-il vraiment, totalement aveugle ? Héros de la conscience immergée, ou de l'avancée tactile, «fabuleux passant qui se crée un chemin dans l'air, aussi tangible et aussi indistinct que le sol de la terre qu'il foule et qui échappe presque totalement à nos regards lorsque nous le traversons» (P, 46), il n'en porte pas moins sur sa tête un homme, qui lui sert de conducteur : reconnaissons en ce guide la réémergence d'une conscience visuelle qui se distingue à nouveau nettement de ses objets pour les poser en face d'elle - champs, fleurs, arbres ou personnages - comme autant d'objets de conscience. Comment viser en effet l'être sans se cogner aux êtres dont il constitue la transcendance? Comment atteindre l'horizon sans percevoir l'espace qui I'écarte de nous - et le relie à nous ? Comment toucher le haut de la montagne sans emprunter le petit chemin zigzagant qui lentement s'élève sur son flanc? Entre ici et là-has s'étend en somme tout le tissu d'un monde : d'un monde qu'il nous faudra bien connaître et éprouver dans sa substance, même si celle-ci, et c'est le cas, doit ne nous répondre que par sa résistance, que par son opposition noire et glacée.



Car si le moi a pour vocation de se dévoiler en dévoilant la vérité des choses, l'objet - qu'il vaudrait sans doute mieux écrire ob-jet. pour souligner sa nature externe et opposante, son apparition en face de - semble avoir au contraire pour fonction d'être afin d'obstruer l'être. D'un seul mouvement donc, le réel se découvre et s'offusque : comme Reverdy, auquel il a consacré deux belles études. Du Bouchet sera hanté par la notion d'obstacle. Cet obstacle pourra prendre des formes très diverses, et au premier regard contradictoires. Souvent il se présentera comme une fuite en avant de l'étendue : vertigineux départ des choses, que nous ne parviendrons jamais ensuite à rattraper. C'est, par exemple, l'image de la route, du «chemin qui commence avant moi» (C 85). « route sur laquelle notre souffle se retire » (C, 25). «route où je sombre encore» et qui «me devance, comme le vent» (C, 24), à moins qu'elle ne se perde, et ne me perde, «à la surface des pierres». Ou bien, voisine, c'est la rêverie du papier blanc sur lequel je suis en train d'écrire mon poème, et dont l'espace vide semble à la fois vouloir stopper mon avancée et se dérober à mon atteinte. D'où, un peu comme chez Mallarmé, mais de façon plus mobile, plus dynamique, un véritable vertige de la page qui peut déboucher sur une sorte de course, sur une poursuite intérieure à l'écriture même. Tantôt en effet je me sens soutenu par mon invention et par l'ardeur qu'elle me donne, porté par l'étendue : «Je marche, réuni au feu, dans le papier vague confondu avec l'air, la terre désamorcée. Je prête mon bras au vent» (C, 63) : je suis un Orion, «une invisible paroi en marche qui se fraie un chemin dans l'air», en jouant sur la complicité de celui-ci. Mais voici que ce papier, cet air me redeviennent étrangers, qu'ils semblent se détacher de moi : d'un double mouvement ils bloquent alors mon avancée et se retirent sous le couvert de ce bloquage. m'obligeant à poursuivre éperdument mon étendue... «Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-devant de moi. il comble un ravin. Un peu plus loin dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-genoux dans les pierres » (C, 63). Je me retrouve donc à demi prisonnier de l'épaisseur («l'épaisseur ravinée» de la matière, C. 49), dans une situation d'enserrement, d'empierrement qui va développer çà et là son phantasme avec une extraordinaire et infiniment douleureuse richesse d'imagination. Car l'obstacle, ce pourra être tantôt une opacité, une noirceur visuellement repérables (« Là il se défend sur toute la ligne, avec ces arbres retranchés, ces êtres noirs», C, 61), tantôt une dureté luisante (pierres aiguës de la route, mottes du chamP), tantôt un revêtement glacé : c'est le mythe de la planitude blanche, ou du nivellement, papier, «incroyable glacier» qui recouvre et dérobe la montagne. L'inhibition s'intériorise quelquefois, elle devient notre épuisement lui-même : « Là encore, il prend la forme lourde et chaude de la fatigue, comme des membres de terre écorchés par une charrue» (C, 61), fatigue qui pourra provoquer, au bout de notre effort pour vaincre l'étendue, une véritable rupture interne de notre être : «Grand champ obstiné embolie.» (C, 53),

écrit admirablement Du Bouchet, avec un laconisme qui dit à la fois la longueur d'une tension muette et l'éclatement fulgurant qui la dénoue. Le même cauchemar pourra se présenter enfin comme un emprisonnement dans l'essence la plus intime, la plus physiologique de notre moi : c'est le thème du souffle contraignant, souffle de ma respiration, donc de ma vie - mais qui semble étendre tout autour de moi le cercle d'une nécessité biologique d'où je ne puis jamais sortir, et qui m'empêche d'accéder, en dehors de moi et de mon souffle, à la réalité des choses.

Symbolique de toutes ces difficultés, un mur va donc dresser ici son omniprésente obsession. Mais l'originalité de Du Bouchet - en particulier par rapport à Reverdy, cet autre persécuté de la muraille -, c'est qu'en cette paroi je puis continuer à avancer : elle me résiste certes, empêtre mon progrès, mais son obstruction s'étale en profondeur, elle se diffuse à peu près également dans toute l'épaisseur de l'intervalle. Le grand obstacle n'est autre en effet ici que l'espace lui-même, que I' « air blanc ». le « grand visage glacé » (C, 20) auquel je me heurte dès l'ouverture de ma porte, air qui «me serre à mourir» (C. 21), mais dans lequel pourtant je réussirai à m'insérer. C'est d'ailleurs cette insertion même qui fera surgir en lui la résistance... Nul mieux que Du Bouchet n'a décrit la dialectique douloureuse de l'élan et du freinage, le mariage ennemi de la vitesse, qui coupe l'étendue, et de l'air, qui par sa seule présence, sa masse interposée ralentit violemment cette enfoncée. «Le courant force se risquer dans le jour comme dans l'eau froide et blanche dure pour le motocycliste comme un couteau déplacé par le souffle» (C, 31) : pour le motocycliste (et maint paysage paraît éprouvé ici à partir de son engiN), l'air représente la même force obstruante et mordante, et pourtant en elle-même inerte, que l'eau pour le nageur ou que la terre pour la taupe. Mais cette morsure, cette douleur, c'est moi en réalité qui, par mon avancée, le tranchant de mon souffle, les ai provoquées, introduites en lui... Ou disons, si l'on veut, que tout le mal de ce contact manqué provient du fait que notre souffle se distingue essentiellement de l'air que nous touchons : au lieu d'être alors portés par l'étendue, et de devenir elle (nous vivrions le bonheur d' «un torrent sans souffle». C, 75, d'une asphyxie se conjuguant à un aveuglemenT), nous nous posons en face d'elle, et contre elle, contigus mais distincts : «Je sens la peau de l'air, et pourtant nous demeurons séparés» (C, 67). Cette tangence n'est donc en réalité qu'un écartement, qu'un refus de la chose, de l'air en lesquels je me projette en vain. D'extase (d'ek-stase...) mon projet est devenu une insistance (une insistancE), évidemment liée à une résistance... A qui la faute? Non point certes à moi, ni à l'objet : plutôt à l'extériorité spatiale elle-même qui constitue ici le principe de tous les épidermes. l'âme de toutes les surfaces - papier, glacier, air. champ, route - qui obturent pour nous la profondeur. D'où le vou d'une impossible liberté, née d'un dégagement, et introductrice à une conquête : « Que l'étendue nous déserte, et nous avancerons, comme la nue, au fond de l'air» (C. 26).



Mais puisque l'étendue ne nous déserte pas. puisque nous ne sommes ni un nuage ni un vent, mais une conscience humaine condamnée à l'espace, et vouée à sa promiscuité, à son insupportable densité, nous devrons rechercher les postures mentales les plus propres à nous permettre de nous enfoncer en lui. Nous explorerons ainsi naturellement les schèmes d'incision : le moi se rêvera couteau, soc labourant la terre, herse mordant le champ : il épousera « le lent travail du métal des faux à travers les pierres» (C, 94): il se situera lui-même «au bord de la faux ». sur le fil de la lame, là où la déchirure annonce le contact. Le rêve d'acuité traduit ainsi à la fois le vou d'une insertion forcée dans le dehors des choses, et l'utopie d'une conscience éperdument dirigée vers ce dehors, toute tendue vers une pointe extatique d'elle-même. Car c'est là où le moi cesse que le réel commence («tout flambe, tout recommence au-delà». C, 48); c'est en ce lieu, cette ligne-frontière, à cette «extrémité du jour, du souffle, où la terre débute» (C, 41), «de l'autre côté de ce mur» (C, 40), « à la coupure du souffle » (C, 42), «au début de la poitrine froide et blanche», «au-dessus du mur, dans la lumière sauvage» (C, 34), c'est là qu'en un effort extraordinaire d'extension j'essaierai de projeter le plus pur de ma vie. «J'écris» donc «aussi loin que possible de moi » (C, 36), j'écris au bout de moi, sur le seuil, ou au «deuxième étage»; j'écris dans la tension qui vise à m'absenter au maximum de moi. à installer en moi une « absence qui me tient lieu de souffle » et qui tombe «sur les papiers comme de la neige» (C. 36). absence que je ne puis pourtant connaître qu'en étant la pour l'éprouver absente, donc en demeurant d'une certaine façon présent à son absentement. Nous découvrons ainsi la situation paradoxale de la conscience humaine, à la fois présence et arrachement à soi, présence arrachée, arrachement auquel je suis présent. Du Bouchot dit, admirablement, météore.



Ce météore s'insère dans la réalité : mon impact, mon héroïque acuité servent à crever l'écran des choses. Il faut marquer ici la différence qui sépare Du Bouchet de Reverdy : alors que ce dernier se savait incapable de franchir à lui tout seul le mur. et attendait par conséquent qu'arrivent jusqu'à lui - voix chuchotées. clignotements, pas. portes ouvertes - les signes feutrés d'un ultra-monde. Du Bouchet choisit les chemins d'une action directe, agressive. Mais cette agression, il fallait s'y attendre, prendra bien vite entre le monde et lui les allures de la réciprocité... Car. dans la mesure où j'incise la chose, et dans le geste même de mon incision, c'est elle qui m'entaille aussi et qui me fait saigner. Insistance, nous le savons déjà, provoque résistance. Entre l'acte par lequel je coupe l'air et celui par lequel la froideur de l'air me coupe, il n'existe pas de différence. Charrue, je suis donc labouré («Labour, c'est cette lame que je verrais, j'entendrais». C. 18. lame par laquelle existence et conscience se déchirent, se possèdent mutuellemenT) ; cisaille, je suis tenaillé (par le feu dont «la tenaille court toute la nuit». C. 16) ; pioche, je suis bêché (« Et le jour bêchera notre poitrine », C. 16) : herse, je me déchiquette au « lit mordant de l'air» (C. 43). J'entame donc ce qui m'ébrèche. victime et auteur d'une fente à double face qui devient parfois fissure souffrante et saignante, blessure : « A côté on parle de plaie, on parle d'un arbre» (C, 63); «comme une plaie qui se répète la lumière où nous nous enfonçons» (C, 74) se déchire à nous et nous déchire à son déchirement. Quelquefois cette déchirure s'indique seulement ; elle inscrit sur le fond de décor la ligne d'une possible découpure. L'arbre - déjà voisin de la plaie - dessine ainsi, enfonce dans l'espace la dure nudité de son graphisme : son écriture matérielle semble vouloir à la fois bloquer et perforer la profondeur. Belle image d'un discours compact et désertique, celui de Du Bouchet, que son seul abrupt, ses sautes et ses surprises, ses changements de direction seraient capables de projeter derrière l'épaisseur, en un au-delà du monde et du sens : «Mon récit sera la branche noire qui fait un coude dans le ciel » (C, 60').

Coudes, plaies, tenaillements, cassures, tout ce labourage effréné de l'étendue aboutit-il au moins à un résultat ? Il semble quelquefois que oui : « La maison s'anime. L'air se fend» (C, 42); «Entre l'air et la pierre, j'entre dans un champ sans mur» (C, 67) ; «J'occupe soudain ce vide en avant de toi» (C, 21). L'embrasure apparue, le champ ou le glacier troués, le paysage disloqué par la frénésie de ma poussée ou de ma vitesse signalent alors pour moi comme une éclaircie de l'être. De même que, chez Baudelaire - c'est une remarque de Du Bouchet -, la profondeur s'esquisse quelquefois vertigineusement dans la minceur d'une échappée urbaine, entre deux cheminées, deux toits, le lointain aime à s'accorder ici par les fissures provoquées de l'objectivité - et par les ruptures du langage. «En plusieurs fractures, la terre se précise...» (C. 105) : j'ajoute qu'elle se précise d'une manière fort fugitive et incomplète, et que le mode le plus satisfaisant (ou le moins insatisfaisanT) du contact avec l'être reste ici un mélange de Ventre et du presque. « Montagne presque rien montagne dont nous suivons la montée vert-de-grisée » (C. 35), écrit Du Bouchet au moment où l'altitude lui semblait enfin ouverte. Et ailleurs : «Le feu, reçu, aux sommets du sol. me rejoint, presque » (C. 27) ; le feu ne me rejoint jamais absolument : ou plutôt, à peine s'est-il donné à moi qu'il s'écarte à nouveau, me rejetant à ma quête du feu. Ce rythme commande ici la structure vécue de maint poème. Si nous relisons par exemple les dernières lignes de l'admirable Avant que la blancheur (C. 25), nous y partagerons l'extase d'un égarement, d'un aveuglement («dans l'obscurité du jour») qui est aussi accès à. immergement dans l'être : «J'ignore la route sur laquelle notre souffle se retire. Le jour, en tombant, m'entoure » (C, 25). Mais à peine nous trouvons-nous entourés de ce jour, compris en lui, que notre conscience s'en écarte, se récupère en face et hors de lui - pour inaugurer à nouveau le mouvement qui la portera vers lui : « Ma main, reprise déjà, fend à peine la sécheresse, le flamboiement. » Nous voici donc hors de ce flamboiement, exclus et freinés par lui. L.e pressentiment de l'être que nous accordait la poésie n'est-il pas ici assez cruellement déçu ? Un schème de transcendance polarise tout l'univers de Du Bouchet : mais cette transcendance - et n'est-ce pas normal puisqu'elle signifie à la fois terme impossible et visée éternellement reprise de ce terme ? - y sera plus rêvée ou invoquée que réellement saisie.



Faut-il conclure de ces analyses à l'échec de la poursuite d'être ici menée par le poète? Une telle conclusion nous ferait manquer le sens même de l'ouvre de Du Bouchet : nous arriverons en effet au cour de cette poésie, nous toucherons à ce qu'elle a de plus original en comprenant que cet échec, lorsqu'il est saisi et assumé par la conscience qui l'éprouve, se transforme en un acte de révélation. Chaque poésie, chaque phrase presque de Du Bouchet nous oblige ainsi à épouser un extraordinaire renversement métaphysique au cours duquel le plus négatif de l'expérience nous apparaît soudain comme source de positivité : le voile nous dévoile alors, l'irrémédiable devient notre remède même. En un retournement central, et sans cesse repris, la transcendance intermittente ou refusée nous donne accès à notre transcendance vraie.

Pour mieux saisir le sens et la valeur de ce revirement, sur lequel repose toute l'entreprise poétique de Du Bouchet, on se référera aux quelques analyses qu'il a lui-même consacrées à l'ouvre de Baudelaire : Baudelaire étant à la fois ici le vrai Baudelaire, et le miroir où notre poète cherche à se déchiffrer lui-même. Or ce qui définit, selon Du Bouchet, le génie poétique de Baudelaire, c'est le fait d'avoir pu rassembler en un seul geste le vou de transcendance, la reconnaissance que cette transcendance est transcendante, donc inaccessible à notre vou, l'acceptation de cette impossibilité, et son inclusion dans le poème. Baudelaire vise « l'inconnu », le « ciel », 1' « idéal », Tailleurs, constate que tout cela lui échappe, et tire de ce constat même la magie révélante de son verbe. « L'essentiel est inimaginable - ne peut être représenté, mais de l'impossibilité même que nous éprouvons à l'imaginer nous tirons une force positive» (B, 17). Si l'on demande comment une impossibilité a pu engendrer une force, Du Bouchet répondra en invoquant la notion de contradiction, dont on sait à quel point la pensée contemporaine a exploré et utilisé la fécondité. Contradiction qu'ont analysée nos pages précédentes, et qui se situe essentiellement entre l'être et les êtres - plus spécialement, pour Baudelaire, entre le gouffre et l'altitude, l'enfer et le ciel, pour Du Bouchet entre la profondeur et la surface, entre le dévoilement et l'obnubilation. Du choc de ces contradictions - et chaque mouvement authentiquement vécu conduit à un tel choc -, « au cour d'un remous» (B, 6), dans l'une de ces cassures de l'expérience dont nous avons déjà analysé le phénomène, surgit alors pour moi la vérité de l'être : l'être non pas du là-bas brûlant, ni de l'objet qui l'oblitère, mais l'être de l'ici, mon être propre et immédiat, mon «sol» - «ce sol irréductible dont l'imagination ne peut embrasser que la surface» (B. 6)-, Bonnefoy dirait « mon lieu ». l'espace en somme de ma vérité.



« Au cour de la contradiction » transparaît donc « par instants le sol qui appartient en propre à l'être ainsi altéré - le sol immuable qui lui est révélé dans ce déchirement... ce sol irrémédiable qui se révèle sous son pas comme le pivot de tout ce tournoiement» (B, 11). Et nous découvrons alors - trouvaille essentielle, mais que nos analyses initiales nous permettaient déjà de pressentir - que ce sol sous mon pied, c'est aussi celui de la montagne vers laquelle se dirigeait mon pied, que mon ici n'est autre que ce là-bas éperdument et vainement visé, qu'entre ici et là-bas il n'existe pas en réalité de distinction ni de distance, «que rien ne nous en sépare» (B, 17). «Pour qui s'arrête auprès des lointains», c'est «le même lit. la même faux, le même vent» (C, 87) : çà et là s'avouent à nous la même protondeur de terre, le même rapt aérien. Baudelaire passe donc par l'expérience crucifiante de Tailleurs pour se retrouver en fin de compte à l'endroit même d'où il était parti. « Au terme de ce trajet inestimable, Baudelaire» - et nous pourrions dire aussi Du Bouchet si le mot de trajet ne lui était évidemment impropre (dans le cas de sa poésie, moins discursive qu'instantanée, ou faite d'une suite enchaînée d' «instantanés», il vaudrait mieux parler de circuit, de court-circuiT) -, Baudelaire donc «se retrouve là où il n'a jamais cessé d'être - et retrouve une étendue non fictive qu'il nous permet d'entrevoir, ce fond immédiat et insaisissable qui nous appartient autant qu'à lui. C'est dans le rapport de l'infiniment éloigné et de cette proximité immédiate que bat encore pour nous ce Cour mis à nu » (B. 8).



C'est ce rapport aussi qui anime toute la poésie de Du Bouchet. Nous ne la comprendrons qu'en déchiffrant en elle, inversement à son vou d'arrachement et de départ - mais, en fin de compte, identiquement à ce vou... - une volonté de retour : redescente vers «la vérité que nous croyons connaître, la vérité familière», qui éclate soudain «avec une violence et une intensité inconnue» dans la dénégation d'une transcendance refusée (B. 17). Vérité que nous ne visons plus alors, mais incarnons, et choisissons de vivre. La «résolution», la «décision résolue » de la poésie consistent ainsi à m'enraciner de nouveau, à m'attachera ce monde de Vici et du maintenant, qui était au départ mon monde, et dont j'avais voulu fuir la pauvreté pour les problématiques prestiges d'un ailleurs : « ce monde mortel auquel [je me] trouve enfin, c'est-à-dire de nouveau, lié, comme à l'origine, par une sorte de naissance, et non par la mort - au terme d'un progrès qui. paraissant Tmel conduire à l'objet infaillible de [mon] attente, [me] ramène en fait - encore - au dénuement irrémédiable des données initiales auxquelles nous adhérons de la façon la plus rude et la plus immédiate» (B. 15). L'ailleurs, c'est cela même que je suis, mon existence ; et le terme de la poésie s'identifie à son commencement. Ou plutôt il est. comme eût dit Mallarmé, la vérification, la « preuve» de ce commencement, et donc son expulsion du temps, son éternisation. «Je touche le fond d'un lit rugueux, je ne commence pas. J'ai toujours vécu » (C, 69). Ce fond ainsi touché dans la montée d'une rugosité sans fond, ce commencement sans commencement ni terme, maint poème de Du Bouchet tente d'en éclairer pour nous l'immédiat mystère. Ainsi, dans Loin du souffle (C, 102) - qui évoque d'abord le choc contre l'obstacle et la redescente vers l'humain («M'étant heurté, sans l'avoir reconnu, à l'air, je sais, maintenant, descendre vers le jour »). puis décrit, sur le site même de leur source, le renoncement à tous projets de flamme ou de lointain («Comme une voix, qui, sur ses lèvres même, assécherait l'éclat »), qui dépeint enfin les tortures à moi infligées par l'espace, un espace désormais refusé, mais dont le refus me permet d'accéder ici, à mon espace (« Les tenailles de cette étendue, perdue pour nous, mais jusqu'ici») -, nous débouchons sur la réalité d'une rencontre, d'une étreinte entre ma conscience et mon sol : «J'accède à ce sol qui ne parvient pas à notre bouche, le sol qui étreint la rosée. » Bel exemple d'aporie sensible, comme aime à les vivre Du Bouchet : j'accède à ce sol bien qu' ne parvienne pas à ma bouche, ou plutôt parce qu" n'y parvient pas ; c'est sa distance (son là-baS) qui me donne sa proximité (son icI)... Une dernière phrase, elle aussi intérieurement contradictoire, me permet d'épouser à la fois la solidité, la fixité de ce lieu reconquis, et son expansion nouvelle, son gonflement en un second espace : « Ce que je foule ne se déplace pas, l'étendue grandit.» Mais elle grandit désormais à partir de moi, sa source et son pivot. Ainsi la poésie « prend fin et commence ». « Par-delà ce déchirement - la félicité » - déchirement des contradictoires qui découvre en sa faille l'être de mon ici (un ici qui est également d'ailleurs l'un des contradictoires...), elle proclame sa vraie définition : «Accéder à l'étendue terrestre durant un instant dont la mémoire nous est retirée, mais dont nous savons qu'il ne sera pas unique» (/?. 44).

Tentons de mieux cerner cette démarche en la comparant à deux autres grandes aventures poétiques d'aujourd'hui. Le caractère instantané de son dévoilement et le fait que l'éclair sorte pour lui d'un heurt des antinomiques pourrait nous faire rapprocher Du Bouchet de René Char. Le ton de ces deux ouvres est d'ailleurs analogue : d'une concision plus proférée, plus éclatée aussi chez Char, plus mate, plus envahie de blanc et de silence chez Du Bouchet. Mais la contradiction sur laquelle joue ici et là la vision poétique n'y a ni la même valeur ni le même projet. Chez Char, ce sont deux éléments du monde, placés au même niveau de l'expérience, qui entrent en conflit, afin de créer, par contradiction et par synthèse, par métaphore, le soulèvement d'être qui permettra à la réalité d'être franchie. Chez Du Bouchet. c'est le fait au contraire du franchissement (réalisé ou raté, raté parce que réalisé, ou réalisé parce que raté...) qui me renvoie à la vérité «rugueuse» de Y ici : la contradiction s'exerce entre l'obstacle et le lointain, elle joue en profondeur, non en extension : elle est une structure de ma quête elle-même, non pas une disposition, sensible ou morale, du champ dans lequel ma quête se déploie. Ce trait rapprocherait plutôt Du Bouchet d'un poète comme Yves Bonnefoy. attaché lui aussi à un dévoilement de I'étrangeté substantielle, au vou de Yici et du maintenant, de la présence - et réclamant la révélation de celle-ci à toute une ascèse négative. J'ajoute que le climat dans lequel s'affirme la présence, climat de dénuement, d'aridité fulgurante et crevassée, est, çà et là. étrangement semblable. Mais si, de part et d'autre, l'immédiateté de l'être s'atteint au terme d'une médiation, celle-ci s'exerce pour Bonnefoy à travers une destruction du concept, de la forme ou de la qualité, bref, de toutes les déterminations essentielles de l'objet qui nous en voilaient le rayonnement ontologique, tandis qu'il s'agira plutôt pour Du Bouchet de nier la transcendance même de la chose, présente en elle comme un appel naturel et véridique. La négation ne dissipe pas ici un mensonge ou une illusion de l'esprit : elle développe, dépasse et redécouvre une vérité de l'existence.

Revenant aux poèmes eux-mêmes, il s'agirait maintenant d'examiner comment cette vérité, cette difficile vérité, arrive à s'y faire jour, à nous y envahir de sa fulgurante et fuyante évidence. Il faudrait, par exemple, y interroger à nouveau le schème de la déchirure, et voir comment celle-ci y affecte à la fois le paysage, où elle effectue une sorte de trouée renversée vers Yici (je reconnais « à la déchirure dans le ciel, l'épaisseur du sol», C, 9), et la signification abstraite elle-même, qui se trouve à chaque instant rompue, fendue par l'insolite enchaînement des notations les moins concordantes : dans cette faille doublement creusée, dans cette absurdité devenue lumière, il nous faudra reconnaître le sens véritable du poème. Soit, par exemple, la très belle deuxième partie du poème intitulé Du bord de la faux où ces brisures de sens apparaissent à chaque stade de la progression imaginaire. Nous nous y heurtons d'abord à la plus scandaleuse rencontre, rencontre qui est aussi, et c'est en cela que réside le scandale, une identité, entre l'ouvert absolu (l'absorption lumineusE) et l'obtus total (l'immobilité de la paroI) : « La montagne la terre bue par le jour sans que le mur bouge. » Puis dans ce mur. qui est aussi l'obstacle pneumatique de notre respiration, apparaît (peut-être grâce à la « force ou génie de la toux » invoqués en un poème voisin - toux, cet éclatement du soufflE) une fente : mais celle-ci débouche seulement sur une nouvelle masse interposée, celle de «l'incroyable glacier» (C. 12) : «La montagne comme une faille dans le souffle le corps du glacier» (C, 10).

Puis surgit une autre forme d'obstacle, le nuage, qui bouche l'altitude, clôt le lointain, mais par là même éclaire le lieu - la route - où je me trouve, et où je marche vers cette altitude, ce lointain : « Les nuées volant bas, au ras de la route. illuminant le papier. » C'est alors la naissance de la parole qui éclôt à la pointe du moi. au bout du monde, au bord du ciel, dans la lame de la déchirure mais pour me redonner aussitôt, comme une demeure, l'aérienne possession de mon ici .' «Je ne parle pas avant ce ciel. la déchirure, comme une maison rendue au souffle. » Un dernier mouvement me permet d'affirmer, sur le ton cette fois du témoignage, le recommencement du même paradoxe concret : «J'ai vu le jour ébranlé, sans que le mur bouge. »

Les plus beaux poèmes de Du Bouchet signifient ainsi la contradiction essentielle, et l'expriment, nous obligeant à en vivre le brisement à travers les failles de la signification même qui l'indique : celle-ci signifiant par conséquent pour nous à la fois comme posée et comme détruite, ce qui reproduit à l'étage sémiologique le même paradoxe (choc d'une évidence voilante et d'une obnubi-lation dévoilantE) qu'au niveau le plus brut de l'expérience. Dans le signifiant comme dans le signifié, la vérité poétique fait donc irruption comme le don perpétuel de se détruire : «C'est dans cette destruction qu'elle se projette, qu'elle se recompose. Le point où se confondent enfin l'évidence admise et l'évidence qu'on repousse, la consume, et elle respire par cette ouverture qui est l'image qu'elle forme de l'avenir» (R, 43). En elle, donc, aucune fixité possible : à peine ici. elle se veut là-bas, à peine a-t-elle joint là-bas, qu'elle revient ici, « car rien n'est fait pour elle, et elle ne se perd jamais suffisamment » (ibid.). Comme le jour auquel elle s'identifie, et dont elle constitue l'affirmation, ou, mieux, la déclaration, elle est «ce feu qui ne tient pas en place» : son caractère littéralement intenable pose d'ailleurs, avouons-le, les limites de toute appréhension critique...



Ce que devrait saisir ici l'acte critique, c'est ce «feu interrompu», ce «scintillement» (ibid.). cette consomption-ouverture à l'ouvre dans le développement même du poème, dans sa respiration, dans le rythme de son avancée ou de ses blocages. Car, en un autre paradoxe, cette autodestruction constante est aussi un progrès, le poème nous mène quelque part... Pour le comprendre, il faudrait donc le saisir comme un mouvement entier, total, formé à partir d'un certain nombre de stations

- avancées ou cassures, avancées-cassures. Cette appréhension organique permettrait de qualifier les modes, les variations de son extraordinaire impact, la valeur ou le poids de ses silences. On apercevrait le rôle essentiel des blancs, lieux d'un vécu non dit, peut-être indicible ; on verrait l'efficacité de la typographie, qui casse en des endroits cruciaux la continuité du phrasé, ménageant entre les révélations contradictoires soit de simples espaces vides, soit des «à la ligne» enchaînés en cours de ligne, qui produiront sur le lecteur un effet un peu semblable à celui d'une marche brusquement absente sous le pied. D'où, l'espace d'un éclair, notre respiration manquante, l'angoisse d'une chute - c'est l'ouvert consumant -, aussitôt réparée par notre atterrissage sur la marche suivante, la notation antithétique'. Le corps physique du poème reproduit directement ainsi en lui, et dans l'espace, les gestes d'une quête elle-même corporelle et spatiale : Du Bouchet reprenant sans doute ici l'une des leçons de Reverdy, et derrière lui de Mallarmé. La syntaxe participe enfin à cette mimétique de la contradiction : multipliant les articulations impossibles

- par exemple sans que entre deux égalités, avant que. iusqu'à entre deux simultanéités, comme entre les deux pôles d'une antinomie, près de uni à aussi loin que. avec le même complément, etc. --, elle aide à provoquer en nous un véritable vertige de l'esprit. A partir de ce vertige, notre «logique» capitule : nous reconnaissons enfin «l'identité» (mais je dirais aussi la distance, la distance dans l'identité) «de ces termes dont l'antagonisme, à l'origine, paraissait donner lieu à des mouvements incompatibles» (B, 6).

Poétiquement éprouvée, cette identité des incompatibles se vérifiera au plus profond de l'expérience imaginaire : dans le mouvement par lequel la rêverie interroge directement formes, matières, couleurs, lumières, tout le tissu concret des choses. Du Bouchet découvre ainsi les divers éléments de son monde comme à la fois ouverts et voilés, poreux et obturants, cette dualité se posant en eux comme une unité pivotante, une ipséité à double face. Il n'y aura plus alors seulement pour lui brisure dans l'étendue physique du paysage, ni dans le phrasé de la signification, mais, ce qui revient plus profondément au même, rupture dans la valeur des thèmes, qui vireront d'un pôle à l'autre de leur possibilité imaginaire. Ils seront donc essentiellement ambigus, instables, scintillants (un beau poème de Dans la chaleur vacante, s'intitule ScintillatioN) : et, pour cela, il leur faudra être peu nombreux. Trop riche, trop ouverte à une ampleur externe d'expérience, cette poésie ne parviendrait sans doute pas à articuler ce qu'elle a à dire, ou à produire. Elle se veut par conséquent, et de plus en plus depuis ses premières créations, pauvre et ressassante, regagnant en profondeur ce qu'elle a refusé en extension. Car ces thèmes si simples, si peu nombreux, qui se répètent çà et là avec une monotonie si fascinante - ainsi le souffle, la faux, l'orage, le glacier, la paille, le jour, le mur. l'arbre, le lit, la chambre, le vent, la pierre, la montagne, le foyer, la route, etc. -, servent finalement, et de par leur itération, mais aussi à travers leur mariage, leurs télescopages, leur influence réciproque. leurs modifications topologiques, à porter jusqu'à nous une extraordinaire richesse de sens. Un peu comme chez Mallarmé. et en vertu des mêmes causes, la pauvreté même du matériau poétique aboutit à une plénitude de la suggestion.

Cela pourrait se vérifier sur maint thème déjà étudié : le souffle, par exemple, qui est à la fois air subjectif (prison pneumatiquE) et air absolu (vent, rapt extérieur de l'êtrE), le «sol» se découvrant pour Du Bouchet à la limite même, et dans la déchirure de ces deux significations contraires :



A l'extrémité du jour, du souffle, où la terre débute, cette extrémité qui souffle.

J'atteins le sol au fond de ce souffle, le sol grandissant (C, 41).



Ou bien, c'est le feu, à la fois chaud et froid, sec et humide feu synthétique, ou alternatif, de l'orage estival qui va « de long en large.

Sur une voie qui demeure sèche malgré la pluie » (C, 9). On pourrait poursuivre encore la même ambiguïté dans la rêverie du corps humain et de ses diverses parties : le front y étant à la fois par exemple mon front, la proue de mon progrès, et le front de l'espace, le ciel où je m'enfonce, le genou mon genou, mais aussi celui de la porte, du feu que je repousse, ou qui se dérobe, du genou ; la main surtout, ma main qui me dirige et fend l'air devant moi, et la main qui là-bas m'appelle au fond de l'air... Le membre et l'élément, l'humain et le naturel semblent ainsi jouer à cache-cache ; dedans et dehors échangent leurs symboles, se passent leurs propriétés : quoi de plus aisé puisqu'ils ne forment, nous le savions déjà, qu'une seule réalité, une réalité, il est vrai, alternative et déchirée, toujours indéfiniment distante d'elle-même?

Regardez par exemple l'image, si séduisante, de la paille. Sous la forme amoncelée du tas de paille, elle fixe d'abord l'éclat transcendantal : en elle, c'est l'été lui-même qui rayonne. Mais ce rayonnement reste lointain : retranchée en une autre saison, en un autre lieu, presque invisible, sa flamme reste cependant - grâce à sa structure parcellaire, à la présence en elle de multiples brins de paille - capable d'une étrange palpitation : «La meule de l'autre été scintille. Comme la face de la terre qu'on ne voit pas» (C, 85). Si la paille figure ainsi le but lumineux de notre quête, elle incarne également l'obstacle qui nous empêche d'arriver à ce but, ou qui du moins freine notre avancée : « Nous allons sur la paille molle et froide de ce ciel, à peine plus froide que nous, par grandes brassées, comme un feu rompu dont il faut franchir le genou, qui s'éclipse» (C, 93). Nous devinons alors que cette opposition tient à la fois à l'humidité nouvelle de la paille et au caractère rompu, épars du feu qu'elle figure : il est bien vrai qu'existe en elle un schème de dispersion. Mais ce caractère rompu lui permettra inversement de rompre : grâce à sa petitesse incisive, fulgurante, la paille brise la barrière (la chaleuR) qu'elle avait elle-même dressée autour de nous : nous irons « Vers la paille. Vers le mur de plusieurs étés, comme un éclat de paille dans l'épaisseur de l'été » (C, 85). Ce brin sauvage déchire donc l'épaisseur, et en découvre alors toute l'humaine tiédeur, toute la tendresse : site du blottissement, support léger de l'incubation, la paille n'est-elle pas toute voisine d'une chair? «Je tiens deux mains chaudes, deux mains de paille. Un front de paille avance près de moi dans le champ obscur, sous ce genou blanc » (C, 93). Mais cette humanité, ce champ, cette réalité de mon ici se découvriront mieux encore à moi sous la forme de la retombée et de l'échec - que la paille peut encore, et inversement, assumer. Herbe ou blé fauchés, elle vient en effet après la lame ; triste résidu de notre quête, elle «jonche le champ» (C. 85) : mais le jonchant, elle nous le dénonce... Signe de la transcendance éparse et refusée, elle nous oblige en effet à découvrir la terre même sur laquelle elle se trouve répandue : « Entre mes membres et ma voix » (dans l'hiatus qui sépare ce que je suis de ce que je projettE), elle m'ouvre «le sol, avant le matin» (C, 93). Son humilité, son éparpillement, sa radiance, son double caractère de familiarité et d'étrangeté, peut-être même la trace de la négation (de la coupurE) qu'elle continue à porter en elle, tous ces traits lui permettent de devenir un « signe du jour» - une base de l'être - et un soutien de l'homme : «La paille à laquelle nous restons adossés, la paille après la faux» (C, 87). Voici donc une réalité qui réussit à signifier à la fois pour Du Bouchet le vers et l'a travers, le froid et la tiédeur, le proche et le lointain, la terre et le feu, la paroi et la trouée de la paroi : toutes ces valeurs découvertes en une rêverie authentique de l'objet, puis rapprochées, identifiées les unes aux autres par l'imagination métaphysique.



Une analyse du même ordre devrait être menée sur la notion, ici cardinale, de jour, la paille pouvant d'ailleurs déjà être tenue pour un morceau de jour. A lire de près ces poèmes, le jour nous y apparaît en effet à la fois comme chaud et froid, ardent et gelé : il y prend alternativement pour nous le visage du lointain désiré et de la proximité-paroi : car on se heurte aussi à lui, on se brise à « la chaleur de la pierre qui ressemble à du froid contre le corps du champ» (C, 57). «Mais je connais la chaleur et le froid», ajoute Du Bouchet. signifiant sans doute qu'il les connaît égaux, semblables l'un à l'autre. D'où la beauté profonde, nécessaire de cette image surprenante : «Le jour, papillon glacé» (C 32) : car dans le jour il y a bien cette ardeur voletante, cet insaisissable feu ailé, mais la flamme en est aussi gelée, paralysée par l'air de la distance, une distance qui est encore le jour, le même jour... Nous voici donc livrés au tremblement d'une unique blancheur, qui appartient à la fois au là-bas et à l'fei, à un ici dénoncé par le là-bas. à un là-bas visé par notre ici : c'est «cette vérité froide. ce présent authentique, ce présent transparent de la clarté matinale, où le pressentiment et la constatation coïncident et paraissent réversibles» (S, 16). Constatation de notre sol, pressentiment d'un autre monde s'éclairent réciproquement, passent l'un dans l'autre à travers l'épreuve de cette lumière à la fois solaire et glaciaire. A partir de « la partie blanche et la partie bruyante ». et dans le constat de leur réversibilité. Du Bouchet peut écrire alors : «J'ai reconnu le jour exact dans sa nudité quis'éclaircitet se glace son exacte nudité la paroi sans tableau les ardoises les glaciers la neige des vitres des glaciers» (C, 80). Des deux pôles intérieurs de la blancheur, celui de l'ouverture et de la vibration (le jour-papillon, l'âme «inséparable de qui est ouvert, de la lumière ambulante») et l'autre, celui de la clôture, de l'englobement, de la pétrification gelée (le jour glacé; «J'ai négligé l'air blanc qui s'abat autour de nous sans un mot, jusqu'à la pluie sans reproche, au cri des moellons », C, 78), c'est le second qui semble prévaloir. Mais cet avantage ne dure pas; aussitôt établi, il se renverse : ce jour exact et nu, qui paraissait devoir nous rejeter aux quatre murs dépouillés de notre chambre, nous montre finalement en cette chambre la montagne même que sa blancheur semblait vouloir nous dérober : « Cette chambre dont je vois déjà les gravats, comme une montagne blanche» (C, 81). Nouvelle descente, et grâce cette fois au feu glacé, à la lumière-obstacle, du là-bas transcendant dans la matérialité la plus délabrée de l'ici.



Mais cet ici redévoilé, la conscience pourra-t-elle vraiment l'incarner et le tenir? S'installera-t-elle solidement, et à jamais, dans l'immédiateté reconquise de son « sol » ? Nous savons déjà que non, que la vérité poétique est par essence même l'intenable. Cette base retrouvée n'est base justement qu'en se faisant l'origine ou le «ressort» d'un redépart. Il nous faut compléter ici notre dernière citation, artificiellement tronquée pour y souligner l'un de ces hiatus révélateurs si chers à Du Bouchet. «Cette chambre dont je vois déjà les gravats comme une montagne blanche», c'est aussi une montagne « qui nous chasse de l'endroit où nous dormons ». A peine installés chez nous, au contact le plus proche de nous-mêmes, nous voici donc à nouveau jetés dehors, et loin de nous. Tout comme l'absolu lointain la pleine adhésion à soi représente ici une limite : on tend à elle, on la touche presque, on l'entrevoit, on ne la saisit pas vraiment. On ne peut en tout cas pas la dire, car elle est Vinnommable lui-même. « Est-ce que cela peut s'appeler quelque chose ? Est-ce que cela a un nom ? Cette révélation comme décevante ou illuminante de l'inconnu est celle même de notre existence, alors qu'elle s'avère soudain dépouillée de son nom - et trop proche» (R. 43). L'excessive proximité à soi n'entraîne donc qu'étouffement et que mutisme : il existe pour Du Bouchet une asphyxie du cela, de Vici (on n'en peut rien dire sinon que c'est cela. que c'est ici,..) tout aussi redoutable que l'asphyxie du là-bas, de l'absolu - et c'est d'ailleurs la même asphyxie... Vouloir posséder de trop près son existence serait s'exposer dès lors soit à un silence qui ne serait qu'un ressassement muet, une tautologie vide de soi-même, soit à un brusque et déchirant écartement : «Si la réalité est venue entre nous comme un coin et nous a séparés, c'est que j'étais trop près de cette chaleur, de ce feu » (C. 70). Il vaut mieux accepter alors franchement cette impossibilité et se dire, en une nouvelle « résolution », que l'existence est en effet une ek-sistence, c'est-à-dire une sortie, une fuite éternelle hors de soi, ce «feu comme une main ouverte auquel je renonce à donner un nom» (C, 70).



Telle est la situation finale, et initiale, que m'obligent à vivre les poèmes d'André du Bouchet. J'y suis toujours ailleurs, dehors, auprès des choses, tendu vers l'être profond du monde, vers ce feu, ce vide, qui brûlent au cour de l'horizon ou au sommet de la montagne; mais, en même temps, j'y suis toujours ici. dans la conscience qui me permet de viser cet ailleurs, dans l'obstacle concret qui m'en sépare. Je suis donc à la fois ici et là-bas, immanence et transcendance. Mieux, ces deux modes de mon existence ne se contentent pas de coexister en moi. ils s'engrènent directement l'un à l'autre : c'est ma progression rompue, ou à demi réalisée, vers l'au-delà qui me signifie l'immédiate vérité de mon ici, et c'est l'incapacité où je me trouve d'adhérer absolument à cet ici, d'en faire ma présence, qui me renvoie toujours vers l'au-delà'. La «constance presque insaisissable de ce renversement», c'est mon «identité même» {B. 9). La situation fondamentale de notre être le voue donc à la fois au dévoilement et à la finitude. elle le condamne à se déchirer entre l'arrachement à soi et l'enracinement en soi : pour aboutir à une sorte d'arrachement enraciné, ou d'enracinement arraché... Comme Rimbaud, Du Bou-chet pourrait en somme dire, et dire d'un même mouvement : «La vraie vie est absente» et «Ce n'est rien, j'y suis; j'y suis toujours» - l'absence et le «j'y suis» y renvoyant éternellement l'un à l'autre, s'y fondant même l'un l'autre par l'impossibilité où ils nous mettent de les vivre totalement l'un ou l'autre. L'obstacle - le monde sensible - constitue finalement ici la médiation, la négation féconde qui permet à ces deux pôles de notre conscience d'exister face à face, se posant et se contestant, se voilant et se dévoilant l'un l'autre : sa douleur est une nécessaire tension.



Un tel univers, on l'aura compris, ne connaîtra ni repos ni mesure : aucune solution, rien qu'une résolution ; dans la vibration de ce va-et-vient, ou plutôt de ce pivotement, continuel, ne s'offrira à l'homme aucune station, aucune fixité sur laquelle il puisse s'appuyer afin de s'estimer et de se reconnaître. Hors de l'homme il n'est pas de critère de l'humain, et dans l'homme non plus, puisqu'il n'est que déchirement et fuite, que réversibilité interne, que passage d'une dimension à l'autre de lui-même. Comme Hôlderlin, qu'il a admirablement traduit. Du Bouchet pourrait donc se demander : « Existe-t-il sur la terre une mesure?» et se répondre : «Il n'en existe aucune. Car les mondes du Créateur jamais ne suspendent le cours du tonnerre. » Ce cours jamais suspendu de notre existence fait d'elle le lieu même de la démesure.

Au cour de ce non-mesurable intervient pourtant quelquefois une suspension : court moment d'arrêt et d'équilibre où je m'immobilise auprès de l'être. Non point collé à lui ni coupé de lui. mais voisin : réuni, si l'on veut, à lui par l'humaine distance que je maintiens entre lui et moi. Je reste «au niveau, à quelques pouces du front» (C. 12); «Je reste au-dessus de l'herbe, dans l'air aveuglant. Le sol fait sans cesse irruption vers nous, sans que je m'éloigne du jour » (C. 43) : irruption due sans doute à la sagesse de mon demi-écartement. Le véritable été, ou du moins l'été humainement vivable. c'est celui que «j'ai construit... en quelques jours, au-dessus de mes mains, au-dessus de la terre» (C 15). Une autre rémission de notre démesure nous serait donnée par le phénomène du relief : ouverture d'un ici qui s'écarterait peu à peu de lui-même («Aujourd'hui la lampe parle elle a pris une couleur violente», C. 37), mais en se situant encore dans la limitation des autres objets de son espace (« tout éclate et rayonne et sert jusqu'aux miettes, la soucoupe blanche que je vois sur la table que l'air modèle»), dans l'abandon de sa prétention absolue, dans la reconnaissance d'une étendue expansive, mais humaine (« la vérité morte froide vivante maintenant et sans arrêt à voix haute»), où l'homme existerait, selon le mot de Heidegger, comme un berger de l'être. Mais ces moments d'équilibre, où «l'air qui s'empare des lointains nous laisse vivants derrière lui » (C, 99), ne représentent pourtant ici que d'heureuses parenthèses. Fondamentalement, ma vie est renversement et déchirure, aller et retour, extase et conscience, dissolution (dans l'air, dans le feu de là-baS) et recomposition (dans le froid, ou le bleu de l'icI). Sa fin est de n'avoir pas de fin ; elle ne se mesure qu'à son absence de mesure. Le dernier recueil de Du Bouchet. Dans la chaleur vacante, commençait sur une phrase qui marquait l'ouverture même de notre chasse à l'être : « L'aridité qui découvre le jour» ; il se clôt sur un autre trait, tout aussi aride, qui évoque le redépart de ce chasseur éternellement insatisfait, sa soif démesurée : « Rien ne désaltère mon pas. »



Janvier 1962.



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